Saint Genet, comédien et martyr (1952) de Jean-Paul Sartre

QUI EST GENET ?

Jean Genet et Jean-Paul Sartre, les deux hommes se connaissent. En 1948, le philosophe intervient avec Jean Cocteau pour éviter à l'écrivain la prison à perpétuité. Genet demande aussitôt à Sartre une préface à l'édition de ses poèmes et ses romans. En 1952, une étude est publiée, frôlant les 600 pages et dont l'ambition vise à récuser les deux lectures dominantes de l'art, l'interprétation psychanalytique ayant pour fond les relations du sujet et de l'inconscient, et l'analyse marxiste répondant des rapports de production. La perspective privilégiée est alors celle de l'existentialisme professé par Sartre après 1945. Son noyau est la liberté, et sa dialectique les élans contrariés de l'existence se réappropriant le legs des destins douloureusement imposés.

UNE COSMOGONIE SACRÉE

 

 

 

 

 

Jean-Paul Sartre voit Jean Genet comme un Montaigne des temps modernes. Tout ce que cet écrivain, plus d'une fois passé par la case prison, a raconté par le menu ne relève pas, en dépit des apparences, du genre balisé de l'autobiographie. Genet n'a cessé pourtant de se raconter mais, se décrivant, de dire la vérité, pas celle des juges mais une vérité sacrilège. Une cosmogonie sacrée.

 

 

 

Dans cette cosmogonie, il y a le premier vol à dix ans, la scène originaire autorisant l'efflorescence d'une mythologie de soi, turgescente. Il y a la séduction du mal, l'errance et le vol, la trahison et la prison, le sexe, dont les ambivalences sont un puissant catalyseur de désir. Une souveraineté dans la transgression illimitée dont la radicalité a même été critiquée par Georges Bataille, qui s'y connaissait. Une dialectique, soit un fil d'Ariane dans le dédale des faux-semblants entre juste et injuste, entre bien et mal.

 

 

 

Saint Genet, comédien et martyr est l'histoire, dense en détails, et romanesque en diable, d'une libération. L'évasion d'un homme dont le génie, désespéré, l'a autorisé à tirer de ses chaînes une pensée qui les aura abolies. L'homme infâme, accablé par les stigmates du crime et de l'homosexualité, extrait de l'infamie l'écriture littéraire qui les rédime. Les assassins et les prostituées, ses frères et sœurs de misère, sont transfigurés par une sainteté hérétique et ils seront bientôt rejoints par les damnés de la terre, noirs et arabes que méprise l'ancienne métropole coloniale. La perversité n'y est pas chantée pour elle-même mais comme la voie, difficile et contradictoire, des retrouvailles avec une dignité paraissant inaccessible. On comprend alors comment lire Jean Genet a pu aider le jeune François Truffaut, et plus tard R. W. Fassbinder, en ayant pour contemporain et frère italien Pier Paolo Pasolini.

 

 

 

La fatalité apparaît alors pour ce qu'elle est en vérité, à savoir une comédie qui se rit du fatum comme Polichinelle avec ses lazzis.

 

 

 

 

 

GENET C’EST NOUS

 

 

 

 

 

Jean Genet, fait remarquer Jean-Paul Sartre, écrit pour se tendre à lui-même comme à nous un miroir. Nous nous y contemplons en nous reconnaissant, tous, non coupables des crimes que nous aura imputés la société. C'est une affaire de grande solitude, peuplée des figures carnavalesques des procureurs et des criminels. Une orgie textuelle dont l'érotisme enfièvre et libère l'imagination, en ayant pour frayage les parages fleuris des milieux interlopes, des genres indécidables et des sexualités proscrites.

 

 

 

Le portrait philosophique patiemment construit par Jean-Paul Sartre est souvent juste, et sa lucidité accompagne les premiers textes écrits par Jean Genet, Notre-Dame-Des Fleurs (1944), Miracle de la rose (1946), Querelle de Brest (1947), Journal du voleur (1949), en étant valable encore pour ceux qui vont suivre. Jean Genet n'aura donc jamais cessé d'être un saint parce qu'il a été martyrisé par la société, et sa martyrologie est une comédie. Un carnaval de masques (Les Nègres), une parodie qui fait du rire le moyen de tenir à distance l'horrible (Quatre heures à Chatila). La captivité amoureuse d'un homme qui aurait eu, peut-être, l'hypothèse est tentante, l'angoisse du Bien.

 

 

 

En 1964, le suicide de son amant Abdallah lui troue le ventre. Le funambule sur le fil du rasoir, bouffé par un cancer de la gorge et l'abus de barbituriques, l'ami des parias, panthères noires, palestiniens et gauchistes passés à la lutte armée au risque assumé de l'ambiguïté, fait une chute mortelle d'un hôtel en 1986. Malgré la catastrophe, une percée. Genet, l'écumante éclosion d'une rose.

 

 

 

Genet c'est lui, une singularité d'être, intraitable. Genet, c'est nous aussi. « Genet, c'est nous ; voilà pourquoi nous devons le lire. Bien sûr il veut nous imputer des fautes que nous n'avons pas commises, pas même rêvé de commettre. Mais qu'importe ? Attendez un peu qu'on vous accuse : les techniques sont au point, vous ferez des aveux complets. Donc, vous serez coupables. »

 

 

7 octobre 2022


Commentaires: 0