Les reflux du flux

septembre-octobre 2021

WandaVision, Falcon et le Soldat de l'hiver, Loki et What If ?...

Le cristal en expansion du multivers



On ne devrait pas mésestimer le fait que le dernier film de la phase III du « Marvel Cinematic Universe » n'est pas Avengers : Endgame (2019) d'Anthony et Joe Russo mais le film suivant, à savoir Spider-Man : Far From Home (2019) de Jon Watts. Le 23ème opus de la série n'est pas tellement intéressant quand il raconte comment la suite des aventures de Spider-Man l'entraîne à combattre un faussaire comme Mysterio. Il susciterait sûrement davantage l'intérêt en montrant comment un voyage de fin d'études en Europe actualise le vieux roman de formation romantique en le moulant à l'intérieur du legs technologique de Tony Stark. Le maître défunt hésite à jouer l'idéal du moi et le surmoi quand son spectre oblige Peter Parker à dégrossir sa crise adolescente des restes organiques des versions précédentes, particulièrement celle de Sam Raimi, en l'appareillant dans les prothèses de l'inventeur d'Iron Man. Surtout, le film se clôt sur une séquence post-générique prouvant que le MCU se trouve désormais, une fois l'arc narratif des pierres d'infinité achevé, à la croisée des chemins. Le truqueur Mysterio est un maître du faux mais, en bon dialecticien, le faux lui sert aussi à faire advenir le vrai quand sa mort permet à la fin de révéler l'identité cachée de l'homme-araignée. Si les conséquences de cette révélation seront au centre du prochain Spider-Man : No Way Home prévu pour décembre prochain, elles entraînent surtout la découverte d'une nouvelle donnée narrative, celle du multivers. En effet, l'acteur J. K. Simmons reprend le rôle du patron de presse J. Jonah Jameson, ennemi juré de Spidey, qu'il interprétait déjà dans la trilogie de Sam Raimi. La bande-annonce du film qui voit également le retour des vilains Octopus et Electro promet, avec leurs interprètes respectifs (Alfred Molina et Jamie Foxx), que le MCU se donne désormais pour tâche d'intégrer dans ses nouveaux développements narratifs les reboots précédents.

 

 

 

On sait que le multivers a pour origines philosophiques les thèses de Nicolas de Cues et de Giordano Bruno puis plus tard de Leibniz sur les mondes possibles, et pour théorie scientifique celle des mondes multiples avancée par le physicien Hugh Everett afin de résoudre les problèmes posés par la superposition des états quantiques exemplifiée par le fameux chat de Schrödinger. Au nom du multivers, l'équipe rassemblée autour du producteur Kevin Feige résume à gros traits quelques leçons vite apprises à l'époque des études universitaires afin d'en tirer le concept ambivalent d'une narration qui promet d'être inépuisable en s'épuisant à ne pas cesser d'en repasser par les mêmes points. Après tout, le multivers fonctionne déjà à plein dans l'univers des comics depuis au moins les années 70. Avec le multivers, la mécanique quantique est censée rédimer les opportunismes économiques en justifiant tout, reboots, spin-off et cross-overs à foison. Séquelles et préquelles y sont ainsi livrées à la plus totale indiscernabilité dès lors qu'il s'agit de maintenir à un haut niveau de profitabilité une culture pop qui est l'esprit de l'époque en la résumant comme une culture saturée.

 

 

 

Tout recommence toujours et cela ne fait que commencer. Ainsi, le prochain Spider-Man verra Peter Parker, aidé du Docteur Strange, affronter les ennemis des précédentes versions, celle de Sam Raimi et de Marc Webb, en affrontant même Venom issu de l'écurie concurrente à Disney, à savoir l'alliance Columbia (pour la production) et Sony (pour la distribution). Le multivers est aussi l'issue lucrative de l'imbroglio juridique existant entre deux studios concurrents dans l'utilisation du catalogue Marvel et pour l'imposition hollywoodienne de l'hégémonie de la figure du super-héros.

