« Aux balances des probabilités,
la barbarie n’a pas moins de chance que le socialisme »
(Daniel Bensaïd)
Michael Löwy est l'un des intellectuels actuels parmi les plus passionnants de la pensée critique contemporaine. Auteur de plus d'une trentaine d'ouvrages depuis La Pensée de « Che » Guevara (éd. Maspero, 1970), ce sociologue franco-brésilien né en 1938 à São Paulo, élève de Lucien Goldmann puis assistant de Nicos Poulantzas à l'université de Vincennes, un temps enseignant de l'histoire des idées politiques à l'université de Tel-Aviv, est aujourd'hui directeur de recherche au CNRS et enseignant à l'EHESS. Passionné depuis sa jeunesse par le surréalisme (il a rencontré Benjamin Péret en 1958 puis a adhéré en 1975 au groupe surréaliste de Paris animé par Vincent Bounoure), Michael Löwy prolonge son goût pour le romantisme anticapitaliste et le judaïsme libertaire d'Europe centrale, le marxisme hétérodoxe et les marxistes hérétiques, avec les pratiques qui témoignent d'un militantisme authentiquement internationaliste. C'est pourquoi on peut le retrouver auprès d'un groupe de réflexions tel Espaces Marx issu du Parti communiste français comme aux côtés d'Olivier Besancenot avec qui il a écrit deux livres dédiés aux conjonctions gorgées d'étincelles noires et rouges de l'anarchisme et du communisme. Lié à des organisations politiques et syndicales brésiliennes, d'abord le Parti des Travailleurs (PT) puis le Mouvement des Sans-Terre (MST), Michael Löwy a également participé à divers Forums sociaux mondiaux où il y défend notamment aux côtés du théologien de la libération Frei Betto la cause de l'écosocialisme, militant également dans des associations antilibérales françaises à l'instar d'ATTAC et de la Fondation Copernic.
Une constellation de mille marxismes intempestifs
Pour reprendre alors la métaphore de Razmig Keucheyan, Michael Löwy est comme sociologue critique de la connaissance un penseur exemplaire de ce qu'il nomme l'« hémisphère gauche » (il est alors plus qu'étonnant de ne pas retrouver son nom dans l'ouvrage que le sociologue français a consacré à sa « nouvelle cartographie des pensées critiques », publié en 2013 aux éditions de La Découverte, même si les deux chercheurs ont pu se croiser à d'autres occasions, dans un numéro des Cahiers d'histoire ou de la revue Contretemps). La variété des titres démontre en particulier le vif intérêt de Michael Löwy consistant à rendre inlassablement justice depuis plus de quarante ans, contre toute vision monolithique, univoque et dogmatique, à la multiplicité vivante des marxismes. Comme une constellation de « mille marxismes » pour reprendre le beau titre de la collection dirigée par Daniel Bensaïd pour les éditions Syllepse. Pour cela, il faut mettre à l'épreuve la pensée de Karl Marx de l'histoire discordante des mouvements de pensée qui s'y sont confrontés en dépit d'une évidente hétérogénéité culturelle, comme le messianisme juif, le romantisme allemand, le surréalisme français et le christianisme via la théologie de la libération latino-américaine. C'est ainsi qu'il a pu tantôt mettre l'accent sur les relectures marxistes de la sociologie d'inspiration wébérienne, tantôt insister sur la dimension anarchiste et libertaire de l'œuvre littéraire de Franz Kafka, tantôt encore initier un vaste cycle dédié à une sociologie des hétérodoxies religieuses aux côtés d'Erwan Danteill. Enfin, last but not least, parmi toutes les monographies qu'il a dédiées à Ernesto « Che » Guevara, Lucien Goldmann, György Lukacs, André Breton, Franz Kafka, Max Weber et Rosa Luxemburg, il y a un nom qui revient comme le leitmotiv de toute une vie intellectuelle, celui de Walter Benjamin.
