La question humaine

à propos de « Libres d'obéir. Le management, du nazisme à aujourd'hui »

de Johann Chapoutot (éd. Gallimard/NRF-coll. « essais », 2020)

 Des étrangers étrangement proches

 

 

 

 

 

La Question humaine (2007) de Nicolas Klotz sur un scénario d'Élisabeth Perceval d'après le récit éponyme de François Emmanuel est un document autant qu'une allégorie, un film de sorcellerie dans lequel les magies noire ou blanche ont été remplacées par la littérature grise administrative. Dans le monde de l'entreprise néolibérale où le discours entrepreneurial a pour horizon la promotion de la valeur actionnariale, le travail vivant reconverti en ressources humaines est une variable d'ajustement au service de la fluidification du capital. S'y activent les petits soldats de l'encadrement. En attachés-cases et costards-cravates, les « golden boys » se suivent et se ressemblent, salariés comme les employés dont ils pressurent l'employabilité, mais cependant attachés à défendre l'idéologie de la rentabilité à court terme. Parmi eux il y en a un cadre embauché en contrat de mission qui, sous prétexte d'une enquête interne concernant l'un des dirigeants d'un grand groupe industriel spécialisé en pétrochimie, entend monter un chuintement obscène et, venant de loin, chuchoter entre le marteau et l'enclume de son oreille jusqu'à faire éclater son tympan.

 

 

 

Les rituels forcenés de l'entretien d'embauche et de la rave sauvage, des ivresses toxiques et des rivalités mimétiques, n'empêchent pas l'oreille d'accueillir le piaulement quasiment inaudible des victimes hurlant d'être considérés comme des existences indignes vouées à la superfluité. Des parias, des rebuts, des déchets. Des vies qui ne comptent pas ou comptent pour rien.

 

 

 

Perdue de vue la question humaine a des puissances de désorientation jusqu'à l'hallucination quand on la retrouve – quand elle nous retrouve. Le petit soldat de l'encadrement qui se la pose à nouveaux frais devient schizophrène en dérivant le long de la ligne de faille partageant l'industrie de la mort nazie et la création actuelle de valeurs pour l'actionnaire. D'un côté, la ligne de partage trace une limite infranchissable à toute comparaison qui poserait un trait d'équivalence ou d'identification stricte entre nazisme et néolibéralisme. De l'autre, la rémanence spectrale des lumières fossiles de l'histoire inquiète en diagonale la normalité néolibérale qui se croit immunisée en refusant de penser aux conséquences humaines de l'aliénation au travail et de la réification instrumentale et marchande du vivant.

 

 

 

Comment le contemporain serait-il indemne de laisser impensable la part d'ombre – part maudite, mal dite – génétiquement associée à la capture capitaliste du travail et l'exploitation du vivant ?

 

 

 

On ne s'explique pas autrement certaines réactions hostiles ayant accueilli lors de sa sortie le film de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval. Dans un même ordre d'idées, on comprendrait certaines interrogations suscitées par les ouvrages de l'historien Johann Chapoutot, professeur d'histoire contemporaine à la Sorbonne, spécialiste d'histoire culturelle de l'Allemagne moderne et du nazisme en particulier, auteur entre autres du National-Socialisme et l'Antiquité (PUF, 2008), La Loi du sang. Penser et agir en nazi (Gallimard, 2014), Des soldats noirs face au Reich. Les massacres racistes en 1940 (avec Jean Vigreux, PUF, 2015), La Révolution culturelle nazie (Gallimard, 2017), Hitler (avec Christian Ingrao, PUF, 2018).

 

 

 

 

 

Le nazisme,

 idéologie réactionnaire et modernité managériale

 

 

 

 

 

Libres d'obéir. Le management, du nazisme à aujourd'hui évoque significativement le film La Question humaine (p. 18). Le prologue de l'ouvrage de Johann Chapoutot s'ouvre d'ailleurs ainsi : « Ils nous semblent résolument étrangers et étrangement proches, presque nos contemporains. "Ils", ce sont les criminels nazis dont un chercheur en histoire spécialiste de cette période observe la vie et les actes, lit les écrits, reconstitue l'univers mental et le parcours » (p. 11). L'ouverture du court essai de Johann Chapoutot est une invitation troublante, une confidence étrangement suggestive, comme imprégnée de cet « Unheimliche » qui, introduit dans un célèbre essai de Sigmund Freud publié en 1919, a été traduit par « inquiétante étrangeté » par Marie Bonaparte. Avant que d'autres traductions plus fidèles au sens original de l'adjectif substantivé introduit par le psychanalyste soient proposées, par Roger Dadoun (« inquiétante familiarité ») et François Roustang (« étrange familier »).

