Le jeu de mots est facile, mais c'est la vérité, Europe 51 est le film le moins irénique qui soit. Après tout, c'est la moindre des choses pour un film qui a la passion du scandale jusqu'à en être scandaleux. Si Irène se met en mouvement, c'est mise en mouvement selon des rythmes aberrants. Ce n'est pas la compassion catholique qui la meut, mais la passion mystique du scandale parce que le scandale est partout. Dans l'appartement bourgeois où est mort son fils et dans l'institution clinique, dans les bidonvilles et dans l'usine. Dans l'Italie de l'après-guerre qui voudrait oublier ce passé qui ne passe pas. Le scandale est partout, aussi intolérable pour elle qu'il l'aura été pour Simone Weil.
La grande chorégraphie de regards fous à la fin de Europe 51 expose la scandaleuse vérité expliquant pourquoi le film de Roberto Rossellini aura fait scandale : l'aliénation féminine est la capture institutionnelle de la place des femmes qui est une offense qui leur est faite, elles par qui le scandale n'arrive qu'en révélant qu'il se joue partout.
Un ballet de regards,
une chorégraphie de la folie
Entre les murs blancs d'un asile, sur un tapis frémissant de cordes et de vibraphones, une véritable chorégraphie se déploie. C'est un ballet hypnotique de femmes hagardes dont les regards, hallucinés, magnétisent la caméra qui s'avance doucement dans leur entrelacs, son fil passé dans le chas de leur aiguille. Dans le jeu d'une séquence découpée en champs-contrechamps classique d'apparence, la machine de vision se focalise sur le point de vue de l'autre femme. Une nouvelle patiente entre dans la grande salle pour les rejoindre dans la ronde d'une aliénation paradoxale, figurant le centre d'un rayonnement aveuglant de regards fous. L'aliénation dit le diagnostic médical et le motif clinique justifiant de les rassembler en un même lieu pour les soigner, mais pour des raisons qui sont des fractures internes ne les concernant qu'elles. Si l'aliénation est partagée, les solitudes ne se recoupent pas.
Le classicisme se révèle apparent, un piège pour le regard. L'alternance des échanges de regards soumet la transparence à la trouée d'une matité dont le réel demeure encore le nom le plus approprié. Comme si les regards-caméras fusillaient les apparences du classicisme sur l'ordre d'une modernité auto-réflexive à laquelle, dans la circulation hallucinatoire des regards affolants et affolés, le regard du spectateur lui-même ne saurait échapper. Le regard a en effet pour objet le regard et le regard se ressaisit alors comme regard de regard, dédoublé pour pouvoir ainsi se retourner sur lui-même. Regardant celles qui la regardent arriver, Irène (Ingrid Bergman) est le sujet d'un dispositif spéculaire, la figure voyante-vue des regards qui se suivent et se tissent en tramant l'écheveau de l'étrangeté radicale et de la reconnaissance secrète. Alors, l'hypnose devient auto-hypnose. Depuis la machine comme à l'extérieur d'elle, de part et d'autre de la caméra comme à travers la membrane de l'écran, son centre nulle part et sa circonférence partout comme la sphère infinie de l'univers selon Pascal.
La main sur le menton, la première femme est assise et, immobile, regarde la nouvelle qui vient d'entrer dans la pièce. La deuxième assise à côté d'elle sur sa droite glisse à l'angle de deux murs tout en ne se levant pas de son banc. En face, Irène est saisie, comme happée par des regards lancés qui sont autant d'énigmes. Elle n'en continue pas moins d'avancer. Trois autres femmes se tiennent debout derrière une fenêtre grillagée, immobiles. Irène marche toujours. Son allure est celle de l'automate spirituel, comme sous hypnose, à la fois objet et sujet de la situation hypnotique. Apparaissent désormais quatre femmes, d'abord deux infirmières suivies par deux patientes qui leur ressembleraient comme des sœurs de malheur s'il n'y avait pas les blouses et les coiffes pour distinguer les premières des secondes. Toutes regardent l'héroïne en la dévisageant. Particulièrement la dernière d'entre elle. C'est une grande femme brune au visage pâle qui s'avance dans la lumière, puis recule comme si elle voulait retourner dans l'ombre, le visage légèrement détourné dans un mélange indiscernable de peur et d'offuscation, voire de répulsion que connote sa main posée près de sa bouche légèrement entrouverte. Cette dernière recule en entraînant le mouvement de la caméra puis disparaît du champ en sortant par la gauche du cadre, ce qui laisse place à une femme bien habillée et plus âgée, aux cheveux blancs, le regard presque indifférent. Quand, depuis le même bord gauche, entre une nouvelle patiente plus jeune, une brune aux yeux cernés qui repart en sens inverse, bientôt rejointe par la femme marquée par le regard le plus halluciné et effrayé. Ces deux femmes entraînent la caméra de la droite vers la gauche puis s'écartent en libérant le champ, le fond du plan offrant sa surface neutre à une dernière patiente. Peut-être celle qui ressemblerait le plus à Irène, mais avec plus de fatigue dans le corps, comme son reflet vieilli, le double qui montrerait à l'héroïne ce que bientôt peut-être elle deviendra.