Parmi les objets de recherche de Michael Löwy comme autant de passions diversement dédiées à l'or philosophal du communisme libertaire, celle qu'il voue à l'auteur du posthume Thèses « Sur le concept d'histoire » (1940) constitue en effet l'une de ses plus inspirantes, marquée par deux ouvrages fondamentaux, Walter Benjamin : avertissement d'incendie. Une lecture des Thèses « Sur le concept d'histoire » (éd. PUF, 2001) et La Révolution est le frein d'urgence. Essais sur Walter Benjamin (éd. de l'éclat, 2019). C'est une passion dont on sait que beaucoup l'ont partagé et la partagent encore, Theodor W. Adorno et Hannah Arendt, Giorgio Agamben et Daniel Bensaïd, Rainer Rochlitz et Gérard Raulet, Jacques Derrida et Slavoj Žižek, Georges Didi-Huberman et Sylvain Maestraggi, Jean-Luc Godard et Sylvain George, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, Ian Menoyot et Soufiane Adel. Revenir en particulier sur l'anthologie de neuf textes écrits entre 1995 et 2016 (qui inclut un inédit, intitulé « Théologie et antifascisme chez Walter Benjamin »), proposés par les 160 pages de ce dernier livre, petit chef-d’œuvre de simplicité dans l'écriture et de densité dans la concentration didactique de toute une pensée, c'est apprécier une constellation de perspectives avérant le marxisme hétérodoxe et hérétique de Walter Benjamin, à la fois philologue et critique littéraire, historien matérialiste et visionnaire pessimiste – l'un des penseurs les plus importants du siècle passé dont la pensée critique reste absolument décisive pour la relève des défis posés par le siècle actuel. Un penseur intempestif comme l'a été Marx pour Daniel Bensaïd qui a pour sa part proposé aussi de voir en Walter Benjamin une « sentinelle messianique », à l'époque où la fin du soviétisme allait entraîner l'éclipse durable de l'hypothèse communiste – ce « désastre obscur » comme l'a autrement dit Alain Badiou dans une formule mallarméenne.
Le « matérialisme historique aux éclats romantiques » de Walter Benjamin, son « marxisme gothique » (pour citer l'historienne du surréalisme Margaret Cohen), frotté de romantisme et de surréalisme, d'anarchisme poétique et de messianisme juif, voilà en effet ce qui l'aura autant aidé à se prémunir du dogmatisme propre au communisme stalinien qu'à critiquer la tendance évolutionniste et historiciste, mécanique et progressiste de la social-démocratie qui, aujourd'hui, participe avec l'hégémonie néolibérale et la locomotive de l'idéologie de la croissance à l'épuisement catastrophique des ressources naturelles. Et la destruction programmée de la planète si l'on n'actionne pas le frein d'urgence de la révolution. Comme à la fin exactement de Snowpiercer – Le Transperceneige (2013) de Bong Joon-ho d'après une bande dessinée de Jean-Marc Rochette, Jacques Lob et Benjamin Legrand.
La religion coupable du capitalisme
Dans les premières pages de son ouvrage, Michael Löwy raconte qu'il a découvert Walter Benjamin en 1978, à l'époque où il travaillait sur le messianisme révolutionnaire dans la culture juive et yiddish d'Europe centrale. Et sa lecture mémorable des Thèses « Sur le concept d'histoire », un texte de son point de vue aussi déterminant pour la pensée critique que les fameuses Thèses sur Feuerbach (1845) de Marx, constitue une inoubliable « illumination profane » pour reprendre son vocabulaire (p. 7). Notamment parce qu'elle fait de la révolution non pas le terme d'une évolution mécanique de l'Histoire soumise à l'antagonisme de la contradiction des forces productions et des rapports de production comme le conceptualise le Manifeste du parti communiste (1848), mais l'interruption nécessaire pour stopper la machine de la modernité dont le progrès est une locomotive qui fonce droit dans le mur des limites du vivant. Pour saisir cette définition neuve de la révolution, non pas un enchaînement forcément logique mais un acte interruptif à contenu messianique, Michael Löwy en repasse pour commencer par un texte bien étrange de Walter Benjamin, écrit en 1921, autrement dit quelques années précédant la conversion au marxisme en 1924 après la découverte de Histoire et conscience de classe (1923) de György Lukacs et la rencontre amoureuse à Capri avec la bolchevique d'origine lettone Asja Lacis. Intitulé « Le capitalisme comme religion », le texte doit autant au Thomas Münzer, théologien de la Révolution (1921) d'Ernst Bloch qu'à L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1905) de Max Weber. Surtout, Walter Benjamin va plus loin que ses inspirations en posant l'idée de « la nature proprement religieuse du capitalisme lui-même » (p. 13).
