Éloge de la radicalité

Au sujet de "Confiscation" de Marie José Mondzain

Selon l'anthropologue Alain Bertho, la meilleure réponse à apporter face à ce qu'il nomme la « misère de la radicalisation », et dont le terrorisme islamiste serait actuellement l'une des manifestations paradigmatiques, consisterait à lui opposer ce qu'il appelle la « richesse de la radicalité » (Les Enfants du chaos, 2016, p. 175).

 

Faire l'éloge de la radicalité est l'une des tâches parmi les plus urgentes aujourd'hui, si l'on désire en effet sauver les puissances émancipatrices de l'action (de la) politique de ses captures par les dispositifs divers du pouvoir, étatiques et gestionnaires. C'est également ce à quoi a travaillé Marie-José Mondzain dans un nouvel ouvrage, vigoureux, intitulé Confiscation : des mots, des images et du temps.

 

En philosophe des images soucieuses de leurs manipulations et attentives aux usages et mésusages des mots comme en citoyenne mobilisée dans la pratique d'une radicalité déliée de son emploi restrictif imposé à l'époque des nouveaux développements de la vieille rhétorique réactionnaire. C'est d'ailleurs à cette aune qu'il faudra précisément lire et apprécier la citation de Ludwig Wittgenstein placée, aux côtés de citations de Jacques Rancière et Franz Kafka, en exergue orientatrice de son livre : « Il faut parfois retirer de la langue une expression et la donner à nettoyer pour pouvoir ensuite la remettre en circulation. ».

 

 

 

Faire l'éloge de la radicalité présuppose la force d'un « affect politique » qui, Marie-José Mondzain l'explicite d'emblée, lui aura permis de passer de la nausée à la colère et de l'apaisement à « l'espoir d'y inscrire le désir et les conditions d'une transformation. » (p. 11). C'est là la nécessaire beauté, grande parce que nécessaire, d'un geste philosophique consistant à rendre à la radicalité ce qu'il lui appartient, autrement dit « sa beauté virulente et son énergie politique » alors même que ce terme se retrouve aujourd'hui sur-identifié « aux gestes les plus meurtriers et aux opinions les plus asservies. » (p. 13).

 

 

 

La confrontation réitérée avec des philosophies (de Platon à Cornelius Castoriadis et de Kant à Hannah Arendt en passant par Jean-Toussaint Desanti et Patrice Loraux comme par Chantal Mouffe et Jacques Rancière), des situations politiques (des massacres récents à Auschwitz et le « musulman ») et des créations artistiques (des films de Jean-Luc Godard aux poèmes de Henri Michaux) permettra ainsi de construire le chemin de la revitalisation conceptuelle et militante d'une radicalité otage des forçages idéologiques de l'opinion.

 

 

 

Un consensus qui, stratégiquement, est intéressé à vouloir rabattre les pires symptômes du nihilisme contemporain sur les signes avérant la persévérance joyeuse des travailleurs de l'émancipation collective. « La radicalité, au contraire, fait appel au courage des ruptures constructives et à l'imagination la plus créatrice. » (p. 14). Et cette défense et illustration de la radicalité nécessairement engagée dans le sens vital et joyeux de l'émancipation ne saurait faire preuve de la moindre « complaisance à l'égard des gestes meurtriers de ceux qu'on se plaît à nommer "radicalisé". » (p. 18).

 

 

 

 

Mettre en rapport le non-rapport

 

 

 

 

Non seulement le pouvoir prend la forme d'une exploitation des énergies et d'une domination de ses sujets, mais il s'appuie aussi sur une confiscation des puissances communes. C'est par exemple le cas du sommeil lui-même en raison d'un productivisme qui vise l'horizon d'une subsomption intégrale du vivant sous les fourches caudines du profit et dont Marie-José Mondzain partage le constat depuis Stefan Zweig jusqu'à Jonathan Crary. C'est le cas évident des mots, depuis la constat de Thucydide évoquant les situations de guerre civile résultant de la rivalité entre cités à l'occasion de la Guerre du Péloponnèse, jusqu'à celui de Victor Klemperer ayant commenté de l'intérieur la violence du IIIème Reich, le nazisme ayant été analysé y compris sur son versant sémantique : « Les mots peuvent être comme de minuscules doses d'arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu'après quelque temps l'effet toxique se fait sentir. » (cité par Marie-José Mondzain, p. 40).

