Les reflux du flux

mai 2021

The Guardian – La Nurse (1990)

et The Devil and Father Amorth (2017) de William Friedkin

Mets de l'huile


Peut-être William Friedkin a-t-il pris son patronyme très au sérieux : le proche (kin) prend souvent chez lui la forme du cuit (fried). Ses meilleurs films sont en effet ceux où il plonge le quotidien américain dans l'huile de friture des genres poussés avec l'aiguille du potard dans le rouge. Quotidien de policiers new-yorkais, tantôt grillés par la lutte contre le trafic d'héroïne (French Connection, 1971), tantôt plongés dans l'huile bouillante du milieu gay sadomasochiste (Cruising – La Chasse, 1980). Quotidien d'agents des services secrets cuits par les excès et l'illégalité suscités par la traque d'un faux-monnayeur (To Live and Die in L.A. – Police fédérale Los Angeles, 1985). Quotidien d'une fille embrochée et rôtie par le démon scabreux de l'adolescence (L'Exorciste, 1973). Quotidien des scènes domestiques saturées par la mauvaise huile des psychoses paranoïaques et des névroses familiales (Bug et Killer Joe, 2006 et 2011, d'après des pièces de Tracy Letts). Concernant Killer Joe, on se souvient en particulier d'une scène de fellation forcée avec un pilon de poulet dont l'obscénité carbonise tout jugement de goût. Lui-même s'y est plus d'une fois brûlé, par exemple en réalisant avec Sorcerer – Le Convoi de la peur (1977) un remake du Salaire de la peur (1953) d'Henri-Georges Clouzot où, comme le Werner Herzog de Fitzcarraldo (1982), le réel des conditions extrêmes du tournage est censé fournir l'huile nécessaire à fricasser la fiction.

 

 

 

Jouer la scène moins comme un morceau de bravoure que comme un morceau de barbaque frite à l'huile de vidange du genre. Souvent, le cuistot en chef du Nouvel Hollywood s'est viandé et l'abrasif a donné des ratas dispensables mais quelquefois curieux. William Friedkin a toujours avoué qu'il n'aurait jamais dû tourner The Guardian – La Nurse et le film est souvent lamentable, enfourné avec une vitesse telle qu'elle trahirait en effet l'unique désir consistant à en finir au plus vite avec la commande opportune d'un ami producteur. Pourtant, cette histoire de nurse qui s'occupe des enfants de couples bourgeois pour les sacrifier aux dieux des forêts selon des rituels sorcellaires d'un ancestral paganisme possède deux réelles qualités. La première repose justement sur la vitesse, notamment les séquences d'horreur qui impressionnent la rétine par l'alacrité dans l'exécution, inhabituelle dans ce genre de production. Les raccords sont plus forts que les images qu'ils ajointent ; ce sont eux qui font advenir avec l'horreur la soudaineté de ses apparitions et disparitions. Autre chose : si la nurse est une sorcière qu'il est impératif d'expulser du bonheur domestique des citadins, elle incarne aussi un reste d'archaïsme dont une mère doit se détacher afin d'apprécier la dimension symbolique du fait de donner la vie et d'élever des enfants. La brutalité faite à la sorcière est une violence faite aussi à la nature ; et, dans la foulée, elle s'exerce encore à l'encontre la doxa répétant que procréation et maternité sont des opérations strictement biologiques.

 

 

Si William Friedkin n'a pas réussi à répéter avec La Nurse l'immense succès planétaire de L'Exorciste, il n'y arrive pas davantage, c'est le moins que l'on puisse dire, avec The Devil and Father Amorth, un documentaire produit pour Netflix et qui demeure à ce jour le dernier film qu'il a tourné. Le retour aux sources documentaires, qui caractérise les débuts cinématographiques de William Friedkin, rappelle qu'est loin, très loin, le temps où The People vs. Paul Crump (1962) pouvait aider à sauver la tête d'un condamné à mort de la friteuse de la chaise électrique. Le contrechamp pour de vrai aux scènes du film-culte s'abîme dans des trucs télévisuels du pire effet et la présence du réalisateur en histrion de sa propre carrière est franchement risible. Une fois que l'on met de côté un enrobage publicitaire qui tient de la croûte panée, il y a la grande séquence tant attendue à force d'avoir été survendue, celle de l'exorcisme pratiqué par le spécialiste vaticanais de la question, le père Amorth, depuis décédé. On y voit deux choses : chacun dans l’assistance tient son rôle et le curé a une bonhomie qui ourle le sérieux du rituel d'un supplément démonique de facétie. Surtout, on y entend la même voix, dédoublée, que celle du démon Pazuzu dans L'Exorciste, qui appartenait à Mercedes McCambridge, l'inoubliable Emma Small, furie de Johnny Guitare, grillée depuis par l'abus de cigarette.

