La pensée en partance (pour Jean-Luc Nancy)

De quoi Jean-Luc Nancy est-il le philosophe ? Du corps en tant qu'il est une pensée que l'on peut toucher. Du toucher en tant que son concept touche aux limites mêmes de la pensée. Du sens qui est fini en tant qu'il diffère de la vérité qui est infinie. De la communauté en tant qu'elle expose l'écart commun qu'il y a entre les corps. De l'être enfin compris comme être-avec.

 « Nous devons réapprendre à respirer et à vivre, tout simplement.

 Ce qui est beaucoup, et difficile et long – les enfants en font l'expérience.

 Ils ne savent pas parler, les infantes. Ils ne savent pas moduler leur souffle sur la parole.

 Mais ils ne demandent qu'à apprendre, et ils apprennent et ils parlent.

 Soyons des enfants. Recréons un langage. Ayons ce courage. »

 (Jean-Luc Nancy, Un trop humain virus, 2021)

 

 

 

 

 

Le poids d'une pensée

 

(son corps)

 

 



Jean-Luc Nancy est né à Bordeaux en 1940 mais sa ville d'adoption est Strasbourg quand le jeune assistant en philosophie imprégné de christianisme et de phénoménologie intègre son université en 1968 pour y soutenir sa thèse en 1973. L'élève de Paul Ricœur à la Sorbonne fait alors une rencontre décisive, celle de Jacques Derrida dont il partage le projet d'une déconstruction de la métaphysique dans la relecture critique de Martin Heidegger. On rappellera en passant que la déconstruction ne nomme pas une destruction de la tradition mais une entreprise de déclosion, soit une ouverture de ce que la métaphysique suivi par les monothéismes a enclos. Autrement dit une levée de ses barrières. Lecteur de Hölderlin impressionné par Maurice Blanchot, relecteur exigeant de Hegel à qui il a consacré des analyses importantes, Jean-Luc Nancy a été proche aussi du germaniste Philippe Lacoue-Labarthe avec qui il a entrepris une revisitation du romantisme allemand suivie d'une analytique précise du mythe
nazi.

 

 

 

Entre 1973 et 2021, Jean-Luc Nancy a écrit plus d'une centaine de livres assurant sa reconnaissance internationale.

 


Les recherches philosophiques de Jean-Luc Nancy sont multiples en abordant des régions tantôt esthétiques (il est un grand penseur du dessin et de la danse), tantôt politiques (il est un penseur aussi important de la communauté et de la
démocratie). À chaque fois il est question du corps en tant qu'il nomme un espace dont l'ouverture donne lieu à l'existence, une intimité finie qui ne cesse pourtant pas de se disséminer infiniment. Le corps est le site d'une exposition, celle d'une suspension du sens dont le sexe est la part intouchable autant que l'énigme inappropriable. Deux livres publiés entre 1992 et 2000 en témoignent exemplairement. Dans Corpus, Jean-Luc Nancy joue du fragment en éclatant la vérité du corps impossible à totaliser pour en faire fuir le sens dans les bords d'une pensée que le corps finit par excéder. Dans L'Intrus, le texte propose le repliement dans l'intimité de l'écrivain qui extrait de la greffe de cœur dont il a été le sujet une réflexion sur l'immunotoxicité des identités et leur altération par l'épreuve des hospitalités distinctes des hostilités avec lesquelles elles risquent toujours de se confondre en vérité.

 

 

 

Dans Le Poids d'une pensée, l'approche (2008), Jean-Luc Nancy pose que la pensée du monde consiste en sa pesée. Même si la pensée du monde qui est la pesée de sa finitude, de l'inachèvement de son sens et de son opacité est quant à elle immatérielle et sans poids.