 

 

 

L'étranger proche, si proche qu'il faudrait nous livrer à un effort de pensée afin de penser la contemporanéité à laquelle il participe encore, est ici le criminel nazi. C'est par exemple le cas de Herbert Backe. Expert agricole en 1936 du Plan de Quatre Ans dirigé par Hermann Goering ce haut fonctionnaire nazi a été ministre de l'agriculture en 1942 et, avant de se suicider dans sa cellule en 1947, l'auteur d'un Plan Famine consistant à affamer les populations des territoires de l'est colonisés par le IIIe Reich. Pour justifier leur élimination systématique, Backe mobilise tout un vocabulaire technique (« performance », « élasticité ») à la fois fidèle à l'Auftragstaktik (la tactique par la mission ou l'objectif), et résonant étrangement aussi avec la sémantique managériale contemporaine. C'est à partir de tels « effets de contemporanéité » (p. 15) que Johann Chapoutot veut justement penser, à l'opposé de toute idée d'assimiler sans reste le nazisme et le néolibéralisme, les troublants échos entre le discours du management nazi et celui du management néolibéral.

 

 

 

Produits dans des contextes historiques différents afin de répondre à des objectifs spécifiques, les deux discours se rejoignent cependant dans une conception structurelle de l'organisation du travail offrant une liberté d'agir aux cadres et exécutants, par délégation de responsabilité et définition d'objectifs, qui se retrouvent contraints de faire mieux avec moins sans jamais avoir la possibilité de discuter des fins et des moyens. « Assuré de l'autonomie des moyens, sans pouvoir participer à la définition et la fixation des objectifs, l'exécutant se trouvait d'autant plus responsable – et donc, en l'espèce, coupable – en cas d'échec de la mission » : en cela et en cela seulement, le cadre nazi et le manager néolibéral se ressemblent comme des frères.

 

 

 

La thèse de la modernité du nazisme s'en trouve ainsi renforcée. Une thèse difficile parce que les moyens modernes employés par les nazis ont servi une vision du monde irrationnelle et réactionnaire, haïssant la raison tout en vouant un culte à la technique (l'historien Jeffrey Herf parle à propos du nazisme de « modernisme réactionnaire »). On constate pourtant est que le nazisme, qui n'a certes pas inventé le management à la différence du taylorisme, en a cependant développé sa conception propre dont les prolongements, parfois incarnés par le même personnel dans l'Allemagne de l'après-guerre, aura accompagné la relève économique de la République Fédérale d'Allemagne. Dans le domaine des questions managériales et ses développements historiques allemands, la césure n'a pas eu lieu en 1945.

 

 

 

L'enquête historique de Johann Chapoutot n'est donc ni généalogique (le management existe avant le nazisme) ni essentialiste (le management n'est pas le mal absolu) parce qu'elle préfère s'appuyer sur deux études de cas documentées à portée significative : Wilhelm Stuckart (1902-1953) et Reinhard Höhn (1904-2000), ces étrangers pour nous qui, pourtant, se révèlent étrangement si proches de nous.

 

 

 

 

 

La liberté germanique

 contre la loi et l’État

 

 

 

 

 

Juriste et conseilleur juridique du NSDAP (le parti national-socialiste des travailleurs allemands – autrement dit le parti nazi), Wilhelm Stuckhart se retrouve après l'accession d'Hitler au pouvoir en charge de la préparation de deux lois d'importance : la loi d'avril 1933 sur la « restauration de la fonction publique allemande » excluant les ennemis politiques et les juifs ; les lois de septembre 1935 connues sous le nom de « lois de Nuremberg » privant les juifs entre autres de la citoyenneté allemande. Antisémite, spécialiste de la race aryenne et annexionniste forcené, Wilhelm Stuckhart réfléchit à l'administration du Grand Reich à venir, et accède au poste de ministre de l'intérieur du Reich pendant 17 jours avant son arrestation par les alliés le 23 mai 1945. Avec la multiplication des territoires passant sous la souveraineté nazie, le problème qui se pose urgemment est celui des ressources humaines (« Menschmaterial »). La réponse donnée se résumerait ainsi : « Comment faire plus avec moins d'hommes ? Il faut simplement faire mieux – et cette amélioration n'est pas une question à poser au pouvoir central, ni une question de moyens. Faire mieux avec moins incombe aux agents de l'administration allemande, qui doivent réformer, voire transformer, leurs pratiques pour faire face aux défis de l'heure et de demain » (p. 25).