 

 

 

Les exemples cinématographiques mobilisés de A Face in the CrowdUn homme dans la foule (1957) d'Elia Kazan, Ici et ailleurs (1974) de Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville et de Nashville (1975) de Robert Altman prolongeront dans le domaine de l'action politique et des effets ambivalents de la représentation une réflexion soulignant que la faim électorale des suffrages se paie par le privilège exorbitant des professionnels de la représentation politique qui parlent à la place de ceux qui ont accepté de céder leurs voix, ne craignant rien moins que de perdre la place de qui parle à la place. La philosophe qui aura su si bien parlé avec Jean-Louis Comolli de la « place du spectateur », occupé par ceux qui ne craindront pas de la perdre au motif d'une mobilité en diagonale des places autrement plus précieuse, peut ainsi rappeler cette évidence : « La peur de perdre son siège est une hantise dans les palais du pouvoir. » (p. 16).

 

 

 

Un autre symptôme de la confiscation des mots consiste également dans l'accolement ministériel du terme de communication avec celui de culture quand la culture, comprise au sens fort et harendtien du terme, nomme « l'ensemble des ressources sensibles, donc matérielles, et des ressources symboliques qui produisent des liens sociaux dans des rapports d'intelligibilité et d'affect capables d'assurer les conditions d'une vie politique. », p. 35). Parler également de « choc des cultures » afin de substituer aux ravages de la mondialisation du capital la réactivation néocoloniale de la guerre de la civilisation contre la barbarie est une autre preuve de malhonnêteté et de bêtise, tant « la culture naît des contradictions, des conflits et des inimitiés qui sont la source de ce qu'elle met en rapport à partir d'un non-rapport. » (p. 36).

 

 

 

Mettre en rapport à partir d'un non-rapport : la proposition est dialectique et sa dialectique est résolument décisive en ce qu'elle pose la nécessité de l'hospitalité (préférée par la philosophe à la fraternité, par trop familialiste) et fonde la possibilité même de la laïcité. Mettre en rapport à partir d'un non-rapport « car les images et les mots entretiennent des relations distinctes entre la présence et l'absence » (p. 43). Et c'est ainsi que le sujet vient à la parole qui vient à lui en lui permettant de penser et critiquer les « dispositifs iconocratiques » caractéristiques de cet « empire des visibilités » que, avec l'apport de ses travaux sur « les sources byzantines de l'imaginaire contemporain » (titre secondaire de son essai intitulé Image, icône, économie, éd. Seuil, 1996), Marie-José Mondzain peut alors nommer « iconocratie » (p. 42). La radicalité impose donc de rappeler, contre toutes les appropriations expropriatrices prescrites par le commerce impérial des visibilités, que « l'image n'appartient à aucun règne », n'étant la propriété de personne puisque « la zone où elle valide sa propre puissance [est celle] d'une indétermination radicale. » (p. 45).

 

 

 

Radicalité n'est pas extrémité

 

 

 

 

Karl Marx aimait à le rappeler, être radical signifie étymologiquement prendre les choses à leurs racines (cf. « Pour une critique de la philosophie du droit de Hegel » in Philosophie, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 1982, p. 99). Comme il y a plus d'une raison historique et politique pour nourrir la méfiance à l'endroit de tous les enracinements, métaphore largement emprunté par les discours nationalistes et racistes, Marie-José Mondzain aura voulu mettre en avant un autre type de plantes. Après le rhizome valorisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans le refus épistémologique des hiérarchies induites par la forme de l'arborescence, la philosophe aura insisté sur les plantes saxifrages qui, sans racines et poussées par le vent, sont capables de briser par persévérance la résistance des pierres. Aujourd'hui, elle estime cependant la nécessité stratégique d'en repasser par la perspective de la radicalité dont la racine « fait entendre la question du commencement. » (p. 47).

