De la nécessité politique de penser les attentats

Lire Slavoj Zizek, Alain Badiou et Michel Surya

  « Les meilleurs ne croient plus à rien,

 les pires se gonflent de l'ardeur des passions mauvaises »

 (William Butler Yeats cité par Slavoj Zizek, Quelques réflexions blasphématoires, p. 16)

 

 

Les meurtres de masse commis à Paris entre le 7 et 9 janvier 2015 ayant fait 17 victimes, suivis par ceux de Paris et Saint-Denis perpétrés le 13 novembre 2015 ayant causé la mort de 130 personnes, encore récemment ceux de Bruxelles le 22 mars 2016, et puis aussi toutes les déflagrations survenues « à Bombay, Beyrouth, Kaboul, Bagdad, New York, Madrid, Casablanca, Alger, Amman, Karachi, Londres, Tunis, Mossoul, etc. » (Jean-Luc Nancy, « Le poids de notre histoire » in Que faire ?, éd Galilée-coll. « La philosophie en effet », 2016, p. 105), tous crimes revendiqués par leurs auteurs dans la filiation idéologique d'Al-Qaïda et surtout de Daesh, obligent à un nécessaire effort de penser ce qui semblerait résister à la pensée. S'efforcer de penser les forces activement réactives et nihilistes qui aujourd'hui se démènent pour nous faire préférer à la catastrophe capitaliste le désastre rival et mimétique du fondamentalisme, c'est certes marquer le défaut d'une politique globale d'émancipation. Mais c'est aussi persévérer à œuvrer dans l'horizon d'une émancipation d'autant plus rendue légitime en ces temps obscurs où le repli identitaire et la xénophobie délirent tous azimuts leurs terrifiantes connivences (sur ce point et une fois n'est pas coutume, il faudra savoir demeurer léniniste : les meurtriers enrôlés sous la bannière du djihad sont, outre des fascistes, les idiots utiles de l'extrême-droite). Pour penser ce qui aura attenté à la chair de tous, corps des victimes et esprits de ceux qui auraient pu l'être, on pourra notamment s'atteler à la lecture successive et critique de trois petits ouvrages se voulant d'intervention roborative : Quelques réflexions blasphématoires. Islam et modernité de Slavoj Zizek (éd. Actes sud / Jacqueline Chambon, 2015), Le Mal vient de plus loin. Penser les tueries du 13 novembre d'Alain Badiou (éd. Fayard-coll. "Ouvertures", 2016) et Capitalisme et djihadisme. Une guerre de religion (éd. Lignes, 2016) de Michel Surya. On verra alors comment les réflexions convergent sur des points importants (ce qui s'affirme brutalement est, non seulement un fondamentalisme réactif, mais aussi et surtout un fascisme intrinsèquement lié au régime actuel du capitalisme), tandis qu'elles divergent sur d'autres aspects (de la question de l'islam aux réponses diversement appréciables données par la gauche radicale). En même temps, enfin, qu'elles brossent à grands, sinon à gros traits des réalités sociales et historiques méritant peut-être un peu moins de véhémence et de compacité analytique.

 

 

