Quand le cinéma des Dardenne broie du noir, il faut tenir bon et tenter d'y voir clair. Pour Tori et Lokita, un soutien leur est donné par deux chansons. L'une est la version originale italienne d'A la foire de l'est d'Angelo Branduardi, comptine médiévale inspirée d'un air traditionnel juif. La chanson fonctionne par accumulation, la taupe mangée par la chatte mordue par la chienne frappée par la trique brûlée par la flamme éteinte par l'averse bue par la bête tuée par l'égorgeur saigné par l'ange de la mort emporté par le seigneur.
Dans cette version infernale d'A la foire de l'est qu'est le nouveau film des frères palmés, une ruée vers l'or à eux tous seuls, si Lokita est la taupe, les Dardenne en sont les seigneur et ange de la mort, en haut de la chaîne dont la loi d'airain, partagée par les ôteurs hautains du cinéma contemporain, dit la chose suivante : si le scénario est du côté des victimes, la mise en scène reste bel et bien du côté des bourreaux.
La taupe : filmée en plan serré, Lokita raconte des cracks pour avoir ses papiers, puis craque, envahie par une honte amplifiée par la série des examinateurs que dévoile un décadrage. La série est à l'humiliation et nous découvrons y avoir une place de choix.
La chatte : dans les cuisines d'un resto italien, le cuistot fait la loi en obligeant Lokita à la férule des fellations. Le bruit de la braguette anéantit les fausses pudeurs de l'ellipse. C'est le coup de trique sur la tête du gamin qui avait pourtant avalé la leçon.
La chienne : dans la voiture où les solidarités avec le pays d'origine se renversent en exploitation des faibles par les forts, la caméra aménage au spectateur la seule place admissible, celle de la complicité objective avec le salaud. La place du mort.
La trique : dans la serre clandestine qui est comme une image de vérité de ce qu'est devenu le cinéma des Dardenne, le petit kapo gifle Lokita à qui il a battu le rappel qu'ici sa volonté est nulle. Le spectateur est derrière le gifleur, autre complicité qui pue la mort.
La flamme : Lokita aidée de Tori, l'enfant sorcier qui lui porte chance en précipitant paradoxalement son malheur, est forcée à un nouveau chantage sexuel. Sous le lit, il y a Tori. Ellipse. Ce n'est pas toi qui est sale mais ton violeur, lui dit Tori. L'ellipse est sale aussi en confiant au spectateur le tort de croire qu'il n'y a que le pire à imaginer. Si les Dardenne ont les mains propres, c'est en n'ayant plus de mains.
L'averse : Tori et Lokita fuient, la galère des sans-papiers comme un film d'action planté dans la banlieue ouvrière de Liège, avec ses terrains et ses souterrains. Seraing est devenu DardenneLand, une autre foire de l'est qui n'a plus rien du modèle italien du cinéma rossellinien, avec ses montées (d'adrénaline) et ses descentes (de cocaïne). Et son virage, du travail social au gode pénal.
La bête : le petit kapo retrouve Lokita, l'étrangle avant de lui tirer deux balles dans la tête. Avant de la rattraper, le petit kapo aura bénéficié du travail de la caméra, qui court après elle en ouvrant la voie à son exécuteur. Du travail bien exécuté, qui fait très mal.
L'égorgeur : sortant des fourrés où il s'était caché, Tori retrouve le cadavre de Lokita. Là, on remarque qu'il n'y a plus besoin d'ellipse. On aura tout vu, et même plus que lui. La fausse pudeur des ellipses s'évanouit devant le didactisme jouisseur du surmoi.
L'ange de la mort : à l'église, Tori prend le micro en hommage à la défunte Lokita. Il chante une chanson du pays. Puis, lors du générique-fin, on reconnaît A la foire de l'est. La chanson a été profanée aussi, la récapitulation pervertie en accumulation du pire.
Le seigneur : la morale de la fable n'est pas que si Lokita avait eu ses papiers, elle n'aurait pas vécu un calvaire ; la morale est bien plutôt que si elle avait eu ses papiers, il n'y aura pas eu l'autre papier, le scénario pour le film, et le prix cannois allant avec. Il faudra un jour se demander quelle corrélation il y a entre la fascisation de la société et le tournant autoritaire du cinéma d'auteur.
12 octobre
2022