Une femme disparaît. C'est une hantise pour Jean Grémillon qui voit à travers la disparition des femmes qu'elles sont les gardiennes du hors-champ quand le hors-champ engage, avec le risque du désamour, celui de la mort sanctionnant des passions échappant à tout contrôle. Face au hors-champ pareil à un « pot au noir », Le Ciel est à vous est un grand film au sens où il est celui d'une conjuration. Quand les femmes portées disparues reviennent enfin, elles incarnent à l'instar de Thérèse Gauthier le désir d'un côtoiement des limites quand il n'est pas, décisivement, celui de leur franchissement.
L'héroïsme se conjugue au féminin dans un consentement masculin à la déprise, qui est un désœuvrement angélique devant les femmes qui donnent des ailes à leur existence. Le Ciel est à vous construit ainsi un espace pour un au-delà de la pastorale, destiné à une collectivité détachée de ses vieilles racines communautaires, en accueillant les machines et les exceptions qui en élargissent l'horizon dans le sens de l'égalité et de l'émancipation.
Une femme disparaît
(la disparition, son obsession, sa conjuration)
Une femme disparaît. C'est une hantise dans le cinéma de Jean Grémillon. Une obsession qui s'exprime très tôt dès son premier long-métrage de fiction, Maldone (1928), où le héros éponyme joué par Charles Dullin qui a aussi produit le film, jeune bourgeois rangé d'une jeunesse turbulente à la suite d'un héritage, retrouve par hasard la bohémienne Zita qu'il a connue et aimée autrefois. Alors c'est plus fort que lui, il lui faut à nouveau la suivre en reprenant la route d'une passion qui, tous les jours, recommence à zéro. Une autre femme disparaît, l'héroïne de Daïnah la métisse (1931), beauté métisse qui suscite la fascination parmi les passagers d'un bateau passant l'équateur. Un soir elle s'évanouit, perdue de vue après une seconde nuit passée en compagnie du matelot Michaux (Charles Vanel). On se dispute les hypothèses, meurtre du mari jaloux ou bien du marin qui la désire et l'aurait violée, suicide par désespoir ou bien fuite dans un hors-champ indécidable. Difficile malgré la fin de trancher. Zita est la figure classique d'une passion qui fait retour en restant inextinguible. Daïnah Smith figure quant à elle l'énigme ô combien plus moderne des attirances contrariées quand elles se jouent à l'intersection des dominations, rapports de sexe, de race et de classe. La femme du magicien jaloux est une sorcière créole, une déesse (DS sont ses initiales).
D'autres femmes disparaissent dans les films de Jean Grémillon. Il y a les femmes qui, comme Zita, reviennent dans la vie des hommes qui croyaient les avoir perdues de vue pour en chambouler radicalement l'existence. C'est encore le cas, fatal celui-là, de l'aventurière Madeleine (Mireille Balin) pour l'ancien légionnaire Lucien dans Gueule d'amour (1937). Et puis il y a celles que les hommes quittent volontairement parfois, parfois à regret, également à leur corps défendant. On pense à l'épouse et à la fiancée du gardien de phare et de son fils atteint de la rage dans Gardiens de phare (1929). On pense aussi à la fille de l'ancien bagnard (Pierre Alcover) qui, dans La Petite Lise (1930), repart à Cayenne en prenant sur lui la responsabilité du crime commis par son compagnon. Parce qu'aussi l'amour paternel est d'une telle intensité qu'il est chargé de la menace des passages à l'acte, inceste et meurtre. On doit encore évoquer le capitaine de remorqueur André Laurent (Jean Gabin) de Remorques (1941), tiraillé entre une compagne gravement malade (Madeleine Renaud) et une autre amoureuse (Michèle Morgan) qui préférera s'en aller quand elle apprendra la mort de sa rivale. Après guerre, les femmes disparaissent en étant abandonnées par les hommes qui les aiment mal en les ayant mal comprises et regardées. C'est Irène (Michèle Morgan) dans L'Étrange Madame X (1951) quittée par l'homme qu'elle aime, Étienne l'ébéniste quand il découvre qu'elle n'est pas la femme de ménage d'un riche bourgeois mais son épouse. C'est aussi Marie (Micheline Presle) dans L'Amour d'une femme (1953) avec qui rompt l'ingénieur André (Massimo Girotti) quand il échoue à lui faire lâcher son activité de médecin en vertu de l'installation dans la vie conjugale et ménagère.