 

 

 

Tout commencement est un recommencement pour le sujet à qui est alors rendue sa « puissance inaugurale » (p. 48).

 

 

 

Déjà, comme on l'a dit, il faut soustraire la radicalité des abus idéologiques d'une politique publique actuellement menée et qualifiée de « déradicalisation » visant à l'identifier à la seule terreur, tout en faisant de « la psychologisation à outrance du problème » une instance d'indifférenciation et de dépolitisation (p. 73). Marie-José Mondzain se fait plus polémiste encore en renvoyant dos à dos les analyses politiques d'Olivier Roy et Gilles Kepel (la philosophe leur préfère Asiem El Difraoui) qui, en dépit de différences réelles qu'il aurait fallu cependant attester (l'analyse politique du premier n'est entachée d'aucun culturalisme à la différence du second), se rejoindraient cependant sur une commune incapacité à distinguer la radicalité des radicalismes djihadistes contemporains.

 

 

 

La pointe de l'analyse critique s'exerce ensuite contre le couplage idéologique du judéo-christianisme, parfaitement à sa place dans la rhétorique réactionnaire du choc des cultures ou des civilisations. Et cela « au mépris des persécutions [chrétiennes] et surtout de la jonction historique et culturellement si féconde des communautés juives et musulmanes », la philosophe née à Alger convoquant alors les travaux de Louis Massignon et Henry Corbin, Christian Jambet et Abdelwahab Meddeb (p. 54). La philosophe n'aura pas oublié non plus comment le « Musulman » d'Auschwitz, si déterminant dans l'histoire personnelle et l'œuvre magistrale de Primo Levi à l'épreuve de la déshumanisation nazie, représente aussi le symptôme culturel d'une rupture historique dans le monde judéo-musulman (p. 56).

 

 

 

Au langage dominant d'un radicalisme indifférencié, Marie-José Mondzain rappelle la trajectoire philosophique de Hannah Arendt dont le concept, en son temps férocement discuté (jusqu'au Dernier des injustes de Claude Lanzmann en 2013), de « banalité du mal » afin de penser un avatar contemporain du « mal radical » kantien l'aura entraîné à préférer au radicalisme des régimes totalitaires leur extrémisme qui n'est rien tant qu'un manque fatal d'imagination. D'où le rappel d'un mot fameux d'André Gide posant en effet que « les assassins manquent d'imagination » (p. 75) quand la citation du journal de Franz Kafka en exergue rappelle que l'écriture et l'imagination littéraire peuvent soutenir la consolation d'un « bond hors du rang des meurtriers » (p. 9). A une époque où les forcenés de l'intégrisme chrétien et du fondamentalisme islamiste partagent la même conviction dans les surenchères spectaculaires qui est une addiction aux images médiatiques « l'extrême droite sur ce chemin n'est pas moins "radicale" que ne l'est l'islam. Ils sont l'un et l'autre dans l'extrémisme, qui n'est justement pas la radicalité » (p. 67). Les meurtriers et les auteurs de crimes de masse en viennent effectivement à des extrémités, appareillées dans le lexique d'une fraternité fantasmatique, qui n'ont rien à voir avec la radicalité puisqu'ils poussent « le libre jeu toujours conflictuel de la liberté elle-même [à devenir] inimaginable » (p. 82).