 

 

 

On relève en passant l'alliance des deux personnages Marvel qui sont les médiateurs privilégiés du multivers, le Docteur Strange (dont les calculs lui ont déjà permis de triompher de l'entité inter-dimensionnelle Dormammu puis de Thanos) et Spider-Man lui-même. Pour l'un, le multivers sera au centre du prochain film que lui consacre le MCU, Doctor Strange in the Multiverse of Madness prévu pour mars 2022 et réalisé par... Sam Raimi. Significativement, cet opus suivra celui de Spider-Man : No Way Home. Pour ce dernier, la situation aura été particulièrement explicitée par le film d'animation Spider-Man : New Generation (2018) de Bob Persichetti et Peter Ramsay qui est, celui-là, dû à la paire Columbia/Sony. Le multivers dit encore un peu de la schizophrénie de l'adolescent clivé en disant surtout dorénavant la dissociation d'une industrie culturelle qui se condamne à saturer la culture où elle puise ses sujets dans l'accumulation de ses propres déchets.

 

 

 

Les déchets, on les a vus au cinéma, Black Widow (2021) de Cate Shortland et Shang-chi et la Légende des Dix anneaux (2021) de Destin Daniel Cretton qui ont ouvert médiocrement la phase IV du MCU. Dans le premier film, la Veuve Noire est livrée à une fin de vie emmaillotée par les vieilles querelles idéologiques (l'URSS, ennemi de toujours) et un lourd tropisme familial qui sert à introniser la nouvelle Veuve Noire (si Yelena Belova prend la suite de Natasha Romanoff, on se demande cependant si Florence Pugh arrivera à faire aussi bien dans l'érotisme SM que Scarlett Johansson). Avec le second, la fantaisie se réduit à dédier un film au marché chinois et on rêve quelques instants de savoir ce qu'un Tsui Hark aurait pu tirer d'un blockbuster qui a au moins pour lui l'abattage de la rappeuse sino-américaine Awkwafina. Les ruines de la culture saturée dont le MCU est devenu l'une des expressions les plus marquées appartiennent davantage aux multiples séries programmées ces derniers mois. On pensera moins ici aux séries ABC (Marvel : les Agents du SHIELD, Agent Carter et Inhumans), Netflix (Daredevil, Jessica Jones, Luke Cage, Iron Fist, The Defenders et The Punisher), Hulu (Runaways) ou Freeform (Cloak and Dagger) qu'aux séries diffusées cette année sur Disney +, à savoir WandaVision, Falcon et le Soldat de l'hiver, Loki et, surtout, What If ?... (on passera sous silence Les Légendes des Studios Marvel, résumé réussi des trois premières phases du MCU pour les uns, interminable clip auto-promotionnel pour les autres).

 

 

 

Du côté des blockbusters, la désorientation est totale car l'épuisement sévère. C'est l'évidence, le MCU ne sait plus comment rebondir. Du côté des séries, l'expérimentation est plus grande et ce sont elles qui s'imposent en imposant au MCU que la sortie de crise se fera par le multivers, au risque de l'aporie. Certes, ces séries en questions sont d'un inégal intérêt. Par exemple WandaVision est bloqué sur le deuil impossible de la Sorcière Rouge traumatisée par le décès de Vision et Falcon et le Soldat de l'Hiver est tout entier vissé sur l'héritage du bouclier de Captain America. Pourtant, ces séries intéressent quand même en délivrant les symptômes d'une crise dans la représentation, crise des imaginaires et des identités, crise des rapports entre cinéma et télévision et des rapports sociaux de race aux États-Unis. Dans la première série, la forclusion de la mort de Vision prend la forme d'une généalogie des formes télévisuelles qui raconte non seulement une certaine histoire de l'Americana par le prisme domestique du soap opera mais aussi la crise même du MCU qui doit faire avec la programmation télé quand son programme de cinéma vient tout juste d'être achevé.

 

 

 

La caverne platonicienne est devenue un épisode de Ma sorcière bien-aimée et une sorcière s'y replie dans l'impossibilité d'un deuil engageant aussi son ralliement de femme issue d'Europe de l'est (la fictive Sokovie) à la culture visuelle américaine. Le deuil est celui du cinéma dont la télévision est un royaume provisoire et limbique, un purgatoire nécessaire. Sous ses manières de buddy-movie, Falcon et le Soldat de l'Hiver pose de façon certes moins expérimentale mais plus frontale aussi les choses ainsi : un afro-américain peut devenir le nouveau Captain America, oui mais si et seulement s'il arrive à éviter l'écueil d'un double ressentiment mimétique, celui des Blancs qui se la pètent en manquant d'éducation (John Walker) et celui des Noirs qui ruminent de vieilles blessures (Isaiah Bradley). Sam Wilson hésite à hériter et il n'arrive pas à se décider, au fond comme s'il craignait d'un côté le lynchage et de l'autre d'apparaître comme un partisan de la guerre de race. Qu'un Noir prenne la place hier occupée par un Blanc mérite visiblement beaucoup d'efforts, cela ne va pas de soi et y participent des agents du Wakanda qui incarnent les ambiguïtés hollywoodiennes par rapport à l'Afrique, continent riche en traditions comme en minerais (le vibranium est le métal dans lequel on forge autant les vieilles lignées royales que les milliardaires internationaux).