Une femme disparaît, c'est une hantise pour Jean Grémillon qui reconnaît avec la disparition des femmes non seulement qu'elles sont les gardiennes du hors-champ mais encore les figures en avérant les ambivalences quand le hors-champ engage en effet, avec le risque du désamour, celui de la mort sanctionnant des passions amoureuses, cette rage impossible à contrôler. Et puis il y a dans Le Ciel est à vous Thérèse Gauthier jouée par Madeleine Renaud pour son quatrième et dernier rôle chez Jean Grémillon depuis L'Étrange Monsieur Victor (1938), Remorques et Lumières d'été (1942). Et peut-être le plus beau. L'épouse du garagiste Pierre Berthier (Charles Vanel) assume deux fois le hors-champ. Une première fois quand elle part s'occuper de la gérance d'un autre garage à Limoges. Et la seconde fois quand, gagnée à la passion de l'aviation de son mari, elle tente de battre un record de distance en ligne droite. La première fois n'est pas une disparition, c'est seulement une absence familiale consentie afin de jouir d'un salaire d'appoint qui permettra au mari de se payer le zinc de ses rêves. La seconde fois l'est vraiment et c'est une angoisse pour Pierre. C'est même une menace quand, dans la commune de Villeneuve, enfle la rumeur populaire contre l'homme qui a poussé une mère de famille à quitter son foyer pour se sacrifier sur l'autel d'une passion partagée. Quand Thérèse revient en ayant battu le record de Lucienne Ivry (4.900 kilomètres contre 4.600), le tumulte désenfle devant son triomphe qui a pour ange gardien l'homme ayant accepté qu'il soit celui de sa compagne. L'aimé est pour son aimé l'ange qui, toujours, lui donne des ailes.
Le Ciel est à vous est un grand film de Jean Grémillon au sens où il est celui d'une conjuration. La disparition est le destin qui s'imposent aux femmes
quittées par hasard ou par devoir professionnel, abandonnées par lâcheté ou par crainte du pire, mortifiées quand elles agonisent de désamour ou sont assassinées par un excès qui n'est plus de
l'amour. Quand les femmes disparaissent, le hors-champ est une zone indécidable comme le « pot au noir » dont parlent les marins en affrontant la zone de convergence intertropicale au
niveau de l'équateur, là où les alizées des hémisphères nord et sud se cognent. Quand les femmes portées disparues reviennent enfin, elles incarnent à l'instar de Thérèse le désir d'un côtoiement
des limites quand il n'est pas celui de leur franchissement. L'héroïsme se conjugue au féminin dans un consentement masculin à la déprise. L'acceptation angélique d'un désœuvrement devant les
femmes qui donnent des ailes à leur existence est aussi celle des larmes masculines et Charles Vanel succède à Jean Gabin.
La décision, l'exception
(l'amour est une folie)
Thérèse Berthier est un personnage incroyable, digne des grandes aviatrices françaises de l'époque comme Maryse Bastié, Adrienne Bolland, Maryse Hilsz, Hélène Boucher. Avec ses scénaristes Albert Valentin et Charles Spaak, Jean Grémillon s'est nourri en réalité de l'histoire vraie d'Andrée Dupeyron, l'épouse d'un garagiste de Mont-de-Marsan, qui a battu en 1938 le record féminin mondial de vol en ligne droite entre Oran et Tel El Aham en Irak couvrant plus de 4.300 kilomètres. Thérèse est incroyable en assumant une large part de la beauté du Ciel est à vous dont la singularité tient aussi d'un grand courage politique. Déjà en rappelant que la célébration de l'aviation civile et sa démocratisation ont été impulsées par le Front Populaire. Et puis également en soulignant que l'aventure de Thérèse se situe de toute évidence à l'opposé du programme idéologique de Vichy assignant aux femmes de rester à leur place, autrement dit au foyer, là où leur dignité s'y trouve qui consiste pour elles à être de bonnes ménagères, de bonnes épouses et de bonnes mères. La séquence du conseil municipal est à ce titre très instructive, certains élus récriminant devant l'allocation d'une subvention aux Berthier sous prétexte que les femmes ont autre chose à faire qu'à s'envoyer en l'air.