 

 

 

Le soupçon d'un trucage en postproduction est impossible à faire lever. Que dire alors ? D'abord que le réel est en lui-même un démon quand le documentaire en vient à parodier ainsi le cinéma de fiction. Ensuite qu'il reste toujours un exorcisme à faire, celui de William Friedkin lui-même, obsédé par le succès qu'il est impuissant à répéter. On ne nous avait pourtant pas prévenus pour rien de ne jamais réutiliser la même huile de friture.

 

 

 

18 mai 2021

Oxygène (2021) d'Alexandre Aja

et Blade Runner 2049 (2017) de Denis Villeneuve

Cocons et clones


Il y a quelque chose de terrible dans la situation asphyxiante faite au personnage de Mélanie Laurent qui, dans Oxygène, se retrouve captive d'un cocon cryogénique sans savoir qui elle est et ce qu'elle fait là. C'est que le spectateur est embarqué lui aussi à ses côtés et si l'abri est étroit, l'oxygène qui se raréfie est aussi son problème. À ce titre, le film d'Alexandre Aja remplit parfaitement son cahier des charges minimaliste. On suffoque vraiment d'avoir à supporter les écoulements et épanchements de toute sorte d'une actrice si ostensiblement réjouie d'avoir été invitée à faire sortir par tous les pores de son corps la performance demandée. La diffusion pour Netflix a la roublardise de faire coïncider son dispositif claustrophobe avec la destination d'un film confiné à la sphère domestique. Oxygène a même l'idée de pousser l'opportunisme un cran plus loin en conditionnant l'expérience télévisuelle à partir d'une catastrophe sanitaire semblable à la nôtre qui, celle-là, exige d'une espèce humaine condamnée à terme à envoyer à l'autre bout de l'univers les clones dûment sélectionnés qui joueront pour elle les prolongations de circonstance.

 

 

 

À l'inverse, Oxygène ne peut pas ne pas s'autoriser à transgresser son propre dispositif en multipliant à foison les flash-back offrant les tiroirs d'une explication qui, si elle se dévoile progressivement, n'est cependant pas si difficile à anticiper. Sans compter la voix d'un surmoi informatique donnée par l'omniprésent Mathieu Amalric. Moyennant quoi, si le film d'Alexandre Aja se présente comme la variante sci-fi du sec Buried (2010) de Rodrigo Cortés, il fait moins bien en sacrifiant aux facilités du retour en arrière. Deux moments de pure virtuosité, avec la sortie du regard hors de la capsule cryogénique qui se clôt dans l'œil de l'héroïne et le panoramique répété à 360° à l'intérieur de l'habitacle, s'accordent à délivrer une vérité de type circulaire. Avec le cercle et ses effets de concentricité, il s'agit d'envelopper une pure extériorité irrespirable (l'espace intersidéral) dans la sphère du dehors (le temps passé et à venir forment une boucle d'hominescence, une insulation en guise de réinitialisation de l'humanité). Mais le cercle se voit également soumis à l'attraction de l'hélice indiquée par le beau motif de la samare, ce fruit sec en forme d'aile membraneuse qui est l'autogire naturel ayant inspiré le modèle spatial du cocon appartenant au programme spatial de la relance de l'humanité. Tantôt, le mouvement est involutif en reconduisant le récit à son noyau caché, tantôt il est évolutif en invitant l'humanité à une sortie hors d'elle-même dont le clonage est la manifestation définitivement circonstanciée.