Le capitalisme est une religion cultuelle, dont les cultes sont les pratiques capitalistes caractéristiques, de la vente des marchandises aux opérations financières en passant par la spéculation boursière. La désignation de l'argent sous la forme canonique du papier-monnaie, décrit « comme l'objet d'un culte analogue à celui des saints des religions ''ordinaires'' » s'appuie en particulier sur le penseur anarchiste juif-allemand Gustav Landauer (p. 15-16), mobilisant toute une constellation sémantique allemande permettant de relier l'argent (Geld), l'idole (Götze) et Dieu (Gott). Autre trait après celui du caractère cultuel, « le capitalisme est la célébration d'un culte sans trêve et sans merci », qui en entraîne un troisième, à savoir « son caractère culpabilisant » (p. 17-18). La dette est ce que le capitalisme aura finalement retenu du christianisme qu'il parasite, en poussant les riches à s'enrichir davantage comme en vouant les pauvres à une honte infinie. C'est pourquoi, en raison d'une culpabilité universellement étendue, s'imposent asymétriquement le désespoir des pauvres qui ne peuvent sortir de la pauvreté et celui des riches qui ne le sont pas suffisamment. Un désespoir cependant jamais rédimé par l'amor fati nietzschéen qui marque le pessimisme wébérien.
La cage d'acier et l'avertisseur d'incendie
Si le capital est bien une « cage d'acier » pour reprendre l'image fameuse de Max Weber, l'évasion ne se fera cependant ni sous la forme héroïque, individualiste et aristocratique du « surhomme » nietzschéen, ni (encore) sous les espèces du communisme marxiste identifié alors sous l'influence de Gustav Landauer à un capitalisme centralisé. Avec l'exode alors vanté par Erich Unger qui préfigurerait celui de Toni Negri, le socialisme libertaire et communautaire de l'anarchiste Gustav Landauer l'emporte encore sur les lectures marxistes qui ne viendront que trois années après. Ce qui est certain, c'est que « Le capitalisme comme religion » est un texte autant caractéristique des relectures radicales et inventives de Max Weber, préfigurant celles d'un Erich Fromm par exemple, qu'il peut également entrer en résonance et correspondance avec les critiques actuelles de la théologie de la libération. Par exemple avec le théologien brésilien d'origine coréenne Jung Mo Sung auteur de L'Idolâtrie du capital et la mort des pauvres (1992), qui avec d'autres insiste notamment sur la dimension théologique et sacrificielle des partisans intégristes de la main invisible du marché. La première mention du communisme apparaît chez Walter Benjamin dans un autre texte de 1921, plus connu celui-là (il a été différemment commenté par Jacques Derrida et Slavoj Žižek), « Critique de la violence » même si l'influence de l'anarcho-syndicalisme de Georges Sorel s'y fait plus grande après la répression du soulèvement spartakiste de 1919, avec la grève générale érigée en mythe révolutionnaire dont la « violence divine » pourrait rompre avec la « violence mythique » du droit.
