Hier le syncrétisme pop de la trilogie Matrix offrait à l'industrie du blockbuster d'anticiper l'avenir du tout numérique en lui adjoignant le supplément d'âme chéri par les herméneutes, qu'ils soient platoniciens ou gnostiques. Aujourd'hui la pilule qu'elle soit rouge ou bleue ne passe plus du tout. Le terrier du lapin blanc s'est engorgé depuis des ruines monumentales d'une franchise trop complaisante avec elle-même pour sortir le nez de son nombril.
Au point même que le schématisme binaire de cet univers n'effraie jamais Lana Wachowski qui se prénommait encore hier Andy. L'obscénité d'une industrie des obsolescences programmées est une caverne, la matrice régressive malgré ses atours high-tech hors de laquelle des adulescents ayant si mal vieilli ne veulent surtout pas sortir.
La troisième pilule
Matrix représente incontestablement une date dans l'histoire récente du blockbuster. Tournée entre 1999 et 2003, la trilogie des frères Andy et Larry Wachowski offre en dépit de ses défauts comme des grumeaux un syncrétisme inédit, appareillé aux nouvelles transformations culturelles que l'industrie a dû apprendre à intégrer. Sur le plan du mixage des genres (la science-fiction incorpore des éléments du wu xia pian, du kung-fu et du manga, y compris le téléphone du téléfilm Le Monde sur le fil de Rainer Werner Fassbinder). Sur le plan aussi de la relance des idées (le monde est une illusion, l'adage perdure à l'âge des simulacres informatiques) comme de la réinitialisation des récits (le monomythe de Joseph Campbell avec son héros répondant à l'appel des prophéties autoréalisatrices pour autant qu'elles incluent le spectateur se reconnaissant en lui, déjà à œuvre dans les sagas Dune et Star Wars).
Matrix plonge ainsi avec entrain dans l'internet domestique alors balbutiant tout en préfigurant pour le cinéma le grand tournant numérique des années 2000-2010.
Les inspirations littéraires (Philip K. Dick) et même philosophiques (Jean Baudrillard rétif à l'hommage quand Alain Badiou y a vu pour sa part une version postmoderne mais bien fichue de l'allégorie platonicienne de la caverne), si elles sont enveloppées dans un cocon gnostique virant New Age, valent à l'évidence peu face aux formidables arabesques tracées dans l'espace urbain par des figures affranchies des lois de la physique élémentaire (avec le bullet time chipé à Michel Gondry). Le combat titanesque entre Neo et l'agent Smith n'est pas seulement la lutte éternelle et bien manichéenne entre l'Un (Neo est l'anagramme bêta de One) et l'Autre qui est le Multiple (le programme de surveillance de la matrice devient un virus qui s'y répand comme un cancer). Il arrache du despotisme paranoïaque de la causalité la fiction nécessaire de la décision. Rejouer pour l'énième fois le dilemme du déterminisme et du libre arbitre, qui est l'un des tropes du script hollywoodien, consiste ainsi à rappeler le pouvoir performatif de l'imagination.
Autrement dit, la puissance des illusions nécessaires qui peuvent se traduire encore en fictions constituantes est ce dont l'humain a besoin pour se constituer en sujet. Quand bien même la loi et son règne sont à la programmation qui, de biologique et naturelle, est devenue avec la mort de Dieu informatique et numérique (Matrix ne fait que prolonger ici Ghost in the Shell de Mamoru Oshii).
Les choix à deux options (les pilules bleu et rouge de Morpheus) se prolongent encore dans le système binaire logé dans le microprocesseur des microordinateurs. Mais la décision qui s'excepte de la logique binaire constitue un troisième terme (c'est la troisième pilule qu'oppose Slavoj Žižek au manichéisme du blockbuster). Elle introduit autrement dit une exception qui reconstitue la dialectique nécessaire à faire disjoncter à la fois l'imaginaire d'une liberté absolue et celui, mimétique, d'un déterminisme absolu quand elle symbolise la décision dont la fiction lui donne après coup sa propre raison. Quand Neo répond au désir de l'autre (Morpheus puis Trinity), il rencontre son propre désir qui le constitue en sujet libre qui l'est toujours depuis le regard de l'autre. Même si les sujets libres adoptent ici l'apparence ridicule d'une secte gnostique formée de hipsters new-yorkais hyper-branchés.
