Deux adolescents partent en ballade dans la nature. Ils arrivent en voiture et continuent à pied, avant de se perdre au loin en risquant de ne plus jamais se retrouver. Entre ciel et terre, plat est l’horizon, et striée la désorientation des jeunes amis qui crament leur peau en tentant de trouver une sortie à l’étendue désertique, sans dehors ni limite de l’adolescence, âge intervallaire blasonnant une époque d’un monde sans époque.
L’adolescence est un empire aux antipodes, celui des alliances mimétiques et des fiançailles mythiques. Mais l’empire aux antipodes est un désert pour dinosaures aussi, une nécromasse quand les adolescents marchent littéralement la tête à l’envers, avant d’être dévorés par Saturne.
Se perdre est alors un rituel chamanique par accident, un walkabout de hasard, l’initiation à nomadiser en se retrouvant arabe qui signifie à l’origine se déplacer. Il ne s’agit pas d’un rajeunissement de circonstance mais d’une authentique jouvence : Gerry aura été pour Gus Van Sant un film phénix.
L’époque d’un monde sans époque
Deux adolescents partent en ballade dans la nature. Ils arrivent en voiture et continuent à pied, avant de se perdre au loin en risquant de ne plus jamais se retrouver. Les garçons ont un jeu (s’appeler l’un l’autre Gerry), ils ont une langue commune (gerry est un signifiant flottant, un peu comme le schtroumpf chez Peyo, mais en étant plus restrictif, l’équivalent de tous les verbes disant le ratage), et forcément aussi des références culturelles partagées (un jeu, de rôle ou vidéo, où l’on s’amuse à l’époque de l’antiquité à bâtir des empires). L’un est le double de l’autre et l’alliance mimétique est la fiançaille des jeunes ayant fait le vide autour d’eux pour jouir d’une jouvence exclusive.
Ce jeu, cette langue et ces références appartiennent aux acteurs, Matt Damon et Casey Affleck. Gus Van Sant en aura converti le trésor en étoiles clignotantes ponctuant le sol d’une allégorie, abstraite en plan large et si concrète dans ses détails, dédiée à l’adolescence, son énergie et ses désespérances, ses déserts et ses errances, ses dérives et ses ruines. Entre ciel et terre, plat est l’horizon, et striée la désorientation des jeunes amis qui crament leur peau en tentant de trouver une sortie à l’étendue désertique, sans dehors ni limite de l’adolescence, cet âge intervallaire par excellence érigé désormais en époque d’un monde sans époque.
Marcher la tête à l’envers
« Gerry, le chemin ! » : c’est la première phrase du film, prononcée par Gerry l’aîné à l’adresse de Gerry son cadet. L’adresse est simple, elle dit peu mais raconte beaucoup en fait. Le chemin, les adolescents croyaient le connaître, persuadés d’en posséder le savoir et la maîtrise. Le chemin sera pourtant perdu mais sans ouvrir sur la forêt de Dante (ce sera pour Last Days redoublé et même abêti par sa version catastrophique, l’horrible The Sea of Trees – Nos souvenirs). Le chemin perdu mène ici au désert qui commence dans l’Utah et la Vallée de la Mort, avant de se poursuivre dans les paysages de sel lunaire de l’Argentine. Dans l’intervalle, le son direct s’est ouvert aux bourrasques temporaires d’un mixage sculpté par Leslie Shatz annonçant les paysages abstraits de Frances White et Hildegard Westerkamp, employés par Gus Van Sant dans ses films suivants.
Perdre le nord c’est s’aventurer dans le sud, autrement dit c’est descendre en brûlant sauf qu’en l’espèce, ici, la terre est une caverne qui reste plate. La descente qui se tient à la surface fait passer de l’autre côté du miroir en faisant dériver de l’autre côté de la Terre, là où toutes les limites d’espace et de temps sont effacées, cardinalité et calendarité. L’histoire et la géographie, abolies.
Le désert croît, une désertification que tout un chacun porte en soi. L’adolescence est un empire, celui d’une immanence comme un désert et toutes les routes y mènent, notamment celle d’une jeunesse étasunienne qui, avant de figurer les cavaliers de l’apocalypse pour les autres (comme dans Elephant), est déjà une apocalypse pour elle-même.
Un soleil tombant, l’occident et son credo jeuniste à son couchant : un désastre qui est un gâtisme.
L’adolescence est aux antipodes comme Friedrich Nietzsche est un esprit antipode pour Hans Georg Gadamer, le philosophe d’Ainsi parlait Zarathoustra déchiré entre la volonté de puissance et l’éternel retour, fuyant le chameau pour hésiter entre le lion et l’enfant. Antipode, pour les adolescents signifie cela, littéralement : marcher mais la tête à l’envers.