 

 

 

Loki et What If... relèguent de telles interrogations idéologiques en préférant hausser le volume de la nécessité du multivers pour une bonne sortie de crise du MCU. Les retrouvailles avec ce vieux Loki qui avait été tué par Thanos se jouent alors dans une viennoiserie narrative qui l'oblige à faire cause commune avec ses propres versions issues de mondes alternatifs pour affronter de la bureaucratie du TVA (Time Variance Authority) et y découvrir dans son dédale de corridors que ses fonctionnaires qui chassent les variants en sont tous eux-mêmes. « Il faut sauver le soldat Loki » pourrait être un titre alternatif à cette série tant l'ancien ennemi des Avengers doit convaincre qu'il est un bon parmi les bons et que sa malice n'est que la peau de serpent d'un cœur gros comme ça qui n'attend rien tant qu'un peu de reconnaissance. « Nous sommes tous des variants » pourrait être également un slogan caché de Loki qui milite en effet pour l'urgence du multivers parce qu'il s'agit aussi de relancer la vie de personnages aussi facétieux que Loki. La résurrection chrétienne est devenue une affaire de reboot dont le modèle économique est celui de la réinitialisation informatique. What If... suit en toute logique en expérimentant à l'aide d'une animation numérique rutilante des bifurcations narratives et des réalités alternatives à l'intérieur de l'univers du MCU. On note des concessions à l'époque (l'agent Peggy Carter devient Captain America), on relève des insistances (privé de Loki Thor n'est qu'un adolescent dont la propension festive menace l'univers). On pointe également un certain pessimisme dans l'issue des hypothèses alternatives (le Docteur Strange est comme Wanda Maximoff perdu dans les boucles d'un deuil interminable ou bien Killmonger renchérit sur la haine raciale en flinguant de l'intérieur les Avengers ou bien les super-héros deviennent des zombies ou bien Ultron a gagné en traquant Uatu le Gardien de la continuité de l'univers ou bien ce dernier a trahi son serment). Le multivers est un cristal en expansion en ayant plus d'une face sombre quand l'expansion est aussi celle de la menace d'implosion. La culture saturée l'est compulsivement de ses répétitions qui sont des ruines pour le désir et pour l'avenir.

 

 

 

Avec l'option du multivers, la sphère du MCU s'agrandit mais de façon aporétique quand les variations proposées sont des micro-altérations du même. C'est pourquoi la culture du divertissement n'est en rien homogène aux idéologies du capitalisme apocalyptique. La culture saturée du recyclage pop ad libitum redouble en effet la culture saturée des identités qui répètent ad nauseam qu'elle immunise contre l'invasion de l'autre en confondant intégrité et auto-immunité, autre aporie.

 

 

 

6 octobre 2021

Élève libre (2008) et À perdre la raison (2012) de Joachim Lafosse

L'obscénité aux torts partagés (le surmoi c'est moi)


Un adolescent décroche, à l'école, au tennis. Un ami de la mère décide de s'occuper de lui en faisant du garçon l'enjeu d'une expérimentation sexuelle en compagnie d'un couple d'amis libertins. Après une quatrième naissance, une mère de famille décroche. Son mari d'origine marocaine préfère s'absenter régulièrement au bled plutôt que d'assumer et son protecteur, un vieux médecin établi qui assure à tous le gîte et le couvert, profite de son pouvoir pour exercer sur eux une autorité délétère. Dans Élève livre, l'autorité est un maître pervers en soumettant l'éthique de sa mission d'éducation à la jouissance de ses passions sexuelles, en même temps que le sujet sur lequel s'exerce l'autorité pervertie est aussi celui qui sait en retirer à l'école un certain profit. Dans À perdre la raison, si l'autorité est également un maître pervers qui referme l'entraide et la générosité sur la satisfaction d'avoir à disposition une famille clé en main, la mère de famille tirant de sa passivité l'autorisation extrême de commettre quatre fois l'irréparable l'est aussi.