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« Avoir le courage de penser » (p. 7) : le viatique est d'autant plus impératif à l'heure actuelle où, nous refusant le coup des « excuses sociologiques » de son prédécesseur Lionel Jospin, Manuel Valls s'autorise tranquillement à confondre, à propos des auteurs des tueries de janvier et novembre 2015, l'analyse politique avec la justification morale. On connaît la ritournelle : comprendre équivaudrait à accepter et tolérer l'inacceptable, la préférence au plus haut niveau de l'État du refus de la raison au nom du primat de l'action indiscutable faisant quand même horriblement écho avec des meurtres de masse qualifiés d'actes fous et irrationnels. L'irrationalité des tueurs serait comme deux fois sanctionnée par le premier ministre, non seulement parce qu'il dit vouloir réprimer les auteurs des massacres mais parce qu'il partagerait aussi un même refus, obscur, de penser. Face à ce désaveu, il faut alors avoir le courage de penser, estime Slavoj Zizek dans son livre. Et ce courage consistera d'abord dans la relève dialectique d'un « pathos de la solidarité universelle » (idem) qui, nécessaire dans ses expressions publiques, aura pris aussi la forme gouvernementale d'une coalition internationale de dirigeants pour certains guère représentatifs de la défense et illustration du respect des droits humains fondamentaux et de la liberté d'expression (comme le président du Gabon Ali Bongo, fils et successeur d'Omar Bongo). Sans compter que « l'unité nationale célébrée [l'aura été sous la forme de] l'union du peuple avec les forces de l'ordre » (p. 9), symptôme d'une nouvelle défaite symbolique de ce qui resterait d'un goût de l'hétérodoxie issu du mouvement historique de Mai 68. Comme le rappelle le philosophe slovène, le triomphe de l'idéologie consiste justement dans la fédération consensuelle de la population « contre un ennemi dont la présence, fascinante, gomme temporairement les antagonismes existants » (p. 15), la surexposition médiatique des djihadistes en conséquence des massacres des innocents perpétrés s'interposant comme un écran reléguant à l'arrière-plan des contradictions peut-être moins secondaires. Un antagonisme de première importance résiderait peut-être moins en effet entre un certain régime hédoniste censément caractéristique du monde occidental et une réaction fondamentaliste identifiée à un bloc arabo-musulman supposé homogène, qu'entre deux types de nihilisme internes au même monde subsumé sous la loi planétaire de la marchandise. Entre les représentants du nihilisme passif seulement préoccupés de la poursuite de leurs intérêts ou petits plaisirs personnels et ceux du nihilisme actif soucieux quant à eux de redresser brutalement les torts des jouisseurs en les rappelant à l'ordre moral de la Loi divine (p. 16), il y a un drôle de vertige spéculaire qui rendrait d'ailleurs particulièrement problématique le recours à la notion même de fondamentalisme. « Contrairement aux vrais fondamentalistes explique en effet Slavoj Zizek, les terroristes pseudo-fondamentalistes sont profondément dérangés, intrigués et fascinés par la vie immorale des non-croyants » (p. 17). Cette fragilité des djihadistes, étonnamment contestés dans leur foi par les dessins plus ou moins réussis de quelques caricaturistes parfois âgés (ou par l'existence des consommateurs des terrasses parisiennes ou des amateurs d'un rock plus ou moins parodique), témoignerait symptomatiquement d'une assimilation des normes qu'ils sont censés justement combattre. Pour les figures du nihilisme passif, ces normes sont parfaitement intériorisées et il faudrait y répondre positivement par le calcul des intérêts et des plaisirs et la jouissance consumériste. Du côté des figures d'un nihilisme actif que le philosophe n'hésite pas à qualifier de fascistes, ces mêmes normes sont précisément combattues parce qu'elles auront été assimilées comme un poison qu'il faudrait réprimer en recourant à la plus sévère cure de désintoxication, proposée hier par Al-Qaïda et aujourd'hui par Daesh.

 

 

