Rotting in the Sun est une comédie noire diablement troussée, d’une intelligence d’écriture imparable. L’autoportrait fendard d’un réalisateur qui traîne la patte est rongé par l’acide d’une lucidité sauve de toute complaisance. Le désespoir est une farce féroce quand elle brocarde les injonctions d’un hédonisme suicidaire, immunisé contre le sens et la portée de ses inconséquences. La tragédie revient à la charge de ses spectateurs, impuissants à faire voir et entendre que les inconséquences de la frivolité exercent sur eux d’irrémédiables conséquences.
Faussement simple et sans complexe, d’une perspicacité qui réjouit tellement elle semble devenue une denrée rare, le film de Sebastián Silva est un vrai conte moral de notre temps (et l'un des grands films de 2023).
« J’aimerais perdre la raison à une seule condition :
avoir la certitude de devenir un fou gai et enjoué,
sans problèmes ni obsessions, hilare du matin au soir. »
(Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir, 1934)
Le malin génie de la stupéfaction
Comment soigner son désœuvrement de réalisateur gay, paumé dans ses amours et en panne de projet ? D’abord en fourbir une comédie. Tenter de lire De l’inconvénient d’être né d’Emil Cioran sur la plage de Zicatela, connue pour la fréquentation de ses faunes priapiques, est une première bonne idée. Les gaîtés du tourisme sexuel gay s’y voient cependant gâtées par des inserts délibérément navrants. Un braquemart turgescent s’acoquine avec la vente d’un beignet à la banane. Plus loin, une copie du David de Michel-Ange noie son aura de chef-d’œuvre de la Renaissance dans la mare d’un parc habité d’autochtones qui, avec une feuille de papier, jouent pour les touristes les airs usés du Mexique. Et puis cette étudiante qui massacre « Zombie » des Cranberries. Un chien qui mange les excréments d’un sans-abri parce que son maître ne pense jamais à le nourrir est une autre ponctuation, drôle et pitoyable, entre deux vidéos débiles dont Internet est la poubelle planétaire.
L’exil mexicain pour un réalisateur chilien qui y trimballe sa misère professionnelle et affective est le territoire instable d’une détresse indolente. L’ironie est auto-ironie puisque Sebastián Silva joue son propre rôle, ainsi que Jordan Firstman, prince des réseaux arborant fièrement ses 800.000 abonnés qui suivent fidèlement ses pitreries, lesquelles consistent principalement en l’imitation de n’importe qui. Les gâteries sexuelles abondent, en inserts comme dans les arrière-plans, sans être appareillées au désir d’en produire un discours. Elles forment l’écume des jours d’un paysage humain bien déterminé, celui d’une disponibilité sexuelle libérée du devoir de durer et faire récit.
Si l’hédonisme (homo)sexuel est un empire, un règne a priori sans limite, Sebastián Silva est celui qui s’y rend en y jouant moins le reproche vivant que le trouble-fête parce qu’il est sans désir. Le gars traîne la patte, même quand il tente de sauver Jordan de la noyade (l’héroïsme se retourne contre lui, qui boit la tasse), même quand il mâche et remâche ses paroles suicidaires. Le désir qui lui manque revient aux autres, à charge pour eux de le réaliser. Jordan qui veut à tout prix l’embarquer dans un nouveau projet, et Veronica qui, sans le faire exprès et pour son plus grand malheur, exaucera son souhait le plus secret, celui d’en finir.
Il ne peut rien arriver de pire au velléitaire que de tomber sur des démons qui les attrapent à l’endroit de leurs hantises déniées, du pacte faustien avec Firstman (les médias sociaux c’est la voie de garage du cinéaste désœuvré) au malin génie qui, telle Vera, offrira enfin l’occasion du passage à l’acte. La bascule du récit y rejouera des motifs hitchcockiens, du faux coupable à l’aveu en passant par le cadavre encombrant, mais en les étirant de telle sorte qu’ils s’emplissent dans la durée d’un acide corrosif pour les relâchements de l’époque.
L’abus de kétamine participe enfin à exagérer tout ce qui alimente l’affliction de Sebastián, condition d’une forme filmique (les plans sont courts, les focales aussi, la caméra à l’épaule) qui semblerait avoir été contaminée par les effets du stupéfiant. Veronica, la bonne qui s’occupe de lui, est elle-même affectée d’yeux souvent exorbités (Cataline Saavedra est tout bonnement stupéfiante, on y reviendra). Il faut un regard impitoyable pour voir dans le pitoyable la raison d’un écarquillement des yeux. La stupéfaction arrive cependant, c’est un point de bascule qui, tout en prétendant continuer à filer l’histoire, la retourne sur elle-même pour en examiner ses versants les plus obscurs.