 

 

 

Dans les deux films, Joachim Lafosse met à l'épreuve les rapports d'autorité ainsi que la réciprocité de leurs limites dès lors que la jouissance des uns, fautive, a pour répondant mimétique la passivité des autres, non moins problématique.

 

 

 

Les films de Joachim Lafosse, prodige du cinéma belge fêté dans les meilleurs festivals de cinéma, sont en général difficilement regardables, particulièrement Élève libre et À perdre la raison. Pénibles, ces films effectivement le sont quand la fiction tourne à l'étude de cas générique au profit, aigre, d'une mise en scène qui tranche dans la complexité des situations avec la règle du tort partagé. Que le matériau soit tiré d'un fait divers (À perdre la raison, c'est aussi le cas des Chevaliers blancs en 2015) ou non (Élève libre) est franchement indifférent tant le huis-clos domine systématiquement en expurgeant du champ tout ce qui pourrait parasiter la visée de la leçon administrée qui clôt imparablement sur l'inénarrable conclusion des choses tellement plus compliquées qu'on ne le croirait. La dialectique du maître et de l'esclave s'y voit pervertie quand le tort partagé se résorbe dans le partage des jouissances. Jouissances respectives du maître éducateur qui abuse certes de son autorité mais aussi de l'élève abusé qui abuse quand il entend se faire passer pour une victime. Il faudra ainsi apprécier dans toute sa monstrueuse bêtise le dernier plan d'Élève libre éclairé du sourire de l'élève qui a réussi à décrocher le bac malgré tout, autrement dit dans l'heureuse relativisation du tort perpétré. Jouissances respectives, encore, du maître propriétaire qui tire bénéfice de son pouvoir symbolique sur une famille mais aussi de la mère infanticide dont le passage à l'acte est en vertu d'une narration circulaire une fatalité aussi prestigieuse que le fatum antique s'abattant sur Médée. On appréciera la gandoura marocaine que ne cesse plus de porter l'héroïne qui, bien sûr, reconnaît dans son malheur ancestral la surdétermination culturellement maghrébine dans l'alliance objective des patriarcats européens. Les Chevaliers blancs réitérera la duplicité du constat quand, sous prétexte de critiquer la bonne conscience humanitaire, l'éthique charitable des enfants adoptés est rappelée aux limites des torts partagés entre l'Europe et l'Afrique.

 

 

 

Les maîtres peuvent être des autorités obscènes, la chose ne devrait pas étonner mais que leurs victimes n'aient finalement pas moins d'obscénité, voilà l'étonnant qui mériterait un peu de perspicacité. Ce en quoi Joachim Lafosse ne croit pas, c'est que les situations s'imposeraient aux gens à leur corps défendant. Il se défend d'y croire au nom d'une conception restrictive des désirs où ce qui est désiré n'est rien tant que la jouissance, il se trouve seulement que certains se débrouillent mieux que d'autres et ce ne sont pas les moins horripilants. En finir avec la victimologie a un coût élevé qui est celui de l'irresponsabilité. L'obscénité aux torts partagés, voilà donc la belle idée et elle se voit consignée dans une forme qui soumet le petit théâtre familial, bourgeois et psychologique à l'hystérie de la surveillance paranoïaque et despotique. D'un côté, le huis-clos assorti de plans fixes et sur-cadrés est un étouffoir à hors-champ. De l'autre, toutes les amorces obstruant le champ sur ses bords apparentent la caméra portée à l'œil d'un voyeur qui regarde moins qu'il épie. Le représentation sous l'aiguillon de la pulsion scopique est une ornière, même et pis encore avec le recours au format « scope » initié avec À perdre la raison. Si le regard est clinique, c'est alors en concevant ses images sur le modèle du plan de travail du médecin légiste.

 

 

 

Les films de Joachim Lafosse sont définitivement pénibles en faisant de la cohérence la marque même d'une obstination dans la perversité quand l'auteur vissé sur ses effets de signature comme autant de marques d'autorité (la scène de dispute en voiture, la scène de chanson entonnée, la scène où les deux fusionnent) n'a justement pas d'autre conception de l'autorité qu'en effet celle de la perversité. Il n'y aurait dès lors plus qu'un pas à faire pour reconnaître à partir de l'exercice de ses films les expressions manifestes d'un petit maître pervers qui connaît très bien l'injonction préférée du surmoi selon Lacan (« jouis ! ») mais à seule fin de dire qu'en dernière instance, dans son cinéma, le surmoi c'est lui. Et voilà qu'à peine la phrase est écrite et le pas est franchi mais, franchement, comment faire autrement ? Après tout, Joachim Lafosse s'est donné pour maîtres Michael Haneke et les frères Dardenne qui sont les maîtres du cinéma du surmoi en étant ceux de Xavier Legrand et de Michel Franco et la concurrence festivalière est rude, si rude. Et puis le bonhomme a pompeusement dédié Élève libre « à nos limites », c'est dire si la question de leur franchissement transgressif représente l'envers de la dédicace et l'obscénité de la vérité qui s'y joue malgré tout désaveu.

