Le génie de Marcel Pagnol tient dans son impureté même. Le théâtre s'y confronte avec l'anti-théâtre, la fiction avec le documentaire, la comédie avec la tragédie. L'impureté répond ainsi à une double réalité, celle d'une réalité sociale et culturelle qui fait son lit méditerranéen, précisément méridional, de traditions coutumières plurimillénaires, et qui en tire la matière à d'incessantes tractations, marchandes et renégociations, jusqu'aux transgressions du sang en adoptant la préférence symbolique de l'adoption.
C'est que s'y jouent des affaires de fornication interdites, et d'adoption qui à la fin rompent avec le sang parce qu'il n'y pas de nature mais une culture qui en redéfinit le sens et les usages. Et il n'y a de jeu qu'avec des parlants, qui parlent une langue minoritaire qu'étouffe l'idiome national, une langue avec laquelle des métèques d'ici rebattent les cartes sans jamais discontinuer à nous fendre le cœur.
« Si Pagnol n'est pas le plus grand auteur dramatique de films parlants,
il en est en tout cas quelque chose comme son génie. »
(André Bazin, « Le cas Pagnol », 1958,
Qu'est-ce que le cinéma ?, éd. Cerf, 2007 [1985 pour l'édition précédente], p. 184)
Faire du cinéma parlant
En 1926, Marcel Pagnol habite la capitale depuis quatre ans et le natif d'Aubagne, alors âgé de 31 ans ressent un vive nostalgie pour son pays provençal, les Bouches-du-Rhône.
Le surveillant d'externat qui devient professeur d'anglais au lycée Condorcet de Paris où il a enseigné jusqu'en 1927 ose alors la littérature, entre tentatives romanesques (La Petite Fille aux yeux sombres et Le Mariage de Peluque en 1921, L'Infâme Truc en 1922) et premiers essais du côté de l'écriture dramatique, aidé par le dramaturge Paul Nivoix (Catulle et Ulysse chez les Phéaciens en 1922, Tonton ou Joseph veut rester pur en 1923, Les Marchands de gloire en 1925, Un direct au cœur en 1926). Et puis c'est la découverte d'une pièce de théâtre, Le Mariage de mademoiselle Beulemans (1910) de Fernand Wicheler et Frantz Fonson. L'histoire de la fille d'un brasseur bruxellois destinée au mariage avec le fils d'un brasseur concurrent, mais aimée en secret par le jeune Parisien faisant un stage dans le commerce de son père, est une révélation pour Marcel Pagnol ainsi qu'il en aura lui-même racontée l'histoire à l'occasion du cinquantième anniversaire de la pièce célébré en 1960. Ce qui retient alors l'attention du jeune écrivain appartient surtout à la forte inscription culturelle, linguistique et populaire d'un récit où le français voisine en effet avec le dialecte brusselleer mâtiné de la gouaille bruxelloise typique, la zwanze.
Qu'une histoire aussi fortement située, c'est-à-dire respectueuse des particularismes locaux, puisse atteindre à l'émotion universelle épate Marcel Pagnol au point de lui donner l'envie de reproduire ce geste dialectique, en relève de la nostalgie provençale qui alors l'assaille.
La brasserie bruxellois devient ainsi le bar de la Marine situé sur le Vieux-Port de Marseille dans Marius, une comédie en trois actes et six tableaux dont l'écriture en 1928, suivie par la création le 9 mars 1929 au Théâtre de Paris, culmine par un triomphe public. Amoureux d'Orane Demazis depuis 1925, Marcel Pagnol qui connaît depuis 1923 la comédienne originaire d'Algérie (son prénom l'indique) lui écrit spécialement le personnage de Fanny, tandis que le personnage de César est confié à Jules Muraire, connu sous le sobriquet de Raimu, une vedette de music-hall au style comique troupier dans les revues montées par Léon Volterra, propriétaire du Casino de Paris et du Théâtre de Paris (ce même Raimu dont Orson Welles dira plus tard qu'il était le plus grand acteur et comédien de son temps).
Mais le théâtre ne suffit pas à Marcel Pagnol lorsqu'il est présent au printemps 1930 au Palladium de Londres qui propose la projection du musical hollywoodien Broadway Melody (1929) de Harry Beaumont. Comblé par le succès de Marius, le dramaturge pense à cette époque charnière aux nouvelles possibilités offertes par l'enregistrement du son et il n'hésite pas à l'écrire dans un plaidoyer publié par Le Journal le 17 mai 1930, intitulé « Le film parlant offre à l'écrivain des ressources nouvelles ». Mais l'appel ne suscite aucun écho, quand ce ne sont pas des reproches émis via la Société des Auteurs, Marcel Pagnol.