Dans tous les cas, on devra, ainsi que le fit en son temps Walter Benjamin, déduire de l'avènement de tout fascisme autant le signe d'une « révolution ratée » que la preuve d'un mécontentement populaire que la gauche n'a pas su retraduire dans les termes d'une politique de l'émancipation (p. 19). A cet égard, la réaction djihadiste ne se comprendrait alors que depuis les manques réels d'un libéralisme insuffisamment protecteur de ses valeurs progressistes et des libertés civiles qu'il promeut. C'est pourquoi Slavoj Zizek peut s'autoriser à en appeler à l'alliance stratégique des deux gauches – libérale et radicale – afin de vaincre les terroristes. Mais dès lors que la première accepte de la seconde les critiques de ses propres limites formelles (le philosophe rappelle opportunément d'ailleurs que le libéralisme, avec son « doux commerce », sa promotion des libertés civiles et la sécularisation des affaires de l'État, aura historiquement triomphé en Europe comme réponse aux guerres de religions). La base de cette alliance circonstanciée, idéale mais seulement de papier, devra davantage reposer sur la critique radicale du capitalisme lui-même que sur l'extension en cours réel d'accomplissement des moyens de la police au détriment des libertés civiles. « Ce qu'a dit Max Horkheimer dans les années 1930 à propos du fascisme et du capitalisme – si l'on se refuse à critiquer le capitalisme, alors on devrait aussi se taire sur le fascisme – peut tout à fait s'appliquer au fondamentalisme actuel : ceux qui ne sont pas prêts à critiquer la démocratie libérale devraient aussi se taire sur le fondamentalisme religieux » (p. 20-21). A ce titre, on devra moins percevoir une organisation à l'instar de Daesh comme une forme de résistance à une modernité identifiée au monde occidental qu'il faudra en fait la caractériser comme une version paradoxale et symptomatique de la modernité elle-même. En la situant par exemple « dans la série des modernisations conservatrices qu'a inaugurées la restauration de Meiji au Japon » (p. 28) en passant par tous les fascismes expérimentés avec le siècle précédent. S'amorce alors ici la question d'un rigorisme puritain posé comme réponse morale opposable aux séductions du libéralisme et appartenant à une religion particulièrement marquée par ailleurs par le principe islamique du Dieu incréé (qui n'est pas un père) et la figure mahométane de l'orphelin « – rien d'étonnant à ce que l'islam ait du succès auprès des jeunes hommes privés de réseau familial traditionnel et de la sécurité qu'il procure » (p. 50). Quelques réflexions blasphématoires se conclura sur diverses réflexions diversement d'à propos concernant ce que, sur une inspiration de Fethi Benslama, Slavoj Zizek nomme les « archives » de l'islam – à savoir « son support secret, mythique, qui ne cesse pas de s'écrire » (p. 47). En insistant notamment sur le partage avec la religion juive d'une dimension anti-sacrificielle qui les différencie d'ailleurs toutes les deux du christianisme, ainsi que sur ce refoulé fondamental concernant la part décisive mais occultée des femmes dans l'avènement de l'islam, Slavoj Zizek isole sa variante fondamentaliste en ce qu'elle opère de manière moins traditionnelle que moderne une réaffirmation nihiliste, sanglante et explosive, dans un réel soumis aux créances de sang d'un surmoi obscène. Cette identification au surmoi est structuralement commune à tous les auteurs des crimes de masse commis ces dernières années, indépendamment de leur contenu politique, moral ou religieux (p. 54-55).

 

 

 

 

Alain Badiou se refuse également d'enfermer dans l'impensable des actes qui, tous, nous requièrent vivement de les penser, la défaite de la pensée induisant ici « toujours la victoire précisément des comportements irrationnels et criminels » (p. 13). Justement en vertu du fait que, s'appuyant sur Phèdre de Racine, « notre mal vient de plus loin » (p. 61) et que, venant de loin, il mérite d'être pensé afin d'être surmonté. Le philosophe prévient d'emblée de l'existence de trois risques consécutifs au traumatisme consécutif aux massacres perpétrés : le premier concerne l'État autorisé par la tragédie à renchérir sur son rôle idéologique de garant de la fiction d'une union nationale aveugle aux contradictions clivant réellement la société française à l'intérieur d'elle-même ; le deuxième risque a trait au possible renforcement généralisé des pulsions identitaires, la tentation du repli communautaire et les votes protestataires pour l'extrême-droite nourrissant un même processus de dissociation ; le troisième risque relève enfin d'une restriction malheureuse de l'espace publics des affects partagés à tel point qu'elle concourrait à rabattre un désir authentique de justice sur les régressions catastrophiques de la passion vengeresse. Alors serait réalisé, avec l'avènement ce qu'Alain Badiou nomme un « sujet obscur à la fois déprimé et vengeur » (p. 12), le désir même des commanditaires des meurtres de masse qu'il qualifie également de « fascistes, en un sens renouvelé et contemporain du terme » (p. 15). L'analyse du fascisme contemporain se soutiendra d'emblée d'une caractérisation détaillée de la structure du monde assujetti au capitalisme le plus débridé. En renouant quasiment avec son énergie primitive, le capital s'autorisant de la constitution d'un grand marché mondial bénéficie d'une vigueur transnationale telle qu'il en serait arrivé à s'émanciper des cadres limités des États-nations qui en auront pourtant assuré historiquement l'élan. C'est à ce titre qu'Alain Badiou refuse l'étiquette à ses yeux euphémique de néolibéralisme, ce dernier ôtant beaucoup aux États afin de donner autant au capital sans voir cependant que l'autonomie relative du second est amplement déterminée par l'hétéronomie relative des premiers (précisément, le néolibéralisme nomme une nouvelle configuration historique des rapports entre les uns et l'autre en raison de la constitution d'un grand marché mondial, aussi dérégulé certes que sa dérégulation aura procédé à la plus grande réglementation). En conséquence de quoi, le vieux thème marxiste de dépérissement de l'État retrouverait ici une étonnante actualité, mais sous les coups de boutoir du capital transnational dont le mouvement dialectique caractéristique est l'extension combinée à la concentration (p. 21). L'affaiblissement programmé des États, qui n'est que la force donnée par ceux-là au capital, s'accompagnerait enfin de nouvelles pratiques impériales que le philosophe appelle « zonage » (p. 28). Dans ces zones « infra-étatiques » ou de « pillages non étatisés » soumises à de régulières interventions militaires témoignant paradoxalement de l'activisme étatique (Alain Badiou cite à raison l'ex-Yougoslavie hier, la Libye ou l'Irak aujourd'hui), peut largement se développer et prospérer une organisation aussi puissante que Daesh, cette véritable « entreprise commerciale compétente et multiforme » qui vend entre autres pétrole, œuvres d'art et coton (et pour vendre il faut, comme le rappelle malicieusement le philosophe, être deux : idem). Dans cette dynamique spectaculaire d'extension et de concentration du capitalisme, les inégalités auront cru comme jamais : 1 % de la population possède quasiment la moitié des ressources disponibles, la moitié de la population ne possède rien et, entre ces deux extrêmes dignes d'un nouvel Ancien Régime, une immense classe moyenne hétérogène se partage laborieusement 15 % des richesses existantes (p. 30-31). En raison du fait que la productivité du travail exigée par le capital l'autorise désormais à se dispenser et de moins en moins valoriser la force de travail disponible, la grande masse des inemployés et autres laissés pour compte est forcément abandonnée à l'activisme forcené d'un « gangstérisme politique de type fasciste » (p. 37). Tandis que la hantise du déclassement pousse des fractions significatives des classes moyennes à afficher sa xénophobie en se réfugiant derrière la bannière symbolique de l'appartenance nationale.