Aussi courte que virtuose dans ses arabesques, mais d'une virtuosité atténuée par le climat d'hypnose collective régnant parmi les figures, la séquence en question, d'une durée de 130 secondes environ, se termine ainsi, avec Irène rejointe par l'avant-dernière patiente qui se place dans son dos. Puis Irène avance en rejoignant un banc pour s'y asseoir, précisément celui où est assise la toute première femme la regardant. La boucle est bouclée. Irène aura fini par rejoindre les siennes dans le cercle d'une aliénation commune. La folie féminine serait ainsi surexposée de manière critique, à seule fin de sous-exposer la misère symbolique autant que matérielle d'une condition sociale qui est celle de l'aliénation universelle.
Le saut de l'ange,
la mort d'un enfant
Quand Roberto Rossellini réalise Europe 51, il a plus d'une idée en tête. Qu'il s'agisse de continuer à cultiver en cinéma son histoire d'amour avec Ingrid Bergman afin de compliquer l'esthétique néoréaliste, qu'il s'agisse encore de faire œuvre d'actualité en inscrivant dans le champ de la fiction plusieurs réflexions portant sur les misères du présent. À ce titre, Europe 51 est autant la suite avouée de Stromboli (1949), Irène ayant comme la Karen du film précédent d'avoir vécu dans un camp de réfugiés à la fin de la guerre, que le pic intermédiaire d'un triptyque soucieux de faire de la modernité au cinéma le moyen de penser de façon critique l'actualité (le film qui a en effet été tourné entre La Machine à tuer les méchants en 1950 et Où est la liberté ? en 1952 se présente alors comme une parabole sérieuse encadrée néanmoins par deux fables plus sarcastiques). Le cinéaste désire également composer un trajet en forme de passion moderne inspirée par la trajectoire éthique et philosophique de Simone Weil, mais aussi des conclusions tirées de deux réflexions entendues dans son entourage. La première concerne un médecin psychiatre réputé s'interrogeant sur la folie supposée d'un trafiquant de marché noir qui a décidé de se dénoncer à la police. La seconde, c'est l'acteur Aldo Fabrizzi qui, durant le tournage des Onze Fioretti de François d'Assis (1950), s'est dit que, tout de même, le fondateur du monachisme franciscain devait être fou pour avoir ce qu'il avait fait (toutes ces anecdotes ont été rapportées par le cinéaste dans un entretien aux Cahiers du cinéma, n°37, juillet 1954).
Opus intermédiaire inclus dans le triptyque de l'actualité encadré par les farces de La Machine à tuer les méchants et Où est la liberté ?, suite presque directe de Stromboli, Europe 51 l'est aussi de Allemagne année zéro (1947). À la fin de ce film, un enfant prénommé Edmund se jetait du haut d'un immeuble désert dans le vide. Son cadavre exposait alors le scandale de l'obscénité persévérante du nazisme, ce régime politique mort enseveli sous les ruines de Berlin mais dont le spectre continue cependant de rôder parmi les vestiges de l'ordre totalitaire défait. Au début de Europe 51, un petit garçon prénommé Michel essaie sans y arriver d'attirer le regard de sa mère mais Irène est prise par les obligations bourgeoises de la mondanité. L'épouse du dirigeant d'une filiale italienne d'une firme étasunienne ne voit pas son fils qui fait semblant de s'étrangler devant son miroir, elle n'entend pas l'appel à l'aide niché dans ses simagrées d'enfant, ce corps en trop presque un peu gênant. Jusqu'à ce qu'on le retrouve, inanimé, en bas des escaliers. Une opération de sa hanche cassée dans la chute ne l'empêchera pas de décéder à l'hôpital d'une embolie.