Le premier ouvrage de Walter Benjamin où la pensée marxiste s'impose définitivement, c'est Sens unique, écrit entre 1923 et 1925 et publié en 1928, montage poétique de citations et de fragments dont la mélancolie résulte des contradictions mêmes de la modernité, mélange d'enfer et d'utopie. C'est le cas en particulier du chapitre intitulé « Avertissement d'incendie » où l'on pourra trouver le passage suivant, parfaitement significatif du marxisme hétérodoxe de son auteur : « Si l'élimination de la bourgeoisie n'est pas accomplie avant un moment presque calculable de l'évolution technique et scientifique (indiqué par l'inflation et la guerre chimique), tout est perdu. Il faut couper la mèche qui brûle avant que l'étincelle n'atteigne la dynamite. » (p. 37). La révolution se comprend donc comme l'événement qui doit interrompre le cours de la catastrophe en cours en court-circuitant toute idée d'évolution. Contre le consensus évolutionniste qui encourage l'attentisme néo-kantien des rangs de la social-démocratie, Walter Benjamin promeut alors l'étincelle du possible messianique, dans une mobilisation séculière de la théologie au service de la « tradition des opprimés », « riche de possibilités inattendues et inouïes » (p. 41). C'est à ce titre que Michael Löwy s'autorise à proposer l'idée « qu'il y a manifestement une affinité secrète » entre la pensée de Walter Benjamin et la théologie de la libération (p. 49). Dans son article publié en 1929 et dédié au surréalisme, envisagé « comme un avatar moderne du romantisme révolutionnaire », s'accentue le désir benjaminien de connexion entre l'anarchisme et le communisme (p. 38), afin de « gagner à la révolution les forces de l'ivresse » (p. 87). Si les textes rédigés au milieu des années 1930, à l'instar de « Expérience et pauvreté » (1933), « L'auteur comme producteur » (1934) et « L'œuvre d'art à l'âge de sa reproductibilité technique » (1935), témoignent d'un accord momentané avec le productivisme du modèle soviétique, cette « parenthèse progressiste » se referme cependant rapidement en 1936 (p. 41). L'article de 1937 consacré à « Eduard Fuchs, collectionneur et historien » consiste à cet égard en une critique radicale du positivisme social-démocrate, ainsi que son culte évolutionniste du progrès partagé par le fascisme, qui n'est pas que la réactivation réactionnaire d'archaïsmes d'un passé mythifié mais un pur produit apocalyptique de la modernité révélateur de son noyau catastrophique.
On le voit bien, le rapport au marxisme n'est ni univoque ni monolithique, soustrait à tout dogmatisme comme le prouvent encore les travaux préparatoires à l'immense chantier inachevé des Passagen-Werk (publié en France de manière posthume en 1986 par les éditions du Cerf sous le titre Le Livre des passages. Paris capitale du 19ème siècle) où, malgré les nombreuses citations faites aux ouvrages de Karl Marx et Friedrich Engels, manquent significativement deux textes essentiels pour la vulgate marxiste de la Deuxième Internationale, Le Manifeste du parti communiste (1848) et La Guerre civile en France (1872). Si le matérialisme historique est désormais acquis, il ne l'est pour Walter Benjamin qu'en étant radicalement dégraissé de toute illusion du progrès. En 1940, les Thèses « Sur le concept d'histoire » parachèvent le renversement révolutionnaire du concept marxiste de révolution avancé dans les Luttes de classes en France 1848-1850, qui n'est plus représentée comme la locomotive de l'histoire mondiale mais, a contrario, comme le frein d'urgence du train du progrès lancé sur la voie ferroviaire de « la collision ou l'abîme » (p. 54).