 

 

 

Contre la rigidité sclérosante de l'État central, il est donc demandé de savoir faire preuve de simplification et décentralisation. Contre la loi abstraite qui se manifeste en lourdeurs bureaucratiques, les nazis valorisent la préservation non seulement culturelle mais biologique de la race germanique au nom d'un droit naturel et concret répondant pratiquement à sa vitalité expansive. Pour les idéologues et juristes nazis, la loi est monolithique et d'ascendance juive quand le droit est vivant et germanique. Un État statique est par conséquent la résultante de la loi quand le droit doit épouser le mouvement (« Bewegung ») qui est d'ailleurs le terme que les nazis privilégient à celui de parti (« Partei »). Le constat historique peut ébranler ceux qui, par souscription aux banalités consensuelles du digest anti-totalitaire, concèdent encore trop à la propagande nazie et ses mises en scène spectaculaires, massives et molaires : « La théorie est donc claire : à notre grand étonnement, les nazis se révèlent des anti-étatistes convaincus » (p. 34). Le slogan nazi (« Ein Volk, ein Reich, ein Führer ») évacue significativement le terme de « Staat », d'État (p. 35).

 

 

 

L'État, la Russie soviétique inspirée par l'État centralisateur robespierriste en est l'illustration honnie dont la création témoigne, depuis l'évangélisation de l'empire romain et des peuples indo-européens, de l'influence culturelle juive. Contre la valorisation de l'État les nazis promeuvent la communauté de race dont la vitalité belliciste repose notamment sur la multiplication de ces institutions para-étatiques que sont les agences : « c'est-à-dire des organes dotés d'une mission, d'un projet et d'un budget pour remplir cette mission, et dont l'existence est limitée au temps de cette tâche » (p. 42). Moyennant quoi, le développement accru avec le nazisme des potentats et des baronnies témoigne avec une dissipation relative des moyens d'« une forme de darwinisme administratif spontané et inconscient » (p. 39). Le terme de « polycratie » a ainsi été avancé par plusieurs politistes et historiens pour qualifier un pouvoir certes vertical mais marqué pourtant par la multiplicité de ses instances ainsi que par leur incessante compétition (p. 38). L'entreprise de destruction des juifs relève en partie de ce darwinisme administratif, produit notamment par des initiatives locales et concurrentes qui récoltent après coup « l'approbation du pouvoir central dans une logique de radicalisation cumulative » (p. 41).

 

 

 

La dévalorisation de l'État, le juriste Reinhard Höhn s'y emploie vigoureusement en rappelant que la préférence va, en fidélité généalogique aux premiers germains fantasmés comme mythiques, à la communauté raciale. Le technocrate mandaté comme beaucoup d'autres à « justifier l'injustifiable » (pour citer l'historien Olivier Jouanjan) a baigné dans une atmosphère intellectuelle, comme partout ailleurs dans le monde occidental d'alors, nourrie de darwinisme social, d'eugénisme et de racisme. Il a été aussi le témoin des secousses sismiques qui ont frappé l'Allemagne : « modernisation rapide et brutale entre 1871 et 1914, Grande Guerre (1914-1918/9) et défaite, quasi-guerre civile entre 1918 et 1923, hyperinflation en 1922 et 1923 puis, derechef, grande crise économique, sociale et politique – ainsi que culturelle et psychologique – à partir de 1929 » (p. 63). Pour Höhn, l'État est un artefact monstrueux qui contrarie la nature (fondamentalement belliqueuse) en général, et celle de la race germanique en particulier. La définition du terme caractéristique de Reich est donc à être ressaisie ainsi : « dans l'acceptation nazie, Reich retrouve sa signification médiévale et religieuse de regnum – règne, ère et aire – au détriment de sa signification juridico-institutionnelle qui, à l'époque moderne, l'avait assimilé aux institutions de l'État » (p. 52).