 

 

A partir de ce constat générique un poil brossé à gros traits, Alain Badiou distingue trois types de subjectivité. C'est en premier lieu ce qu'il appelle la « subjectivité occidentale » associée aux classes moyennes, à la fois satisfaites d'appartenir au versant du monde qui domine et en même déstabilisées ou « à la dérive » (Louis Chauvel) face à ses conséquences insoupçonnées. C'est ensuite la « subjectivité du désir d'Occident » caractérisant tous les migrants (la classe des « incomptés » comme les appelle Jacques Rancière) fuyant la dévastation de leur monde pour arriver sur les plages puis dans les marges de la richesse. C'est enfin la « subjectivité nihiliste ». Ce dernier type de subjectivité est évidemment le plus symptomatique, un type « en couplage avec le désir de départ et d'imitation aliénée, (…) souvent exprimé, formalisé dans des mythologies réactives, dans des traditionalismes qu'on exalte et qu'on déclare défendre » (p. 43). On verra alors comment le sujet en désir d'Occident et celui en désire le détruire fonctionnerait dialectiquement, en tant qu'inversion spéculaire l'une de l'autre, partageant (pour le premier positivement et le second négativement) une même attraction- fascination perverse pour le monde occidental. Parce que le fascisme appelle une subjectivité réactive, interne aux ultimes développements du capitalisme actuel comme en répression de son propre désir d'Occident, on peut caractériser sa forme « comme une pulsion de mort articulée dans un langage identitaire » (p. 46). Pour ce néofascisme, la religion ne sert que de parure symbolique (comme ce fut le cas du catholicisme pour le franquisme) mais elle n'agit pas en dernière instance de manière déterminante. A l'instar de George Corm par exemple, Alain Badiou propose une « lecture profane » de la conflictualité actuelle mais, contrairement à Slavoj Zizek et plus encore à Fethi Benslama, il rate cependant largement la question de la forme djihadiste entée sur les blessures narcissiques caractérisant l'univers musulman depuis l'époque de sa colonisation par l'Occident. Ce sur quoi insiste davantage le philosophe, c'est sur ce noyau de fascination propre à cette subjectivité nihiliste et fasciste en ce qu'il repose sur une « mélange d'héroïsme sacrificiel et criminel, et de satisfaction ''occidentale'' (…), de propositions héroïques mortifères et, en même temps, de corruption occidentale par les produits », montre suisse au poignet d'un chef de Daesh à l'appui (p. 47-48). Loin d'accréditer la thèse consensuelle de l'islam toujours déjà proto-fasciste, Alain Badiou pose au contraire, en raison d'une conversion souvent tardive des meurtriers, que c'est bien plutôt « la fascisation qui islamise » (p. 48), au principe d'un nihilisme actif comme symptôme de l'irrationalité du capital (le politologue et spécialiste de l'islam Olivier Roy préfère parler pour sa part de « l'islamisation de la radicalité » plutôt que de « radicalisation de l'islam »). Si la contradiction est désastreuse, c'est qu'elle représente moins une opposition métaphysique entre le Bien et le Mal qu'une « espèce de torsion interne qui fait que se retourner contre l'Occident toute une partie de son impuissance. Son impuissance quand il s'agit de créer un espace subjectif habitable pour la jeunesse du monde » (p. 60). C'est à ce titre alors que le philosophe se refuse à parler de radicalité (puisque la racine du problème est interne aux contradictions du capitalisme mondial et à la nécessité non de sa reproduction fasciste mais à son dépassement communiste). Comme il se refuse catégoriquement à employer le terme d'attentat s'agissant de massacres ou tueries qu'ils distinguent radicalement des assassinats ciblés commis par les populistes contre le tsar de Russie et par les résistants contre les nazis. Alain Badiou enjoint enfin de penser l'espace d'une action possible dans une perspective internationaliste, en séparation de toute intervention étatique (malgré les suffrages électoraux records du FN bénéficiant de l'abstention, le mot d'ordre antiparlementaire demeure identique : « Ne votons plus ! », p. 59), et dans la guise particulièrement idéalisée d'une incarnation de l'idée communiste regroupant le prolétariat nomade, les intellectuels de la classe moyenne et la jeunesse ouvrière (on imagine sans difficulté un Frédéric Lordon ironisant un peu sur cette saillie typique d'un wishful thinking méprisant envers la sociologie et aveugle à l'inertie relative des structures sociales).

