Le cinéma des prémisses, c'est celui des premières récoltes, les vents et les tempêtes, les récoltes et les colères. Le montage parallèle, David W. Griffith en inaugure les règles pour montrer qu'il y a deux ordres de réalité, celle qui se tient dans les plans et l'autre qui se joue entre eux décisivement. Les mondes parallèles se touchent à vif grâce à l'espace projectif du cinéma, dans la profondeur de champ où les raccords lient l'écriture fissurée des antagonismes.
Il y a plus de 110 ans, le cinéma pouvait donc faire cela. Il a pu montrer qu'il y a des rapports qui échappent à la perception de réalités que l'on vit et dont on n'a pas idée. La culture paysanne dont le trésor en grains se dépose dans la profondeur de champ est la terre d'une déprédation financière dans la violence des raccords. Le cinéma qui est en train de devenir l'art des masses avait alors le beau souci de prendre soin et parti d'elles, de les comprendre comme le paysan se cultive en cultivant le blé.
Un blé chasse l'autre
Les mains plongent dans le sac. Lentement. Ces mains sont celles d'un travailleur de la terre. Il y a dans cette lenteur crainte et tremblement. Les grains remués le sont d'un geste qui pourrait s'apparenter à celui du chercheur d'or mais l'or est celui du temps de la terre et sa fertilité.
Ce temps demande à l'image la durée qu'il faut pour faire lever du plan la profonde nécessité qui en anime ses habitants. On le voit : la culture du blé tient du cérémonial, la semence est un rituel.
Un plan se cultive, littéralement. C'est le deuxième de A Corner in Wheat. Il témoigne d'un regard (le réalisateur) qui cultive et se cultive en cultivant le regard (du spectateur). Une mère et sa fille regardent le cultivateur. Elles contemplent ce qu'il fait. Elles savent bien que c'est là chose sacrée. Le muet est cet âge du cinéma qui s'accorde merveilleusement aux mystères de leur représentation, saisies comme à leur origine. Les images sont en mouvement mais un geste ralenti donne à voir l'immémorial dans ses plis.
La lenteur est la vitesse du monde paysan soumis aux exigences
calendaires des saisons. Bientôt s'imposera à lui un autre ordre, avec la précipitation des spéculateurs qui jouissent de tirer profit du cours haussier du prix du blé. C'est un autre monde,
c'est une autre vitesse dont l'ivresse livre les fruits d'or du labeur aux griffes acérées de la déprédation financière. Les mondes parallèles sont d'un seul et même monde où les parallèles
sociales ont la terminaison nerveuse des mèches à explosif. Dans l'espace projectif, ils se touchent à vif.
Un blé chasse l'autre. Le trésor des cultivateurs vire en l'or noir où
se noient leurs spéculateurs qui se sont enrichies en les ayant appauvris. Le cinéma pouvait alors moissonner (c'est une affaire de blé capitaliste), mais la moisson emporte moins que la
fertilisation des regards qu'il faut cultiver en n'oubliant jamais que la culture trouve ses origines dans une longue histoire, l'agriculture et le néolithique. Griffith, un
Hésiode.
One reel movie, cinéma du réel
A Corner in Wheat est ce que l'on appelait alors un one reel movie. Il s'agit d'un film d'une bobine de 300 mètres (sa durée n'excède pas la quinzaine de minutes) comme on en tournait à l'époque à la pelle. Le film est signé David Wark Griffith qui a commencé à tourner des films seulement depuis un an et celui-là, tourné comme les autres en quelques jours, est peut-être son centième. Il n'empêche : le film est signé de son auteur. Entre 1908 et 1913, 400 films ont été réalisés par Griffith pour la (American Mutoscope and) Biograph Company en devenant son premier réalisateur.
C'est d'ailleurs ce dernier qui a un jour décidé d'envoyer en Californie une équipe de tournage de la Biograph, la première compagnie entièrement dédiée à la production et la distribution cinématographique sise dans le New Jersey, parce que ses paysages y sont plus variés et son climat plus favorable pour tourner. De cette aventure-là Hollywood est né.
L'histoire a, comme on le sait, consacré D. W. Griffith en monument incontournable, un patriarche dont le génie aura offert au cinéma des premiers temps le montage classique imposé depuis en rhétorique universelle. C'est Griffith qui systématise les procédés du découpage issues de l'École de Brighton comme George Sadoul l'a montré. C'est lui qui passe d'une bobine à quatre avec Judith of Bethulia (1913), lui qui entreprend avec Naissance d'une nation (1915) et Intolérance (1916) les premières superproductions hollywoodiennes, lui qui tourne des chefs-d'œuvre inoubliables comme Le Pauvre amour et Le Lys brisé (1919), Les Deux Orphelines (1920) et À travers l'orage (1921).