 

 

 

Le thème inlassablement ressassé de la « liberté germanique », en opposition aux contraintes étatiques, impose contre l'individualisme moderne la communauté traditionnelle du peuple (völkisch) dont le Führer n'est pas le prince mais un compagnon représentatif pour ses autres compagnons de race. La communauté du peuple germanique (« Volksgemeinschaft ») est un topos qui voudrait bien sûr en finir avec le discours de la lutte des classes, discours juif car marxiste, en vertu d'un consensus social, économique et politique que réalise l'unité concrète de la race mythique. Dans ce contexte culturel l'âge managérial de la « Menschenführung », autrement dit la direction des hommes, libres et fluides, rentables et performants (« Die Leistung » répète ad nauseam l'impératif d'une action productive de la communauté raciale), est préférable au statisme de l'administration, catholique, romaine et juive. C'est sur cette base théorique que Reinhard Höhn a pu déborder sur sa droite le philosophe du droit Carl Schmitt, trop étatiste, trop théologien, trop catholique, trop juif en dépit de son antisémitisme.

 

 

 

D'un côté l'eugénisme nazi au nom du triptyque « procréer-combattre-régner » s'arme d'une revisitation raciale du droit naturel en identifiant les « êtres non performants », « non rentables », « asociaux », « indignes de vivre » afin de les exclure impérativement du « patrimoine génétique allemand » (p. 67-68). Les mauvais Allemands doivent ainsi être sortis du cycle procréatif : 400.000 stérilisations forcées sont réalisées entre 1933 et 1945, 200.000 assassinats sont programmés jusqu'à la fin de la guerre. De l'autre, ainsi que l'a montré l'historien Götz Aly en évoquant une « dictature d'accord tacite », Hitler achète le consentement des Allemands concrètement ralliés à cette représentation du monde à coup de congés payés, prestations sociales et loisirs financés avec les spoliations intérieures et les prédations extérieures. Pour consentir il faut un contentement à la mesure du consentement. Les nazis savent très bien en effet que le IIIe Reich « ne sera pas assuré par la simple alliance de la matraque et du microphone, du mirador et de la propagande » (p. 70).

 

 

 

L'inspiration de la politique sociale du Reich est italienne (l'organisation KdF Kraft durch Freude ou « Force par la Joie » est démarquée du Dopolavoro fasciste) ; elle est fordiste aussi (la « voiture du peuple » ou Volkswagen lancée en 1938 a pour modèle industriel la Ford T). Le syndicat unique conçu en organisation corporatiste vient parachever la construction d'un grand projet racial et social (la communauté du peuple ou « Volksgemeinschaft » est aussi « Betriebsgemeinschaft » ou communauté des chefs et des ouvriers dans l'entreprise). Soucieux de séduire toutes les personnes peut-être tentées par le socialisme ou le communisme, le projet communautaire et racial veut ainsi surmonter la contradiction capital/travail dans la subsomption de la classe sous la race. Pour les exclus de la race comme les slaves à l'est, c'est la répression féroce ou le travail forcé. Avec en conséquence une situation qui, en 1945, contredit radicalement la politique de purification raciale nazie : « le IIIe Reich, qui voulait épurer son territoire de toute altérité, accueille 15 millions de travailleurs étrangers » (p. 76).

 

 

 

 

 

Continuités de Reinhard Höhn

 

 

 

 

 

L’État est le mal : Reinhard Höhn n'en a jamais démordu, ni avant 1945 ni après. Après la défaite nazie, Reinhard Höhn ne prend pas la fuite. Comme il n'a pas pris directement part au commandement d'unités de tueurs, il ne craint pas les alliés ou la justice. Reconverti un temps dans l'homéopathie et la naturopathie, l'amateur de bouddhisme et praticien d'acupuncture bénéficie des réseaux d'entraide et de solidarité mis en place par 6.500 anciens du SD (Sicherheitsdienst – le service de renseignement de la SS) qui se trouvent mutuellement papiers et emplois jusqu'au cœur de la chancellerie d'Adenauer. La loi d'amnistie du 31 décembre 1949 vient à point nommé pour soulager 800.000 nazis de leur passé criminel.

 

 

 