Janus,
entre discipline révolutionnaire et ivresse anarchiste
L'évocation par Michael Löwy des relations compliquées avec l'ami Gershom Scholem est autrement passionnante pour saisir notamment les origines juives et messianiques de la pensée de Walter Benjamin. Les amis de jeunesse ont partagé en effet « les mêmes préoccupations métaphysiques et théologiques entre 1915 et 1923 » (p. 57). Mais les divergences vont ensuite se creuser, avec Gershom Scholem qui va adopter le sionisme en migrant pour Jérusalem tandis que Walter Benjamin, sans avoir jamais été encarté dans un parti communiste, adhère au marxisme lorsqu'il s'exile à Paris avec l'avènement du nazisme. Les affinités électives entre deux penseurs exemplaires de « l'exil judéo-allemand » et de la « pensée dispersée » chers à l'historien Enzo Traverso, si elles ont eu pour foyers partagés le romantisme allemand (avec Friedrich Schlegel et Friedrich Hölderlin), les utopies libertaires (avec l'anarchisme de Gustav Landauer) et le messianisme juif (avec Martin Buber et Franz Rosenzweig, avec Franz Kafka aussi), a éclaté avec la question critique du marxisme et du communisme, ouverte après deux événements, la rencontre avec Histoire et conscience de classe (1923) et celle, un an plus tard en Italie, avec la militante Asja Lacis. Gershom Scholem a pu parler alors d'une « dissociation » entre la théologie messianique et le matérialisme marxiste chez Walter Benjamin, en reconnaissant laborieusement que « l'imbrication » convenait peut-être mieux à l'ami qui aimait se présenter à lui comme un nouveau Janus, « dont l'un des visages regarde vers Moscou et l'autre vers Jérusalem » (p. 66).
Entre le marxisme et le messianisme, il y aurait donc une passerelle étroite dont l'anarchisme serait un nom légitime, alors partagé par un bon nombre de penseurs juifs-allemands et libertaires du début du siècle, comme Martin Buber et Gustav Landauer. Avant que le communisme ne l'emporte chez d'autres intellectuels parmi les contemporains de Walter Benjamin comme György Lukacs, Ernst Bloch et Erich Fromm. Sauf que, chez Walter Benjamin, la disposition libertaire d'une justice messianique n'a jamais cessé de clignoter, déjà avec « les images utopiques, révolutionnaires et messianiques » qui hantent l'un de ses tout premiers textes, la conférence intitulée « La vie des étudiants » (1914). Autre moment privilégié, la référence explicite à l'anarcho-syndicalisme de George Sorel à l'occasion de « Critique de la violence » (1921), un texte marqué entre autres par sa détestation de la police, « la forme de violence la plus dégénérée qui se puisse concevoir », et la tâche urgente d'en finir avec « la violence de l'État » (p. 72). C''est encore le cas de Sens unique à la fin des années 1920 où la figure de l'anarcho-syndicaliste, qui soumet toute sa existence à l'impératif de ses engagements politiques, s'oppose radicalement à celle du politicien conservateur, en contradiction dans la sphère privée avec ses engagements publics. En 1929, l'essai sur le surréalisme comme « dernier instantané de l'intelligentsia européenne » expose avec une frontalité nouvelle l'obligation de tenir une position « infiniment périlleuse entre la fronde anarchiste et la discipline révolutionnaire » (p. 76). L'ivresse à connotation dionysiaque évoquée dans son texte sur le surréalisme représente délivre la puissance intempestive et messianique du « Rausch », qui n'est pas seulement l'affaire de la consommation de « Haschisch à Marseille » (pour reprendre le titre du texte éponyme écrit en 1928). Comme l'œuvre à visée anthropologique de Johann Jakob Bachofen concernant les sociétés matriarcales, valorisée tant par le marxiste Friedrich Engels que par l'anarchiste Élisée Reclus, l'ivresse dont les forces sont ce que la révolution doit gagner pour l'emporter appartient à un romantisme anticapitaliste assumé. Mais seulement et strictement dans une optique libertaire de fait opposée à toute fascination réactionnaire pour le passé mythifié tel que l'entretient le fascisme, cet « obscur sortilège runique » (p. 120).
