Peter Sloterdijk, Le Remords de Prométhée. Du don du feu à la destruction mondiale par le feu (éd. Payot, 2023)

Pyrotechnie pour le pire

 

L'incendiaire, écrivait Gaston Bachelard, serait selon lui le plus dissimulé des criminels. Dans sa dissimulation même, l'incendiaire serait-il alors comme le double caché de Prométhée, le démon du titan qui a volé le feu aux dieux pour en faire le don émancipateur à l'humanité ?

 

Si la disposition humaine au génie de la pyrotechnie afin d'alimenter le vaste ensemble de ses souffleries peut être qualifiée de prométhéenne, cette disposition à l'allumage serait autrement démonique quand elle provoque tous les mégafeux qui exacerbent la crise climatique.

 

Que dirait alors Prométhée aujourd'hui des héritiers d'un don à la pyrotechnie qui est aujourd'hui le malheur de pyromanes, si riches et si puissants, que les gigantesques profits qu'ils en tirent les poussent à la dénégation devant tous les avertissements d'incendie ?

 

 

 

 

 

« Je suis venu jeter un feu sur la terre, et qu'ai-je à souhaiter si déjà l'incendie a pris ? »

 

(Luc, 12:49)

 

 

 

 

 

L'humanité, un collectif d'incendiaires

 

 

 

 

 

On se souvient que Karl Marx, qui a établi dans Le Capital le métabolisme des rapports que le genre humain a entrepris avec ce qu'il appelait alors la « nature », avait vanté dans sa thèse, portant sur la différence entre la philosophie de la nature de Démocrite et celle d'Héraclite, les mérites de Prométhée, le « plus noble des saints et martyrs du calendrier philosophique ». La métabolisation a le feu pour élément primordial et la pyrotechnie est haussée à la dignité de technique essentielle. Depuis, l'anthropologie a montré que la différence du cru et du cuit innerve la variété culturelle des collectivités humaines. Le temps des fours, forges et fourneaux a depuis longtemps commencé.

 

 

 

Si le marxisme historique est un productivisme, la philosophie grecque n'aura pas été en reste avec Aristote qui a donné à la substance ou matière le concept de hylè dont l'origine, notée par Homère, renvoie aux bois et forêts. Le premier combustible est aussi celui d'une philosophie qui a soutenu la promesse prométhéenne des industries fossiles combinant dépense musculaire (esclavage, servage, plantation et salariat) et ingénierie toujours plus sophistiquée dans l'extraction de valeur ajoutée, d'abord les forêts du dehors avant de plonger à partir de l'époque classique dans l'exploitation des forêts intérieures, pétrifiées ou liquéfiées, que sont charbon, houille, coke et à la fin pétrole.

 

 

 

« L'Humanité moderne est un collectif d'incendiaires qui mettent le feu à des forêts et à des tourbières souterraines » (p. 33). La phrase-emblème parmi d'autres du petit essai roboratif de Peter Sloterdijk, et merveilleusement traduit par Olivier Mannoni, est étonnamment raccord avec l'entreprise anthropologique du philosophe Mohamad Amer Meziane. Sa vaste enquête intitulée Des empires sous la terre a en effet récemment documenté un récit de la sécularisation qui, avec ses rivalités impériales sur fond de colonialisme, a mené au « sécularocène ». Il est encore question dans les deux livres de l'influence décisive du saint-simonisme dans l'industrialisation du monde.

 

 

 

Le socialisme scientifique a été pensé par Marx et Engels comme une rupture épistémologique (pour reprendre la formule de Gaston Bachelard que Louis Althusser aura reprise) avec le socialisme utopique dont les disciples de Saint-Simon ont été parmi les meilleurs représentants, les hérauts. Il appert désormais que la coupure n'en était pas véritablement une. La fin programmée de l'exploitation de l'homme par l'homme aurait par conséquent mené à substituer à l'homme abstrait des pèlerins du socialisme utopique, comme au prolétariat concert de leurs successeurs qui s'en disaient la relève scientifique, le réel de la Terre dans la profondeur de ses « hyperforêts » (p. 32).

 

 

 

La fable de la modernité, on la connaît, est la progressive libération de l'humanité jusqu'à son autonomie réalisée et s'il y faut les feux nécessaires aux dépenses productives comme au filet de sécurité pour les « improductifs » perçus tels dans l'optique capitalistique, les incendiaires ont élargi l'éventail des combustibles en un point désormais critique. La dynamique de civilisation, dont le moteur est la combustion, engage à libérer toujours plus d'effets qu'il est possible d'en domestiquer. Il faut dès lors ajouter au pouvoir de commandement, à la main-d'œuvre, aux machines motrices et aux énergies fossiles, émissions et déchets. Même le sociologue Max Weber l'a indiqué en prédisant dans son Éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1904) que la fin de cette économie-là coïncidera forcément avec la « dernière tonne de carburant fossile [qui aura] fini de se consumer ».