 

 

 

C'est pourquoi il est si nécessaire alors de répéter, contre toute forme d'extrémisme mortifère qui trahit la radicalité vivante à force d'être confondu à un radicalisme nihiliste (et se précipiter à tout confondre et amalgamer induit alors de se retrouver au bord du précipice en chutant la tête la première, p. 88), que la radicalité permet d'« inventer le non-lieu des jeux et le territoire non spatialisé des sauts et des bonds » (p. 92). Ce non-lieu qui, en vertu de la voix oraculaire de l'inoubliable Raimondakis dans L'Ordre (1970) de Jean-Daniel Pollet, fit voir depuis les lieux désaffectés de l'asile pour lépreux l'utopie concrète d'un « espace de sociabilité et de partage » dont le drapeau libertaire aura flotté au large de la Grèce (p. 93).

 

 

 

 

Donner forme à l'informe

 

 

 

 

On comprendra à cette aune, qui est celle des décharges pulsionnelles partagées par la rivalité mimétique des fondamentalismes religieux et marchand, à l'époque du spectaculaire intégré et intégralement désintégrant (la philosophe évoque ici leur « proximité spéculaire », p. 106), l'importance décisive accordée à l'art comme réserve créatrice et constituante, hors toute localisation inclusive et appropriation exclusive, d'une liberté des formes et d'une imagination radicale. Pour Marie-José Mondzain, en effet, « les artistes donnent sa forme au désordre en créant la scène de sa visibilité dans le respect d'une indétermination radicale, celle qui offre sa liberté à l'intelligence et à la sensibilité du spectateur. » (p. 104-105).

 

 

 

Si l'art (de faire) des images doit alors se comprendre comme un art (de faire) de la politique, c'est que les « opérations imageantes » travaillant à cultiver la sensibilité des spectateurs afin d'augmenter avec la puissance de sentir les puissances de penser et d'agir relèvent d'un « site d'indétermination infinie propre à leur proposer la scène de leur action. » (p. 105). Un site qui, se disant déjà comme « zone de toute opération imageante » (p. 38), accepte de placer le commencement et la destination sous la condition radicale de l'imagination comprise comme indétermination : « "nébuleuse" ou "chimère" » comme le dirait Patrice Loraux (p. 112).

 

 

 

La radicalité n'est rien d'autre alors pour la philosophe que le nom d'une « figure de la dignité de la pensée et de la liberté d'agir au cœur de la vie politique. » (p. 113). En conséquence de quoi, la discussion critique du concept introduit par Chantal Mouffe de « populisme de gauche », s'il s'inscrit certes contre le consensus qui discrédite le populaire en l'identifiant à l'autoritaire, souhaite promouvoir une « radicalité apprivoisée » consistant cependant à transformer l'antagonisme en « agonisme » domestiquant les énergies conflictuelles (p. 117). L'apprivoisement conceptuel trahirait ainsi une crainte homogène au discrédit idéologique frappant la radicalité qui, il est vrai, appelle à l'encontre les danses sur place du renouveau réformiste le courage des ruptures violentes dès lors qu'il nous faut toujours affronter la menace de la possibilité du pire (dont on connaît déjà l'un des aspects sous la forme du « néofascisme » vilipendé par Pier Paolo Pasolini ou dans la guise des « microfascistes » identifiés par Gilles Deleuze).

 

 

D'où le beau passage, engagé dans la dette des travaux de Nicole Loraux, consacré à la notion grecque de « stasis » disant la guerre civile à la fois comme « la stabilité qui se tient et la violence sismique qui menace la paix civile et l'ordre public », puisque « les menaces de la sédition au cœur de la cité sont la condition même de la paix, toujours sujette au débat et soumise à des tensions contradictoires. » (p. 121). Stasis comme d'ailleurs crisis sont des énantiosèmes, soit des termes polysémiques dont deux des sens au moins peuvent être des antonymes, caractéristiques des « gestes de luttes, [des] situations de conflits et toutes les opérations de délibération, d'interprétation et de décision que nous considérons » (p. 123).

