Les avant-dernières choses

(pour Adieu au langage et Le Livre d’image de Jean-Luc Godard)

« Selon une ancienne légende juive, il y a dans chaque génération trente-six justes qui soutiennent le monde. S’ils n’étaient pas là, le monde serait détruit et disparaîtrait. Pourtant personne ne les connaît, et ils ne savent pas eux-mêmes que le monde est protégé de la fatalité du fait de leur présence. »
(Siegfried Kracauer, L'Histoire. Des avant-dernières choses, 1966)

(Adieu au langage, 2014)

Non ou la vaine gloire de commander

Adieu au langage est un film immense, pour, allez, disons au moins quatre raisons. Quatre raisons qui font un carré magique, dont l'X fait croiser deux poignées de mains.

 

 

 

La première main consiste à voir comment la technologie 3D, loin des tabassages spectaculaires du blockbuster, fait déhiscence du système perceptif logé dans la tête de chaque spectateur. La différence sexuelle est alors réitérée en étant considérée comme un différend originel entre le masculin et le féminin, un faux-raccord à partir duquel la différence est posé comme un préalable à l’égalité. La diplopie se substitue ainsi deux fois à la synthèse binoculaire du regard afin d'actualiser, à la surface de l'écran qui est aussi celui de notre cerveau, le champ-contrechamp virtuel qu’il y a toujours dans chaque plan.

 

 

 

La deuxième main s'attache à concentrer l'essence de la poétique cinématographique dans l'intervalle séparant le battement de deux temps : le temps de la nature et celui de la métaphore. Un battement moins métronomique qu’un battement de cœur, systole et diastole.

 

 

 

Au beau milieu du monde, on peut dès lors suivre le fil des courts-circuits entre le bas et le haut (comme un plan d'eau reflète avec le ciel tout l’univers), la bêtise et l'intelligence (un bronze est coulé sur le trône dans la posture du Penseur, la sculpture en bronze de Rodin), les limites de l'outil numérique et la puissance expressive de la peinture (les rouges saturés filmés au téléphone portable sont dignes des tulipes de Monet). Entre, encore, une toison pubienne, un tableau célèbre et une métaphore amérindienne (L'Origine du monde de Courbet c’est le monde vu aussi par les Apaches comme une forêt). Et puis une ligne d’erre et de chien et la traîne de sa trace céleste (l'image de Roxy est retrouvée dans les nuages, son pelage comme un pinceau, noir touchant à l’outre-noir).

 

 

 

La troisième main découle d'une dynamique de réinscription, dans l'histoire des arts et des techniques, de technologies numériques contribuant massivement à la crise actuelle de l'historicité du présent induisant l’obscurcissement de la tradition. L'artiste s'envisage désormais comme un nouveau Tirésias, autrement dit un visionnaire qui voit malgré ou depuis la cécité prescrite par ses outils. Sachant conjuguer les prophéties d'hier (Mary Shelley et son Frankenstein ou Le Prométhée moderne en 1818) avec celles d'aujourd'hui (l'essayiste Jacques Ellul, « l'homme qui avait [presque] tout prévu » dixit Jean-Luc Porquet), le voyant peut ainsi reconnaître dans un larsen le bruit d'une plume sur le papier, ou dans la granularité du numérique basse définition la rugosité des à-plats de Nicolas de Staël. Enfin, la quatrième main s'incarne dans la profération, entre aboiements et babil enfantin, d'un non en prolongement sauvage et affirmatif d'une éthique anti-autoritaire.

 

 

 

Dans la « sauvagèreté » d'un chien comme dans la remise de soi aussi absolue dans l'amour de l'autre, l’éthique égalitaire et libertaire identifie toute forme de commandement à l'assertion paradigmatique caractéristique de la pire forme historique de l'autoritarisme, le nazisme (avec le « Hier ist kein warum » craché par le SS dans les camps d'extermination, ainsi que l'aura noté Primo Levi dans Si c'est un homme).

 

 

 

Dès lors qu'un spectateur, sans cesse, se pose la question de savoir pourquoi Jean-Luc Godard aura privilégié telle ou telle procédure cinématographique, ce qui est en pratique avéré c’est l'inexistence du fascisme posant qu'en tous lieux et tous moments, il ne saurait y avoir de pourquoi. Même si pourquoi est également la question des parents quand la réponse des enfants est de se taire, l'infans dans la garde du mystère (de la parole). La démocratie impliquée dans la question du pourquoi enveloppe alors la singularité radicale d'autrui en qui l'on reconnaît le droit de ne pas être compris, ou de ne pas vouloir d'emblée se foutre à poil pour se faire comprendre. Les exemples de la Révolution française dont l'enseignement, d'après Mao, ne sera pas compris avant des siècles, ainsi que celui de la Déclaration universelle des droits de l'animal rédigées en 1978, soit quasiment deux cents ans après la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, et trente ans après la déclaration universelle des droits de l'homme en 1948, attesteraient enfin que le cinéaste, à qui le spectateur aura concédé le droit de faire ce qu'il lui plaît, lui concède en échange le temps nécessaire à une compréhension authentique depuis le faux-raccord qui les sépare, fondamentalement.

 

 

 

On songe à ce que Martin Heidegger écrivait au sujet des dernières toiles de Paul Cézanne : « Dans l'œuvre tardive du peintre, la différence/de ce qui vient dans la présence et de la présence elle-même/ s'unifie en un seul pli, elle est ''réalisée'' et/simultanément remise à elle-même,/ transfigurée en identité d'énigme./ Un sentier s'ouvre-t-il ici qui mènerait à une co-appartenance du poème et de la pensée ? » (cité par Giorgio Agamben, Stanze, éd. Payot & Rivages-coll.« Bibliothèques Rivages », 1994 [1992 pour l'édition précédente], p. 266).