 

 

couverture de CAPITALISME ET DJIHADISME

 

 

« De là que l'étau se resserre : plus de gauche ou presque, où que ce soit ; un plébiscite au contraire pour un libéralisme sans fard ni frein ; une extrême droite, comme on pouvait le craindre depuis longtemps, à l'affût et aux portes du pouvoir ; et, enfin, le déferlement d'un archaïsme historique qu'on ne voit pas à quoi comparer sinon à une variante du fascisme – l'opposition dominante serait dès lors celle-ci : d'un néo-fascisme djihadiste et d'un ancien fascisme européen » : la carte tracée par Michel Surya semblerait recouper en bien des points les cartes respectivement proposées par Slavoj Zizek et Alain Badiou mais elle s'en distingue tout aussi bien (p. 10-11). Si la caractérisation fasciste est également adoptée par l'auteur, ce dernier en profite aussi pour se démarquer en soulignant à la fois un redoublement des forces réactionnaires (le djihadisme venant en plus de l'extrême-droite traditionnelle) et, corrélativement, l'épuisement d'une opposition de gauche en laquelle croient encore quelques philosophes. D'un côté, Michel Surya ne cède en rien sur la critique radicale du capitalisme qu'il distingue de la démocratie (p. 18). Mais, de l'autre, il pose aussi, en l'absence de toute politique d'émancipation longtemps identifiable sous le vocable de communiste, l'avènement d'une nouvelle contradiction principale : « (…) deux systèmes s'opposent : le capitalisme d'un côté, le djihadisme de l'autre » (p. 15). Le premier ne cessant de ne pas passer pour ce qu'il est quand le second n'a quant à lui de cesse de passer pour ce qu'il n'est justement pas : « politique pour l'un, religieux pour l'autre » (p. 16). Le vertige spéculaire résulterait donc ici d'une double dénégation dont la réciprocité viendrait avaliser ou soutenir le constat suivant : le capitalisme est autant une religion que le djihadisme est politique (idem). En dépit d'antagonismes plus imaginaires que réels, le djihadisme strictement identifié à l'islamisme politique radical s'impose en miroir du stade religieux du capitalisme en son radicalisme politique dénié. Plus précisément, dans une perspective quasiment wébérienne, Michel Surya note en effet que « capitalisme et djihadisme sont l'un et l'autre une variante du puritanisme : (…) une variante violente d'un même puritanisme à son stade terminal » (p. 18). Le puritanisme au sens où ces deux systèmes représentent une morale et une passion, respectivement ascétique pour le djihadisme et narcissique pour le capitalisme, le commandement du second étant « Jouis ! » (aux conditions de la loi du capital) quand celui du premier est « Meurs ! » (aux conditions de la Loi divine : p. 19-20). D'un côté, le salut est assuré par Dieu comme omniprésence qui jamais ne saurait s'échanger, de l'autre par l'argent comme équivalence générale et totalité abstraite (dont le centre est partout et la circonférence nulle part pour paraphraser Pascal parlant… de Dieu). C'est bien pourquoi il s'agit pour l'écrivain à proprement parler d'une « guerre de religion », en écho avec la « crise religieuse » diagnostiquée par Emmanuel Todd. Une guerre en ce qu'elle est déterminante dans « l'hypothèse de leur spécularité » (p. 25) et qu'elle impose que nous ayons affaire « à deux mêmes mondes inconscients, à fronts renversés » (p. 26). D'ailleurs, « la guerre sainte est ensorcelante quand le capitalisme n'est qu'hypnotique (…), l'extase de l'instant, ici, contre la latence de la répétition, là, létales dans un cas comme dans l'autre » (p. 24-25). On aura beau jeu alors de vouloir opposer le caractère identitaire de la passion (de la servitude volontaire) ascétique en réaction contre l'élan universaliste de la passion (de la servitude inconsciente) narcissique. On se tromperait en fait radicalement sur la fausse opposition entre la modernité progressiste de la seconde et la réactivation archaïque d'une tradition conservatrice pour la première, étant l'une et l'autre aussi moderne qu'archaïque (p. 28). Il suffira seulement de songer aux monarchies pétrolières du Golfe amies de la France (p. 30), points de capiton essentiels du capitalisme mondial et pourvoyeuse de djihadistes via l'idéologie wahhabite (Sophie Bessis parlerait de son côté d'une « double impasse » représentée par les totalitarismes religieux et marchands, aussi rivaux que mimétiques).