 

 

 

 

Le tact des causes communes

 

(l'adoration)

 

 



Jacques Derrida a offert à l'ami le grand livre qui dit l'admiration de son geste philosophique : Le Toucher, Jean-Luc Nancy (2000). Comment faire en effet le concept d'un sens aussi évident que difficile à appréhender ? Le toucher appelle la finesse et la subtilité d'une pensée des distances même les plus réduites, des écarts y compris les plus minces (ou inframinces aurait dit Marcel Duchamp) : des contacts qui s'effectuent dans le respect de la distance comme tact. La pensée est consistante quand elle pense, avec la différence, les relations qui en sont le découlement. Une pensée curieuse et réitérée de l'hétéro qui critique avec le legs métaphysique l'autorité de l'auto caractérisant l'encerclement du monde à l'âge nihiliste des fusions de la technique et l'économique (ce que Jean-Luc Nancy nomme « l'éco-technie »). Une pensée qui n'aura de fait jamais cessé de ruminer l'aphorisme de Pascal : « L'homme passe infiniment l'homme ».

 

 

 

C'est ainsi que la pensée touche à l'être en tant qu'il appelle un autre tout en induisant concomitamment un avec. L'être tient donc à la fois du singulier et du pluriel. C'est pourquoi l'être n'autorise pas une représentation substantielle mais une conception relationnelle qui inclut une pensée renouvelée de ce qui est commun, ce déjà là qui invite à un communisme au-delà toute capture politique étatique. C'est le communisme existentiel de Jean-Luc Nancy parfaitement décrit par Frédéric Neyrat, autrement dit un existentialisme radicalisé qui a pour plan d'immanence l'être ressaisi comme être-avec. L'être est le nous ; mieux, c'est l'il y a qu'il y a entre nous. D'un côté la communauté n'écrase pas les singularités ; de l'autre les singularités ne se dissolvent pas dans les vertiges narcissiques de l'individualisme toxique : voilà l'horizon démocratique de la philosophie de Jean-Luc Nancy. La démocratie nomme ainsi un régime de sens dans la comparution des existences qui préfèrent à l'ordre des fins celui des moyens, les moyens d'inventer et de réinventer des espaces pour les aventures des causes communes et des singularités plurielles.

 

 

 

Le tact caractérisant la pensée de l'être comme ouverture originaire et être-avec, comme pensée des singularités plurielles et des causes communes a un nom, celui d'adoration. La déconstruction au sens de la déclosion pratiquée pendant un demi-siècle par Jean-Luc Nancy invite en effet à l'adoration qui ne dit pas la vénération absolue des fétiches et des idoles mais nomme l'adresse qui vient d'ailleurs et excède toute signification en nous rappelant à l'ouvert dans ce qu'il y a : déhiscence, échappée ou brèche depuis l'ici même.

 

 

 

 Le cinéma et le monde

 

(le cinémonde)

 

 

 


Enfin le cinéma. Jean-Luc Nancy s'est intéressé au cinéma comme sa pensée a intéressé le cinéma. Le philosophe a déjà dédié L'Évidence du film (2001) au cinéma d'Abbas Kiarostami dont l'art expérimente l'inclusion du regard du spectateur dans la scène qu'il contemple au-delà toute représentation. Non seulement le regard bouge mais c'est d'une nouvelle configuration de l'expérience dont il s'agit, d'une prégnance neuve dont le cinéma est capable en faisant expérience de tout. Le cinéma n'est ni le reflet de la vie ni son illusoire copie mais sa poursuite nouvelle, la possibilité pour que le monde continue autrement. Le cinéma comme une autre modalité possible du monde.

 

 


Jean-Luc Nancy va pousser plus loin sa pensée du cinéma avec un texte important publié dans le numéro 50 de la revue Trafic à l'été 2004. Répondant à l'emblématique question « Qu'est-ce que le cinéma ? », le philosophe propose de distinguer le cinéphile qui aime le cinéma d'auteur du cinéfile qui préfère se distraire mais les deux habitent un même monde qui peut se dire cinémonde. C'est, pour le dire en termes kantiens, la dimension proprement transcendantale du cinéma quand il est envisagé comme une condition de possibilité, de configuration et de schématisation du monde. Le monde se projette dans les films et le cinéma représente le monde autant qu'il le projette. Devenu une condition de possibilité et de schématisation de notre expérience, le cinéma fait de nous tous les habitants du cinémonde.