Voilà bien le sens profond du « bond du tigre dans le passé » dont l'image dialectique surgit à l'un des carrefours des Thèses « Sur le concept d'histoire » : « Benjamin ne prône pas un retour au passé, mais – selon la dialectique propre au romantisme révolutionnaire – un détour par le passé vers un avenir nouveau, intégrant toutes les conquêtes de la modernité depuis 1789 » (p. 78). C'est ce que Michael Löwy nomme « les noces chimiques des deux matérialismes » chez Walter Benjamin, dont le « matérialisme anthropologique » s'appuie dialectiquement sur les deux jambes d'un marxisme expurgé de toute idée d'évolution et de progrès et sur un imaginaire romantique et utopique séculier, en rupture avec la religion (p. 82-83). Autrement dit, il faut pour donner à la révolution l'énergie du tigre bondissant conjuguer Marx à Rimbaud. Pour citer André Breton : « ''Transformer le monde'' a dit Marx ; ''changer le monde'' a dit Rimbaud : ces deux mots d'ordre pour nous n'en font qu'un » (p. 87). Combiner l'ivresse anarchiste et la discipline communiste impose au matérialisme d'être à la fois conséquent anthropologiquement, en étant notamment prémuni de toute tentation fasciste (dont la séduction s'est provisoirement invitée à l'occasion du manifeste Contre-Attaque scellant en 1935 l'éphémère réconciliation entre le groupe des surréalistes et le futur Collège de sociologie animé deux ans plus tard par Georges Bataille, Roger Caillois et Pierre Klossowski). Un matérialisme qui marche sur ses deux jambes, anthropologique-anarchiste et historique-marxiste, parce qu'il est ouvert, enfin, à accueillir favorablement les étincelles du possible, les parcelles d'une rédemption messianique dédiée à des réalités oubliées ou des possibilités non réalisées. Comme autant de promesses ou d'épiphanies que Walter Benjamin aura dialectiquement nommés des « illuminations profanes ».
La barricade, la marionnette et le nain
Le marxisme hérétique de Walter Benjamin l'est donc deux fois. D'une part en faisant la critique radicale du progrès. D'autre part en relisant l'histoire non pas comme le produit dynamique de la lutte des classes, mais du point de vue mélancolique des vaincus et de la tradition des opprimés. Michael Löwy y insiste encore à l'occasion des notes accumulées pour les Passagen-Werk concernant la thématique de la ville. Et plus particulièrement de la barricade comme dispositif privilégié des insurrections de 1830, 1848 et 1871 comme de cette « haussmannisation de Paris » dont l'« embellissement stratégique » est à juste titre considéré comme une entreprise de guerre urbanistique (p. 96). La barricade est une autre illumination profane, attractive et passionnelle pour employer le vocabulaire du socialiste utopique Charles Fourrier. Un dispositif populaire d'attraction passionnée, dédié au soulèvement révolutionnaire des foules émeutières. Parmi lesquelles les femmes qui y jouèrent un rôle décisif (ce sont les « Jeanne-Marie des faubourgs » célébrés par Rimbaud puis, le citant, par Aragon), en soustraction ou excès aux assignations normatives du patriarcat. On comprendra aisément pourquoi le préfet de Paris de Napoléon III, le baron Haussmann, qui se présentait d'ailleurs lui-même comme un « artiste-démolisseur », a été missionné au percement des grands boulevards rectilignes afin de détruire les quartiers habituels des émeutiers, tout en initiant dans la foulée un vaste mouvement spéculatif sur l'immobilier. L'éventrement de Paris s'est ainsi doublé d'une désertification, la capitale saignée par des boulevards percés au bénéfice des canons qui résonnent peut-être déjà dans La Vie parisienne (1866) de Jacques Offenbach.