Il n'y a donc pas d'autre liberté, radicalement, que celle du désir quand on le reconnaît comme le désir de l'autre et sa redécouverte – un platonisme pour les uns, un gnosticisme pour les autres et pour ceux qui restent un lacanisme qui n'aura pas oublié Hegel – est le lapin carrollien que l'on a eu envie de suivre malgré la douche verte de 0 et de 1 (et ses caractères japonais dont le code secret cache l'ouvrage de cuisine japonaise de la compagne du chef décorateur Simon Whiteley). La culture pop s'est depuis emplie d'une foultitude d'œufs de pâques que continuent encore de décortiquer les théoriciens improvisés des Matrix Studies. Hollywood y aura trouvé de son côté une poule aux œufs d'or lui ayant rapporté plus d'un milliard de dollars au box-office.
La quatrième ne passe pas
Andy et Larry Wachowski sont entre-temps devenu-e-s Lana et Lilly Wachowski et la fratrie est entrée autrement dans l'histoire quand elle est progressivement devenue une sororité. Le cinéma n'est absolument rien dans cette affaire quand le changement de genre est, lui, célébré avec une publicité de soi à laquelle souscrivent des artificiers qui ont eu bien du mal depuis à renouveler leur commerce comme le prouvent les inégaux et toujours plus boursouflés Speed Racer (2008), Cloud Atlas (2012), Jupiter Ascending (2015) ainsi que les deux saisons de leur série Sense8 (2016-2018). On y ressasse dans une grâce intermittente les transcendantaux habituels qui sont aussi des banalités d'usage à l'ère des nouvelles spiritualités dont le syncrétisme tient là encore du recyclage. Les narrations s'y accomplissent ainsi comme des métempsycoses dédiées aux héros que l'amour interconnecte comme une connexion Internet et dont les vies se réinitialisent comme le bouton reset en informatique, le reboot d'un PC ou encore la fonction effacer l'historique (dans le même registre, les dernières aventures de Spider-Man séduisent davantage).
Lana, seule, signe ce quatrième volet entrepris vingt ans après la première trilogie et la pilule verte ne passe plus du tout. Ce qui pleut sur nos yeux, ce ne sont plus seulement des 0 et des 1 mais un tombereau d'éloges qui tiennent dans une totale absence de vergogne de la pure et simple auto-congratulation. On n'est jamais mieux servi que par soi-même dit-on et c'est ici un festin qui ne craint pas l'indigestion de ses convives quand l'auto-citation s'appuie sur tous les effets disponibles, flash-back et projections arty dignes d'une installation d'art contemporain. L'argument scénaristique du jeu vidéo est une parade infantile mais nécessaire pour dire et redire, répéter et clamer haut et fort à quel point Matrix a été une carton commercial en plus d'être une révolution artistique totale, un monument culturelle dont la richesse allégorique est inépuisable. Si, si.
On aimerait soupçonner un peu d'ironie mais de soupçon il n'y a pas. Non, cette affaire-là est trop sérieuse pour plaisanter et il y va de notre destin qui consiste à sortir de la matrice par le haut qui est l'amour, toujours. Oui mais l'amour est un événement qui n'arrive qu'à quelques-uns, les happy few contre lesquels se jette la meute grégaire des moutons furieux – tous des hommes et tous des blancs – filmés comme les infectés de World War Z.
C'est l'un des pires aspects du gnosticisme et il s'affiche sans honte bue ici : peu nombreux sont les élus quand tous les autres se complaisent à rester cramponnés dans la matrice. Et peu importe si ce sont les masses qui font aussi le succès des blockbusters.