Pierre Berthier a été précédé d'un autre Berthier, Victor Berthier, le père bagnard de La Petite Lise qui préfère retourner à Cayenne en se soustrayant aux sirènes d'un amour monstre où l'amour paternel fraie avec les pulsions de l'inceste et de l'infanticide, autre forme de rage que celle ravageant le fils dans Gardiens de phare. Jean Grémillon a souvent l'attrait des amours excessifs qu'il ajointe à celui des contrées éloignées comme l'équateur pour Daïnah la métisse et le Maroc pour Thérèse qui y atterrit dans Le Ciel est à vous. Comment l'amour qui est un décentrement de soi arrive à survivre au pot au noir de la passion et ses excès ? Le hors-champ est la zone de grande réversibilité où l'amour s'abolit dans la passion criminelle, où l'amour peut aussi revenir plus grand et plus fort en indiquant alors qu'il est un excès dans l'ordre des représentations et dans celui des normes. La réversibilité est symbolique quand l'homme attend fidèlement que sa femme revienne vivante de son odyssée dans une inversion du topos classique exemplifié depuis Homère par Ulysse et Pénélope. Elle est diabolique en donnant l'occasion à la femme de s'arracher de ses rôles prétendument naturels d'épouse, de femme au foyer et de mère en prenant les airs qui s'opposent à une terre brûlée, otage des idéologies réactionnaires de l'enracinement. L'amour est un site radical de l'hétérogène dont la capacité consiste aussi à renouveler de fond en comble l'homogénéité sociale et symbolique. Quand Thérèse revient de son périple, elle n'est plus seulement la femme de son mari, elle est devenue une héroïne populaire que célèbre la collectivité et que son mari vouvoie.
La décision de Thérèse de battre le record de Lucienne Ivry est une pure folie. Une folie à laquelle consent Pierre qui, depuis qu'il s'est cassé le bras, a vu la femme qu'il aime accomplir de considérables progrès dans le pilotage de leur avion. La décision de Thérèse est prise, Pierre y consent, il ne faut pas trop réfléchir aux conséquences et s'engager, vite. La décision est prise sur le fond radical de l'indécidable, il n'y a alors pas à hésiter, il faut foncer et y aller : la décision est une pure folie. Alors Thérèse y va et Pierre accepte de rester au sol et de l'attendre. L'amour de Thérèse et de Pierre Berthier est une folie, une hétérogénéité si incompréhensible pour la communauté que monte de la ville la rumeur d'un lynchage possible devant l'hérétique n'ayant pas su retenir sa femme à la maison. La crise mimétique qui menace Charles Vanel lui fait alors ressembler à Spencer Tracy dans Fury (1936) de Fritz Lang. Cette crise est l'expression symptomatique d'une réaction communautaire et identitaire devant l'exception des récalcitrants qui, sans en avoir conscience, subvertissent puissamment l'ordre implicite du genre caractérisant le contrat social. Son heureuse résorption finale n'escamote pas la récupération intéressée d'un exploit qui donne cependant à la collectivité un autre destin que sa reproduction stricte, celui d'intégrer les exceptions qui lui permettent d'accomplir des sauts qualitatifs engageant des changements structurels profonds.
Le Ciel est à vous : comment le titre du film de Jean Grémillon ne
pourrait-il pas ne pas faire signe vers La Vie est à
nous (1936) que Jean Renoir avait réalisé pour le Parti Communiste Français ? Désormais, la vie c'est le ciel qui accueille l'image des aspirations, des enthousiasmes et des soulèvements, l'image
des décollages qu'il faut entendre aussi comme des décollements opposables aux adhésions naturelles imposées. Le ciel des projections moins célestes qu'humaines. L'image est lyrique mais
l'idéalisme romantique est concret et matérialiste en mettant en crise l'idéologie conservatrice des rapports du ciel et de la terre comme des relations entre les femmes et les hommes. Quant au
vous qui remplace le nous, l'adresse au spectateur consiste à ce qu'il s'envole, c'est-à-dire qu'il s'arrache des normes qui sont des bornes du désir, qu'il se délie des liens communautaires
traditionnels, qu'il aime en s'engageant au nom de l'exception à vivre l'amour comme une forme de radicalité transformatrice. Enfin, l'adresse au spectateur en général se double en particulier
d'une adresse faite aux spectatrices à s'engager et s'envoler. C'est-à-dire à vivre l'amour avec l'homme qui consentira à la libération de ses puissances dans des aventures concrètes tenant à la
fois de la construction d'une singularité existentielle et de l'élan des transformations collectives. L'amour est beau quand il se colore de l'amitié, précisément ici du retrait de l'ami pour
l'amie avec qui il partage la même passion de l'aviation.