 

 

 

Si Oxygène n'ignore pas que son noyau de vérité tient d'une certaine histoire du clonage cinématographique, il dispose d'un certain savoir sur l'impropriété fondamentale caractérisant ces réalités humaines que sont le langage et la mémoire. La science-fiction demeure le genre privilégié d'une déconstruction de la métaphysique par la question technique. Le clone qui est le détenteur d'une mémoire qui ne lui est pas propre est le double artificiel du sujet qui fait toujours, pour parler comme Jacques Derrida, l'expérience d'une exappropriation originaire. Comme le langage, la mémoire est toujours celle de l'autre et il n'y a pas une appropriation qui ne soit pas la résultante dialectique d'une expropriation qui en fonde la possibilité. Mes souvenirs dont je crois qu'ils me sont propres sont d'autant moins les miens quand la mémoire accueille le dépôt des traces mnésiques des expériences non vécues dont le cinéma est un puissant vecteur. C'est très exactement l'histoire de Blade Runner 2049 (2017) de Denis Villeneuve. Dans le film de Ridley Scott dont il est la suite, Rick Deckard (Harrison Ford) est un être humain qui se demande s'il est un réplicant ; dorénavant, K / Joe (Ryan Gosling) est un réplicant qui se demande s'il n'y a pas en lui une part d'une humanité vraie dont sa mémoire serait le cocon. Mais ses souvenirs sont le produit manufacturé d'une éditrice de rêve, Ana, la fille métisse de Rachel et Deckard qui vit à l'intérieur d'une bulle stérile. Non seulement les simulacres cèdent eux-mêmes au vertige d'autres simulacres (la réplicante Rachel pour Deckard, l'hologramme érotique Joi pour Joe), mais encore et surtout ils simulent la mélancolie d'une enfance et de sentiments qu'ils n'ont jamais eu.

 

 

 

D'un cocon l'autre, le cinéma qui est la prothèse d'une mémoire impersonnelle est toujours plus saturée aujourd'hui par l'idée que la fabrication de ses simulacres tient du clonage et la mélancolie qui en est le corrélat ne peut être que simulée. C'est peut-être ainsi qu'une industrie s'épargne toute mauvaise conscience en réinitialisant ad nauseam ses récits, à force de séquelles et de préquelles, de remakes et de spin-off, afin que le modèle de la tabula rasa informatique vienne se substituer à toute généalogie.

 

 

 

19 mai 2021

Le Beau Serge (1958), Les Cousins (1959), À double tour (1959), L’Œil du malin (1962), Ophélia (1963), Marie-Chantal contre docteur Kha (1965) de Claude Chabrol

Moralités bourgeoises ?




Avec Claude Chabrol, l'ironie n'est pas le savon des planches pourries du cynisme mais le masque préservant des propensions fiévreuses à se mélanger les pinceaux entre la farce et la tragédie. L'ironie est l'humeur fielleuse mais vitale comme le sang du moraliste qui se régale à montrer, dans un mixte de fascination et de stupéfaction, que la morale est toujours une affaire de masques de circonstances et d'opportunités à saisir, autrement dit une peau d'oignon. Le masque pour ne pas perdre la face même si, en dernière instance, de face l'on n'a pas. Son tout premier film est exemplaire à ce sujet : Le Beau Serge (1958) soumet le retour glorieux au pays natal à la passion ardente et ravageuse des mauvaises consciences, grotesque et désastreuse. Sardent dans la Creuse, ce département rural qui porte si bien son nom, est la ville d'origine du personnage comme de l'enfance du réalisateur qui est son double autant que le pauvre gars du coin qu'il joue en rigolant à moitié. L'autre moitié étant redevable au savoir qu'il aurait pu être ce gars s'il n'avait pas été un fils de pharmacien parisien. La mauvaise conscience, il s'agit d'en exorciser le démon conduisant François le citadin (Jean-Claude Brialy), qui croit avoir décapé sa personnalité de tout reste de catholicité, à vouloir à tout prix sauver l'âme damnée de son ami Serge (Gérard Blain) demeuré à la campagne et bouffi par l'alcool.

