L’intérêt de Marina Abramovic – The Artist Is Present, le documentaire de Matthew Akers et Jeff Dupre produit en 2012 pour HBO et consacré à l’artiste contemporaine Marina Abramovic, est relativement limité tant son caractère apologétique nuit à toute velléité de problématisation d’un geste qui n’en demeure pas moins parmi les plus passionnants de l’art corporel, contradictions comprises. Il faut dire que le documentaire en question s’inscrit explicitement dans l’entreprise stratégique de consécration artistique entreprise par Marina Abramovic et son entourage à l’occasion de l’immense rétrospective organisée au Museum of Modern Art (MoMA) de New York du 14 mars au 31 mai 2010. L’artiste l’avoue elle-même en toute simplicité aux documentaristes chargés de lui tirer (on a envie d’écrire : lisser) le portrait. Le plus grand désir de celle qui s’autoproclame de manière un peu ironique « la grand-mère de l’Art Performance » marqué par ces grandes figures qu'ont été, entre autres, Yoko Ono (Cut Piece en 1965, une performance où les personnes dans l'assistance montent sur scène pour lui découper des parties de ses vêtements avec une paire de ciseaux), Chris Burden (Shoot en 1971, une performance qui a vu l'artiste se faire tirer dessus) et Gina Pane (Azione sentimentale en 1973, une performance montrant l'artiste se planter des épines dans l'avant-bras et se couper la paume de la main avec un rasoir) consiste actuellement à vouloir définitivement sortir du ghetto underground. Se défaire de l’étiquette d’artiste alternative lui permettrait ainsi de bénéficier enfin de la reconnaissance institutionnelle la plus entière.
Les participations aux éditions numéro 7 et 9 de la Documenta de Cassel (en 1982 puis en 1992), l’enseignement dans les prestigieuses écoles des Beaux-arts des villes de Hambourg (1992-1995) et de Brunswick (1997-2004) ainsi que l’attribution convoitée du Lion d’or à la Biennale d’art contemporain de Venise en 1997 représentent les jalons essentiels d’un parcours de consécration institutionnelle parachevée par la grande rétrospective new-yorkaise du MoMA précisément intitulée The Artist Is Present. Une première occasion (forcément) manquée pour les deux auteurs du documentaire (précisément parce que leur film est entièrement happé par la courte vue de sa perspective apologétique) en termes de problématisation aurait consisté à mettre en rapport le désir légitime de consécration institutionnelle d’une artiste par ailleurs reconnue dans la radicalité esthétique de son geste et le fait qu’elle regrette que plus personne ne lui demande lors d’interviews si son travail relève véritablement de la sphère artistique. Parce que, justement, la raréfaction de ce genre de question témoigne d’une intégration réussie de l’artiste dans l’ordre consensuel de la reconnaissance institutionnelle, quand bien même son désir de consécration ne doit pas, de son point de vue à elle, contredire sa volonté de perpétuer et renouveler la radicalité du geste esthétique qui définit sa singularité artistique.
The Artist Is Present, la rétrospective comme le documentaire qui en consigne tout à la fois la mise en place, le déroulement et la satisfaction apportée une fois son terme atteint, exposait pourtant les éléments contradictoires entre ce qui relève de l’ordre du consensus et ce qui appartient à la logique de ce que Jacques Rancière appellerait dissensus. Entre l’entreprise de légitimation institutionnelle d’un côté et un geste qui désire de l’autre toujours affronter les limites définitionnelles de l’art à partir d’une mise en jeu radicale du corps de l’artiste, il y a en effet un écart littéralement néantisé par les auteurs du film. Ces derniers sont en effet malheureusement incapables de tenter, ne serait-ce qu’un peu, de mettre en relation des éléments objectifs de contradiction qui auraient autorisé la problématisation de la situation actuelle d’une artiste quand on la rapporte à ses performances marquantes des époques précédentes (notamment à l’époque de son travail avec son compagnon d’origine allemande F. Uwe Laysiepen dit Ulay). Ainsi, la reprise par de jeunes artistes contemporaines des grandes performances corporelles des années 1970 proposée par The Artist Is Present invite à faire d’une volonté de synthèse autorisée par la perspective de la rétrospective le principe généreux d’une passation générationnelle de témoin. Le témoin passerait ainsi symboliquement entre la jeune génération actuelle et une artiste née en 1946 qui travaille depuis quarante ans maintenant à soumettre son corps à diverses épreuves terrifiantes, de l’auto-flagellation à l’immobilité en passant par la répétition d’un même geste (se peigner ou hurler) pendant plusieurs heures d’affilée. Sauf que cette reprise répète, au nom de l’entreprise de consécration générale, le geste inaugural en le neutralisant dans ses possibilités transgressives puisque c’est la validation institutionnelle qui est visée, et non pas l’épreuve de vérification de l’actualité transgressive du geste. Significativement, les performances les plus radicales (comme la congélation du corps ou son exposition au centre d’une étoile de feu, comme encore la lacération de la chair ou l’absorption de psychotropes) n’ont semble-t-il pas été répétées, comme si le principe de la reprise devait induire, en corrélat de l’entreprise de consécration, la mise à l’écart comprise comme la relégation de la violence du geste dans son exposition inaugurale.