 

 

 

La pyrotechnique est bien la pire des techniques quand ses combustions et consommations ont pour destination programmatique une auto-consomption à laquelle même les plus riches n'échapperont pas, à moins d'aller coloniser la planète Mars identifiée en nouvel Eldorado du conatus prométhéen.

 

 

 

 

 

La convivialité, un soulagement au nihilisme extractif ?

 

 

 

 

 

Si la modernité est prométhéenne, elle est pour le dire autrement titanesque, c'est-à-dire oublieuse d'elle-même puisque le mythe de Prométhée raconte qu'il a été puni par Zeus du supplice recommencé de l'aigle dévorant son foie sur un rocher du Caucase. De son côté, Peter Sloterdijk oublie de nommer son jumeau placentaire malgré le rappel de Bernard Stiegler. Celui qui sait calculer ses projets, prospecteur et prévoyant, a pour frère méconnu Épiméthée, qui en calcule après coup seulement les conséquences. Nietzsche se disait de la dynamite mais c'est toute l'époque qui, appareillée dans les grandes machines de la pyrotechnie mondiale, est explosive, avec le nucléaire jusqu'au niveau atomique. La honte de Prométhée dont Günther Anders a parlé est devenu pour Peter Sloterdijk son remords. Le « nihilisme extractif » est notre horizon mondial, et le soulagement assuré par la modernité ne consiste au final qu'à un ample « déplacement de l'exploitation » (p. 74).

 

 

 

La honte prométhéenne est reformulée par Peter Sloterdijk comme un remords aveuglant face auquel sont indécentes, car intenables, les promesses publicitaires de la soutenabilité et de la durabilité qui témoignent d'un auto-aveuglement. Plus certaine serait la prophétie héraclitéenne de l'ekpirosis que les stoïciens avaient adoptée : « la nouvelle dissolution du monde par le feu » (p. 92).

 

 

 

Un bon mot d'Oscar Wilde résumera un pareil nihilisme que l'appellation consensuelle de société de consommation a longtemps légitimé : « donnez-moi le superflu, je me passerai du nécessaire » (cité, p. 81). Le snobisme n'est plus l'affaire distinctive de l'élite, mais des masses des pays les plus riches. Y contribuent les nouveaux arraisonnements des « feux de l'envie » que René Girard avait repérés dans le théâtre de Shakespeare, et que l'on retrouve avec tous les « opérateurs égotechniques », des smartphones aux réseaux de communication numériques (p. 86). Les nouvelles exigences sociétales en termes d'égalité des genres et de sexualité non-binaire seraient ainsi le fruit d'un univers de la gâterie si étendue qu'il remettrait à plat les conventions de la reproduction en les mettant en crise, jusque dans des pays qui s'en croyaient immunisés, l'Iran, l'Arabie saoudite et la Russie parmi les « plus grands systèmes de parasitisme fossile de notre époque » (p. 90).

 

 

 

Devant les standards de la tolérance sexuelle (mais pas multiculturelle, l'auteur ne s'y attarde pas à la différence de son homologue de gauche, Slavoj Žižek), Peter Sloterdjik fait entendre sa petite musique conservatrice habituelle (« comme si la non-reproduction était devenue la norme de l'éthique civilisée »). La ritournelle n'est toutefois ni sans séduction ni sans acuité, ce n'est donc pas une rengaine, quand elle y perçoit « une prestation morale élevée des civilisations à fort taux de décharge » (pp. 87-88). La luxuriance de la sexualité binaire serait en effet incompréhensible si on la déliait des modes de vie que l'enrichissement par l'extraction des énergies fossiles garantit au titre d'un soulagement – en réalité un déplacement d'exploitation jusque dans les profondeurs de la Terre.

 

 

 

Le philosophe allemand, s'il continue de s'expliquer avec le marxisme auquel il concède moins qu'à Marx, tempère cependant le caractère apocalyptique de son constat par quelques pistes, du « pacifisme énergétique » dont les « fermes microbiennes » écriraient autrement la vieille histoire du « métabolisme avec la nature », à la réduction par démembrement des grandes unités politiques à l'instar des capitales et métropoles, si gaspilleuses et énergivores, au nom d'un idéal réitéré, celui de la convivialité. Une seconde phrase-emblème dont l'auteur a le secret l'indique : « la ville conviviale est un hasard favorable, les agglomérations gigantesques sont du malheur bâti » (pp. 94-97).

