Bartleby, the Scrivener: A Story of Wall Street est une nouvelle de Herman Melville, publié une première fois en 1853 puis en 1856. Scribe dans une étude notariale de Wall Street, Bartleby est employé par le narrateur, un avoué, qui le charge de copier et recopier des actes notariés. Bartleby est aussi consciencieux que silencieux, aussi appliqué que lisse et sans aspérité, acceptant sans broncher de dormir sur son lieu de travail. Jusqu'au jour où Bartleby commence à refuser d'exécuter les instructions qu'on lui transmet, mais toujours en douceur, sans véhémence ni hystérie. Même son licenciement il le refuse toujours selon sa manière particulière, qui ne cesse d'étonner son employeur racontant son histoire. Petit à petit, Bartleby cesse de s'alimenter, dépérit et meurt.
Avec sa mort, le court récit de sa vie passée lègue à l'humanité un mystère qui a inspiré la réflexion d'écrivains et philosophes durant tout le XXème siècle. Les uns y voyant une parabole ou une allégorie des évidements subjectifs de la modernité et sa rationalité administrée précédant Franz Kafka. Les autres y reconnaissant la vérité de l'écriture littéraire même qui se retire et se soustrait en résistant aux industries de la reproductibilité.
« I would prefer not to »
La fameuse formule de Bartleby est celle-ci : « I would prefer not to », c'est-à-dire littéralement, « je préférerais ne pas (le faire) ». Elle serait comme la signature de l'ambiguïté puisqu'elle n’oppose pas un refus, un « non » pur et simple, mais laisse au contraire la possibilité et du non et du oui, d'un côté avec l'ouverture du « I would prefer », de l'autre avec la fermeture du « not to ». L'emploi du conditionnel est évidemment fondamental. L'est autant la tournure légèrement précieuse de la phrase, d’une politesse et d’une douceur auxquelles l'interlocuteur, l'avoué qui est la narrateur de la nouvelle, a bien du mal à résister (une formule la plus banale, y compris à l’époque de Melville, serait « I'd rather not to »).
Revenir sur le sens de la formule de Bartleby et son mystère que n'épuise aucune interprétation ou expérimentation, c'est voir comment littérature et philosophie forment deux plis différenciés d'une même surface d'écriture, où la pensée se fait poème dans la proximité de l'impensable, de l'impossible à penser qu'il faut penser.
« Ah Bartleby ! Ah humanité ! »
1) Pour Maurice Blanchot, le scribe de la nouvelle est devenu l'écrivain désœuvré, c'est-à-dire celui qui, loin des figures de l'artiste inspiré ou du philosophe dialecticien, ne fait qu'écrire ou réécrire un texte à jamais oublié et recouvert par les copies successives. L'écrivain sort de la pensée dialectique en faisant un pas de côté, délaissant le jeu des contradictions, de l'affirmation et de la négation, de la thèse et de l'antithèse, pour incarner la figure du neutre, de la soustraction suspensive du logos. Ainsi, pour Blanchot, Bartleby, figure du neutre et du désœuvrement par excellence, est aussi celle de l'écrivain par excellence. Ce patient travail de la copie, essence de son activité, le conduit progressivement mais inexorablement à cette désincarnation impersonnelle, à la sortie de soi en direction du dehors, c’est-à-dire du désastre (L'Écriture du désastre, éd. Gallimard, 1980, p. 33-34, puis p. 219).
2) Pour Philippe Jaworski, professeur de littérature américaine et spécialiste de Herman Melville, l'entre-deux est celui du presque, la limite intervallaire glissant en diagonale des grandes catégories (réel et possible, actuel et virtuel, puissance et impuissance) : « Bartleby, c’est le merveilleux mystère d’une parole qui dit en même temps presque oui et presque non. Bartleby est presque immobile, presque silencieux, presque inutile, presque mort, presque incompréhensible. Presque est le mot de la limite mouvante, de la trace qui va s’effaçant, du signe qui va pâlissant » (Le Désert et l'empire, éd. Presses de l’ENS, 1986, p. 19).
3) Le commentaire que Gilles Deleuze propose de Bartleby a à voir avec la « pensée du dehors » dont, lecteur comme ce dernier de Maurice Blanchot, Michel Foucault a parlé afin d'échapper aux fourches caudines de la dialectique hégélienne. Il s'agit de faire de Bartleby un « Original », un homme sans qualités (au sens de Robert Musil) ou un Ulysse moderne (au sens de James Joyce), c'est-à-dire une figure de la résistance passive conduisant à la rupture avec la société traditionnelle antérieure. En effet, le travail de la copie consiste en la réplication à l'infini de l'image, fille d’un original immuable. C'est donc la pérennité de la structure Père-fils, et naturellement la transmission de la Loi des Pères, qui sont menacées par son abandon. En arrêtant d'écrire, en cessant de recopier, Bartleby opère une rupture avec la dimension verticale de la relation de pouvoir dont l'écriture est le relais privilégié. L'on voit bien d’ailleurs comment l'impuissance de l'avoué face à son scribe témoigne de la désactivation de la puissance paternelle, de la coupure père-fils qui s'opère dans la société américaine démocratique, devenue une société des camarades et des frères (« Bartleby ou la formule » in Critique et clinique, éd. Minuit-« Critique », 1993, p. 89-114).