 

 

 

L'Économie du couple (2015), Continuer (2018) et Les Intranquilles (2021) n'auront fait qu'y insister dans la plus complète absence de vergogne : l'obscénité des torts partagés a pour dernier tour de vis l'obscénité de qui déploie toute l'hystérie nécessaire pour y croire et y faire croire.

 

 

 

5 octobre 2021

Le Scandale (1967), Que la bête meure (1969), La Rupture (1970), Juste avant la nuit (1971), Les Noces rouges (1973), Le Cri du hibou (1987), Merci pour le chocolat (2000), La Demoiselle d'honneur (2004), La Fille coupée en deux (2006), Bellamy (2008) de Claude Chabrol

+ Claude Chabrol, l'entomologiste (1991) d'André S. Labarthe

La bêtise quintessenciée



Au milieu des années 60, Claude Chabrol tourne beaucoup. En acceptant de mettre en boîte tout ce qu'on lui propose, il accepte aussi de faire à peu près n'importe quoi, films de série rigolards (Le Tigre aime la chair fraîche en 1964 et Le Tigre se parfume à la dynamite en 1965), parodie de films d'espionnage (Marie-Chantal contre le docteur Kha en 1965 et La Route de Corinthe en 1967), film de guerre hésitant entre le navet et le nanar (La Ligne de démarcation, 1966). La composition de certains plans et la maîtrise des références langiennes et hitchcockiennes ne sont pas seulement d'oiseux effets de signature mais, surtout, les signaux de détresse émis par un cerveau qui fonctionne encore en simulant s'être mis en veille. Seul le sketch intitulé La Muette réalisé pour le film à sketch Paris vu par... (1965) initié par Barbet Schroeder rappelle qu'il a hier incarné avec ses camarades des Cahiers du Cinéma le fleuron de la modernité en guerre contre le cinéma français de qualité.

 

 

 

Le rire n'est plus celui du temps des bouffonneries ayant succédé à celui des tragédies de l'Histoire, c'est dorénavant le rire d'une connivence dandy avec la nullité de l'époque, rire immunisé contre toute morale, celle des consciences bonne ou mauvaise, rire éclatant par-delà le bien et le mal.

 

 

 

Pour peu qu'on lui donne les moyens de se ressaisir, par exemple Universal avec Le Scandale (1967) et Claude Chabrol en profite alors pour déplacer le rire et faire entendre ainsi entre deux éclats grotesques tout l'effroi devant la bourgeoisie entrée à l'âge du nihilisme. L'encéphalogramme accompagnant le générique du Scandale alerte que le traumatisme crânien dont a été victime le riche héritier d'une marque de champagne (Maurice Ronet) est finalement moins pathologique que les machinations incompréhensibles dont il est l'objet, formellement rationnelles mais réellement délirantes. Lui en sait moins que son meilleur ami (Anthony Perkins) dont la duplicité n'est rien face au machiavélisme de sa maîtresse schizophrène, Stéphane Audran dans un double rôle étonnant. Quand le jeu des calculs et des intérêts délivre son noyau pathologique, la confusion emporte trois pantins dans un dernier plan fabuleux apparentant l'aquarium bourgeois à une descente aux enfers.

 

 

 

De façon assez nietzschéenne au fond, Claude Chabrol délivre des diagnostics de civilisation. La bourgeoisie est la classe sociale qui n'hésite pas à recourir pour sa reproduction ni à la destruction ni à l'autodestruction, c'est sa vérité générique, c'est là son aporie qui est notre impasse universelle. C'est pourquoi revoir aujourd'hui ses films, au stade terminal du capitalisme auto-immunitaire et de l'anthropocène, est aussi réjouissant que nécessaire en avérant qu'ils sont, à l'inverse de tant de films récents et inconséquents, les grands contemporains des accablements de notre maintenant.