 

 

 

Pire qu'un curé fatigué comme celui du village (Claude Cerval imprégné d'un vin bernanosien), il y a les curés ratés qui sont des bourgeois réussis en désirant faire le bonheur des autres auxquels le paradis de la bourgeoisie a été refusé. François fait ainsi d'une pierre deux coups qui font très mal à la tête : d'abord en abandonnant la jeune Marie (Bernadette Lafont) à la libido d'un patriarche autorisé par le savoir de ne pas être son père ; ensuite en forçant Serge à se réjouir d'une paternité à laquelle il se refusait jusqu'alors parce que son innocence s'est fracassée sur la dure réalité des tares héritées. Le dernier plan reste absolument stupéfiant : le brouillage du visage de Gérard Blain, secoué des spasmes d'un rire qui est celui du désespoir, fait remonter à la surface de la mare la répétition grotesque des procréations ratées. Avec Les Cousins (1958), double en miroir du précédent, on prend les mêmes (acteurs) et on recommence mais la morale n'est plus la même dès lors que la rive dandy et droitière de la jeunesse bourgeoise s'est substituée à l'enfance mutilée des campagnes économiquement sacrifiées. Si les films se suivent, c'est moins comme jumeaux que comme cousins germains : Jean-Claude Brialy (Charles) triomphe quand Gérard Blain (Paul) boit à nouveau la tasse, une nouvelle fois. Mais il y a un changement décisif qui invite à renouveler les deux pôles de l'inspiration chabrolienne, naturalisme français et expressionnisme germanique : la mauvaise conscience désormais n'est plus.

 

 

 

Apparaît alors le nouveau paysage moral que Claude Chabrol ne va plus cesser d'explorer durant un bon demi-siècle de cinéma : dans un monde où la culpabilité s'est évanouie, l'innocence a fui elle aussi. Si la bourgeoisie a une morale, c'est bien celle-là et c'est la seule dont les moralités chabroliennes représentent d'infinies variations. Dans Le Beau Serge, la mauvaise conscience est encore une forme de culpabilité mais si mal rédimée par le service des biens qui fait tellement rigoler le personnage d'Isabelle Huppert dans La Cérémonie (1995). Dans Les Cousins, Paul bosse dur son droit et échoue ; le fêtard Charles qui n'en a pas fichu une le réussit haut la main. C'est injuste mais la prime va toujours à celui qui connaît si bien les règles du jeu qu'elles lui sont naturelles comme l'est pour le poisson l'eau du bocal (le plan est resté fameux). Ce qui n'est pas le cas de celui qui ne les maîtrise pas parce qu'un laborieux trahit toujours le fait qu'il a moins bien hérité. La méritocratie est une fable que racontent aux pauvres en héritage les forts qui ont hérité. Le scénariste Paul Gégauff, héraut de la dilapidation somptuaire de l'héritage, reste ici le maître luciférien des docteurs Faust des Cahiers du cinéma, Eric Rohmer et Claude Chabrol, Jean-Luc Godard dans une moindre mesure et plus tard Jean Eustache.

 

 

 

Si Les Cousins est une variation évidente de La Règle du jeu (1939) de Jean Renoir, l'exercice cinéphile est poussée aussi du côté d'Alfred Hitchcock (le bouquin sur lui coécrit avec Eric Rohmer apparaît opportunément dans une libraire) mais c'est pour d'emblée s'essayer à le dépasser. En effet, ici, il n'y a même plus de faux coupable quand innocence et culpabilité ont ensemble déserté ce monde. Par ressentiment à la fois sentimental et estudiantin, Paul veut assassiner son rival mimétique mais il échoue tant et si bien qu'il offre à ce dernier la possibilité accidentelle de le tuer sans être inquiété ni par sa conscience morale ni par un tribunal pénal. Les forts le sont à ce point, c'est-à-dire en étant protégés du savoir qu'ils oppriment les faibles en étant les vecteurs d'un mal moins métaphysique qu'automatique. Le moraliste montre alors qu'il est aussi un sociologue des raffinements bourgeois de la domination. Claude Chabrol va continuer de tricoter autour du même patron de nouvelles mailles mais les arabesques toujours plus casse-gueule sont d'autant moins appréciées que le temps est dorénavant, à l'heure des échecs commerciaux, à la détestation de la Nouvelle Vague.