Il faut se souvenir également de Rythm 0 (1974), une performance unique à la radicalité (brechtienne) inouïe montrant l'artiste s'offrir, en présence de 72 objets du quotidien (dont un fouet, un rouge à lèvres, de l'huile d'olive mais aussi un scalpel, un revolver ainsi qu'une balle), à la libre disposition des spectateurs de la galerie qui, entre 20 heures et 2 heures du matin, pouvaient faire d'elle ce que bon leur semblait. Alors que Marina Abramovic demandait aux spectateurs de la performance de faire l'expérience de surmonter les pires tendances sadiques qui pouvaient les titiller à ce moment-là, certains d'entre eux se sont amusés à la déshabiller et l'humilier. Une performance de ce type, susceptible de gâcher la célébration de l'artiste consacrée, n'a semble-t-il pas été répétée non plus. De la même façon, la performance intitulée Balkan Baroque montrant l’artiste assise des jours durant sur des ossements de bœufs, les dépiautant du reste de chair qui leur restait et chantant des lamentations traditionnelles yougoslaves, semble avoir été écartée (en tout cas elle l’est par le documentaire), alors même que Marina Abramovic (qui est née à Belgrade) affirme politiquement aujourd’hui son identité civile monténégrine. Il faut quand même rappeler ou bien prendre en considération la puissance tout autant esthétique que politique des performances (Relation Works, 1976-1979) qui ont montré Marina Abramovic et son partenaire Ulay se distribuer à tour de rôle des gifles pendant des heures, se rouler des pelles pendant des heures, se heurter corps contre corps pendant des heures, se hurler dessus et alternativement pendant des heures. Et cela afin de saisir notamment comment la violence corporelle des rapports entre les genres pouvait trouver à s’expérimenter pour s’épuiser dans une forme de désœuvrement strictement artistique. L’épuisement induisait alors une neutralisation ou une désactivation de la violence sociale (sociale au sens où le social est incorporé – le social fait corps) inhérente au couple hétérosexuel saisi par la domination masculine. Et cette désactivation propre à de telles performances valait alors pour une forme de sublimation opérée au sein même de l’espace artistique, et dont l’accomplissement dans le cadre de leur exposition valait pour soutenir la « procédure-de-vérité » (Alain Badiou) de l’amour partagé par ses sujets qu’ont été Ulay et Marina Abramovic. Parce qu’il faut vraiment de l’amour pour se gifler ainsi sans faire de ces gifles le support d’une violence nécessaire à l’établissement d’un rapport de pouvoir (on se souvient que les baffes étaient distribuées par les deux artistes à égalité et à tour de rôle, ce qui n’est pas vraiment le cas dans des situations de violence conjugale).
L’amour et l’art comme modes de désactivation-sublimation d’une violence qui sinon s’éprouve, ailleurs que sur la scène artistique, dans le registre domestique et conjugal par exemple analysé par la sociologue Maryse Jaspard à l’occasion de l’enquête ENVEFF (Enquête Nationale sur la Violence Envers les Femmes en France) en 2000 : c’est justement cela qui a disparu de la rétrospective du MoMA au profit de la reprise dépolitisée des performances d’antan. Alors que les performances d’hier neutralisaient la violence par sa ritualisation codifiée et systématique (une codification et une systématicité strictement corrélées à la pratique de la performance artistique et son exposition publique), leur reprise contemporaine entraîne la désactivation de leur pouvoir de neutralisation synonyme, en toute logique, de leur dépolitisation. L’autre grand moment de The Artist Is Present consiste en la reprise par Marina Abramovic elle-même de l’avant-dernière performance (Nightsea Crossing, 1981-1986) du couple Ulay et Marina Abramovic datant du milieu des années 1980. Face à face, ils étaient assis sans bouger, huit heures par jour, six jours sur sept, pendant plusieurs années et dans plusieurs sites disséminés dans le monde entier (la dernière performance eut lieu à Lyon). Les déformations squelettiques dont a été victime Ulay ont entraîné pour sa sécurité son retrait de la performance qui, prolongé par l’ultime performance du couple (The Lovers en 1988), aura signifié la fin de leur relation amoureuse tout autant qu’artistique. The Lovers consistait en une traversée à pied de la grande muraille de Chine (il a fallu six ans de négociations pour réussir à convaincre l'État chinois de réaliser cette performance et ces six années appartiennent de plein droit à la performance elle-même). Ulay partant d’une extrémité de la muraille et Marina Abramovic partant à l’autre bout, les deux ont fini pour se croiser au milieu du chemin et s’étreindre une dernière fois avant la séparation finale d’un couple qui aura fait pendant les douze années de leur amour le plan de consistance de leur art.