La mort de l'enfant possède déjà une terrible résonance autobiographique quand on sait qu'au moment du montage de Paisà (1946), Roberto Rossellini aura été affligé par le décès à l'âge de neuf ans de l'un de ses deux fils, l'aîné Marco Romano, un garçon trop tardivement soigné d'une appendicite. La disparition de l'enfant est une hantise qui suture Allemagne année zéro et Europe 51. Mais elle donne cependant lieu à un déplacement puisque la mort involontaire du fils du cinéaste se transmue, dans ses reprises et variations fictionnelles, en mort désirée, recherchée dans le passage à l'acte suicidaire et accomplie dans l'incertitude de son sens.
Un enfant meurt en faisant de son cadavre le corps d'une question ouverte. Que faire de la mort de l'enfant dès lors qu'elle s'expose comme un acte, dans la possibilité d'une décision souveraine mais dont le sens n'en reste pas moins incertain, fuyant ? D'un film à l'autre, la question se précise dans la perspective des conséquences subjectives à tirer de l'événement de la mort d'un enfant. L'événement c'est le sens disait Gilles Deleuze. Un enfant meurt et sa mort elle-même pose question. Elle est une énigme de la décision dont la folie brouille la transparence des volontés et des intentions, qui dépend d'un acte dont le sens est suspendu, délié de toute interprétation univoque. Edmund joue encore quelques secondes pourtant avant de se jeter dans le vide, en fermant les yeux face à une réalité qui semblerait si insoutenable qu'elle l'oblige à baisser la tête et plonger son visage dans ses mains. Son suicide est réel et, à ce titre, imprévisible dans ses causes et ses conséquences puisque le film s'arrête là. Quant au saut de l'ange de Michel, il est élidé, l'ellipse renforçant l'incertitude d'une situation où se mêlent la possibilité de l'accident et l'interrogation du sens de son geste.
Le suicide d'Edmund semblerait dès lors un peu moins inévident, d'autant plus motivé par le fait qu'il ait répondu à l'injonction obscène de l'eugénisme nazi traînant encore dans l'air, en accélérant par empoisonnement le décès de son père. Et y avoir répondu le fait atrocement souffrir intérieurement. Mais Edmund se suicide-t-il par culpabilité filiale ou par responsabilité individuelle d'un désastre collectif ? Le suicide de Michel est certes plus nébuleux en raison de l'ellipse du passage à l'acte confondant contingence et nécessité. Et si sa nébulosité autorise pour son père de pouvoir s'en remettre (un détail d'ailleurs, l'acteur canadien Alexander Knox ressemble énormément à Roberto Rossellini), sa mère y verra pour sa part un point de bascule, l'amorce d'une dérive : l'occasion d'un franchissement.
Le corps de l'enfant est celui d'un scandale, ce corps en trop dont les uns se remettent en ne le reconnaissant pas comme tel et dont les autres ne se remettent pas en en tirant toutes les conséquences, éthiques, sociales, politiques. C'est la force de scandale associée à cette mort qui oblige à penser que la question n'est plus celle de la culpabilité (maternelle) mais de la responsabilité (personnelle, individuelle et collective). Pour que vive le scandale de la mort de son fils, une mère devra en hériter en étant elle-même scandaleuse. Le scandale qui se prolonge de la mort de Michel à l'existence nouvelle d'Irène ne représente pas le but d'une stratégie délibérée, mais la révélation d'un hiatus séparant ceux qui acceptent d'occuper une place dans la société, même si elle n'est pas la meilleure, et celle qui n'a pas d'autre désir que de n'en occuper aucune parce que le scandale est partout. Irène redevient alors la Karen de Stromboli, la déplacée dont les absences et fugues mettent en crise l'ordre de la distribution des places (l'un des plus beaux textes consacrés à ce film, qui insiste décisivement sur cette question du déplacement, a été écrit par Jacques Rancière : « Un enfant se tue », Courts voyages au pays du peuple, éd. Seuil-coll. Points Essais, 1990, p. 119-150).
Une Simone Weil de son temps
Le jeu de mots est facile, mais c'est la vérité, Europe 51 est le film le moins irénique qui soit. Après tout, c'est la moindre des choses pour un film qui a la passion du scandale jusqu'à en être scandaleux. Il se trouve que le film de Roberto Rossellini a été victime de la censure parce qu'il y est question d'une grève des transports. Il a été critiqué par beaucoup de monde et de bords différents (les communistes n'ont pas aimé l'exposition des limites du travaillisme et de l'ouvriérisme, les catholiques ont refusé un mysticisme critique des normes de l'église), mal perçu par les spectateurs irrités par des enfants suicidaires et offusqués par des chômeurs punis de l'être parce qu'ils ont été miliciens sous Mussolini. L'absence d'irénisme est la conséquence scandaleuse de la trajectoire d'Irène, qui délaisse sa place de bonne bourgeoise dont l'occupation l'aura obligée à être une mauvaise mère, pour une errance qui témoigne d'une absence de place, dans un déplacement continué à travers l'ordre des places et la diversité des misères accablant l'actualité italienne du début des années 1950.