4) Pour Giorgio Agamben, Bartleby est « l'ange du possible ». Comme figure intermédiaire, demi-dieu ou titan, démon et idiot, comme passeur gardien du souvenir oublié du jumeau placentaire, Bartleby incarne cette réserve de puissance (puisque ce qu'il peut, il peut aussi ne pas le faire). Un rien qui n'est pas absolu, mais le « rien » d’où procède toute création (comme « décréation »). Il en est ici de la puissance comme de l'intellect patient pour Aristote, comparé dans le De anima à une tabula rasa. La contingence est la marque du sujet qui, par sa décision, fait passer le possible dans le réel et le réel dans le possible. Ainsi, Bartleby est comme le revers d’une autre figure, travaillée par Giorgio Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz, c'est-à-dire celle du « musulman » des camps d’extermination. Le « musulman » dont porte témoignage Primo Levi en sachant que témoigner pour le témoin qui n'aura pas témoigné ne suffit pas. Auschwitz, c'est en effet le surgissement de l'impossible entré de force dans le réel, de la rationalité et l'irrationalité confondues, de l'impensable réalisé. Le « musulman » est cette figure de l'impossible qui, semblable à une ombre errante dépossédée de toute puissance, ne peut plus rien, et en particulier ne peut plus rien dire. Deux figures en miroir donc, Bartleby et le « musulman », symétriques dans leur rapport à la puissance mais – peut-être nous est-il permis de le penser – éminemment comparables dans leur rapport à la mort (Bartleby ou la création, éd. Circé, 1995).
5) L'interprétation très paradoxale de Jacques Derrida voit en Bartleby un sacrificateur, un nouvel Abraham. La comparaison repose en partie sur l'idée selon laquelle Abraham se trouve dans la situation où « he would prefer not to ». Pour Derrida il est vrai, la littérature constitue une sécularisation de l'Écriture, et s'y rejoue indéfiniment le geste sacrificiel d’Abraham. Bartleby l'écrivain serait lui aussi auteur d’un tel sacrifice, sacrifiant la série des copies au nom d'un Original sans fond ni reproduction ou, au contraire, offrant à la lettre à la fois son épuisement terminal mais aussi sa relance disséminatrice. On peut se demander cependant s'il ne serait pas possible de soutenir avec autant d’à-propos un rapprochement entre Bartleby et Isaac qui, après tout, aurait pu dire aussi, ou du moins penser : « I would prefer not to ». Bartleby fonderait-il en sa personne les figures du sacrificateur et du sacrifié au point d'en suspendre la distinction et de les rendre indiscernables ? (Donner la mort, éd. Galilée, 1999, p. 106).
6) Michael Hardt et Toni Negri retrouvent pour leur compte dans le scribe melvillien le classique parangon du refus de l'autorité, de l'opposition à la servitude volontaire dans le droit fil de Henry David Thoreau et sa notion de désobéissance civile. Pour eux, ce premier pas vers la libération est cependant stérile dans la mesure où il consiste en un refus absolu et solitaire qui ne s’accompagne d'aucun projet de refondation révolutionnaire de l'organisation sociale. Le problème, cependant, est qu’il est bien discutable que la formule exprime un quelconque refus, ainsi qu'en témoigne son caractère indécidable. L’attitude de Bartleby porte, tout au long de la nouvelle, les caractères de la résignation et de l'acceptation tranquille de son sort (Empire, éd. Exils, 2000, p. 255-256).
7) A contrario, l'écrivain Michel Imbert, dont les romans prennent souvent pour cadre la République Populaire de Chine, déclare que « Bartleby n'est pas un réfractaire qui prônerait la désobéissance civile comme Thoreau. Il dit “non” avec nonchalance, presque sans y croire (…). Ce qui pointe au fil de ce négativisme dévastateur, c'est peut-être confusément le droit de préférence du non-être, le droit de saisie exercé par la mort, la grande niveleuse qui réclame son dû et qui, de tout temps, a été la version noire de la justice. » (« Loi, foi, folie, Bartleby et Billy Budd d’Herman Melville », entretien avec J.-B. Para, Europe, avril 2002, p. 105-106).
8) Enfin, contre Michael Hardt et Toni Negri qui élisent Bartleby en figure de résistance passive préparatoire à la nécessaire construction et organisation politique d'un ordre social alternatif, autrement dit contre l'idée d'une négation abstraite préalable à une nouvelle affirmation concrète, Slavoj Žižek estime que le geste de soustraction et de retrait de Bartleby révèle l'écart parallactique qu'il y a entre l'ordre existant et le vide qu'il occupe en constituant son fondement. « I would prefer not to » est ainsi la formule indiquant le supplément qui reste de la loi une fois qu'elle est vidée de son contenu de jouissance surmoïque. Bartleby incarne la différence pure, non pas entre une chose et autre chose mais entre quelque chose et rien, entre la réalité et le Réel qui l'empêche de coïncider avec elle-même. Le héros de la nouvelle de Herman Melville est la parallaxe incarnée, son sourire. Dès lors, « son refus n'est pas tant le refus d'un contenu déterminé que le geste formel du refus comme tel. » C'est pourquoi Bartleby est une figure aussi fascinante qu'angoissante en rappelant à tout sujet que ses processus de subjectivations reposent sur un vide a-subjectif fondamental. « Bartleby ne pourrait même pas faire de mal à une mouche - c'est pourquoi sa présence est aussi insupportable » (La Parallaxe, éd. Fayard-« Ouvertures philosophiques », 2008, p. 416).
Repères bibliographiques :
Gisèle Berkman, L’Effet Bartleby. Philosophes lecteurs. éd. Hermann, 2011.
Olivier Chelzen, « Bartleby, le préféré des philosophes » in La Vie des idées, 30 septembre 2011 : https://laviedesidees.fr/Bartleby-le-prefere-des.html#nb12
1 octobre 2019-1 février 2021