Sogni d'oro (1981) de Nanni Moretti

Pendez-moi à l'ego, haut et court

De quoi Michele Apicella est-il le symptôme ? De la fatigue d'être soi, exaspérante irritabilité, ce mal générique, partagé par tous les rivaux de l'ego.

Les enfants autarciques de l'après-Mai

 

(des bombes à retardement)

 

 

 

 

 

Soi serait la pire chose qu'il peut vous arriver. L'enfer, ce n'est seulement moi contre les autres, c'est d'être un ego environné de tous les egos, un parmi d'autres et tous vous veulent la peau, à commencer par vous qui en voulez terriblement aux autres de vous renvoyer ainsi la piteuse image de vous-même. L'individualisme démocratique est une guerre de basse intensité qui connaît son plus grand empire à l'intérieur de soi-même.

 

 

 

L'individualisme est la tyrannie la mieux partagée par des gens qui se détestent d'être ce qu'ils sont. C'est un enfer serré d'intentions (il n'y a que moi à prétendre être un soi, un vrai de vrai) qui s'accompagnent de perpétuelles trahisons (soi c'est s'entendre dire à tout bout de champ que tout le monde peut prétendre être soi et la place manque). 

 

 

 

Voilà le legs infernal des enfants terribles de l'après-Mai. Le gauchisme est un gauchissement du communisme, une liberté sans objet retournée contre elle-même dans la logique de l'auto-immunité, voilà ce qu'est d'être soi. Restent sur le carreau des enfants autarciques (Je suis un autarcique), des bombes à retardement (Ecce bombo), avant l'explosion (les meurtres de Bianca) et l'implosion (l'amnésie dans Palombella rossa).

 

 

 

La tyrannie de soi, par exemple pour le jeune réalisateur de Sogni d'oro (1981), c'est d'être confronté aux contradicteurs qui, durant les débats d'après projection, répètent le même fatras gauchisant (le film de Michele ne s'adresse ni au paysan des Abruzzes, ni à la ménagère de Trévise, ni au paysan de Lucanie) comme un mantra (le gag est qu'ils sont tous joués par le même acteur, militant précaire, curé, universitaire). C'est d'avoir aussi pour collègues des doubles dostoïevskiens, avec un réalisateur échouant à mener ses projets et l'autre qui y parvient trop bien, ces rivaux qui vous ressemblent à s'y méprendre. C'est encore se coltiner une mère, enseignante et militante, qui remâche les mêmes poncifs anti-système et à qui vous faites la leçon en lui infligeant vos plus mauvaises manières (même en passant à la télé, les films méritent le plus grand respect).

 

 

 

 

 

Identité du persécuteur et du persécuté

 

 

 

 

 

La tyrannie d'être soi, c'est enfin souffrir qu'il y a dans sa tête la farce de tout plein de rêves (être un professeur amoureux de son étudiante) et de projets (faire un film sur Freud et sa fille) attestant qu'on jouit à votre place. Soi ? Une solitude peuplée d'egos jouissant de vous priver de ce qu'en vérité vous n'avez pas et que vous n'aurez jamais.

 

 

 

Michele Apicella, ce qu'il fait de mieux c'est de taper sur tout le monde sans exception, jusqu'à sa propre mère qu'il moleste dans son salon alors qu'il est incapable de partir de chez elle, parce qu'il est d'abord celui qui, le premier, lui tape sur le système. Et s'il porte le nom de la mère de Nanni Moretti en rêvant d'un film impossible sur Freud, c'est qu'il tient à son complexe d'Œdipe comme à la prunelle de ses yeux. La camelote psychanalytique est mieux (ou pire) qu'un médicament générique, c'est le doudou des sujets malades de l'individualisme, enfiévrés par la récompense qu'un empire de reconnaissance doit quelque part les attendre, en n'étant qu'un empirement de soi.

