Le Grand Mouvement (2021) de Kiro Russo

Au fond de la mine, la chair à saucisse

Trouver la paix à La Paz ne va pas de soi. Ce n'est pas une sinécure, loin de là. Au contraire on y va en affrontant ses collines et ses architectures comme on descendrait dans la mine : en passant par le marché qui est aussi celui des illusions. Le labyrinthe urbain redéploie ainsi celui que l'on trimballe à l'intérieur de soi, ses tunnels et ses poubelles. On s'y perd, comme Kiro Musso qui fait son marché du réel et creuse dans les grandes largeurs ses petites galeries, espérant qu'elles aboutissent sur celles des musées.

Dans l'armoire à pharmacie,

 

un hachoir à viande

 

 

 

 

 

Parmi les mineurs sans emploi qui montent à la capitale bolivienne pour faire valoir leurs droits, on trouve Elder, avec sa bouille de poisson-globe fumé et ses poumons cramés par le grisou. Son inactivité forcée le conduit avec quelques copains à des ivresses qui, loin de soigner les maux qui les accablent, poussent au contraire à surenchérir dans la consomption. Le gars est malade, sa respiration est sifflante. Ce dont il a besoin c'est d'un chaman.

 

 

 

Ça tombe bien, Max est là. Le clochard céleste est le gardien déplumé des pharmacopées oubliées, celui qui voit le chien ancestral et totémique en invitant son patient à en suivre la ligne traversière, avatar aymara de San Roque, saint patron bolivien des canins.

 

 

 

Le chamanisme est l'affaire d'un premier long-métrage dont l'ambition l'invite à multiplier à qui mieux mieux les remèdes, zooms et 16 mm., pauses documentaires et diagonales oniriques, références aux montages constructivistes des années 20, alambics sonores et recours à la synthwave afin de cultiver la très consensuelle nostalgie des années 80. Un Cemetery of Splendour bolivien ? Rien n'est moins sûr. L'armoire à pharmacie est un autre marché des quatre saisons aussi, dont les galeries sont des tunnels débouchant sur une métaphore de circonstance : le hachoir à viande dégueulant la chair à saucisse.

 

 

 

 

 

L'entrée au musée,

 

du côté de la charcuterie

 

 

 

 

 

On aime beaucoup de films distribués par Survivance, La Vallée (2014) de Ghassan Salhab, Court (En instance) (2014) de Chaitanya Tamhane, La Nuit et l'enfant (2015) de David Yon, Bienvenue à Madagascar (2015) de Franssou Prenant, Bangkok Nites (2016) de Katsuya Tomita, Demons in Paradise (2017) de Jude Ratnam, L'Homme qui penche (2021) de Marie-Violaine Brincard et Olivier Dury. Pas celui-là, aussi problématique au fond que Vitalina Varela (2019) de Pedro Costa, qui a été distribué lui aussi par Survivance.

 

 

 

Par exemple, la systématisation du zoom, arrière et avant ad nauseam, plus systématique encore que chez Stanley Kubrick (qui savait filmer aussi en plan fixe et en travelling), retourne l'image du poumon de la fiction soulevé par les rythmes de la ville en turgescence esthète du maître des formes qui a besoin d'un alibi documentaire pour le refaçonner selon les standards arty du moment. La distance imposée par le téléobjectif distend la relation entre celui qui film et celui qui est filmé. Le regard qui observe de loin comme s'il était tout près n'est jamais loin de s'apparenter alors à l'optique d'une caméra de surveillance.

 

 

 

Autre exemple, le petit clip dansé par les interprètes du film, tous des non professionnels, au lieu de jouer aux déplacements dont est capable la fiction contre l'assignation des places réellement existante, tient de l'animation culturelle (voir les films de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh). Voilà l'horizon post-politique d'un cinéma contemporain peuplé de travailleurs sociaux soucieux du lien social quand ils ne ressemblent pas de sympathiques boy-scouts (Guillaume Brac).

 

 

 

C'est un choix qui s'assume tel, celui qui consiste comme ici à laisser tomber la lutte sociale des débuts pour privilégier des thérapeutiques indexées sur le retour aux médecines douces.

 

 

 

 

Où va le petit train de la mine,

 

dans quels intestins ?

 

 

 

 

 

Dans Le Grand Mouvement, la mine est partout. Ses souterrains à ciel ouvert avec La Paz étranglée par son réseau électrique et le treillis de ses téléphériques. Dans les poumons des mineurs désargentés quand l'extraction de l'argent des mines boliviennes fait la richesse du pays à l'exception de ses prolétaires. Le petit train de la mine peut permettre d'en sortir une fois, quand les femmes du marché forment le chœur hilare des femmes du marché. Sinon, il reconduit aux galeries qui pressent les intestins du réel pour en tirer la substantifique moelle hachée menu par le mécano qui sait que l'entrée au musée se fait du côté de la charcuterie.

 

 

 

6 avril 2022


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