 

 

 

Le salut politique face au nihilisme extractif exercé par les géants de la pyrotechnie, ces pyromanes planétaires, par conséquent appartiendrait autant à une « helvétisation de la planète », qu'à l'usage d'un catastrophisme franchement distingué de toute collapsologie. On y retrouverait l'avertissement d'incendie selon une image fameuse de Walter Benjamin disponible dans Sens unique (1928), et dans une proximité avec l'heuristique de la peur de Hans Jonas et le catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuy. Ces trois auteurs, là encore, Peter Sloterdijk ne les mentionne pas, à moins de lire entre les lignes et sentir alors qu'il pense suffisamment fort à eux pour pouvoir se dispenser des efforts de la citation. Il n'en demeure pas moins que les pistes avancées, si elles manquent de réalisme politique, avèrent la supériorité théorique des problèmes sur les solutions. Finalement, localisme, convivialité et coopératives nous reconduisent à la misère philosophique de Proudhon.

 

 

 

Les grandes fresques anthropologiques brossées par Peter Sloterdijk sont de puissantes visions que soutient l'acquis chiffré des sciences humaines, mais qui souffrent d'être insuffisamment dialectisées.

 

 

 

 

 

Une dernière dispute avant l'apocalypse

 

(Malm versus Latour ou le retour de la social-démocratie)

 

 

 

 

 

Si Walter Benjamin, Hans Jonas et Jean-Pierre Dupuy manquent à l'appel des références dont la lecture se fait toutefois sentir entre les lignes, Virgile s'impose à la lettre avec un passage de l'Énéide (VII, 312) : « je vais mettre l'enfer en mouvement » (p. 108). Cet enfer s'amplifierait par la nouvelle confrontation historique que Peter Sloterdijk se plaît alors à imaginer, non plus entre les classes qui sont depuis longtemps intégrées à l'hégémonie pyrotechnique, mais dorénavant entre courants post-prométhéens et néo-prométhéens. Le concept même d'anthropocène ne suffirait plus – et c'est vrai – à qualifier la singularité de notre époque paroxystique et l'auteur, qui récuse celui de « capitalocène », entaché selon lui d'un marxisme évidemment condamné, leur préfère une notion de son invention, celle d'« énergocène », qui manque autant de cibler les antagonismes (p. 110).

 

 

 

Nous vivions dans l'ère de la méfiance et du soupçon ; nous grenouillons désormais dans celui de la dénégation dont les résultantes psychiques sont, entre autres, « la scission de la conscience et le cynisme qui la remplacent » (p. 113). Peter Sloterdijk sort alors de son jeu une ultime carte qui est son joker : Bruno Latour à qui son essai est dédié. Le penseur des « enfants de Gaïa » entrés dans la « zone critique » où sont en contact biosphère, atmosphère et noosphère est opposable à ce défenseur d'un « léninisme vert » qu'est le géographe suédois et activiste Andreas Malm. Le militant d'une stratégie du sabotage paverait la voie à une dictature rénovée du prolétariat, élargie à la classe amorphe et cosmopolite dont les membres partageraient une même conscience écologique (p. 116).

 

 

 

On saisira l'orientation plus polémique de la dernière partie de l'essai de Peter Sloterdijk : contre Lénine, il faudrait toujours préférer Karl Kautsky ; pour le dire autrement, la social-démocratie aurait encore de l'avenir, d'autant plus à l'heure critique du capitalisme fossile. La préférence latourienne révèle de fait la non radicalité de ses assises théoriques. L'urgence écologique méritait sûrement moins d'idéologie, et plus de perspicacité critique. Peter Sloterdijk en retrouve au terme de son développement quand il recourt à son maître, Martin Heidegger, en rappelant que le monde n'est pas clôture ou environnement, ce vocable à la mode qui renvoie le monde à l'entour et son extériorité, mais ouverture. Et, avec elle, ce à quoi il faut tenir, c'est le soin du monde et son souci.

 

 

 

Quand la maison brûle parce que l'avenir est en feu, ce qui sauve n'est pas le contraire du feu mais le contre-feu, soit tous les feux allumés pour reconstituer le vide de l'utopie endiguant l'incendie. L'utopie du communisme post-sanitaire et que l'auteur ailleurs appelle co-immunisme.

 

 

 

L'appel post-prométhéen porte donc moins loin que la rigueur analytique et synthétique des pires manifestations pyrotechniques quand il s'énonce avec une dernière phrase-emblème, qui est pure déclaration : « Fire Fighters de tous les pays, jugulez les incendies » (p. 123). Historiquement, le vœu énoncé par Engels et Marx n'a pas été pieux et, même quelquefois, son souhait aura été réalisé.

 

 

 

8 juin 2024