 

 

La fascination exercée par la passion ascétique et fondamentaliste, si elle peut aussi découler de la nausée caractérisant le puritanisme narcissique et consumériste, représente en définitive l'un des symptômes d'une « désaffectation ou de la désagrégation des pulsions » (p. 32) dont, bien avant Bernard Stiegler, Wilhelm Reich et Georges Bataille auront souligné l'importance structurale dans l'apparition de mouvements fascistes. A cet égard, Michel Surya en profite pour moquer, sans le nommer, Alain Badiou dont l'agitation intellectuelle de l'Idée (communiste) prouverait qu'elle « s'est abâtardie ou absentée durablement » tout en se tenant dans l'éloignement « aussi loin que possible du théâtre des opérations militaires actuelles » (p. 33). Quand il n'accable pas davantage Julien Coupat, lui comme bon nombre de militants censés appartenir au même bloc d'un gauchisme homogène davantage soucieux d'une critique radicale de l'État policier et liberticide que de nommer et distinguer les victimes du djihadisme. Michel Surya se saisit alors précisément de ce moment de sa réflexion pour souligner la sous-estimation d'une même figure communément haïe dans « l'hypothèse de la réciprocité constitutive de ces deux passions » (p. 36), autrement dit celle du juif, oubliant au passage que la tuerie de Toulouse (qu'il évoque sans entrer dans le détail) aura été précédée d'une série de meurtres ciblés de militaires musulmans (p. 37). Ne craignant pas le reproche de l'islamophobie au prétexte que le siècle des Lumières aura été « christianophobe » (p. 38), l'auteur en rajoute une couche sur l'impuissance d'une extrême-gauche démissionnaire, censée tout à la fois ignorer l'antisémitisme actuel (dont on se demande comment il ne recouperait pas la « nouvelle judéophobie » imaginée par Pierre-André Taguieff afin de discréditer la gauche de gauche critiquant Israël) et tourner le dos à son héritage radicalement anticlérical et athée. Et tout cela au nom d'un populisme mal négocié qui lui ferait préférer aux juifs persécutés les musulmans qui, donc, ne le seraient pas tant ou bien le serait moins (mais une citation de Salman Rushdie est censée corriger un portrait bancal et, à l'instar de celui d'Alain Badiou, trop rapidement brossé pour emporter l'adhésion). C'est pourquoi l'auteur prône un « matérialisme conséquent (…) susceptible de [se] soustraire (…) à son idéalisme subreptice [afin de] sortir de l'ornière religieuse dans laquelle il est à tout instant près de retomber » (p. 41). Le matérialisme de Karl Marx à l'époque de sa Critique de la philosophie du droit de Hegel, celui de Daniel Bensaïd exprimant dans Jeanne de guerre lasse sa rage devant le reflux du séculier au religieux en vertu des mirages d'un monde meilleur, promis par les évangélistes de marché ou prédits par les théologiens du djihadisme. Au nom de ce matérialisme conséquent inspiré de Walter Benjamin (l'idée du capitalisme comme religion) et de Georges Bataille (le modèle européen du fascisme paradoxalement préfiguré par le califat islamique dont se réclame Daesh), le capitalisme comme le djihadisme aujourd'hui, à l'instar du fascisme et du communisme hier, doit s'envisager comme totalitarisme mais aussi comme « tautalitarisme » (au sens non plus de totos mais de tautos, c'est-à-dire d'un tout qui veut s'identifier partout au même : p. 45-47). Surtout, Michel Surya souhaiterait en finir avec ce « dualisme persistant qui voudrait qu'on puisse ne se connaître qu'un adversaire à la fois » comme, hier, les anarchistes savaient dire non autant au capitalisme qu'au stalinisme. « L'anarchie fut l'un des noms de cette exception » : on ajoutera qu'elle le demeure sous la forme d'un communisme libertaire qui manifesterait déjà a minima une hétérogénéité des prises de position indexées sur une politique de l'émancipation que l'auteur refuse pourtant d'admettre au prétexte des impasses d'un anticapitalisme réduit à la seule véhémence d'un « anti-antiterrorisme » de circonstance (p. 48).