 

 

 

C'est donc pourquoi « la radicalité ne doit plus être la maladie des autres et doit redevenir une proposition positive pour tous » (p. 119), Marie-José Mondzain partageant avec Jacques Rancière la problématique du « partage du sensible » puisqu'il s'agit aussi de reconnaître la liberté créatrice et l'intelligence égale des travailleurs de l'émancipation (p. 124-125). La relève philosophique de la radicalité comme noyau de l'agir politique se propose même, en remontant de la « banalité du mal » conceptualisée par Hannah Arendt au modèle offert par le « mal radical » kantien (qui pose l'universalisation d'une maxime individuelle identifiant sa morale à la Loi), de dissocier la radicalité de l'extrémité afin de privilégier le premier terme contre le second.

 

 

 

Poser alors avec Myriam Revault d'Allonnes l'identité de la radicalité et de la banalité (puisque la banalité du mal radical dit qu'il « est le mal de tous même si tous ne le font pas », cité p. 131) exige d'en appeler à la condition de notre irréductible liberté, la pulsion de mort relevant non plus d'une introuvable psychologie des profondeurs mais d'un « exercice impensé de l'impensable » (p. 132). Même si l'entreprise critique de dialectisation du concept kantien de « mal radical » pousse aussi Marie-José Mondzain à l'abandonner sans reste (« Pas de mal radical, par conséquent », idem), sous le prétexte problématique qu'il s'inscrirait dans la même histoire consensuelle dont la politique de déradicalisation serait actuellement le nouveau chapitre. Ce serait pourtant lâcher la proie pour l'ombre en raison de la partition si peu dialectique de l'extrémité du mal et de la radicalité du bien. Au risque de tordre la bâton dans l'autre sens que les torsions habituelles de l'opinion, notre liberté irréductible s'en trouverait boiteuse aussi, le site de sa radicale indétermination univoquement orienté.

 

 

 

 

L'incarnation, une affaire d'images,

 

les images celle des funambules

 

 

 

 

Marie-José Mondzain retrouverait alors plus de souplesse discursive et de plasticité théorique en mobilisant dans la foulée de sa pensée les réflexions d'Emmanuel Levinas à l'époque de Autrement qu'être ou au-delà de l'essence. Particulièrement celles qui portent sur « la construction du sujet de la responsabilité, qui consent à ce que Lévinas [sic] nomme "la dépossession de l'être" », (p. 134). Comme sur la dimension « pathéthique » d'une passivité et vulnérabilité fondamentales (p. 136), que ramasse toute la sensibilité du visage et qui se dirait encore, plus chrétiennement, « incarnation » dès lors qu'il s'agit de voir dans toutes les images opérées « le nouage irréductible du visible et de l'invisible » (p. 139).

 

 

 

Une grande partie de l'œuvre philosophique de Marie-José Mondzain consiste justement à avoir déplié les couches de l'économie de l'image au service de la théorie chrétienne de l'incarnation. Et cela comme autant de mouvements contradictoires ou conflictuels, les uns partie prenante de l'énergie radicale et émancipatrice liée aux « opérations imageantes » quand les autres en indexent les puissances constituantes sur le pouvoir institué dans l'église d'un « empire iconocratique » (p. 144-145). L'« économie iconique » qui se dit aussi dans les termes « du legs et de la transmission testamentaire » est également une « économie patristique [comme] source du pouvoir représentatif. » (p. 147).

 

 

 

C'est en vertu des implications propres à sa trajectoire philosophique que Marie-José Mondzain peut rendre légitimement à Giorgio Agamben ce qui lui est dû (notamment dans sa mise en rapport de l'oikonomia patristique avec le dispositif foucaldien), tout en contestant aussi une primauté que le philosophe italien s'accorde à lui-même concernant la prise en compte des développements modernes du concept d'économie (p. 148). Sur ce sujet, c'est Giorgio Agamben qui manque alors de mobilité dialectique à la différence de Marie-José Mondzain qui, quant à elle, ne sous-estime pas, concernant le destin de l'oikonomia patristique, « l'effet d'un retournement de sens (...), qui pouvait inaugurer un processus d'émancipation dans notre relation au visible », l'institution ecclésiastique ayant effectivement confisqué les énergies fictionnelles de ses sujets au compte de son propre pouvoir de capture et de représentation visible (p. 150).

