« Il y a beaucoup d'animaux de toutes sortes. (…) Ici, à l'époque, on ne faisait que la chasse à l'homme » (Claude Lanzmann, Shoah, éd. Fayard, 1985, p. 21)
Et si l'image-mouvement conceptualisée par Gilles Deleuze avait à voir fondamentalement avec la question de la poursuite et, plus significativement encore, avec la question de la persécution, question humaine s'il en est ? Et si, en rupture avec elle, l'image-temps avait du coup consisté en l'interruption radicale des longues chaînes causales de chasses, filatures, courses, fuites, menées, razzias, marches de la mort qui tramaient jusque-là l'âge classique du cinéma ? Et si les défaillances ou sautes du schème « sensori-moteur » ouvraient un peu de temps à l'état pur aux êtres et figures venant d'après la catastrophe d'un mouvement qui aura été capturé au service des grandes mobilisations de masse du milieu du siècle passé ?
Le secret des images qui parlent le cinéma
D'abord, partir de là : de l'histoire du cinéma. Ou, plutôt, de cette histoire, autrement dit d'une certaine histoire qui traverse tout le cinéma et qui est celle, obsessionnelle, de la chasse à l'homme et à la femme et à l'animal, de la chasse à l'autre comme poursuite infernale, de la persécution des autres livrés à l'état d'exception, voués à la condition stricte de vie appauvrie, vie dénudée, vie nue. Cette histoire-là, qui est notamment celle de la subordination de l'animal (particulièrement le chien et le cheval) en raison d'une bestialisation affectant autant la proie que son prédateur, s'écrit toujours aujourd'hui pour peu que quelques cinéastes croient bon encore de désirer être travaillés par le beau souci du contemporain, celui qui pourrait consister dans le montage par flashs hallucinatoires des images lumineuses (mais très lointaines) du passé avec les images obscures (mais trop proches) du présent. Cette histoire-là, sa lumière fossile rebondit sur quatre écrans agencés de telle sorte que les images circulent selon une mobilité double, qui surinvestit autant les violences relatives aux enchaînements des grands mouvements de persécution que la possibilité de correspondances poétiques entre des formes cinématographiques produites dans des lieux et des temps différents.
Depuis l'hétérogénéité des films, à partir d'elle, les images en quadruple champ-contrechamp s'accolent en caracolant. Elles courent et se croisent et se suivent et se poursuivent en nous persécutant et nous harcelant. Tel Amérindien vu de face revenant vengeur dans notre dos. Tel Africain, le même en même temps qu'un autre déjà, se dédoublant dans l'écart qui sépare deux écrans affolant nos souvenirs avec notre perception.
Les images parlent, elles parlent entre elles, elles parlent le cinéma qui est leur secret. Ces images parlent une certaine histoire du cinéma qui est aussi l'histoire terrible de l'occidentalisation du monde : ça parle, le ça de la bestiale persécution, le ça des rapports de pouvoir et de contre-pouvoir, d'impouvoir et d'impuissance des animaux humains et non-humains, des Blancs et des Noirs, des hommes et des femmes. Les chevaux en pleine santé des westerns de John Ford côtoyant le canasson de cendre et de poussière harassé Cheval de Turin (2011) de Béla Tarr. Les Noirs en transe écumant l'horreur blanche des Maîtres fous (1955) de Jean Rouch relayant les gris envoûtements de Vaudou – I Walked with a Zombie (1943) de Jacques Tourneur. Les lapins massacrés dont on ne sait plus s'ils sortent d'un bosquet de La Règle du jeu (1939) de Jean Renoir ou bien s'ils reviennent de la clairière de Mouchette (1967) de Robert Bresson. Les jeunes vierges perdues dans les labyrinthes sadiques de Dario Argento comme si elles changeaient en un battement de sexe pour se transmuer en anges de la mort adolescente dans Elephant (2003) de Gus Van Sant.
Najgo !