 

 

 

Il y a une sophistication des machines à calculer de la bourgeoisie, il y a en elle aussi une débilité profonde et ce qui suture les deux aspects est un jugement spéculaire, une détermination réflexive. Claude Chabrol est nietzschéen en retournant contre elle-même la dialectique hégélienne. Les grands films de la période pompidolienne en témoignent magistralement. Que la bête meure est une histoire de rétribution langienne (un père venge la mort de son fils en poussant le fils de l'assassin à tuer son père). C'est encore une métaphysique du mal dont la bêtise a des expressions manifestes (le parvenu joué de façon exemplaire par Jean Yanne) et d'autres plus subtiles et raffinées (génial Michel Duchaussoy). La scène biblique du sacrifice d'Isaac par Abraham ne hante pas pour rien un film qui montre comment la violence a pour logique mimétique la mort des fils donnée avec le consentement de leur père. La bête humaine c'est aussi l'homme de la bêtise quintessenciée, par exemple celle du manipulateur roué joué par Jean-Pierre Cassel dans La Rupture. Tourné en Belgique, le portrait d'une femme courage en lutte pour la garde de son fils que veut lui retirer la famille de son mari intéresse moins Claude Chabrol que le nuancier des formes du mal, brutalité pathologique (Jean-Claude Drouot est une bête humaine effrayante), entêtement cynique (Michel Bouquet dans le rôle du beau-père) et duplicité d'un séducteur ignorant les pulsions qui l'habitent (Jean-Pierre Cassel, donc). Le bien a la simplicité des décisions sur lesquelles on ne cède pas tandis que le mal est une ténébreuse affaire, à la fois très bête et très compliquée. Entre les deux pôles il y a un cinéaste qui sait la bêtise de compliquer les choses tout en ayant confiance dans l'idiotie de ses convictions, c'est pourquoi La Rupture est probablement son film le plus dostoïevskien. Une fois la machination rappelée à sa nullité fondamentale, le cerveau rit avant de disparaître dans le noir d'un miroir pour l'un des plans les plus glaçants de l'œuvre. Avant que Dieu n'apparaisse à Stéphane Audran sous LSD : c'est un poudroiement coloré de ballons qui s'envolent dans le ciel, soit une pure dispersion poétique dont la légèreté rédime le nihilisme pulsionnel des plans machiavéliques.

 

 

 

Claude Chabrol peut varier encore autrement les plaisirs de la bêtise quintessenciée. Dans Juste avant la nuit, l'inversion de La Femme infidèle (1968) rejoue l'alliance des secrets mais le dispositif de l'aveu (le mari adultère a assassiné sa maîtresse qui est la conjointe de son meilleur ami) conduit à l'abolition pure et simple de la culpabilité. Voilà ce dont souffre Miche Bouquet, non pas d'être coupable de meurtre mais d'être immunisé contre la réalité d'un meurtre ayant échappé à sa décision et son insensibilité de tragiquement coïncider avec l'indifférence de ses proches à ce sujet. L'intrigue policière s'y voit alors livrée à son plus total désœuvrement quand la culpabilité n'est définitivement plus l'affaire de la bourgeoisie. Cela s'entend quand l'aria « Erbarme dich, mein Gott » de La Passion selon Matthieu de Jean-Sébastien Bach dédié au triple reniement de Pierre est devenu un air d'easy-listening que plus personne n'écoute. Les Noces rouges qui a titillé la censure de son temps investit quant à lui un autre aspect des antiquités morales de la bourgeoisie, l'absence de vergogne des amants criminels (Stéphane Audran et Michel Piccoli) inspirés du fait divers de Bourganeuf. Leurs jouissances régressives débouchent sur la transgression des gosses qui font le chahut au musée, des baisers saturés de salive et le meurtre hideux d'un mari député-maire gaulliste (irrésistible Claude Piéplu). L'horreur est virale et mimétique, horreur du mari trompé qui veut tirer profit de son cocufiage, horreur des amants qui l'éliminent en faisant moins bien que leur lointaine inspiration américaine (les romans de James Cain), horreur d'un petit monde où tout se voit et se sait. Le dernier plan des Noces rouges atteste pourtant que les amants aux poignets menottés se sont réellement aimés même si l'amour les aura menés à l'élimination des obstacles, sans retour et bâclée.

