Les reflux du flux

avril 2021

The Pool (2018) de Ping Lumpraploeng

Le coco du croco

Le survival à la sauce thaï pique moins les papilles que les yeux. La piscine dans laquelle est coincé le héros en compagnie d'un croco numérique est la poche cloacale dont on ne s'extrait qu'en s'expurgeant du mal en soi. Le minimum syndical avec ce genre de film consiste à ce qu'il repose sur une suite supposément contingente de faits concrètement concrets et rien d'autre. Normalement, la psychologie n'y a aucun droit. Ou alors il faut profiter de l'occasion pour renouveler un vieux fond gothique comme y arrive Alexandre Aja avec Crawl (2019). Sauf qu'ici l'accumulation sadique des avanies pousse le bouchon du délire des fausses coïncidences et des contingences nécessaires si loin que l'épreuve monstrueuse accouche de la souris de sa petite morale. Tous les détails y sont fonctionnels, tout doit servir à cet égard. Le survivalisme est un utilitarisme dont le carburant est la morale pourvu qu’elle soit sauve. La régression à l'instinct de survie révèle ainsi qu'il y a au bout de la tuyauterie de la piscine une histoire d’œuf – le symbole est tellement assumé – qui se joue entre la grossesse de la copine et la mise-bas de la femelle reptile.

 

 

 

Le croco est l'animal dont il faut se rendre victorieux pour triompher du monstre que le héros aura lui-même été en envisageant pour sa compagne la possibilité d'avorter de son coco. Survivre consiste ainsi à se ranger à ce que la loi thaïlandaise interdit. Mais le croco ne suffit pas, un autre animal doit servir au redressement moral du héros, c'est le pauvre Lucky dont la mort de chien indique qu’il s'interposait dans un désir d'enfant. Sacrifier l'autre animal est le triste devoir de l'animal humain dont la procréation fait coïncider la loi de la nature avec celle de l’État. Cette piscine qui a servi au tournage d'une publicité est la réclame d'une société qui fiche au trou ses resquilleurs parmi les bêtes qu'au fond ils sont en croyant se libérer du destin de la reproduction.

 

 

 

2 avril 2021

Furie (2020) d'Olivier Abbou

Périphérie vs. Périphérie

De retour de vacances, une famille découvre, horrifiée, que les locataires auxquels elle a gentiment prêté sa maison pour les dépanner le temps de l'été refusent de quitter les lieux. Ils y sont, ils y restent, ils ne partiront pas. L'horreur est à l'expropriation des propriétaires. D'autant que le chef de famille croyait en être prémuni après avoir coché toutes les cases de la bonne intégration sociale, statut de la fonction publique et emploi de professeur, femme blanche et maison à la campagne. Cela ne suffit donc pas à l'homme qui voit dans la situation l'odieux rappel aux stigmates de la peau et de ses origines antillaises. Même son élève d'origine subsaharienne s'y met en le traitant de Bounty, autrement dit de noir à l’extérieur mais de blanc à l’intérieur, c’est-à-dire encore de blanc incomplet, marquant ainsi une différence dans les peaux noires qui renvoie au professeur la faute héritée de l'esclavage. Comment remédier alors à un pareil désaveu ? La loi est d'abord requise mais sa langueur est laborieuse, elle déçoit forcément en ne suscitant aucun désir du réalisateur pour en tromper l'inévitable déception. En revanche, la réalisation est plus enthousiaste du côté du surmoi quand ses représentants ont l'obscénité pour une part puérile mais pour une autre méphistophélique en s'incarnant avec le sexy Paul Hamy.

 

 

 

Les ivresses rougeoyantes à la Noé sont les flammes de la tentation pour Olivier Abbou qui, avec Furie en guise de variation d’ici de Chiens de paille, s’essaie à lancer une sonde dans la France profonde et le ventre de ses tendances fascisantes. Sauf que le home invasion est aussi réduit que le cinéma l'est avec le home cinema. Ainsi, le film est assez couard politiquement en évitant les noms et les énoncés réels qui représentent le néofascisme actuel. Il faudrait se contenter du drapeau tricolore de la beaufitude habituelle, mâle-blanc-hétéro, dont les effusions de testostérone excitent suffisamment le prof pour lui faire croire qu'il peut renouer non seulement avec sa dignité de propriétaire bafoué, mais aussi avec une virilité que l'expropriation affaiblit plus encore qu'elle ne l'était déjà. Finalement, le loi ne tient – le réalisateur y tient qu'à raison des saines et énergiques piqûres de rappel du surmoi. Comme on est loin des problématisations fordiennes à la Liberty Valance ou même de l'anthropologie nihiliste d'un Peckinpah à l'époque du Vietnam. Au lieu de penser la refondation de la loi sur d'autres bases que le droit, Furie légitime le recours faux-cul à la violence et ses jouissances dès lors qu'elles s'exercent avec puis contre ceux qui en usent pour en abuser. L'ultime épisode de l'intégration est ainsi donné par le label beauf de la violence légitime et c'est ainsi que le héros redevient sexuellement désirable pour sa compagne. Comme quoi le fascisme a du bon, c'est un facteur d'intégration, on aurait voulu cependant un peu d'ironie dans le constat, mais non.