Comme on pouvait s'y attendre, le quatrième volet des aventures de Néo, à nouveau amnésique il le faut bien, c'est son destin, est un reboot qui mise si peu sur le vieillissement de ses acteurs, Keanu Reeves et Carrie-Ann Moss (au contraire, on se goberge du syndrome Dorian Gray accablant le premier). En allant même jusqu'à tirer un trait sur la clarté accompagnant hier les séquences d'action, ici filmées-montées à la truelle comme une vulgaire opération béton de Michael Bay. On regrette l'absence des acteurs charismatiques de la précédente trilogie, Laurence Fishburne (Morpheus) et Hugo Weaving (Smith), que souligne par défaut leur remplacement par les nouveaux venus, Yahya Abdul-Mateen II (vu dans Watchmen) III et et Jonathan Groff (vu dans Mindhunter).
On aimerait encore passer l'éponge sur des bidules infantiles avérant qu'il est devenu impossible d'échapper aux fourches caudines de Disney (à l'exemple des « synthients », ces formes de vie artificielles qui ont rejoint gentiment la résistance, les unes phosphorant comme dans Avatar, les autres gargouillant comme les Porgs des derniers Star Wars). Mais non, c'est impossible. Comme on s'insurge de voir Trinity recouvrer sa mémoire en exigeant qu'on cesse de l'appeler Tiffany parce que la référence au personnage d'Audrey Hepburn dans le sublime Breakfast at Tiffany's – Diamants sur canapé (1961) de Blake Edwards. Il y a pire insulte quand même.
La matrice, on n'en sortira jamais
L'auto-congratulation connaît cependant ses limites, il y a de l'autocritique aussi. Par exemple le choix proverbial entre les deux pilules caractérisé comme binaire par la nouvelle venue, Bugs (au pluriel avec deux bugs pour le prix d'un, le lapin des looney tunes Bugs Bunny et l'anomalie informatique). La critique du binarisme irait de soi dans un film tourné par une femme qui a été hier un homme mais qui, le tournant sans sa sœur qui fut son frère, fredonne partout une petite musique binaire. C'est le manichéisme de ses obligés gnostiques. Binaire est la lutte des méchants contre les gentils, des humains contre les machines, des happy few contre les moutons many many sad. Binaire est l'émancipation de la femme qui ne le doit qu'à son homme et si, à la fin, Trinity vole comme hier Neo, c'est seulement grâce à lui, son désir à elle ayant pour appui son désir à lui dans la même précession qui tient du privilège masculin.
La résurrection n'aura pas eu lieu ; à la place une opération de lifting sur un programme devenu obsolète, une involution.
Les ruines monumentales de la culture saturée, Matrix : Resurrections s'y complaît (le chat s'appelle Déjà-vu) avec une bêtise seulement piquée par la truculente idée de jaillir d'une bouche en particulier, celle du Mérovingien. Revenu d'entre les limbes, le monarque gâté qui hier se la pétait est devenu aujourd'hui un clochard pouilleux, un exilé loqueteux aux dents pourris. Quand sa langue toujours aussi fleurie (le français à nouveau éructé par Lambert Wilson) décharge un ressentiment farci des néologismes collectés dans le dépotoir du contemporain, remake-reboot-spin-off-sequel-prequel, fesse-de-bouc et compagnie, elle dit la vérité, crapoteuse et maquillée.
L'obscénité d'une industrie des obsolescences programmées rejoint alors celle des pires ravalements cosmétiques quand la matrice est un cocon régressif, cette antique caverne malgré ses atours high-tech dont les adolescents qui ont si mal vieilli ne veulent surtout pas sortir.
Né de la contre-culture étasunienne des années 60, le New Age qualifie la tambouille mystique et consumériste d'un âge nouveau qui est celui des ténèbres du capitalisme.
28 décembre 2021