La modernité du Ciel est à vous, autrement dit son féminisme anti-vichyste en fait l'un des plus grands films de résistance du cinéma français tournés pendant la guerre. Et ce n'est pas le moindre des paradoxes de constater que l'après-guerre, qui a été le temps où la plupart des ambitieux projets de Jean Grémillon vont être refusés par les producteurs, voit ce féminisme à la fois persévérer mais s'assombrir aussi dans la reproduction des rapports de genre et de classes, dans L'Étrange Madame X puis dans L'Amour d'une femme, qui contrarie durant les années 50 l'émancipation des femmes.
La pastorale et au-delà
L'ouverture du Ciel est à vous l'est vraiment parce que l'ouverture en est la question. C'est un plan souple et aérien tourné à la grue qui déploie l'horizon d'un champ ponctué de brûlis et ensoleillé, traversé par un troupeau mené par deux chiens et un berger. S'y amusent en rondes concentriques des orphelins sous la surveillance austère d'un curé. D'autres plans à la grue suivront, notamment sur la piste de l'aérodrome (les prises de vue ont été tournées au Bourget, à Bron jouxtant Lyon et à Moret-sur-Loing). La construction de l'aérodrome est l'événement ayant causé autant l'expropriation de la famille Berthier que la relance hasardeuse d'une passion pour l'aviation du côté de Pierre qui a été le mécano du pilote de chasse Georges Guynemer tombé au combat en 1917, ainsi que son imprévisible extension pour Thérèse. Cette passion pour l'aviation, la caméra non seulement la voit mais elle la prévoit, elle la guette et elle l'attend en privilégiant d'entrée de jeu le ciel, caméra mobile et flottante, caméra fluide en s'émancipant d'un sol qui est le point d'appui idéologique d'une terre qui ne ment pas et où le peuple français puiserait ses racines. La caméra est comme un avion, elle y voit des proximités, elle se reconnaît des homologies. S'ensuit la multiplicité des plans longs qui, fixes ou mobiles comme dans les travellings des meilleurs films hollywoodiens mais qui seront seulement produits après la guerre, ceux de Samuel Fuller, de Delmer Daves ou d'Otto Preminger, accueillent le souffle divers des mises en branle et des discussions, des disparitions finissant en ravissements et des mobilisations qui témoignent du changement d'état général de la collectivité.
Jean Grémillon ne cesse de multiplier les signes d'un état de grâce quand sensibilité et intelligibilité peuvent ainsi coïncider. Son repérage des contradictions interdit alors les facilités du didactisme. On lui connaît déjà le goût des personnages à double identité, le milliardaire de Pour un sou d'amour (1932), le commerçant receleur de L'Étrange Monsieur Victor, la fausse femme de chambre de L'Étrange Madame X. Mais là cela va plus loin. Ainsi, la caméra s'élève avant l'avion, mais avant aussi le piano attaché avec des cordes pour le faire passer par la fenêtre mais les déménageurs relâchent leur effort et l'instrument de musique tombe par terre en s'écrasant en mille morceaux. Le piano est ce dont joue la fille du couple Berthier, Jacqueline et son professeur de musique, M. Larcher, décèle en elle une grande pianiste. Le piano est une autre machine importante dans Le Ciel est à vous en cristallisant au moins quatre antagonismes, celui de Pierre tout à sa passion de l'aviation, celui de sa compagne qui refuse pour sa fille ce qu'elle se donne pour elle-même, celui d'un professeur qui fait de l'apprentissage l'occasion de sublimer ses manques (il n'est ni époux, ni père). Le dernier antagonisme n'est pas le moindre puisqu'il appartient à Jean Grémillon lui-même, issu d'un milieu populaire de Basse-Normandie et parti tenter sa chance à Paris pour y suivre des études musicales, avant de rejoindre les avant-gardes et de jouer du piano dans les salles de cinéma. Il est beau alors de se dire que Jacqueline imitera peut-être sa mère en rompant avec elle au nom d'un amour de l'art qui aura été celui du cinéaste.