 

 

 

Français des périphéries de l'empire, encore un effort pour intégrer la France périphérique et ses clichés pseudo-sociologiques.

 

 

 

2 avril 2021

Guest of Honour (2019) d'Atom Egoyan

Moralité postmoderne du vieux chnoque

Longtemps, Atom Egoyan a eu la côte à la bourse des auteurs. Ses premiers films minimalistes, Next of Kin (1984), Family Viewing (1987) et Speaking Parts (1989), ont acclimaté le vieux roman familial freudien à la modernité tardive des dépressions lentes et hyper-conscientes, et des domesticités d’autant plus intoxiquées en basculant dans la publicité des nouvelles formes visuelles de l’extimité. En cédant à un désir de romanesque capable de réchauffer les déserts glacés d’une postmodernité s’épuisant à épuiser le programme de la modernité, les films du réalisateur canadien d’origine arménienne reçurent l’agrément des grands festivals mais sans forcément séduire. L’opacité qui a pu un temps intriguer avec The Adjuster (1991) a vite révélé avec la complexité vaine d’Exotica (1994) un maniérisme post-antonionien qui, loin des carambolages orchestrés par David Cronenberg à qui on l’a souvent rapproché, aura touché à sa limite éthique avec Ararat (2002). Bombant alors le torse des ambitions, Egoyan y a réussi l’exploit de tourner savamment autour du pot (le génocide arménien et sa représentation) en se débrouillant pour pointer l’obscénité du spectacle tout en y participant malgré tout. Après cet échec grandiose, le réalisateur s’est essayé à varier les registres en tentant d’adoucir la sécheresse clinique de ses constats hautains et abscons de civilisation, tantôt perdu à mimer des gammes scorsesiennes (La Vérité nue, 2005), tantôt revenant avec des stars hollywoodiennes aux imbroglios de l’intimité titillée par le narcissisme des nouvelles technologies (Chloé en 2009, remake de Nathalie… d’Anne Fontaine), espérant gagner un peu de chair du côté du fait divers (Adoration en 2008, Les Trois crimes de West Memphis en 2013), en retrouvant davantage avec le thriller (Captives en 2014). De fait, l’étoile d’Egoyan a considérablement pâli et ses derniers opus ne font rien pour redonner des éclats au tableau.

 

 

 

Après le pénible Remember (2014) où la démence sénile compliquant la vengeance d’un rescapé des camps était en dernière instance le fait du film lui-même, on trouverait presque à respirer avec Guest of Honour (2019) qui n’est pas bon mais seulement moins mauvais. Une femme qui croit nécessaire de s’acquitter de nouvelles fautes (une histoire de harcèlement sexuel sur mineur) afin d’en cacher de plus anciennes et de plus grandes (son implication indirecte dans la mort de sa professeure de piano et le suicide de son fils) s’en remet après bien des détours à la vérité de son père défunt, gardien modeste de la loi (il est inspecteur chargé de vérifier l’hygiène des restaurants) sur laquelle il a mordu, certes, mais en ne la transgressant jamais, quoi qu’elle en a pensé (s’il a trompé sa mère malade, c’est en toute connaissance de cause pour celle qui se savait condamnée). Les enfants s’alourdissent de peines en croyant hériter des fautes inexistantes de leurs parents. Le rétablissement de la vérité bénéficie comme il se doit à l’invité d’honneur, à laquelle finit par se ranger une femme qui n’a pas d’autre responsabilité que la sienne dans les catastrophes qu’elle provoque. Le coup freudien du trauma enfantin, c’est terminé. On pourrait apprécier que le roman familial s’écrive désormais avec les post-scriptum du post-freudisme. Malheureusement, la perversité des personnages d’Egoyan sert le plus souvent à instruire (de) la faute des enfants qui en héritent moins de leurs parents qu’ils la projettent fantasmatiquement sur eux en leur imputant une irresponsabilité qui, en fait, leur est propre. D’aucuns parleraient d’une morale de vieux chnoque, en dépit du lissage sériel de la musique du fidèle Mychael Danna opéré dans le sens d’un lifting pour senior.