Si la trajectoire est une errance, une déambulation caractéristique de la modernité néoréaliste, elle se comprend à la fin comme un trajet existentiel dès lors que l'internement imposé par le consensus familial et institutionnel s'énonce comme un choix assumé (cette philosophie du choix qui verrait Roberto Rossellini en lecteur pas improbable de Sören Kierkegaard aura été partagée par d'autres cinéastes d'inspiration chrétienne, mais hétérodoxes sinon hérétiques comme Carl T. Dreyer et Robert Bresson). Et l'assomption éthique de révéler au fond que toutes les places, si elles ne se valent pas, sont toutefois toutes scandaleuses, appartement bourgeois et asile, usine et église, nouveaux logements HLM et bidonville de banlieue, tous lieux expressifs d'une aliénation reconduite pour et par tous. Avec la participation, dans l'ordre : des pauvres qui font de nécessité vertu en se satisfaisant de l'existant (la joyeuse mère adoptive jouée par Giuletta Masina) ; des militants politiques qui n'envisagent la Révolution que comme prolétarisation généralisée ; des bourgeois qui sont des conservateurs, y compris des apparences ; et des représentants des institutions qui savent travailler à la reproduction de leur positions en se sachant menacer par celle dont le seul désir, qui risque par là d'être largement imité, consiste à ne vouloir aucune place.
Il y a une grande perversité rossellinienne à faire du trajectoire d'Irène la ligne diagonale de toutes les résistances et tous les désœuvrements, au nom jamais dit d'une sorte de non-réconciliation radicale qui met en difficulté tous les discours officiels par le grippage des machines d'interprétations. Les appareils de la médecine préfigurent ainsi ceux de La Peur (1955) d'après Stefan Zweig, si proches de la machine cinéma, mais si loin pourtant puisque le cinéma est moins intéressé par la production scientifique d'une fonction que par l'expression sensible de l'écart, insoluble et irréductible, entre le sens et son absence qui est l'insensé. C'est ainsi que Europe 51 est cette fiction qui s'apparente autant à la parabole d'un mysticisme intraitable qu'à un essai sur les aliénations de l'époque, qui rend autant hommage à l'auteure de La Condition ouvrière (1937) et L'Enracinement (1943) qu'il prépare la voix royale à Jeanne au bûcher (1954), ultime film avec Ingrid Bergman adapté d'un oratorio de Paul Claudel et Arthur Honegger. À ce double titre, le cinéma de Roberto Rossellini cultive des vertus didactiques contrariés par un goût prononcé pour le scandale et la perversité relative que son régime autorise. Et l'on en retrouvera l'inspiration moderne de toute évidence chez Jean-Luc Godard (Vivre sa vie en 1962 et Une femme mariée en 1964), chez des cinéastes italo-américains comme Martin Scorsese (Taxi Driver en 1976) et Abel Ferrara (Bad Lieutenant en 1992), mais aussi de manière postmoderne chez Lars von Trier (entre autres de Antichrist en 2009 à Nymphomaniac en 2013 en passant par Melancholia en 2011).
La parabole de Europe 51 est sublime en faisant d'Irène l'incarnation possible d'une Simone Weil qui aurait vécu dans l'Italie d'après guerre. Sa trajectoire erratique trace en effet le trajet d'une éthique où composent intuitivement, sans stratégie ni volonté préalable, les idées de souffrance comme moyen de connaissance, du droit comme obligation notamment à la médiation (la figure de l'intermédiaire préférée à l'occupation des places est valorisée dans la reprise du concept platonicien de metaxu) et de « décréation » au sens d'un renoncement des exigences restrictives de l'ego. Et l'essai ne l'est pas moins en soumettant les grandes problématiques sociales (logement et lutte de classes, prostitution et délinquance, santé publique et condition ouvrière) et les figures y étant associées (le militant et le curé, l'avocat et le juge, le commissaire et le psychiatre) aux effets de sens, de suspension et de désœuvrement exercés par la trajectoire d'Irène. Son trajet rappelle à la politique qu'elle est incomplète, c'est-à-dire rien, en l'absence de toute éthique (et l'inverse est tout aussi vraie).