 

 

 

Avec À double tour (1959) qui est le premier film en couleurs de Claude Chabrol, deux flash-back verrouillent architecturalement le sort d'un bourgeois qui a échoué à sortir de chez lui, le meurtre de sa maîtresse comblant les vœux secrets de tous, de sa compagne trompée à son fils assassin qui n'aura dès lors pas à s'occuper des affaires de famille. Jean-Paul Belmondo y peaufine les trucs qui lui serviront pour son rôle de Michel Poiccard dans À bout de souffle tourné la même année, tandis que l'impayable André Jocelyn se prépare déjà à Ophélia (1963). Il s'agit en effet dans ce film de rejouer la scène semblable du parricide au second degré en la tirant vers Hamlet mais relu et corrigé par Flaubert. Le garçon romantique qui se croit un avatar contemporaine du prince danois s'y montre en symptôme d'intoxication volontaire et littéraire. Le désœuvrement bourgeois conduit alors à la reprise parodique de ses monuments culturels.

 

 

 

La farce a désormais succédé à la tragédie et elle est l'empire auquel se voue l'auteur de Marie-Chantal contre docteur Kha (1965), molle parodie des James Bond qui n'a cependant pas oublié son Hitchcock. La ravissante idiote créée par Jacques Chazot et interprétée par Marie Laforêt s'y pique au jeu irrésistible du double jeu parce que son inconsistance toute bourgeoise trouve de quoi franchement s'amuser à consoner avec la valse truquée des masques et des fausses identités. Juste avant, L'Œil du malin (1962) est une audacieuse incongruité qui anticipe par la négative les Contes moraux rohmériens : un cynique joué par l'exquis Jacques Charrier nous tient avec sa voix off captif de ses illusions dostoïevskiennes. S'il faut bien prendre garde à ne pas se laisser circonvenir par les affabulations d'un séducteur murnalcien qui commence déjà par se tromper lui-même, il ne peut empêcher aussi de glisser inopinément l'allégorie lucide d'une France saturée de ressentiment face à son nouveau rival et maître allemand (le couple franco-allemand, s'il est le socle de la nouvelle Europe, rejoue sans le savoir le duo chabrolien de Charles et de Paul).

 

 

 

Au milieu des années 60, Claude Chabrol tombe plus souvent qu'à son tour du côté où il penche (la parodie rugissante dans la mâchoire des deux Tigre). En attendant de retrouver progressivement son sens des équilibres, un mouvement amorcé à partir du Scandale en 1967 et des Biches l'année suivante. Avec les entrelacements vertigineux de la farce et de la tragédie, ceux qui y sont enchaîné ont encore du mal à comprendre qu'ils en ont bel et bien fini avec l'innocence, la culpabilité et le manichéisme grotesque de leurs rivalités mimétiques. La responsabilité, grand motif langien, est une sagesse à laquelle la bourgeoisie répugne à se destiner.

 

 

 

On se souvient, dans Les Bonnes femmes (1960), à la question de savoir si, dans un restaurant, il y a comme dessert un mystère, le serveur répondait que non, il n'y en avait pas. Le mystère c'est donc qu'il n'y a pas de mystère. La blague avère la supériorité philosophique de la comédie sur la tragédie. Moralités ? En bourgeoisie c'est qu'il n'y en a jamais, sinon d'être simulées.