 

 

 

2 avril 2021


L'Empire de Médor (1986), Les Sièges de l'Alcazar (1989),

Foix (1994) de Luc Moullet

Cartes de visite, cartes à gratter

Les courts-métrages de Luc Moullet, le professeur Nimbus du cinéma français, s'apparentent à des cartes de visite qui ont la visée de la démangeaison. C'est pourquoi les cartes de visites sont aussi des cartes à gratter, au sens du poil à gratter. Les visites de Luc Moullet grattent en effet, qu'il s'agisse de l'amour des chiens dont l'économie est une industrie prospère (L'Empire de Médor) et de l'évocation fantasque, mais imprégnée de la fiction des souvenirs, des rivalités cinéphiles des années 50 (Les Sièges de l'Alcazar où passe la bouille adolescente d'Antoine Desrosières). Qu'il s'agisse encore de la recension des bizarreries architecturales ou urbanistiques du chef-lieu du département de l'Ariège (Foix). Le style est celui du gratte-cul quand la description, qui est la méthode la plus sûrement privilégiée, suscite des frictions : entre les informations (les richesses produites par l'industrie canine équivaut à celle d'un pays africain) ; entre les désirs (l'amour dans les films de Vittorio Cottafavi ne passe jamais la rampe de l'écran pour s'incarner dans la salle où la dispute des critiques fait écran à leurs sentiments) ; entre les échelles (la circulation routière de l'une des plus petites préfectures de France est proportionnellement aussi congestionnée que celle de la capitale). C'est en allant sur les bas-côtés de l'observation, ceux qui échappent à la perspicacité des observateurs patentés, que l'on peut alors tomber sur les trucs saugrenus, les machins bizarres et les bidules pas possibles – autrement dit, c'est là que l'on peut trouver les fruits du rosier ou de l'églantier, ces baies orange remplies de poudres provoquant les démangeaisons qui nous font rire.

 

 

 

La carte de visite n'est pas informative, pédagogique ou touristique, même si elle s'amuse à en mimer le ton (il y a de l'ironiste chez Luc Moullet et la voix du narrateur de Foix, Didier Beaudet, annonce la voix de Benoît Forgeard dans ses pastilles). Elle est une carte à gratter qui démange en relevant, comme un piment, les petites manies trahissant l'irrationalité profonde du représentant vivant de la raison. La critique de la raison comique que Luc Moullet pratique depuis son premier film, le court-métrage Un steak trop cuit (1960), mais déjà avec ses critiques publiées dans les Cahiers du cinéma et Arts en 1956, se distribue dans des cartes de visite qui sont des cartes à gratter. En grattant, on tombe sur plus d'un os : la merde canine est mieux tolérée que la merde humaine, surtout à Paris ; l'économie libidinale d'un critique est plus constipée que l'économie générale d'une petite salle de cinéma ; Foix est une cité en crise (la fameuse crise de Foix !) dont l'anarchie urbaine semble faite pour emmerder ses habitants. Le comique rejoint son maître, Alfred Jarry, en étant un matérialiste radical pour qui l'absurde démange en débouchant sur la production continuée de l'excrétion. Aussi déniée qu'elle soit, la merde est le seul horizon des sociétés de production. À quoi, donc, ressemble un steak trop cuit ? La réponse est dans la question posée par le premier film gratte-cul de Luc Moullet.

 

 

 