 

 

 

Hausser le cinéma à l'endroit où il est vraiment, à savoir son plan transcendantal, est un geste d'une grande et belle générosité. On ne s'étonnera dès lors pas que des artistes, particulièrement des cinéastes, se soient intéressé à la pensée de Jean-Luc Nancy, pensée de la peau, du corps et de sa fragilité. Ce sont d'abord Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval qui adaptent sur scène L'Intrus avant que leurs recherches n'alimentent un film important comme La Blessure (2004). On songe encore à l'essai intitulé Tombe de sommeil (2007) qui hante Low Life (2011) et ses amants parias qui habitent dans l'égalité du même sommeil. Claire Denis a proposé de son côté sa propre adaptation de L'Intrus avec son film L'Intrus (2004) qui succède à un délicat portrait documentaire, Vers Nancy (2002). C'est encore Rabah Ameur-Zaïmeche qui a confié au philosophe le soin de jouer un imprimeur dans Les Chants de Mandrin (2011).

 

 

 

 

En partance

 

(une danse)

 

 

 

 

Les petites conférences organisées à Montreuil par Gilberte Tsaï et publiées par les éditions Bayard s'adressent aux enfants à partir de dix ans ainsi que leurs accompagnateurs. Elles ont une lointaine inspiration, celle des émissions données par Walter Benjamin pour la radio allemande entre 1929 et 1932 et intitulées Lumières pour enfants. Jean-Luc Nancy en a donné quelques-unes, parmi lesquelles Partir - Le départ (2011).

 

 

 

La petite conférence s'ouvre sur le partage d'une même racine, celle du partage justement. De la part à la partition en passant par la partie et la séparation, mots qui relèvent tous de la même constellation étymologique, s'impose l'idée d'une division fondamentale. Partir divise déjà en distinguant l'endroit d'où l'on part (qui est familier) de celui où l'on va (qui peut être l'étranger). Mais partir c'est toujours se diviser aussi au sens où une part de soi-même reste ici, même quand on est parti quelque part ailleurs. La division induit alors une suspension de l'évidence puisque si partir est évident, ne l'est pas le fait d'arriver. Arrivons-nous vraiment, autrement dit en avons-nous fini avec le départ une fois arrivé ? Un proverbe dit : partir c'est mourir un peu. Mais mourir est-ce aller quelque part ?

 

 

 

La mort est un départ insistent les religions mais sa part insupportable consiste justement à ce qu'elle ne soit en rien une arrivée et, partant, en aucun cas un départ. Ce qui est sûr en revanche est qu'il y a une partance qui nomme le fait d'être sur le départ sans partir vraiment malgré tous les attachements, un élan vital, un désir de mouvement primordial qui n'a pas de fin en ne servant à rien. Par exemple la danse. Aux enfants qui interrogent le philosophe sur l'entêtante question de l'utilité, Jean-Luc Nancy leur répond en concluant son propos ainsi : « Danser ne sert à rien du tout, mais tous les peuples humains ont toujours dansé et dansent toujours. Je dirais, pour boucler élégamment, que danser c'est toujours partir un peu ».

 

 

 

Les derniers essais du prolifique Jean-Luc Nancy traitent des formes de la catastrophe contemporaine, politique avec Mascarons de Macron et sanitaire avec Un trop humain virus. Dans ce dernier livre, il montre comme Hölderlin que là où croît le péril croît aussi ce qui sauve au sens où « le virus nous communise. Il nous met sur un pied d'égalité (pour le dire vite) et nous rassemble dans la nécessité de faire front ensemble ». Le 21 octobre prochain paraîtra Cruor qui portera sur la cruauté du monde dans lequel nous tentons de vivre malgré tout.

 

 

 

Celui qui a dit « Seul un vivant peut dire je suis mort » s'est éteint le 23 août dernier. Il avait 81 ans.

 

 

 

 

25 août 2021


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