Irène ne sait plus où elle en est depuis la mort de son fils. Ou, plutôt, Irène sait qu'elle ne peut plus rester à sa place puisque cette place est celle qui a provoqué la mort de son fils.
Déplacée, Irène ne cesse pas par ses actes, qui rompent avec l'enchaînement habituel des actions, à mettre en déroute tous ses interprètes et leurs interprétations qui voudraient y reconnaître l'évidence, pour le meilleur comme pour le pire. Irène apprécie ainsi le cousin de son mari, Andrea, le sympathique militant communiste mais elle n'entend rien à son productivisme depuis qu'elle a passé deux jours à travailler dans l'usine, et qu'elle a vu que l'usine c'est l'enfer comme le sera l'asile. Irène désire apporter son soutien à la prostituée qui meurt de tuberculose, puis au garçon d'une famille de prolétaires qui a trempé dans un crime mais ce soutien est vu par son mari comme le signe d'une mauvaise vie méritant avec la séparation des biens l'internement asilaire. Irène recluse dans la clinique intéresse également le curé, mais c'est pour autoriser ce dernier à reconnaître dans ses mésaventures un terrible péché d'orgueil. Comme elle intéresse aussi ses nouveaux amis issus des quartiers populaires pour la saluer et reconnaître une sainte et non la folle diagnostiquée par l'institution.
Sainteté et folie s'équivalent pourtant comme significations extérieures. Savantes ou populaires, ce ne sont que des interprétations, des savoirs qui sont des pouvoirs, des captures qui convergent pour neutraliser le principal : Irène est celle par qui le scandale arrive.
L'offense faite aux femmes
de l'aliénation féminine
Irène se met en mouvement, est mise en mouvement selon des rythmes aberrants, étonnamment marqués dans les raccords qui, brusquement, projettent au risque de l'irréalisme la bourgeoise dans le bidonville ou l'usine (avec ce plan où l'héroïne se dédouble en regardant dans un plan la longue chaîne pour se retrouver à son bout dans le plan suivant). Ce n'est pas la compassion catholique qui meut Irène, mais la passion mystique du scandale parce que le scandale est partout. Dans l'appartement bourgeois où est mort l'enfant et dans l'institution clinique, dans les bidonvilles et dans l'usine. Dans l'Italie de l'après-guerre qui voudrait oublier ce passé qui ne passe pas. Le scandale est partout et il est intolérable.
Irène est celle par qui le
scandale arrive parce que le scandale a toujours déjà été là. Le scandale est partout et son omniprésence constitue le paradoxe d'une invisibilité autorisant de ressaisir le social comme
autosuggestion, auto-hypnose. Le scandale, il faut l'entendre au sens grec du terme, celui du « skandalon » des récits évangéliques (chez Mathieu et Jean, dans la première épître aux Corinthiens de Paul) qui se rapport autant à
Jésus qu'à Satan, celui que relit René Girard dans sa théorie anthropologique
du désir mimétique (cf. Je vois Satan tomber comme l'éclair,
éd. Grasset, 19999). « Skandalon » nomme la pierre
d'achoppement, la trappe ou l'obstacle qui fait trébucher les préjugés, ceux qui entretiennent avec les passions mimétiques le sacrifice réel ou symbolique des victimes émissaires. On voit ainsi
comment le skandalon tient alors du pharmakon, du remède autant que du poison selon les relectures platoniciennes de Jacques Derrida, mais également et structurellement du
pharmakos, autrement dit de la victime émissaire censément nécessaire à la purgation des passions mimétiques (on en revient alors à l'hypothèse anthropologique de René
Girard).
La grande chorégraphie de regards fous à la fin de Europe 51 expose la scandaleuse vérité expliquant pour le film de Roberto Rossellini aura tant fait scandale : l'aliénation féminine nomme en fait la capture institutionnelle de la place des femmes qui est une offense qui leur est faite, elles par qui le scandale n'arrive qu'en révélant à tout le monde qu'il se joue partout.
Cela, il faut le voir et le revoir. Il faut en apprécier la dimension spéculaire et hallucinatoire, dans l'entrelacs des regards-caméras auquel celui du spectateur n'échappe pas. Cela, des femmes le savent en le mettant en forme pour leur propre compte qui vaut pour tout le monde. Cela, Chantal Akerman l'aura vu et compris. Son cinéma en poursuivra la vision avec une radicalité inoubliable en étant non oublieuse des puissances de scandale caractérisant la modernité rossellinienne, de Saute ma ville (1968) à No Home Movie (2016) en passant par Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975).
20 février 2019