 

 

 

Il faut bien chez Claude Chabrol distinguer le cas criminel de l'intrigue policière. La seconde n'est qu'une manière convenue de faire récit du premier qui est le vrai objet de fascination en témoignant qu'il y a dans le crime une bêtise plus forte que toute décision et que tout calcul. Seule la bêtise est profonde en ouvrant les superficies du social sur les cavités viscérales où gît la pulsion. Le Cri du hibou est à ce sujet un film aussi mésestimé que l'un des plus radicaux du cinéaste. La pulsion est un courant impersonnel qui, dans la ville sans mémoire de Vichy, jette des personnages quelconques les uns sur les autres dans un tourbillon aveugle à la distinction entre la contingence (ce qui peut ne pas arriver) et la nécessité (ce qui ne peut pas ne pas arriver). Tous sont malades et tous l'ignorent, tous se croient lucides et tous se trompent, tous se désirent mais leur désir est un délire dont le fond est fait de tendances suicidaires (Mathilda May) et régressives (Jacques Penot), masochistes (Christophe Malavoy) et sadiques (Virginie Thévenet). Quatre individus sans qualité se rencontrent et leur rencontre précipite la plus grande entropie. Le hibou du roman de Patrice Highsmith s'est bel et bien substitué à la chouette de Minerve chère à Hegel. Le dernier plan du film qui rappelle d'ailleurs celui du Scandale est inoubliable en indiquant comment Claude Chabrol se doit lui-même d'intervenir (par l'impératif d'un arrêt sur image catégorique) afin de suspendre la mécanique du pire sur laquelle se seront entendus des personnages qui se détestent sans réellement savoir pourquoi.

 

 

 

Au tournant des années 2000, Claude Chabrol atteint à une forme supérieure de maîtrise cinématographique au point de ne plus se sentir obligé de signer des films aussi expressément aboutis que Betty (1992) et La Cérémonie (1995). L'obsession de la bêtise quintessenciée conduit désormais aux formes elles-mêmes quintessenciées qui s'offrent davantage à l'inappropriable des secrets qui n'appartiennent à personne. Ce qui l'intéresse exclusivement, ce sont les flux pulsionnels et impersonnels, les possibilités narratives et les hypothèses fictionnelles, les points de suspension des secrets logés dans l'écart qu'il y a entre les personnages et nichés dans l'intervalle qu'il y a entre les sons et les images. Si les films apparaissent encore plus modestes formellement, ils n'ont pourtant jamais si bien approché de la zone où ce qui se montre vaut moins que ce qu'il nous faut imaginer sans pouvoir trancher. Le hors-champ est définitivement devenu le royaume du cinéma de Claude Chabrol. Les jeux farceurs du semblant s'y voient réglés autour de la part d'ombre qui est ce reste caractérisant la résistance des films têtus face à l'opiniâtreté de leurs meilleurs spectateurs.

 

 

 

Certes, il reste encore des films désireux d'expliciter quelque peu leurs idées et ceux-là ne sont alors qu'à moitié réussis seulement à l'instar de La Demoiselle d'honneur et de La Fille coupée en deux. Le premier passionne cependant en montrant comment un jeune commercial, gentil garçon et bon fils (Benoît Magimel), rencontre à l'occasion du mariage de sa sœur le mauvais génie (Laura Smet) qui va prendre en main l'obscure pulsion qu'il nourrit sans le savoir. L'horreur qui agite le cœur d'un homme qui ne sait pas qu'il aime un peu trop sa maman et pour elle serait prêt à tuer ses rivaux est une affaire explicite de tuyauterie, avec une amorce hitchcockienne (l'alliance des crimes promis de L'Inconnu du Nord-Express) qui se prolonge et se courbe de manière langienne (le passage à l'acte incontrôlable et raté de House by the River). On apprécie alors l'atmosphère du roman gothique qui trouve étonnamment à s'épanouir dans la région de Nantes en donnant à cette Demoiselle d'honneur, pour une rare fois tourné du côté des petites classes moyennes, le soin de rejouer la partition de La Gradiva (1903) de Wilhelm Jensen qui a tant fait fantasmer les psychanalystes et les surréalistes. Moins mystérieux mais d'une justesse sociologique imparable, La Fille coupée en deux qui adapte le fait divers de La Fille sur la balançoire (1955) de Richard Fleischer et de Ragtime (1981) de Miloš Forman en profite pour analyser comment la grande bourgeoisie lyonnaise est un milieu fortement hétérogène et concurrentiel, soumise à une restructuration de fond de ses logiques internes de domination. L'avantage symbolique pour les vieux contre les jeunes y est renforcé quand l'héritage séduit moins les jeunes femmes rêvant d'ascension sociale que l'attraction de la littérature et ses résonances médiatiques. Le film de Claude Chabrol ne rate rien des secrets partagés de la pédocriminalité de l'église catholique comme il voit l'obscénité des puissants qui s'accordent des licences sexuelles au nom des arts et lettres. Il emporte surtout la mise en montrant comme la jeune présentatrice météo d'une télé locale passe du fond vert du studio à la scène d'un spectacle de magie dont les faux-semblants arrivent encore à troubler en touchant à l'épiderme de notre sensibilité.

