Chez Park Chan-wook, le style m'as-tu-vu épuise en ayant la conviction hystérique. L'épate a tout prix a cependant l'avantage de révéler qu'il n'y a d'hystérie que policière et masculine quand la femme représente la persistance aveuglante d'un sens indécidable.
Avec Decision to Leave, l'agitation frénétique a le sens de faire résonance avec la fébrilité des hommes que bouscule la femme dont l'énigme insiste. Le fond d'œil n'enlève pas la poussière qui, au contraire, donne à l'objectif fisheye, ce regard globulaire de poisson mort, la cécité nécessaire des amours vraies, vitreuses, indécidables.
M'as-tu-vu et épate à tout prix
Voir un film de Park Chan-wook est toujours un exercice d'endurance. Le style m'as-tu-vu du réalisateur coréen épuise en ayant la conviction hystérique. L'épate à tout prix est une mutilation dont l'étymologie cultive le secret quand on rappelle qu'épater un chien consiste à le priver de l'usage d'une patte. Épater ce chien de spectateur, c'est aussi lui écraser le nez sur l'écran. Si être convaincu c'est admettre avoir été battu, knock-out, l'indifférence s'impose alors pour éviter les coups qui brassent du vent en tombant à plat.
Donc, c'est plus fort que lui, Park Chan-wook tourne comme il ferait le pitre, salto avant (les mouvements de caméra), saltos arrière (les jeux de zoom et de focale), saltos costaux (à chaque cut une variation de perspective). Le baroque est un clown qui croit boxer en brassant de l'air. Cette agitation frénétique a cependant le sens de faire résonance avec la fébrilité des hommes que bouscule la femme dont l'énigme insiste. La femme est l'énigme de l'hystérie masculine, c'est classique. Si un homme fait la parade, c'est non seulement pour conquérir (et circonscrire) l'objet de son désir, mais c'est aussi pour fixer son pouvoir de susciter la fièvre qui tient dans sa duplicité. La position masculine est une herméneutique impuissante devant la restance féminine du sens.
C'est la différence remarquable avec Bong Joon-ho qui dialectise l'hystérie des charges par la grâce mélancolique des relâches. Chez lui, la bouffonnerie sociale est un masque des tragédies dont la tuyauterie mène à la fosse septique de la lutte des classes.
Hystérie, aporie
Decision to Leave s'inscrit ainsi dans la série des films, Lady Vengeance (2005), Thirst, ceci est mon sang (2009) et Mademoiselle (2016) pour lesquels l'hystérie masculine répond à la duplicité féminine, bêtement (à côté quand ce n'est pas à plat). Même Stoker (2013), variation obèse en symboles de L'Ombre d'un doute (1943) d'Alfred Hitchcock, montre que la nièce est autrement plus cinglée que l'oncle Charlie. Le scénario a beau multiplier les coups de force, ils ne sont que des fumigènes cachant difficilement qu'il ne tient qu'en deux lignes maximum. Un flic expérimenté entre dans tous ses états pour démasquer la veuve de l'homme qu'elle a peut-être assassiné lors d'une randonnée en montagne. Lui s'agite, elle simule, il est intriqué. Il en fait des tonnes, elle est insaisissable, il est hameçonné. Le style m'as-tu-vu voudrait convaincre en mettant fin à une séduction préalable, son arrestation qui est un arraisonnement. La conviction hystérique est le harpon masculin censé répondre au hameçon féminin de la séduction.
L'hystérie atteste cependant que la victoire, constamment promise, n'arrive en réalité jamais. Le regard est forcément policier en tentant de percer le secret de la suspecte, la femme qui est l'étrangère (elle est chinoise), l'autre qui joue avec tout le nuancier faisant un éventail entre la traduction et la trahison, elle qui ourle la transitivité des messages de l'incertitude de leur sens, toujours un coup d'avance ou bien feignant d'en avoir un. Le regard policier, on le verra (en se souvenant de loin de Quatre mouches de velours gris de Dario Agento), a pour miroir sans tain l'œil vitreux et froid des cadavres et des prothèses, portables et poissons.
On pourrait dire alors que Decision to Leave a la forme hystérique nécessaire à ne surtout pas répondre à l'énigme de fond de son récit. Le style m'as-tu-vu est ainsi la parade aporétique adoptée par ceux qui veulent tout voir pour ne rien savoir de leur désir.
Fond d'œil pour fisheye
L'énigme jouit pourtant d'une nécessité redoublée : pour le flic brimé par le cocon d'une conjugalité millimétrée comme un poisson sur l'étal réfrigéré d'un marché (son épouse experte derrière la console de surveillance de la centrale nucléaire adore les statistiques) ; pour la suspecte qui s'éprendrait de l'homme qu'elle manipule parce qu'il l'accepte et le sait (l'amour est le savoir spéculaire d'un fond dérobé). L'épate est un cache-misère et l'hystérie, le signe de vie désespéré d'une masculinité refroidie. Ce qui arriverait alors à la réchauffer serait la duplicité d'une féminité glissant entre les doigts comme le poisson que l'on a cru avoir ferré.
La femme fatale est ainsi cet antique stéréotype qui dure en ayant moins la peau douce que l'aspect d'une poussière dans l'œil. Le male gaze est dans le brouillard. Il lui faut de toute urgence un remède à l'exemple du sérum physiologique dont s'abreuvent les yeux secs du policier qui se reconnaît des affinités de regard avec les cadavres, les portables et les poissons morts. Le style m'as-tu-vu a la conviction hystérique pour dissiper le brouillard masculin en étant impuissante à mettre la main sur son nimbe féminin.
Un film de Park Chan-wook - et celui-là est peut-être plus explicite que les autres - s'apparente à une opération ophtalmologique : un fond d'œil pour objectif fisheye. Au fond de la piscine qui abrite la possibilité d'un autre assassinat déguisé, le doute persiste : l'éternelle suspecte porte-t-elle une robe bleue ou bien une robe verte ? Un poisson, vu non pas dans un étal réfrigéré mais dans un aquarium, avait déjà indiqué qu'il y avait la possibilité de ne pas trancher. Turquoise est la couleur – féminine – de l'indécidable.
L'amour aveugle
La bonne vieille duplicité féminine fait donc courir tous azimuts le regard masculin, volonté policière de savoir, désir amoureux de laisser faire en sachant ne rien vouloir en savoir. L'hystérie masculine a pour horizon dernier la grande marée recouvrant le trou dans lequel disparaît la femme recherchée. Le trou est bouché mais son paradoxe consiste à laisser fuir comme jamais les grandes eaux de l'indécidabilité (si son suicide est une ultime mascarade hypothétique). Aucune profondeur : la surface a gagné. La femme n'est pas profonde, ce n'est pas une poche mais un miroir, le bain révélateur d'une hystérie dont le fantasme est sa liquidation.
Le style m'as-tu-vu veut bien tout voir et faire voir pour ne surtout rien savoir de ce qui constitue son fantasme originaire : la cécité.
Decision to Leave invite alors à la décision précisément parce que son horizon est l'indécidabilité. La décision invitant à quitter un film avouant malgré tout la raison de ses pénibilités concerne l'amour. S'il aveugle le regard masculin jusqu'à l'hystériser, la cécité serait la preuve mille fois réitérée qu'il n'est pas en voie de décomposition avancée. Le prêtre vampire de Thirst est ainsi le grand frère du policier de Decision to Leave. La femme est l'énigme de l'homme pour autant qu'un poisson mort rêve encore d'aquarium.
6 juin
2022