 

 

 

12-18 avril 2021

Army of the Dead (2021) de Zack Snyder

La différence entre la culture et le culturisme

En 2004, le remake de Dawn of the Dead par Zack Snyder trépanait outrageusement l'original de George Romero en élargissant à tout le genre la mort cérébrale signant la figure du zombie. La décérébration avait alors pour condition la survitamination hystérique d'effets numériques qui fonctionnaient comme autant d'anabolisants sur un cadavre. Ceteris paribus, l'infecté qui supplante désormais le mort-vivant équivaut à la substitution de la marijuana consommée par les gauchistes des années 70 à la cocaïne dont sont friands les publicitaires des années 80 et suivantes. Entre-temps, la publicité est en effet passée du stade de la réclame précédant la projection des films à celui de la vérité spectaculaire de la capture du cinéma par l'industrie publicitaire. Il y a des cinéastes pour qui cette réalité est ce qui doit être combattue ; pour les autres, il s'agit de s'y vautrer complaisamment en reconnaissant à la publicité son statut transcendantal. En 2021, Army of the Dead montre que Zack Snyder persiste et signe en croyant approprié d'enfoncer toujours plus fort un clou rouillé avec sa tête dès lors que si celle-ci est vide, les coups porteraient mieux en faisant moins mal à celui qui les donne.

 

 

 

Si Las Vegas a remplacé le chopping mall, l'athlétique réalisateur persévère, sûr de son bon droit depuis que la cohorte bigote des fans et le suivisme lucratif des nouvelles plateformes comme Netflix, en autorisant la restauration de son Justice League (2017), l'ont vengé des mauvais tours des executives de la Warner. Ce qui insiste est surtout que les ruines de la pop culture sont d'abord celles d'un imaginaire saturé de ses clichés métastatiques, congestionné par le recyclage inflationniste de ses déchets. La décomposition est particulièrement avérée quand il faut mobiliser tous les poncifs en vigueur, notamment issus de la grande culture (Olympe et Wagner) comme de la science-fiction (zombie cyborg et boucle temporelle, zone 51 et Roswell), pour satisfaire à l'idée que l'entertainment aurait justement de la suite dans les idées. La suite a tout pourtant du hamster tournant dans un manège en vain. Le mariage rêvé du film de casse et du film de zombies est celui de la carpe et du lapin génétiquement modifiés dont la vente s'effectuerait directement dans la salle de musculation du coin. L'horreur est là, c'est certain, opératoire dès la reprise sans vergogne du générique chewing-gum de Zombieland. Il suffit ensuite que les morts-vivants bâillent ou soient engrossés pour se dire que zombie est devenu un nom inconsistant, esthétiquement comme politiquement.

 

 

 

On rigole encore que Zack Snyder ait cru nécessaire d'affubler de biceps le jeune allemand Dieter aux oreilles expertes dans l'ouverture des coffres. Quand ce réalisateur entend le mot de culture, il pense culturisme et s'applique à faire des images comme on bande des muscles.

 

 

 

Le pire dans Army of the Dead appartient cependant au groupe des alphas, zombies supérieurs, organisés et pensants qui représentent une caste lourdement affiliée aux dieux grecs ou germaniques. L'horizon égalitaire du cinéma de George Romero se voit ainsi purement et simplement évacuée au nom des antiques prestiges de l'aristocratisme et de l'élitisme déjà manifestes avec 300 (2006) et Justice League, plaidoyers musclés pour un retour salutaire des dieux. Il y avait pourtant un motif à investir pour de vrai, d'ailleurs significativement partagé par Blade Runner 2049 (2017) de Denis Villeneuve et la troisième saison de Twin Peaks (2017) de Mark Frost et David Lynch, celui de Las Vegas comme capitale de la transformation des œuvres de culture en leurs succédanés kitsch. Mais il y a plus kitsch qu'un sosie zombifiée d'Elvis. Il y a le cinéma bodybuildé de Zack Snyder dont le fantasme ultime, amorcée avec la réécriture de la fin de Watchmen (2009), est celui de la bombe nucléaire en forme extrême de réinitialisation culturelle. Mais le fantasme nihiliste est une blague de potache juvénile qui cesse avec le pragmatisme de l'entrepreneur ayant déjà programmé de décliner son nouveau produit en produits dérivés, spin-off et préquelle.

 

 

 

Zack Snyder n'est pas un chaman au chevet de la civilisation métastasée par ses images, mais l'un de ses plus spectaculaires malades. La différence entre la culture et le culturisme recoupe celle qu'il y a entre les péripatéticiens aristotéliciens et les pornographes contemporains.

 

 

 

28 mai 2021


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