En 1953, Reinhard Höhn est le directeur d'une association, la Société allemande d'économie politique (Deutsche Volkswirtschaftliche Gesellschaft – DVG). Le think tank promeut la valorisation des méthodes managériales les plus appropriées dans le contexte de forte croissance économique et de relance industrielle. En 1956, la DVG ouvre un campus dans la ville de Bad Harzburg en Basse-Saxe qui accueille jusqu'en l'an 2000 quelques 600.000 cadres issus des plus grandes sociétés allemandes (et 100.000 inscrits à distance), mais aussi de l'État comme la Bundeswehr, l'armée nationale de la RFA créée en 1955. Höhn y pratique alors un enseignement qui poursuit, dans le passage de l'idéologie raciale à l'économie libérale, le credo de la délégation de responsabilités consistant à faire mieux avec moins. Le rejoignent d'autres anciens de la SD ou de la SS comme Justus Beyer, Franz-Alfred Six et Werner Best, ce dernier ayant été directeur de la publicité pour Porsche. Tous participent à l'édition à succès d'un manuel de marketing en 1968. « C'est à la fois le gratin et les soutiers du ''miracle économique allemand'' qui se retrouvent dans les séminaires de Reinhard Höhn et de ses collègues : des cadres d'Aldi, de BMW, de Hoechst, mais aussi de Bayer, de Telefunken, d'Esso, de Krupp, de Thyssen, d'Opel, sans oublier Ford, Colgate, Hewlett-Packard et même la reine allemande du sex-shop et du porno, Beate Uhse International qui, comme 2.500 entreprises, envoie ses managers écouter les bonnes leçons d'anciens SS » (p. 90).

 

 

 

C'est cela dont témoignent les premiers films allemands de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet d'après deux récits d'Heinrich Böll, Machorka-Muff (1962) et Nicht versöhnt – Non réconciliés (1965). Pour paraphraser la dernière phrase du court-métrage : à la génération du Bad Harburg personne n'a résisté.

 

 

 

L'obsession nazie de la race et son espace vital a certes disparu mais cela n'empêche pas Reinhard Höhn de continuer à entretenir les mêmes antiennes théoriques : la loi c'est l'abstraction dogmatique à laquelle s'oppose concrètement le droit vivant. La biographie intellectuelle consacrée au général prussien Gerhard von Scharnhorst, réformateur en promouvant une armée de réserve du temps de l'empereur Frédéric II, enfonce le clou d'une critique du « positivisme militaire » qui, à l'époque du nazisme, s'apparentait à une « manie juive » (p. 94). La « stratégie élastique », c'est-à-dire flexible et adaptative, basée sur « la tactique de la mission », est finalement autant promue dans le domaine militaire que dans le champ économique, dans l'armée que dans l'entreprise (p. 101-102). Le modèle organisationnel de Scharnhorst, Höhn en relaie l'enseignement consistant à indexer la liberté des moyens engagés sur l'obéissance de fins demeurant indiscutées. Cette forme d'injonction contradictoire accole en effet deux termes contradictoires (la liberté des moyens et l'obéissance aux fins) dans une conception de la délégation de responsabilités au bout du compte aporétique. Conception perverse et schizophrène (elle carbure au double bind théorisé par Gregory Bateson) parce qu'elle impose, au nom de l'obligation de réussir, la liberté d'obéir.

 

 

 

La méthode de management par objectifs dite de « Bad Harzburg », résumée par le best-seller Le Pain quotidien du management publié en 1978, fait rayonner internationalement la RFA en rivalisant avec d'autres méthodes (du français Henri Fayol et de l'étasunien Peter Drucker) avant que d'autres modèles, suisse puis japonais, en menacent la prééminence à partir du début des années 1970. L'apologie des collaborateurs continue d'être l'objet d'un éloge de la part de ceux qui veulent toujours, avant comme après la guerre, évacuer de la société allemande la lutte des classes qui en assure pourtant la prospérité économique. Le modèle de la cogestion et de la codécision développé par l'économie sociale de marché allemande s'appuie ainsi sur un principe de délégation et de subsidiarité, mais aussi d'évaluation qui n'efface en rien la hiérarchie de la direction (la Führung) ; au contraire, la responsabilité ne repose plus seulement sur la direction puisqu'elle incombe désormais à l'exécutant qui, disposant de la liberté des moyens nécessaires à la réussite de la mission, n'est cependant pas concerté à réfléchir à la définition des fins. L'indifférenciation accrue entre secteurs privé et public s'accompagne enfin de la diffusion d'une logique managériale spécifique qui a pour réflexion théorique le champ militaire et intense moment d'application pratique l'Allemagne nazie.