L’immanence, une caverne plate
Gerry a la radicalité des déserts faits de plusieurs couches géologiques et beaucoup sont déjà de cinéma. Des histoires au pluriel, avec des sédiments classiques (La Patrouille perdue et Le Fils du désert de John Ford), d’autres modernes (Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni, La Région centrale de Michael Snow et La Cicatrice intérieure de Philippe Garrel), et même des plus récente (Gerry témoigne de l’événement esthétique que représente le cinéma de Béla Tarr). Le désert qui est le lieu hors-lieu où soi est un site de conflit mimétique et schizophrénique, avec un sentier menant à Porcherie (1969) de Pier Paolo Pasolini relié aussi à Lost Highway (1996) de David Lynch.
Les strates remontent encore à plus loin dans le temps, Thèbes l’antique et les dinosaures, restes archéologiques et traces fossiles, tout un humus composé de la décomposition du vivant, de sa minéralisation. Les paysages inhumains de la nécromasse font tout un sol craquelé, entre roches, montagnes ridées et poussières, ensuite les sables puis les mines de sel d’une adolescence à la ramasse, encombrée de ses propres antiquités, existentielles et mythologiques.
L’adolescence est définitivement l’âge blasonnant notre temps, celui d’un paradoxe extrême, temps d’une jeunesse qui vient de loin et dont les prolongations sont ruineuses. L’époque contemporaine d’une désorientation, l’adulescence, en conséquence d’une absence de destination. Le jeunisme est un gâtisme précoce, c’est une hantise du cinéma de Francis Ford Coppola dont a hérité Gus Van Sant qui ne lui a pas seulement repris le motif des nuages filmés en accéléré, revenu de Rumble Fish – Rusty James (1984). Une hantise que l’on retrouve encore et très exactement dans Akira.
L’immanence règne en travellings latéraux et quasi-circulaires, en panoramiques, plans larges et en « scope ». Gus Van Sant expérimente avec Harris Savides différentes techniques, caméra à l’épaule, rails et steadicam, pour montrer toutes les marches et avec elles ce qui marche et claudique. Les paysages ont à chaque fois la seule beauté qu’on peut leur accorder, beauté mortelle de qui s’y aventure en croyant bêtement que l’action peut enchaîner sur la contemplation.
L’immanence, ce désert, est une caverne plate où réside l’adolescence, ses flèches tirées avant la débandade. C’est un monde sans loi ni dieu sinon, au-dessus, le soleil saturnien qui tape dur et donne sans retour en dévorant ses enfants. Au début, les adolescents courent, zigzaguent, s’amusent, ils sont comme de jeunes chiens fous. Ensuite, la végétation ayant disparu, la marche connaît ses premières dislocations rythmiques, l’amitié ses premières désynchronisations (à l’occasion de l’un des plus beaux plans de cinéma des années 2000). Enfin, les corps épuisés à l’aube, mauve et glacée, ont l’allure de vieillards, de concentrationnaires déportés. Les chemins qui ne mènent nulle part nous ramènent à nos origines accidentelles, en attendant l’événement d’un tournant, une percée.
Le désert est une caverne plate, un plan-séquence d’immanence, à l’horizon sans transcendance assurée dans la présence symbolique d’un autre, avec l’arrivée d’un tiers, messianique sans messianisme. Gerry est le double de Gerry et les deux le sont de nous, tous amis et ennemis, tous jumeaux et rivaux mimétiques, tous interchangeables comme dans un jeu de rôles ou un jeu vidéo (Gerry et Gerry qui rappellent le chat et la souris d’un fameux dessin animé reviennent dans Elephant sous la forme d’un jeu vidéo). Le moment est dorénavant celui des simulacres, pas seulement des fata morgana, mais également des mirages du narcissisme. Gerry le cadet qui croit parler à son aîné est peut-être – l’hypothèse est plus que tentante – le double imaginaire de ce dernier et s’il faut faire mourir, c’est en faisant mourir l’autre qui ne l’est pas réellement. C’est en tuant Narcisse que l’on trimballe avec soi en le projetant sur un autre que soi. Gerry a aussi cette beauté-là, celle d’un rituel initiatique et chamanique mais par accident, hasardeux walkabout.
Le désert est à la désorientation parce qu’il est le plat pays d’une substituabilité et d’une indiscernabilité généralisées, de la crise mimétique qui est la guerre civile que chacun porte à l’intérieur de soi, autre région du désert, dépeuplée autant que saturée. Si l’adolescence est un âge mythologique, la confusion des rôles y est alors avérée, et même accentuée. Les adolescents étant, pour eux-mêmes comme pour les autres, à la fois Ariane, Thésée et le Minotaure et tous pénètrent et s’affrontent dans le plus effrayant des dédales, décrit par Jorge Luis Borges dans l’une de ses Fictions : « ce labyrinthe, qui se compose d’une seule ligne droite et qui est invisible, incessant ».