Najgo ! est le nom de la première salle de Collectif Ceremony, l'installation cinématographique conçue par Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz pour le Festival Temps d'images soutenu par Arte et accueilli par le Cent-Quatre-Paris. Najgo ! est un cri de guerre amérindien issu des films de John Ford. Il faut donc partir en guerre, mais toujours, toujours, avec la langue du vaincu. Il faut partir en guerre mais dans la perspective des batailles plutôt que des victoires.
Il y a une autre salle divisée en deux et si la première moitié est consacrée au cinéma tel qu'on le voit nous regarder le voir comme si on ne l'avait pas vu ou revu depuis longtemps, c'est pour les cinéastes qui s'en réclament souhaiter marquer à l'intérieur des lieux de l'art contemporain la nécessaire et persévérante palpitation du feu cinématographique. C'est pour les héritiers de ce cinéma-là choyer le foyer d'une dette inextinguible qui est un brasier. Et affirmer que c'est là dont tout part et tout revient, tout commence et recommence, toutes choses enterrées et désenfouies, là où tout pourrit et refleurit. C'est, peut-être tout simplement, témoigner d'un envoûtement. De film en film, Paria (2000), La Blessure (2005), La Question humaine (2007), Low Life (2011), Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval révèlent toujours plus intimement le noyau irradiant de leur art, celui d'un envoûtement qui commence par le cinéma mais qui, loin de s'arrêter avec lui dans les caveaux de la cinéphilie, passe par le cinéma afin de le convoquer comme matériau prompt à supporter un rituel d'exorcisme.
Najgo !, ce n'est pas simplement une variante propre aux Histoire(s) du cinéma godardiennes, c'est le cinéma envoûté (par la persécution) et envoûtant (parce que cet art est obsédé par une question qui est de fait devenue leur question à eux, question humaine).Que l'envoûtement soit parlant pour nous avouer étymologiquement qu'il est affaire de volt ou de vout, autrement dit de visages et de traits, qu'il est affaire d'effigie que l'on brûle au cours de certaines cérémonies secrètes afin de faire du tort ou du mal aux personnes dont les visages auront été représentés – des figures dé-figurés.
L'envoûtement invite à la figure imagée, la fiction d'une figure détachée du visage de son représentant et qui selon certaines modalités rituelles, discursives et magiques se retournerait contre lui. Donc, premier envoûtement, à la puissance deux (et il faut bien être deux aussi pour convoquer cette double puissance) : l'histoire du cinéma envoûtée par la persécution occidentale, l'histoire du cinéma ayant envoûté Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz.
Je sais courir mais je ne sais pas m'enfuir
Avec la deuxième salle présentant sur quatre écran des images tournées dans le jaune gothique d'un quartier de Barcelone mais placé sous la lune fauve d'une étrange nuit fécampoise, une tournure circonstanciée de l'envoûtement se précise. C'est un paradoxe : il faut être possédé par l'histoire du cinéma (l'héritage est moins affaire de titre de propriété que de marque de possession) afin de ne pas se faire posséder aussi par l'histoire occidentale de la prédation impérialiste et colonialiste dont brûle cette histoire-là (moyennant quoi, le colonialisme en ses avatars néo ou post est aussi affaire d'héritage maudit).
Un jeune Noir un bouquet de roses à la main. Quelques jeunes femmes regardant la caméra comme si la Monika (1953) d'Ingmar Bergman avait une sœur africaine contemporaine. Une vieille folle revêtue d'un masque, un naufragé urbain et une enfant démantibulant sa poupée en souvenir de la gamine de La Nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton. Un guitariste et puis aussi un chien, quelques chansons écrites en quatrième vitesse dans la rue en évocation (ou invocation) du spectre de Frantz Fanon, une ambiance de cauchemar étrangement connivente avec le dernier film de David Lynch. Sous le titre Je sais courir mais je ne sais pas m'enfuir, dans les interstices caverneuses de la grande cité européenne (si l'on regarde d'un côté) ou méditerranéenne (si l'on regarde d'un autre), spectres et fugitifs composent une libre communauté faisant commerce des signes poétiques d'une malédiction en regard de laquelle il ne saurait y avoir d'exorcisme, par exemple cinématographique. Ces images qui appartiennent au travail d'une promesse (l'annonce d'un futur long-métrage qui s'intitulera justement Ceremony et puis un autre aussi, tapi dans l'ombre, Les Talons rouges écrit par le romancier Yannick Haenel) indiquent qu'une lumière faible scintille dans la nuit, une lueur donnant droit aux figures assignées à résidence des dominations un régime de dignité figurative brûlant du feu sacré et rédempteur du cinéma.