 

 

 

La philosophe n'hésite alors pas à répéter que, n'ayant aucun statut ontologique, « l'image n'est pas un règne » puisqu'elle « occupe cette zone du semblant et de la dépossession de tout règne avec laquelle le règne institutionnel et la politique du spectacle n'ont jamais cessé d'être en conflit ou en débat. » (p. 151). S'inspirant d'une image chère à Jean Genet, la philosophe insiste alors sur le caractère de funambule de tout artiste dont les « opérations imageantes » sont comme des traits s'accomplissant dans l'épreuve d'un retrait, ce dernier se tenant sur « le seuil, le fil, le tranchant où le visible et l'invisible se tiennent dans un équilibre indécidable. » (p. 152). Comme le gardien cultivateur de notre « imaginaire radical » dont Marie-José Mondzain reprend et relance le concept de Cornelius Castoriadis relecteur de la Théogonie d'Hésiode, un imaginaire entendu comme « noyau radical qui habite tout sujet en tant que site d'indétermination, en tant qu'agent libre de tous les possibles » (p. 153-154). Le sujet institué ne l'est qu'à maintenir ses puissances constituantes de liaison et de déliaison et la philosophe d'évoquer avec justesse la figure exemplaire du rémouleur dans Sicilia ! (1999) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (p. 161-162).

 

 

 

 

Dans son éloge du chaos, Cornelius Castoriadis dit que « la représentation est imagination radicale ». Dans son éloge de la radicalité qui lui permet de ne pas subordonner sa philosophie à l'anti-platonisme des philosophes pourfendeurs de Platon comme adversaire de la démocratie, Marie-José Mondzain précise que « l'image est justement le site inassignable qui met en rapport ce qui est sans rapport. » (p. 156), l'inscription radicale de l'image ne l'étant que « dans un site d'absolue indétermination. » (p. 164).

 

 

 

Entrez dans la zone

 

 

 

 

C'est alors que, telle une rémouleuse du concept, Marie-José Mondzain aiguise et fourbit l'un de ses plus belles propositions conceptuelles, issue d'une relecture décisive du Timée de Platon (37d, 5). Qu'est-ce que chôra, dont Jacques Derrida dira plus tard, cité par elle, que « nous ne prétendrons jamais proposer le mot juste [puisque] Khôra ne se réduit pas à son nom. » (p. 167) ? Penser chôra exige de penser eikôn comme image sensible et mobile de l'éternité de l'idée. « L'image est donc ce qui met en relation dans le temps, l'éternité de l'idée et l'espace où nous expérimentons la réalité sensible du devenir dans son apparition. » (p. 167-168). A côté de topos qui nomme le lieu de toutes les localisations, il y a, atopique, topos outopos, chôra entendu comme hors-champ cultivable de la cité, « site intermédiaire, friche et culture, bornage et illimitation ». Troisième genre de l'être (« triton genos ») qui ne relève ni du monde solaire de l'intelligible ni du monde ombrageux du sensible, condition invisible et anonyme du visible, Aristote la nomma dans De l'âme le « diaphane » et les premiers penseurs chrétiens s'en sont saisis pour nommer la Vierge, « matrice et nourrice d'un divin bâtard,membrane diaphane et intacte, (...) image engendrée de l'inengendré, visibilité qui ne cesse de mourir et de ressusciter ».

 

 

 

Marie-José Mondzain, aujourd'hui, qualifie l'invisibilité matricielle propre à chôra de « zone » (p. 168-170). Cette proposition de traduction est géniale. Inspirée de l'étymologie zonè, soit « la ceinture, le périmètre qui donne sa forme au visible, la limite de l'incirconscriptible en même temps que l'inscription graphè de l'illimité », la zone se comprend désormais comme « un site d'hospitalité inconditionnelle, où tout est possible, où rien n'est soumis à l'empire de la nécessité » (p. 170-171). Comme un « espace transgénérique » où nous pouvons « partager avec les zonards la liberté de cette imagination radicale, c'est-à-dire les débats collectifs sur les conditions de la communauté » (p. 171-172).