 

 

 

Merci pour le chocolat et Bellamy sont probablement les deux plus grands derniers films de Claude Chabrol. Les revoir est un enchantement tant leurs mystères respectifs résistent à l'interprétation, invitant davantage à rêver leurs intervalles plutôt qu'à se faire les serruriers de portes qui n'ont pas d'autre fonction que d'ouvrir sur d'autres portes. Dans le premier film, la chocolatière empoisonneuse est une criminelle psychiquement anéantie non pas tant par la révélation de sa culpabilité que par la compréhension rétrospective que ses crimes ont toujours été perçus et comme tels compris. Dans le second, le commissaire en vacances préfère jouer avec la possibilité d'une affaire criminelle qui lui permet ainsi de reléguer hors-champ la possibilité de sa conjointe adultère. Merci pour le chocolat est le film de la femme trahie quand le secret consiste à ne l'avoir jamais été. Bellamy est le film de l'homme modestement héroïque quand le secret persévère à l'être contre la tentation du savoir. Les deux livrent chacun une manière d'art poétique qui, tantôt propose de jouer sa partition, par exemple de Franz Liszt, en touchant les touches de piano comme s'il s'agissait de les effleurer, tantôt à jouer aux mots croisés en sachant que les cases noires sont plus importantes que les cases blanches à remplir. Dédié aux deux Georges (Brassens et Simenon), l'ultime film de Claude Chabrol a en plus la grâce d'être interprété par Gérard Depardieu qui, en jouant un double du cinéaste avec une douceur infinie, n'avait plus été aussi bon et touchant depuis des lustres.

 

 

 

On appréciera peut-être davantage encore le génie de Claude Chabrol en revoyant le documentaire que lui a consacré André S. Labarthe pour la collection Cinéma, de notre temps, Claude Chabrol, l'entomologiste (1992). Les effets de mise en scène qui, calqués sur ceux de l'homme travaillant alors à l'adaptation de Betty de Georges Simenon, jouent l'inquiétante étrangeté et ce n'est pas simplement un jeu, un gag malicieux partagé en secret avec Jean Douchet dans le rôle de l'intervieweur. L'inquiétante étrangeté freudienne devrait se comprendre surtout comme une inquiétante familiarité, celle d'un cinéaste qui a besoin de travailler avec pour fond sonore le poste de télévision allumé parce qu'il a très tôt constaté la domination de la bêtise télévisuelle. Dans ses films, du Scandale à Bellamy, la télévision ne fonctionne en effet qu'à éteindre les cerveaux. Alors, pourquoi donc la télévision est-elle allumée quand Claude Chabrol travaille ? Ne pense-t-il pas alors qu'il devrait au contraire penser ? La télévision allumée qui est la chose la plus familière est le fond sans fond de ce qui ne (se) pense pas et c'est ce à partir de quoi ou, plutôt, contre quoi l'on peut essayer de penser. Le fils de pharmacien est un cinéaste ayant compris très vite que la télévision allait devenir non seulement l'alpha et l'oméga du cinéma, et pas seulement en terme de financement, mais aussi la pharmacie de nos vies. C'est pourquoi ses films passent si bien à la télévision, il en a même tourné 26 et, parmi eux, deux excellents épisodes des Dossiers de l'inspecteur Lavardin qui s'ajoutent sans problème aux deux films réalisés pour le cinéma et dédiés au personnage de Dominique Roulet.

 

 

 

Les films de Claude Chabrol s'y déploient à leur aise comme les poissons dans un aquarium. Si le cinéma doit encore assurer une fonction, elle ne serait peut-être aucune autre que celle-là : avec les films de Claude Chabrol, la télévision se met à penser malgré elle, même si elle ne le sait pas.

 

 

 

4 octobre 2021


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