21 avril 2021

Army of the Dead (2004) de Zack Snyder

Balistique hystérique de la perception

On annonce en fanfare le retour de Zack Snyder au pays des zombies avec une suite à son premier long-métrage, produite par Netflix et programmée à la diffusion pour le 21 mai prochain. Comme l'infection virale est à la mode en notre époque de pandémie mondiale, le retour aux sources est synchrone avec l'horreur sanitaire de l'actuel. On le rappelle : Army of the Dead représente, dans la foulée de 28 jours plus tard (2002) de Danny Boyle, un tournant historique dans le sous-genre horrifique du cinéma de zombies. Le film de Zack Snyder enfonce d'autant plus le clou qu'il tape à coup de boule sur son modèle original, Dawn of the Dead (1978) de George A. Romero produit par Dario Argento, moins en le trahissant tous azimuts qu'il le siphonne de sa substance, malgré un salut qui paraît obligé à Tom Savini, Ken Foree et Scott H. Reiniger. D'un côté, le mort-vivant dont la décérébration invite à une décélération du rythme, le ralentissement alors raccord avec la dépression des années 70, laisse place désormais à la figure nouvelle de l'infecté qui – mort ici ou encore vivant ailleurs, c'est idem – conjoint la fureur de l'hystérique à l'énergie de l'athlète olympique. De l'autre, l'allégorie critique du consumérisme est liquidée au profit d'une approche rudimentaire du survival qui, certes, a conservé le supermarché de l'original, mais pour des raisons qui sont à peu près les mêmes que celles des clients de ce genre d'établissement (on y trouve de tout, c'est cool). Le remake tient non seulement du décalque intéressé en étant actualisé au goût du jour (finie la critique des supermarchés, vive le sport et les boissons énergisantes). Il tient surtout du simulacre dont la décérébration intrinsèque est aussi hystérique et musclée qu'un infecté courant à toute blinde le cent mètres pour sauter à la gorge de sa prochaine victime.

 

 

 

On a parlé de fanfare, l'image convient bien à Zack Snyder. Le pompiérisme s'y affiche d'emblée. Et le pompier de se doubler d'un pyromane en imposant une marque particulièrement reconnaissable : une douille tombe par terre, il y faut non seulement un ralenti mais un boucan d'enfer. L'obscénité de cet effet de signature se déduit de l'identité spéculaire des outils fétichisés, arme et caméra. La logistique de la perception chère à Paul Virilio s'identifie drastiquement à une balistique dont la visée est la jouissance partagée du flingage et du filmage. Le plan est une douille, c'est ainsi que Zack Snyder prend au pied de la lettre le sens bivalent du terme shooting. Mais, à la différence de Samuel Fuller par exemple, il ignore qu'une seule balle tirée promet toujours une prochaine guerre. C'est ici que se séparent les expériences respectives de l'homme revenu de la guerre et de l'amateur de jeux vidéo comme Resident Evil qui a ouvert les vannes de la consécration de l'infecté. L'identification voulue jouissive des moyens du cinéma et de la guerre est un tintamarre qui se retourne sur lui-même en refusant au réel le droit de la critique des boucles fermées de l'hyper-réel.

 

 

 

Entre deux giclées gore de rigueur, on maintient l'effort de soustraire au bourrage général quelques détails méritant qu'on s'y arrête en opposant le recul analytique du freeze frame à l'hystérie virale du shooting. On s'amuse ainsi qu'un chiotte lancé à travers une vitre exige en tombant rien moins que deux plans avec deux échelles différentes. Et la seconde fois, la chose shootée en longue focale est affublée d'un ralenti qui en accentue hideusement le zoom. On note par ailleurs une prédilection pour le vert qui annonce déjà le désir plus systématique de tourner avec les fonds de la même couleur, où la manière du réalisateur s'y déploiera en effet avec un sens plus affirmé du coulé. Voilà un réalisateur qui n'est jamais aussi à son aise quand filmer consiste à recréer un simulacre synthétique de la réalité. L'entertainer a tout de l'animateur, dans tous les sens du terme. Pour lui, couler le bronze de ses monuments dédiés à la culture saturée du pop peut lui faire espérer de rédimer une manière à la truelle. On aime aussi la mélancolie qu'il y a dans le regard de Sarah Polley, actrice canadienne vue chez Atom Egoyan et David Cronenberg. Jusqu'au bout, elle résiste au rouleau compresseur dont le finale demeure cependant un grand moment de destruction du matériau humain de la fiction, on ne voit franchement pas d'autre façon d'en parler. On s'arrête enfin sur l'archive piquante de musulmans en prière qui ouvre l'immonde générique mimant le zapping télévisuel censé offrir le tableau médiatique d'une époque apocalyptique. Certains se demandent encore ce que cette image fiche là. Ce sont les mêmes qui sont persuadés, après avoir vu et apprécié 300 (2006) d'après Frank Miller, que le pop corn movie ne peut pas ne pas être – non, c'est impossible, vous êtes sûrs ? – un sommet de pornographie idéologique raccord avec les « faucons » de Washington poussant à la guerre contre l'Iran.

 

 

 

21 avril 2021


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