 

 

 

À maints égards, Reinhard Höhn est l'un des prophètes de « la Nouvelle Gestion publique (New Public Management), devenue une quasi-religion d'État dans les pays occidentaux, à commencer par l'Allemagne du chancelier Kohl, dès le début des années 80 » (p. 118). Il n'empêche : au premier paradoxe d'un ancien SS concevant un modèle de management censément non autoritaire répond un second paradoxe résumé par l'injonction contradictoire de la liberté d'obéir. La liberté promise ne peut dès lors pas déboucher sur autre chose qu'une « aliénation au travail dont on connaît les symptômes psychosociaux : anxiété, épuisement, ''burn out'' ainsi que cette forme de démission intérieure que l'on appelle désormais le ''bore out'' » (p. 115). L'autonomie au travail est une mauvaise farce parce qu'elle se double d'une tragédie. Toutes choses qui ont été notamment racontées par le menu en 2012 par un ancien manager de la chaîne de grande distribution allemande Aldi qui a inventé le discount et dont les méthodes managériales ont largement bénéficié des enseignements de l'école de Bad Harzburg.

 

 

 

 

 

Des hommes ordinaires de notre temps

 

 

 

 

 

Le blason de Reinhard Höhn commence à ternir au début des années 1970 où, sous la pression de la jeunesse politisée notamment, on découvre le passé nazi de certaines fractions importantes de l'élite technocratique de la RFA. Le recul de la méthode de Bad Harzburg à partir des années 1980 au profit d'autres méthodes managériales concurrentes parachèverait-il la fin d'une époque ? Rien n'est moins sûr. Höhn meurt en 2000 à l'âge de 96 ans en n'ayant jamais cessé d'être un homme de son temps. Ce n'est qu'en 2019 pourtant qu'une première biographie issue d'une thèse de l'historien Alexandre Müller est publiée en Allemagne. Être contemporain c'est être en retard aussi sur la pensée nécessaire à la compréhension critique de notre contemporanéité.

 

 

 

Une autre homme de son temps a été le haut fonctionnaire Maurice Papon. Le préfet de Gironde qui a signé des arrêtés de déportation pendant la guerre, qui a fait régner la terreur dans le Constantinois pendant la guerre d'indépendance algérienne, qui a réprimé la manifestation algérienne du 17 octobre 1961, puis celle du 8 février 1962, a publié en 1954 un essai de management intitulé L'Ère des responsables. Avant de pantoufler dans le privé en dirigeant Sud Aviation (future Aérospatiale qui a été le lieu de l'une des grèves les plus importantes de Mai 68), puis de rejoindre en 1978 en tant que ministre du budget le gouvernement de Raymond Barre lors de la présidence de Valéry Giscard d'Estaing. Exactement comme son homologue allemand, Papon partage l'idée du principe de la délégation de responsabilité en incarnant l'extension néolibérale des processus d'indifférenciation entre public et privé au bénéfice profitable de l'économie de marché.

 

 

 

Stuckhart, Höhn, Papon : des hommes ordinaires de leur temps ; des familiers inquiétants de notre temps. Lourdement entachés du darwinisme social, militaire et eugéniste des années 1850-1930, les termes typiques du discours nazi (être rentable et flexible, productif et performant dans un univers concurrentiel où les forts l'emportent sur les faibles) restent encore largement les nôtres en effet dans un monde qui est celui d'Orange et d'Über, de la SNCF et d'Amazon, des « bullshit jobs » décrits par David Graeber et des jeux télévisés comme Le Maillon faible et Koh-Lanta. D'autres hommes ordinaires, sont nombreux dans les entreprises lucratives et les administrations publiques, dans les sociétés privées et les collectivités territoriales, continuent de chanter, encore et encore, la rengaine louangeuse d'un management humain ou de proximité, bienveillant et humaniste. Sans penser jamais aux conséquences humaines qui relèvent d'une aliénation du salariat. Poussés à supporter des responsabilités au nom d'une liberté des moyens qui n'est pas celle de réfléchir aux fins, les employés demeurent en droit captif du lien de subordination caractérisant leur emploi. De nombreuses dérives antidémocratiques s'en déduisent, dont le moment nazi représente un summum de cruauté.

 

 

 

Approchant le terme de sa remarquable étude historique, Johann Chapoutot pense que : « le ''management'' et son règne ne sont pas neutres, mais pleinement solidaires d'un âge des masses, de la production et de la destruction qui a connu ses plus belles décennies, en Europe et aux États-Unis, entre 1890 et 1970 » (p. 136). La question humaine, le management y apporte de mauvaises réponses en croyant qu'il s'agit de solutions, témoignant surtout de son irresponsabilité. Le management est aujourd'hui le nom consensuel recouvrant de moins en moins efficacement le dissensus caractérisant les rapports de subordination dans le monde du travail. Parce que les travailleurs sont des subordonnés ils ne seront jamais réconciliés avec les maîtres qui les subordonnent. Jamais.

 

 

 

 4-8 juin 2020


Commentaires: 0