 

 

 

Exactement comme on l'a vu dans les créneaux de liberté niché dans l'abattoir de Dans ma tête un rond-point (2015) de Hassen Ferhani. Et comme on le voit encore dans Atlal (2016) de Djamel Kerkar dans lequel une cité de la banlieue algéroise vécue par ses habitants comme un non-lieu de l'histoire de la « décennie noie » finit par abriter au milieu des braises d'un feu à la puissance immémoriale et inaugurale une communauté précaire de zonards rassemblés pour s'y chauffer et faire advenir « à la parole les expériences de la sensibilité. » (p. 171). Le recours décisif à la figure de Fernand Deligny, opposant dans son vocabulaire « le gamin » autiste à ce « bonhomme » qu'est le sujet (lacanien) du langage et de l'identification, permet encore de rappeler la « radicalité animale de l'image », gage « dans une indétermination originaire [de] la possibilité d'une subjectivité à naître » (pp. 175 et 180).

 

 

 

Dans ses « lignes d'erre » comme autant de « relevés arachnéens », l'enfant autiste expérimente dans sa « géographie zonarde » la quête de ses propres « opérations imageantes » considérées comme autant d'expression d'un « simple geste » (p. 182-184). A suivre Fernand Deligny bricolant le néologisme de « mécréer » afin de tourner le dos aux vieilles croyances au profit d'une radicale liberté qui est une puissance commune retrouvée, on saisira mieux alors « l'énergie saxifrage des images » du point de vue de ces zonards ou « mécréants » que sont entre autres les autistes. Et qui, à l'instar de la poétesse Babouillec Sp présente dans Dernières nouvelles du cosmos (2016) de Julie Bertuccelli, figurent « les détenteurs de notre propre énigme. » (p. 187).

 

 

 

D'une autre façon encore, ce sont les réflexions théoriques et critiques de Masao Adachi pour lesquelles il aura développé au mitan des années 1960-1970 une authentique théorie du paysage, du film A.K.A. Serial Killer (1969) au texte « Questions imaginaires au tueur en série. L'affaire Norio Nagayama » (1971). Ceci afin de témoigner qu'avant tout meurtre il y en a un premier, un crime invisible et indicible, moins impensable qu'impensé, et dont les violences « désubjectivantes [et] destituantes » sont enfouies dans le paysage de la modernité urbaine japonaise (p. 194-201).

 

 

 

C'est pourquoi Marie-José Mondzain peut ramasser tout son propos sur l'art en posant qu'il « est toujours zonard, traitant toujours de l'intraitable et faisant advenir dans le sensible la temporalité singulière d'une phantasia turbulente et joyeuse. » (p. 205).

 

 

 

 

Ce qui vient, la révolution

 

 

 

 

C'est ainsi qu'il faudra pour Marie-José Mondzain savoir conclure provisoirement : sur l'éloge moins réactif que dissensuelle de la radicalité, distinguée de tout extrémisme et dissociée de tout nihilisme. Parce que « la radicalité véritable est inséparable de la force irrésistible du rire et de la joie » et parce que « la radicalité n'est pas un programme [mais l']un des noms de notre affect politique et de notre accueil face à tout ce qui arrive et qui doit continuer de nous arriver. » (pp. 206 et 211). L'éloge de la radicalité se doublant enfin de celui de la révolution dont le temps propre est le présent dès lors que la lutte n'est jamais finale. Mais, comme le montrent les films de Tariq Teguia et Sylvain George, le tempo révolutionnaire de la lutte est chaque fois relancé, puisque « c'est à chaque instant que nous sommes tenus d'être les hôtes de l'étrange et de l'étranger pour faire advenir ce qu'on nous demande de ne plus attendre. » (p. 211).

 

 

 

Lundi 22 mai 2017


Commentaires: 0