Puisque Ulay a abandonné la chaise qui faisait face à celle occupée par Marina Abramovic, celle-ci décide donc de l’offrir aux spectateurs de la rétrospective du MoMA qui peuvent ainsi pendant un temps laissé relativement à leur libre disposition faire partie de et partager avec l’artiste présente l’une de ses performances les plus célèbres. Plus de 716 heures durant, l’artiste (âgée de 63 ans tout de même au moment de la performance) est restée assise, offrant la possibilité à des milliers de spectateurs (sur les 750.000 qui sont venus au MoMA durant la rétrospective) de vivre un moment relevant autant de la participation à l’œuvre en court que de la coprésence fortement chargée sur le plan émotionnel. Ce geste d’inclusion démocratique des spectateurs est souvent bouleversant, notamment quand des spectateurs manifestent l’émotion sincère qui les affecte à ce moment-là. Et ce d’autant plus que Marina Abramovic sait intelligemment interrompre chaque rencontre en se retirant en son for intérieur (elle ferme les yeux) pour s’ouvrir ensuite à l’apparition de chaque nouveau participant et lui offrir le regard le plus susceptible de singulariser ce moment partagé. Quand Ulay apparaît comme participant parmi d’autres de la performance en cours, l’émotion est tellement intense que Marina Abramovic, pour la seule et unique fois durant les trois mois de la performance, tend ses mains en direction de l’homme qu’elle a passionnément aimé. Ce qui bouleverse aussi, c’est de comprendre que du couple naguère formé par Ulay et Marina Abramovic, c’est la seconde qui bénéficie aujourd’hui de la plus grande consécration artistique en regard de laquelle Ulay, visiblement très fatigué, n’est plus qu’un être parmi d’autres (même s’il a eu, seul et unique, droit à cet élan exprimé par les bras tendus et les mains ouvertes).
Il est alors vraiment dommage que ce moment expressif soit complètement raté en termes filmiques par le documentaire (qui n’a que de la musique à plaquer sur des images qui auraient vraiment mérité mieux). Et il est encore plus dommage que ce beau moment soit l’objet d’une médiatisation (tout le monde photographie et applaudit) qui rend compte d’une préparation, voire d’une programmation de l’événement. Ce dernier participe ainsi à l’entreprise générale de légitimation institutionnelle soutenue par une stratégie bien calculée en termes médiatiques et communicationnelles. D’ailleurs, certains spectateurs ne s’y sont pas trompés, tentant de se servir de l’occasion de partager la performance de Marina Abramovic pour tenter un effort de singularisation (apparaître avec un cadre noir sur le visage ou bien se dévêtir complètement) vite neutralisé par les hommes chargés de la sécurité du site. Enfin, le désir clairement exprimé par l’entourage de l’artiste d’atteindre le million d’entrées au MoMA participe à déterminer l’accélération du temps de présence disponible des visiteurs souhaitant participer à la performance de Marina Abramovic. Alors, l’œuvre d’art voit s’affaiblir son principe libertaire et démocratique au nom d’un défilement de temps de coprésence programmés pour être comprimés (et ramenés au 15 minutes maximum – le fameux quart d’heure de célébrité d’après Andy Warhol). A la chaîne. Alors, la performance voit s’amoindrir sa portée générique au nom du désir narcissique de jouir d’un grand moment émotionnel (mais aussi médiatique) avec l’artiste en cours de consécration, avant de céder la place aux suivants qui font la queue comme ils la feraient aux guichets d’une administration publique. On sait que l’art corporel pratiqué par Marina Abramovic puise ses sources dans la discipline de fer héritée de ses parents (des héros de la résistance nationaliste et communiste en 1945) comme du mysticisme de sa grand-mère.
On a alors l’impression que la part mystique paraît l’avoir emporté sur la question de la discipline des corps, et ce au nom de la production d’intensités indistinctement émotionnelles et médiatiques, dignes de tendre momentanément l’existence des participants à la performance de la grande artiste consacrée. C’est comme si l’art corporel de la body-artiste, capable avec Ulay de reformuler l’interrogation spinozienne de l'Éthique (« On ne sait pas ce que peut un corps ») à l’époque du féminisme et de l’interrogation radicale de la violence banalisée propre au couple hétérosexuel, s’était transmué en art relationnel créateur non plus d’objets mais de situations et de rencontres mémorables, et dont Jacques Rancière analyse qu’il représente avec d’autres formes contemporaines le « tournant éthique de l’esthétique et de la politique ». Autrement dit, « (…) l’éthique soft du consensus et de l’art de proximité [entendu comme] accommodation de la radicalité esthétique et politique d’hier aux conditions actuelles » (in Malaise dans l’esthétique, éd. Galilée-coll. « La philosophie en effet », 2004, p. 171).
Vendredi 28 décembre 2012
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