Un feu rédempteur : que le cinéma se relève de sa passion pour la persécution en faisant passer son énergie figurative dans la relève des corps persécutés qui est une course.
Nous ne figurons pas dans le paysage
Avec un titre inspiré des Notes de travail de Didier-Georges Gabily, Nous ne figurons pas dans le paysage nomme enfin le dernier espace investi sous la forme de trois séries d'images projetées sur un mur appartenant respectivement à Paria, La Blessure et Low Life. Des corps brûlent, on les reconnaît, marginaux des grandes villes, émigrés-immigrés voués à la clandestinité, étudiants avec ou sans papiers. Ils brûlent tant que leur feu pousse à ce que fondent et s'affaissent, implosent et craquèlent les moniteurs plantés dans un terrain vague qui diffusent leurs images. Les flammes entremêlées du feu profane du réel et du feu sacré du cinéma, cet art qui est un complot ruinant le foyer-prison de la télévision. Dont l'une, de marque Thomson, pour laquelle travailla une ouvrière d'origine algérienne – ma mère – dont l'histoire revient aussi au cinéma pour en témoigner, même s'il ne le sait pas.
Un envoûtement, celui d'une certaine histoire du cinéma, donc. Un rituel, celui des films en train de se faire en rapport avec cette histoire-là, qui est conflictuel. Un exorcisme alors, celui d'une certaine histoire occidentale qui nous possède encore et qu'il nous faut retourner sur elle-même pour que sortir de la nuit coloniale éclaire le faux-jour post ou néocolonial.
Envoûter pour exorciser,
ensorceler sans posséder
En un court-circuit intempestif on se souvient que Jean-Luc Godard voulait faire d'A bout de souffle (1959) son Moi un Blanc, autrement dit son remake à lui de Moi un Noir (1958) de Jean Rouch. Ce passage du noir au blanc, ce blanchiment en quelque sorte témoignent aussi, au corps défendant de son auteur comme à tous ceux qui s'en défendent, de la persistance malgré soi d'une certaine histoire occidentale qu'il serait temps de rédimer en l'exorcisant. Et ne seront pas de trop pour s'y coller l'acteur Vincent Macaigne et l'écrivain Yannick Haenel, le chanteur Athaya Mokonzi et le danseur DeLaVallet Bidiefono, et puis aussi Ulysse Klotz avec le grondement de ses agencements sonores et machiniques (un sample tiré de la musique composé par Jerry Goldsmith pour le Alien de Ridley Scott en 1979 circonscrit l'horreur qu'inspire l'étranger), tous amis proches et lointains convoqués pour invoquer collectivement l'esprit de Ceremony (qui est déjà celui, titre oblige, de Ian Curtis et Joy Division).
Le cinéma comme un rituel d'envoûtement et de désenvoûtement (en regard de ses puissances propres, de la passion qu'elles peuvent soulever et de ce qu'elles doivent à l'histoire occidentale), comme un rituel d'exorcisme (en regard de cette histoire occidentale dont il faut hériter sans se faire par elle posséder et déposséder), à l'endroit où toutes les manières de mal dire l'autre valent littéralement comme altérations et comme malédictions.
Sorciers qui envoûtent sans posséder, Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz fourbissent depuis la matière profane des corps persécutés d'hier et des parias d'aujourd'hui les rituels sacrés d'une cérémonie élémentaire et nécessaire : que ces corps-là deviennent intouchables, qu'ils soient les intouchables d'une condition qui ne soit plus celle du paria, qu'ils le soient au moins au cinéma. Une bonne politique partirait, pourquoi pas, de cet au moins là.
Le 31 décembre 2014