 

 

 

C'est la seule raison pour laquelle Michele est aimable, l'étant en assumant ne pas l'être. Le bonhomme n'est ni meilleur ni pire que les autres, il s'accorde juste la fantaisie de mettre en scène sa puérilité et son hystérie en lui donnant les couleurs méta et ligne claire de la mise en abyme, l'onirisme fellinien revu et corrigé par la télé déjà berlusconienne (avant Ginger e Fred). Il est aimable en ceci qu'il souffre d'être celui qui nous ressemble de trop près, avec sa cinéphilie exigeante (il tape sur le dernier Siegel, flanqué d'une fratrie décalquée des Taviani), ses idées de gauche (le Vietnam est une cause plus sexy si elle prend les atours de l'agit-prop tendance musical hollywoodien), sa culture littéraire (Leopardi), tout un délire de persécution reposant sur le déni de l'identité spéculative du persécuteur et du persécuté.

 

 

 

On aime Michele Apicella comme l'hypocrite lecteur dont a parlé Baudelaire, « mon semblable, mon frère ».

 

 

 

 

 

L'heure du loup et l'or du lycanthrope

 

 

 

 

 

Alors, où se trouve donc l'or rêvé dans Sogni d'oro ?

 

 

 

Le troisième long-métrage de Nanni Moretti considère autrement le trope élimé de l'incommunicabilité que traîne le cinéma moderne depuis l'événement Rossellini et ses prolongements modernistes avec Antonioni. Soi est celui qui parle seulement en croyant qu'il a quelque chose à dire, tout en convenant que le dire doit l'emporter sur tout dit, sur la parole comme une dette contractée à l'égard de l'autre. Comme la liberté déliée de toute politique de l'égalité, la critique est suffisamment hystérique pour ne plus porter ses coups, s'exaspérant d'être sans effet d'autant qu'elle est menée aux confins de l'autocritique.

 

 

 

Dans la querelle furieuse des individus narcissiques, le seul terrain d'entente est le marché des ego, la concurrence individualiste.

 

 

 

On appréciera dans cette optique-là le goût morettien des pâtisseries (avec ses plaisirs puérils et régressifs), du sport (le collectif est une utopie que déjoue la pratique des jeux en solitaire) et des chansonnettes (un seul air pour accorder tout le monde quelques secondes et basta), toutes ces lubies qui font la signature idiosyncrasique de qui préfère à l'enfer totalitaire du collectivisme son pendant rivalitaire et narcissique.

 

 

 

C'est pourquoi Nanni Moretti apparaît encore plus aujourd'hui comme le grand cinéaste des années 80, la décennie dont on n'est toujours pas sorti (et lui non plus). Il faut voir en effet  Michele appeler au secours quand il est laissé seul lors d'une interview devant une caméra de télé sans caméraman, pour entendre tous les appels à l'aide des intoxiqués qui se mirent dans le black mirror des petits écrans pour n'avoir surtout jamais à faire avec de l'autre. Avec Serge Daney qui aura été le meilleur critique français à comprendre le cinéma de Nanni Moretti, on pouvait encore tenir aux surfaces du bassin de water-polo de Palombella rossa (1989) opposables au grand plongeon dans le noir du Grand Bleu (1988) de Luc Besson. On sait désormais que les surfaces sont immersives. L'immersion, ce fétiche des discours sur l'art contemporain, est un pauvre euphémisme pour ne surtout pas dire la noyade.

 

 

 

L'or, alors ? Il n'apparaît qu'à l'heure du loup, quand Michele, qui bavait déjà de l'encre dans Je suis un autarcique, se transforme à la fin en lycanthrope. Gare au loup-garou tapi en nous. Nanni Moretti, lui, le fait après tant d'efforts sortir du bois. Nietzsche avait déjà averti des monstres qui se révèlent dans le cœur de ténèbres de ceux qui croient les combattre. Ce monstre qu'est devenu Nanni Moretti, pris avec ses derniers films dans le piège du maître qui jouit enfin d'instruire les autres qu'il en sait un peu plus qu'un bout sur eux-mêmes.

 

 

 

 

 

« Hang On to Your Ego »

 

 

 

 

 

On repense alors à une chanson des Beach Boys, pas la plus sublime de ce sublime album qu'est Pet Sounds (1966) : « Hang On to Your Ego » (connue sous le titre « I Know There's An Answer »). Elle prévenait pourtant qu'en s'y accrochant, on perdrait le combat. L'ego est ce à quoi l'individu s'accroche, comme ce doudou ou ce hochet que fourgue la psychanalyse rendue à l'état de camelote, avant de comprendre qu'il est la corde avec laquelle il se pend lui-même, haut et court.

 

 

 

30 août 2023


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