La détresse incompréhensible
Rotting in the Sun, c’est L’Inconnu du lac d’Alain Guiraudie mais avec la possibilité de jaillir hors du bocal afin d’en considérer depuis l’extérieur les effets déformants, c’est Sundown de Michel Franco mais sans la caution de Camus, d’Antonioni et la misanthropie. Le conte moral a valeur d’abord conjuratoire pour un réalisateur se sachant menacer du côté où il penche, consumérisme sexuel et hyper-narcissisme chauffé à blanc par les réseaux. Un misérable hasard, que prépare un plan subtil sur un patio, fait tomber Sebastián de haut (l’expression est à entendre dans tous les sens du terme). La charge revient alors à Veronica de s’occuper de l’encombrant cadavre qu’elle tente comme elle peut de planquer, malgré le flair avisé du chien du propriétaire, Chima, risquant dans l’affaire de perdre bien plus que sa place de bonne à tout faire.
La seconde moitié de Rotting in the Sun se
leste alors d’une pesée de conscience inédite, celle de l’innocente qui prend sur elle tout le poids d’un crime
dont la responsabilité ne revient à personne, avant de finir avec le même regard mouillé que Chima, le lévrier afghan qui aura toujours flairé la décomposition (et qu’une artiste contemporaine compare à Cate Blanchett). Et le film d’être culotté en faisant, peut-être pour la première fois dans
l’histoire du cinéma, de son auteur un cadavre embarrassant dont on ne sait quoi
faire.
Dans un monde gagné à l’irresponsabilité, le malheur va aux derniers des responsables. Les plaisirs et les velléités ont pour os à moelle le regard de qui se retrouve à l’avoir en travers de la gorge.
La farce persiste toutefois, plus mordante encore quand Jordan Firstman trouve avec la disparition inexpliquée de Sebastián la story de sa vie, tandis que Vera va à l’anniversaire des quinze ans d’une nièce où l’on massacre un autre tube, « Total Eclipse of the Heart » de Bonnie Tyler, pour y trouver une sortie clandestine à son malheur. Les pénis continuent de se succéder à la chaîne, ils infiltrent même le studio de Sebastián en incluant un godemiché à double entrée. La civilité souriante des baiseurs, invités par l’influenceur avant de s’improviser enquêteur, ne peut toutefois étouffer la misère d’une femme qui a caché dans un placard la dernière chose qui s’y trouvait, non pas une sexualité minoritaire dans un pays patriarcal, mais la honte d’un cadavre à trimballer avec un peu plus de conviction que des velléités suicidaires.
Un gag récurrent dans
la seconde partie de Rotting in the Sun tient dans l’usage de la traduction automatique par Google. Le leitmotiv comique délivre toute sa
force tragique quand Vera avoue enfin à Jordan ce qu’il s’est réellement passé, et que ce dernier ne reçoit en guise d’explication qu’un galimatias de mots synthétisé par un robot. L’aveu est aussi incompréhensible que les couinements de Chima, transmué pour l’occasion en Cholo, le chien mexicain guidant les âmes des défunts vers l’au-delà. Le cinéma donnerait encore à entendre et faire comprendre une parole de détresse, quand les nouvelles technologies, sous prétexte
d’information et de communication, en asphyxient la vocation. Le dernier plan du film est d’autant plus sublime qu’il
laisse au bord de l’indécidable Veronica, avec en
main une fiole de pentobarbital, ce médicament qui sert à euthanasier les chiens, et de vade-mecum fatal aux suicidaires.
Le gai savoir du désespoir
En songeant à la lecture du livre d’Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, à laquelle s’adonne désespérément Sebastián, on repense alors à une notion que l’écrivain d’origine roumaine avait forgée en croisant le Traité du désespoir de Kierkegaard avec le Gai savoir de Nietzsche, celle de « désespoir gai ». Si Rotting in the Sun est un vrai conte moral contemporain, c’est dans la conjuration des hantises qui ne concernent pas seulement que son auteur, l’hédonisme comme injonction (c’est une norme), le narcissisme comme injection (c’est une drogue) et les médias sociaux en palliatif d’un cinéma absenté (c’est un suicide).
La version gay du « désespoir gai » de Cioran est si inspirée qu’elle a un regard plein de tendresse et d’affliction pour ses victimes collatérales, elles qui ont encore à cœur de prendre soin de quelques chose qui s’apparente à de la responsabilité, en les abonnant au désespoir et sans la moindre possibilité que celui-là soit gai.
L’éclipse totale du cœur comme le chante Bonnie Tyler est bien la morale sans moraline d’un beau film gay et distraitement désespéré au sujet de ce qui pourrit au soleil et qui est, comme on le sait, le même pour tous.
8 janvier 2024