 

 

 

La co-appartenance du poème et de la pensée est un sentier buissonnier à deux bords, diagonale ou transversale entre la ville, le lac et la forêt. C’est un jeu avec la 3D comme l'enfant de Héraclite joue au tric-trac en sachant bien qu'aucun coup de dé, jamais, n'abolira le hasard. C'est une ligne de chien qui fait loucher les clichés en saluant cet autre chien de Diogène. C’est le désir, enfin, de dire non encore une fois en préalable à l’adieu au langage.

« (…) sur la durée, l'essentiel de mes efforts, pour incohérents qu'ils paraissent,

 s'ordonne selon une même direction —

 ils ont servi et servent encore un seul propos :

 réhabiliter des visées et des modes d'existence

 qui n'ont pas encore reçu de nom et restent, de ce fait, ignorés ou mal compris »

 (Siegfried Kracauer, L’Histoire. Des avant-dernières choses, 1966)

(Le Livre d’image, 2018)

L’éclosion d’une fleur pour déclore la révolution

Cinq parties composent Le Livre d’image, au titre rilkéen. Le Livre d’image comme les cinq parties du monde, les cinq doigts de la main. Le Livre d’image, pour lire ce qui n’a pas été écrit, lire et ainsi regarder et écouter ce qui, alors, n’aura été ni vu ni entendu.

 

 

 

On dira aussi comme les cinq pétales d’une rose, unique en son genre. L’éclosion de la rose en question, une rose ouverte comme un cœur blessé, travaille à déclore en poésie de cinéma l’idée de révolution depuis au moins quatre siècles, le train des révolutions anglaise et américaine, russe et française (et la haïtienne entre les rails, dans le vent confus des voyages). Penser avec la main, en suivant Denis de Rougemont, comme une marque essentielle de la condition humaine, est, contre les réductions digitales de l’économie numérique qui sont des mutilations symboliques, l’affaire des fées qui sont des sorcières ayant du doigté. Autrement dit, c’est une question de montage, un désir d’innervation dans l’art des intervalles, Vertov plus qu'Eisenstein, selon un double mode, conjonctif-disjonctif.

 

 

 

Rhapsodique et contrapontique, destituant et constituant, brisant les chaînes d'images pour créer de nouveaux rapports, le montage est démontage et remontage, notamment des temps, au nom des images encore à venir, le temps qui reste dans la relève des images accueillies dans la chambre secrète de notre cerveau, à la fois table de montage et salle de projection.

 

 

De la Russie de 1917 aux pays du Maghreb et du Machrek en 2011, les images sonores et visuelles, les voix et les inscriptions s’interpellent de loin en loin, parfois avec véhémence, parfois en sourdine, les échos fraternels malgré le fracas des bombes. Et selon un montage aussi intervallaire que dialectique, dont les rimes ne se suffisent pas des mauvais remakes de l’Histoire répétant qu’un train en cache un autre. Les trains de la révolution cachant automatiquement les trains parallèles de la contre-révolution, de Joseph de Maistre à Daech en passant – le détail est croustillant – par l’héritier vendéen du Puy du fou et laudateur du croisé Saint-Louis mort à Carthage, là où commence Salammbô (1862) de Gustave Flaubert.

 

 

Œuvre qui relève de la constellation vidéo située dans la traîne stellaire des Histoire(s) du cinéma (1988-1998), mais en frayant désormais avec les possibilités audio-visuelles du numérique, Le Livre d’image est le dernier acte de foi, la dernière danse d'un homme qui pense que le cinéma a tout perdu, en particulier sa chair analogique et son appareillage projectif, tout perdu, sinon cette disposition spectrale qu’il lui reste afin de convoquer les fantômes de la révolution, hier, aujourd’hui, demain. Parce qu'avec le deuil, les spectres ont de l'avenir et ils nous manquent. Comme, aujourd’hui, celui qui, plus de soixante ans après l’inaugural Opération béton (1954), aura fait sauter une dernière fois, avec la vigueur de l’enfance retrouvée à l’âge de la grande vieillesse, les digues et banques de l’incomparable.

 

 

 

Et, ainsi, suivre les crépitements, aléatoires et contradictoires, de la révolution au nom de l'émancipation qui, malgré les déceptions n'entamant en rien les espérances, invite à faire sortir toutes les minorités s'agitant à l'intérieur de nous de leur statut politique de minorité.

 

 

Vers une enfance majeure, celle de Harpocrate que l'on aperçoit en filigrane, entre le détail de l'un des derniers tableaux de Léonard de Vinci et Bécassine, d’un index et l’autre, et au milieu il y a un silence d’or dont se méfient les maîtres du monde. C'est-à-dire un mystère.

 

 

 

Un mystère, celui du cinéma dont l'enseignement est un secret, un doigt ordonnant moins qu'il se pose sur la bouche, comme à la fin d’À bout de souffle, à la fin du Mépris : Silencio.

 

 

 

La révolution est un autre mystère, l'événement d'un faux-raccord dans la continuité triste du temps. Un impératif catégorique, un phœnix toujours rejaillissant malgré la douche de l’Histoire, extinctrice, entre un coin de ruelle tunisienne et la cognée cruelle du temps.

 

 

 

4 octobre 2022


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