L'héroïque expérimentateur des ressources narratives du montage organique (parallèle quand plusieurs actions sont simultanées, alterné et convergent quand la simultanéité a pour résolution de crise une scène synthétique) aura donné du bon grain à moudre aux réalisateurs soviétiques qui, comme Sergueï M. Eisenstein, ont poussé un cran plus loin dans le matérialisme le fonctionnement de sa grande moissonneuse dialectique.
One reel movie, on real movie : A Corner in Wheat, c'est déjà du cinéma du réel. Le réel est ce qui forme le dépôt ou sédiment des plans (la profondeur de champ est une terre cultivée) ; il est aussi celui qui se comprend dans leur rapport (le montage parallèle est une moisson d'antagonismes). D'un réel l'autre, le blé d'or vire au noir et le poison en finit même par tuer l'empoisonneur. L'antagonisme des rapports est bien une affaire critique de raccords qui diffèrent le retour à l'envoyeur d'une crise dont il est l'auteur.
Un film du maintenant
Cela, c'est l'histoire monumentale du cinéma. Et puis il y a les films dont le temps est d'abord celui du présent quand a lieu la rencontre, quelquefois aléatoire, avec le spectateur. Le présent peut avoir lieu en tout temps, aujourd'hui, demain, on ne sait jamais, les dés sont jetés mais les jeux restent ouverts. Ce présent de la rencontre avec le film est celui de l'instant critique, le présent d'un double sauvetage : le sauvetage des regards qui auront donné les films et celui des regards que ces mêmes films suscitent.
A Corner in Wheat est un film important pour maintenant parce qu'il s'est donné pour objet de désir la visibilité d'un rapport qui résiste à la perception immédiate. Filmer un rapport, et particulièrement un rapport social, est une affaire compliquée, c'est presque impossible parce que sa réalité ne saurait se réduire en effet à aucune phénoménalité générique. Les sociologues le savent. Marx l'a compris aussi en proposant avec Le Capital un ouvrage qui en dégage le concept, insaisissable par les sens sinon par impressions et bribes. Brecht le redira encore en tirant du marxisme une critique matérialiste de la photographie, un cliché des usines Krupp ne disant en soi rien de l'exploitation qui s'y joue.
Un rapport se vit dans la chair sans que la chair n'en saisisse nécessairement l'idée. L'empirisme aide moins ici à comprendre que le constructivisme. Parce que le rapport n'appartient à aucun de ses termes (cultivateurs et spéculateurs), mais à ce qui s'échange entre eux et l'échange est aussi inégal qu'abstrait dans sa complexité structurelle. Le rapport, c'est affaire d'intervalles, c'est déjà du montage parallèle. Et le montage a des effets analytiques et critiques que l'espace projectif propre à cette nouvelle machine de vision qu'est le cinéma rend possible.
A Corner in Wheat dure une petite quinzaine de minutes, la bobine a été tournée il y a plus de 110 ans : c'est un film du maintenant, modeste en apparence, en réalité immense. Il vaut d'abord comme un manifeste de montage parallèle (les paysans cultivent, les boursicoteurs spéculent sur le cours du blé, le prix du pain flambe, les pauvres ont faim, certains se soulèvent, les paysans sont au bord de la ruine). Les séquences se suivent en tirant d'une succession d'espaces distincts une simultanéité de moments. Le simultanéisme est alors précipitation d'espaces dans un temps critique, celui de leurs antagonismes. Le film de Griffith possède alors une valeur de paradigme (le montage parallèle instruit d'un rapport autrement incompréhensible sans le montage qui le fait voir dans l'intervalle des plans).
A Corner in Wheat est simple et puissant dans la force de ses plans, la beauté est plus grande encore quand elle concerne leurs rapports. La pastorale s'ouvre alors à sa critique. La société moderne est ainsi faite de rapports qui s'ignorent, chacun à sa place dans son plan sans savoir ce que fait son voisin dans le sien, paysans, spéculateurs, commerçants.
Le rapport s'impose pourtant à eux tous, les paysans appauvris, les commerçants qui en tirent un moindre profit que les spéculateurs, les affamés et les révoltés, les bourgeois qui festoient même si l'un d'entre eux finit dans le blé étouffé. Rapports de liaison dans la succession, rapports de simultanéité avec ses effets rétroactifs de causalité : antagonismes.
Griffith a beaucoup lu quand il travaillait pour une librairie de Louisville dans le Kentucky dont il est originaire, c'était dans les années 1890. On l'imagine à vingt ans dévorer Balzac et Melville, Tolstoï et Dickens avant de devenir comédien pour le théâtre, puis acteur pour le cinéma entre 1906 et 1907. Voir A Corner in Wheat, c'est d'abord sentir le concepteur des plans qui les pensent comme un peintre de plein air (on songe à l'entame du film à L'Angélus de Jean-François Millet). C'est ensuite s'enthousiasmer pour l'homme qui expérimente le montage parallèle en sachant hériter de la grande tradition romanesque du 19ème siècle (son film est adapté d'un roman de Frank Norris, un écrivain inspiré par le naturalisme de Zola et auteur également de McTeague qu'Erich von Stroheim adaptera en 1923 avec Les Rapaces). Non seulement le cinéma est au carrefour de la peinture et du roman, mais son art neuf qui hérite de grandes traditions, jusqu'à la poétique d'Hésiode, ouvre à l'invention du montage qui fait voir (entre les plans) comment le rapport est ce qui ne se voit justement pas (quand chacun reste dans son monde à cultiver son plan).