Jean Grémillon se reconnaît dans ses personnages, Thérèse qui s'émancipe, Pierre qui l'aime et en accepte l'augure, leur fille Jacqueline qui s'inspirera peut-être de ses parents en se détachant d'eux. Le cinéaste sait la radicalité des amours vraies au risque des brûlures de la passion, il sait la folie de toute décision authentique qui vous met en exception en regard des normes de la situation. Il voit encore les foules mimétiques de la collaboration tout en y reconnaissant également la possibilité de construire à partir d'elles de nouvelles collectivités, ouvertes à repenser les rapports de la terre et du ciel, disponibles au surgissement de nouvelles figures héroïques quand elles sont féminines. On rit de voir le buste de l'ancien président de l'aéro-club, le docteur Maulette mort dans le crash de son biplan Caudron « Luciole », quand on s'attendait à l'érection d'une statue dédiée à Thérèse l'aviatrice. Mais tout est juste dans le choix de l'homme qui a donné à cette dernière le baptême de l'air auquel n'avait même pas songé son mari, et dans l'oreille cassée du buste par la personne qui prenait soin de l'objet comme de son propriétaire, autrement dit sa femme de ménage. Une image formidable que cette oreille cassée d'une masculinité qui n'entendrait donc rien au désir féminin.
Ce que Jean Grémillon montre dans Le Ciel est à vous, il l'a vu avec ses collaborateurs Albert Valentin qui a frayé dans sa jeunesse avec les surréalistes et Charles Spaak qui est le scénariste de La Grande illusion (1937) de Jean Renoir. Ce qu'ensemble ils voient s'expose d'emblée, à savoir la pastorale agricole (avec le troupeau de moutons) et chrétienne (avec celui des orphelins). La pastorale est un champ que l'on cultive avec du brûlis, le champ des corps conduits par le berger des âmes. La pastorale nomme un poème bucolique, c'est aussi une pièce jouée en Provence pour célébrer à Noël la nativité, c'est encore une branche de la théologie concernant les bons rapports entre les ministères du culte et les fidèles. La pastorale est une culture antique qui s'impose dans le premier plan du film, cercle à l'intérieur des cercles, quand, dans le dernier plan, elle s'éloigne dans la profondeur de champ. Le Ciel est à vous construit ainsi un espace pour un au-delà de la pastorale, pour une collectivité détachée de ses vieilles racines communautaires en accueillant les machines et les exceptions subjectives qui en élargissent l'horizon dans le sens de l'égalité et de l'émancipation.
Hommes, encore un effort angélique pour laisser place aux femmes dans leur désir d'avoir des ailes.
Le Ciel est à vous fait ainsi passer dans les images ce qui pourrait être en train d'advenir au moment de sa distribution en février 1944. Avec la Libération il y aurait la promesse d'une société nouvelle et égalitaire, débarrassée des oripeaux du vieux monde qui encombre les châteaux de Lumière d'été mais aussi de Pattes blanches (1949) et c'est alors que le bât blesse. L'échec des projets dédiés à la Commune de Paris et à la Guerre d'Espagne et le retour forcé à la réalisation de courts-métrages culminant avec l'ultime André Masson et les quatre éléments (1958) marquent un reflux qui ne concerne pas seulement Jean Grémillon, décédé à l'âge de 58 ans en 1959. C'est l'année de la Nouvelle Vague qui a préféré alors se donner pour patron Jean Renoir. Le « grand perdant » comme l'a dit Serge Daney n'en reste pas moins l'un des plus grands et il faut revoir aux côtés du Ciel est à vous son documentaire sur le débarquement, Le Six juin à l'aube (1946), pour apprécier la lucidité d'un cinéaste qui a vu avec la fin de la guerre la possibilité du meilleur comme la réalité du pire.
13 octobre 2021