 

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Entre Slavoj Zizek, Alain Badiou et Michel Surya, c'est une même convergence structurale : le djihadisme est, plus qu'une forme de terrorisme seulement identifiable pour être combattu comme tel par l'État, un fascisme qui représente le symptôme catastrophique d'un capitalisme devenu totalitaire. De surcroît, la double impasse des totalitarismes distincts et rivaux (l'un est minoritaire, l'autre majoritaire), en ce qu'elle est homogène et même interne à la domination mondiale du capital, manifeste l'inexistence d'une politique de l'émancipation à la hauteur des enjeux actuels. Mais, au-delà de cet important point d'accord reposant sur la nécessité de penser ce que l'opinion caractériserait comme impensable et irrationnel, les divergences apparaissent, symptomatiques d'un manque d'unité dans les réponses pratiques à proposer en guise de contre-feux. Qu'il s'agisse de la question religieuse (prise au sérieux par Slavoj Zizek, elle est écartée d'un revers trop rapide de la main par Alain Badiou quand elle est étendue par Michel Surya au point de voir dans la situation existante une « guerre de religions ») comme de la situation politique de la gauche face aux tueries de masse (le premier en appelle à une alliance stratégique entre révolutionnaires et libéraux, le deuxième promeut la persévérance de l'Idée communiste, le troisième retourne ses piques contre une gauche incantatoire et démissionnaire, notamment en ce qui concerne la critique destinée à l'aliénation religieuse). Entre la pure incantation (il y a un geste proprement réducteur à affirmer le privilège dans la classe ouvrière du seul prolétariat nomade comme dans les classes moyennes celui des seuls intellectuels afin qu'ils assument pratiquement la fidélité à l'Idée communiste), les alliances de papier (les libéraux aux commandes n'ont que faire des révolutionnaires qui politiquement aujourd'hui ne pèsent rien) et la nullité supposée d'une extrême-gauche fantasmée (en ce qu'elle instruirait d'insupportables hiérarchies, les musulmans préférés aux juifs et le capitalisme davantage honni que le djihadisme), il y a tout un monde peuplé de figures réelles qui militent, s'organisent et luttent contre tous les fascismes. L'anarchie ou le communisme libertaire demeure alors l'un des noms qualifiant une exception valable tant face à l'hégémonie des discours actuels sur le terrorisme qu'en regard des constats passionnants mais quelquefois décentrés d'intellectuels davantage préoccupés peut-être de marquer distinctement (et avec le distinct aussi s'entend ici une petite affaire de distinction) le terrain – de l'analyse.

 

 

27 janvier 2016


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