Dédales mimétiques
L’immanence n’a pas d’autre fin que l’épuisement des énergies, pas d’autre horizon que l’entropie. Le soleil lui-même n’y échappe pas et l’adolescence se croit une néguentropie en se croyant une pharmacologie. Mais quand la néguentropie accélère l’entropie, tous les drames révèlent qu’ils ont pour fond l’être comme une tragédie. C’est pourquoi les dérives de l’adolescence mènent à des foirades beckettiennes. L’adolescence, un cap au pire. Si la mort arrive enfin comme une étreinte amoureuse, c’est un événement qui peut convertir la pulsion en décision. La mort sublimée dans l’hypothèse du meurtre sacrificiel du mauvais autre, le double narcissique qui est aussi le jumeau placentaire, le passeur qui sait en avoir fini de jouer le rôle de l’accompagnateur originaire.
Le chemin est alors retrouvé et ce qu’à la fin du film trouve Gerry l’unique, c’est la voiture où le conducteur a son enfant qui se trouve à l’arrière. Entre Gerry, il y a donc dans son dos un enfant et devant lui le père qui rétablit direction et conduite. Aux côtés du rescapé, le spectateur se reconnaît en lui comme nous le sommes par le film qui regarde en nous comme si nous étions nus.
Et le père regarde donc le rétroviseur en regardant le spectateur, cet autre enfant guidé dans le labyrinthe par l’autorité symbolique d’un cinéaste ayant réussi à renouveler son inspiration en rappelant, comme Hannah Arendt, que l’autorité n’a pas d’autre fonction que faire lien entre les générations en assurant le passage de relais des fondations. Il ne s’agit dès lors pas d’un rajeunissement de circonstance mais d’une authentique jouvence : Gerry est en effet un film phénix.
Gus Van Sant n’a pas moins nourri la passion des gémellités (Will Hunting et Finding Forrester) et elles peuvent être contrariées comme en témoigne son remake aporétique de Psycho (1998), un autre désert celui-là, le désert de la cinéphilie qui finit au musée d’art contemporain. Et lui qui a dédié son film à Ken Kesey après avoir travaillé avec William Burroughs et Allen Ginsberg, s’il se sait l’héritier de la contre-culture contestataire et juvénile des années 60, a compris aussi qu’une adolescence sans la transcendance de l’autorité est un désert. Un « désêtre » dirait Alain Badiou.
Le désert ouvrant aux dédales des crises mimétiques qui sont des guerres civiles (le massacre de Columbine qui a inspiré Elephant), des vieillissements accélérés (le suicide de Kurt Cobain, ce gâteux de l’adolescence qui n’arrive pas à être père, évoqué dans Last Days), d’une jeunesse évanescente et désaffectée (avec la mort accidentelle du veilleur de nuit dans Paranoid Park). Ce désert sans eau, sinon une larme qui roule sur le nez de Gerry le cadet, et dont un travelling quasi-circulaire permet qu’elle soit comme un diamant de fraîcheur entrant délicatement dans sa bouche..
Devenir arabe, notre chance
La tétraptyque de l’adolescence de Gus Van Sant, à ce jour le sommet de son art cinématographique, n’entonne pas la rengaine réactionnaire des sociétés malades d’être sans pères, victimes d’une crise des autorités traditionnelles. Il préfère au contraire chantonner les ritournelles des transcendances à réinventer comme de nouveaux sentiers, aussi mélancoliques que les boucles orbitales d’Arvo Pärt, « Für Alina » et « Spiegel im Spiegel ». Comme des gestes de tendresse, des caresses à distance sur la joue des adolescents qui se consument de refuser d’être les adultes qu’ils sont déjà en tournant le dos à l’enfant qu’ils ne sont plus et dont l’absence fera leur enfance.
Gerry est enfin, on ne le soulignera jamais assez, une allégorie dont les rayonnements sont pleinement politiques quand le film a pour contexte critique l’attaque terroriste du 11 septembre 2001 et la contre-attaque désastreuse de la guerre en Irak, berceau de Daesh. Le film de Gus Van Sant est d’une certaine manière plus fort même que des exercices plus didactiques à l’instar des courts-métrages Thanksgiving Prayer (1991) avec William Burroughs et The Ballad of the Skeletons (1997) avec Allen Ginsberg, ou les longs Harvey Milk (2008) et Promised Land (2012).
Car la désorientation, qui a pour corrélat l’éclipse de l’étoile du matin (le maillot noir de Gerry le cadet porte une étoile jaune comme le soleil), a aussi pour réponse un geste qui sauve, retrouvé des âges de la Terre porteuse d’autres civilisations. L’âge des nomades dont il faudra retrouver la leçon à l’heure de la sixième extinction. Si Gerry l’aîné a la chance de s’en tirer, c’est en adoptant des gestes d’arabe. L’arabe dit à l’origine celui qui passe et se déplace. L’arabe, l’orient retrouvé après la désorientation. Le t-shirt azur recouvrant la tête, Gerry est devenu homme bleu, touareg.
20 février-20 août 2022
Une première version de ce texte se trouve ici.