La Commune de Paris, sûrement victime de frilosité proudhonienne à l'égard du pouvoir bancaire, « met fin à la fantasmagorie qui domine les débuts du prolétariat », plusieurs fois leurré par sa croyance à pouvoir négocier avec la bourgeoisie qui n'a eu besoin du coup de main ouvrier que pour instituer avec l'écrasement des communards la République sanglante de Thiers (p. 115). Mais la révolution qui a rédimé en Russie les impasses grandioses des communards tarde à s'étendre au reste du monde pour des sociaux-démocrates réformistes et attentistes, tandis qu'en France le Parti communiste tente une nouvelle alliance avec la bourgeoisie contre la menace grandissante du fascisme. Le pessimisme est grand pour Walter Benjamin qui, à la même époque, voit dans la Guerre d'Espagne la continuation par d'autres moyens d'une même guerre anti-populaire menée par Haussmann. Mais est non moins grande l'obligation de son organisation pour le penseur hétérodoxe qui, à l'opposé du discours réactionnaire de Carl Schmitt ou de la mystique de la guerre d'un Ernst Jünger, mobilise la théologie pour offrir une nouvelle chance à la révolution, alors otage de la représentation évolutionniste et mécanique de l'histoire partagée par la social-démocratie et le marxisme soviétique. Lecteur du socialiste révolutionnaire suisse Fritz Lieb qui voit dans le nazisme un moderne Antéchrist, Walter Benjamin n'a pas oublié non plus la lecture décisive qu'aura été L'Étoile de la rédemption (1921) de Franz Rosenzweig. C'est ainsi qu'avec la première des Thèses « Sur le concept d'histoire », Walter Benjamin va introduire, outre l'allégorie de l'Ange de l'Histoire avancée dans la thèse IX sous l'influence d'un tableau de Paul Klee, « une allégorie ironique : un automate joueur d'échecs – le matérialisme historique – qui peut gagner chaque partie grâce à un nain caché dans l'appareil – la théologie. » (p. 127). S'inspirant d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe traduite par Charles Baudelaire et intitulée « Le joueur d'échec de Maelzel », Walter Benjamin, qui profite ici de l'occasion pour inverser la définition scolastique de la philosophie comme ancilla theologiae (comme « auxiliaire de la théologie »), avance l'idée originale d'une « complémentarité dialectique » entre messianisme théologique et matérialisme historique. La thèse II précise ainsi cette dialectisation du thème messianique et du motif révolutionnaire, cette correspondance au sens baudelairien du terme qui permet de nouer remémoration et rédemption : « Il existe une entente tacite entre les générations passées et la nôtre. Sur Terre nous avons été attendus. À nous, comme à chaque génération précédente, fut accordée une faible force messianique sur laquelle le passé fait valoir une prétention. » (p. 133).
Autrement dit, pour citer le vif résumé qu'en donne Michael Löwy : « Il n'y a pas de Messie envoyé du ciel : nous sommes nous-mêmes le messie, chaque génération possède une parcelle du pouvoir messianique qu'elle doit s'efforcer d'exercer. » (idem). Ou bien encore : « La rédemption est une auto-rédemption, dont on peut trouver l'équivalent profane chez Marx : les hommes font leur propre histoire, l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes. » (p. 134). Les profondes affinités avec la théologie de la libération, notamment dans l'idée de brosser à rebrousse-poil l'histoire dans le sens rédempteur de la tradition des vaincus et des opprimés, ainsi que l'avertissement d'incendie prophétique provoquée le capitalisme planétaire avèrent la contemporanéité de la pensée de Walter Benjamin, à l'heure où sont devenues inséparables la question sociale et la question environnementale. « En septembre 1940, Benjamin fut arrêté par la police espagnole à Port-Bou, à la frontière entre la France de Vichy et l'Espagne de Franco. Menacé d'être livré à la Gestapo, il choisit le suicide : ce fut son dernier acte de résistance » (p. 135). Depuis, la sentinelle messianique est devenu cet ange mélancolique, cette étoile du matin qui n'a jamais cessé d'être à nos côtés, veillant à chaque seconde pour nous permettre d'y voir une porte étroite par où peut se glisser l'étincelle de la rédemption dont nous avons héritée des générations qui nous ont précédés. Et qui nous ont bien prévenus de ceci : « Aucune fatalité : l'avenir reste ouvert. » (p. 160).
7 août
2019