Si le cinéma est l'art du 20e siècle, c'est d'une part en prolongeant
les acquis du siècle précédent, d'autre part en faisant d'un art de masses à ses prémisses celui qui les cultive et les comprend. Jusques et y compris, de la façon alors la plus négative, quand
Naissance d'une nation a redonné un coup de fouet aux suprématistes, gargarisés par l'épopée sudiste.
Boustrophédon
A Corner in Wheat raconte donc comment le blé, or sacré remué par les paysans qui travaillent autant qu'ils officient, vire au noir des spéculateurs qui en dilapident le trésor.
Les paysans, c'est avec eux que tout commence, le tournage en plein air, l'héritage pictural, les semences sacrées et le champ labouré comme l'est le champ filmique. La charrue trace ses sillons selon un mouvement de boustrophédon, ce genre d'écriture archaïque partagé par les orientaux et les Grecs de l'antiquité imitant le tracé des sillons d'un champ de labour, de droite à gauche et de droite à droite, alternativement. Le boustrophédon inspire aussi l'écriture du montage, sautant par raccords de l'espace paysan à celui de la spéculation (le plein air laisse alors place au studio et ses décors de théâtre artificiels), puis de la spéculation au magasin du commerçant, en passant et repassant par la bourgeoisie (la déprédation est une fête), le petit commerce (les prix ont grimpé, les pauvres sont encore lus affamés, certains qui se soulèvent sont réprimés par la police) et le silo (où tombe dans le grain noir le spéculateur dans une scène préfigurant étonnamment Vampyr de Carl T. Dreyer). Parmi les figurants, il y a Mack Sennett et Henry Lehrman qui travailleront bientôt aux débuts de Charlie Chaplin.
Le retour au champ qui s'accomplit dans le dernier plan d'A Corner in Wheat est le tracé d'un cercle infernal, le trou noir par où l'antique culture paysanne est détruite par la nouvelle loi marchande.
L'or a donc viré au noir, la classe parasite a fait pourrir le blé. Quand on revient en terre paysanne, on découvre alors qu'elle est dépeuplée. Un lent fondu au noir final recouvre comme un linceul le paysan du début du film, désormais esseulé. Sans famille ni compagnon pour diriger la charrue, le travailleur de la terre continue pourtant à travailler son champ. Si le labour est labeur, il est aussi persévérance et dignité.
A Corner in Wheat est un film qui ne raconte pas une histoire de lutte de classes, il la montre par l'exercice d'une écriture nouvelle, le montage parallèle qui instruit contre l'idéologie que les mondes sociaux se touchent à l'endroit précis de leurs antagonismes. On comprend pourquoi Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ont ouvert leur programme vidéo Proposa in quattro parti, diffusé sur la RAI 3 en décembre 1985, justement avec ce film-là de Griffith suivi par trois extraits de leurs films, issus de Moïse et Aaron (1975), Fortini/Cani (1976) et De la nuée à la résistance (1978). On se dit encore que le fameux travelling-avant dans De la nuée à la résistance, avec Tirésias et Œdipe conduisant une charrue à bœufs, n'a pas oublié l'idée griffithienne qu'il n'y a pas de profondeur de champ au cinéma sans que celle-ci ne soit pas cultivée depuis un fond qui a pour origine la paysannerie. On estime enfin qu'avec un film comme A Corner in Wheat, on peut rendre gorge à la rhétorique consensuelle du « en même temps » cher à Macron, en ramenant à la surface des discours les antagonismes sociaux que le bloc bourgeois essaie de neutraliser en les maintenant enfouis, étouffés sous la terre.
Aujourd'hui, on célèbre à grand bruit les héritiers de Griffith qui en vrai le trahissent, les académiciens qui réduisent le champ des rapports au sale petit trou puéril par où enfiler ad nauseam la rengaine œdipienne de papa-maman. Rompre la magie du consensus est très mal vu par les nouveaux idolâtres. On crie haro sur le baudet critique qui ne mériterait en effet qu'un bonnet d'âne alors qu'il s'agit pour lui de se refuser tant à vagir qu'à bêler.
Et puis l'on revoit A Corner in Wheat, même dans une copie de copie qui flotte comme une âme en peine dans les limbes du web. Rayé à mort, dans des versions mutilées et incomplètes, le film dispose encore des rayons verts rédimant les cœurs meurtris. L'homme qui a filmé le corps des paysans ainsi, en sachant qu'ailleurs on dilapide le fruit de leur labeur, a droit à la reconnaissance émue d'un spectateur diminué mais pas vaincu.
25 février 2023