Il se lance donc seul dans la bataille en faisant connaissance en 1931 avec Robert T. Kane, directeur de la succursale française des studios de la Paramount. C'est avec ce studio que l'écrivain se familiarise avec les techniques d'enregistrement cinématographique de l'image et du son, en participant directement à l'adaptation de Marius, tourné par le réalisateur étasunien d'origine hongroise Alexandre Korda durant l'été 1931. Les scènes en extérieur sont tournées sur la Canebière à Marseille et les scènes d'intérieur dans les studios de Joinville. Marcel Pagnol obtient même de faire engager la distribution d'origine de la pièce de théâtre alors que la plupart des comédiens n'ont aucune expérience en tant qu'acteurs de cinéma, en acceptant cependant de céder tous ses droits sur les versions allemandes et suédoises tournées simultanément. Malgré une durée dépassant les 120 minutes, Marius qui sort en salles le 9 octobre 1931 est un autre réussite commerciale et critique (deux versions ont été tournées concomitamment par Alexandre Korda, pour l'Allemagne et la Suède).
L'écriture de la suite, Fanny, est déjà largement amorcée et la pièce, malgré quelques changements notables concernant la distribution (Raimu fâché avec Léon Volterra est remplacé par Harry Baur), est créée en décembre 1931 et son adaptation cinématographique tournée par Marc Allégret sort un an plus tard, le 2 novembre 1932.
Les recettes sont dans tous les cas exceptionnelles, qui assoient définitivement la réputation artistique de Marcel Pagnol, non seulement comme homme de théâtre mais également comme homme de cinéma – du temps du cinéma devenu pleinement parlant. Seule ombre au tableau mais elle est de taille, la Paramount a fait dans l'intervalle l'acquisition des droits de la comédie satirique Topaze écrite en 1928. Sauf que l'achat s'est fait dans le dos de son auteur qui se retrouve pour le coup complètement dépossédé de tout droit de regard sur une adaptation signée en 1933 avec Louis Jouvet dans le rôle titre et tournée par Louis Gasnier, un réalisateur connu pour avoir mis en scène plusieurs films de Max Linder.
Si Marcel Pagnol rattrape ce mauvais coup en tournant plus tard deux autres adaptations de Topaze, en 1936 (avec Alexandre Arnaudy) et en 1951 (avec Fernandel), il se saisit aussi de l'occasion pour fonder sa propre maison de production, Les Films Marcel Pagnol, en association avec le producteur marseillais Roger Richebé qui a déjà produit La Chienne (1931) de Jean Renoir et Mam'zelle Nitouche (1931) de Marc Allégret. C'est ce dernier réalisateur que choisit Marcel Pagnol pour conduire l'adaptation cinématographique de Fanny, tourné durant l'été 1932 pour sortir à l'automne. Le succès est à nouveau au rendez-vous, même si certaines critiques se lassent de ce qu'ils nomment du « théâtre filmé ».
Marcel Pagnol tient pourtant à persévérer en vertu d'exigences esthétiques qui ne se réduisent pas à vouloir seulement mettre en conserve ses pièces de théâtre. Le dramaturge n'hésite d'ailleurs pas à théoriser les avancées d'un cinéma sonore et parlant avec une revue de cinéma qu'il monte lui-même en 1936, Les Cahiers du film, tout en décidant de passer lui-même à la réalisation, avec Le Gendre de Monsieur Poirier (1932) d'après une pièce d'Émile Augier. Suivent Jofroi (1933) et Angèle (1934) d'après Jean Giono, un court-métrage intitulé L'Article 330 (1934) d'après une pièce de Georges Courteline. Avant que Merlusse (1935) et Cigalon (1935) n’établissent que leur auteur s'autorise enfin de lui-même avec l'écriture de scénarios originaux qu'il tourne en plein air à La Treille, ce vieux village devenu le 11ème arrondissement de Marseille, modèle des Bastides blanches de son diptyque romanesque, L'Eau des collines en 1963. 1935 est encore une riche année puisqu'elle est celle où, parallèlement à la production de Toni de Jean Renoir, Léon Volterra rappelle à Marcel Pagnol à son projet originel d'une trilogie marseillaise.
La brouille entre le producteur et Raimu continuant à exercer ses effets, et l'assurance dans la réalisation cinématographique aidant, Marcel Pagnol décide alors d'inverser l'ordre des agendas artistiques en écrivant directement pour le cinéma le troisième volet de sa trilogie, César, qu'il tourne dans la foulée. Le film sort en salles le 11 novembre 1936, une décennie avant son adaptation théâtrale offerte au Théâtre des Variétés en 1946. C'est un nouveau succès et celui-ci est confirmé par d'autres films aussi fameux comme Regain (1937) à nouveau d'après Jean Giono, Le Schpountz (1938), La Femme du boulanger (1938) ou encore La Fille du puisatier (1940) en dépit de ses ambivalences politiques.
Marcel Pagnol persévère dans ses
ambitions artistiques et techniques, notamment avec l'acquisition du château de la Buzine en 1941, rêvé en « cité du cinéma » (c'est le
fameux château du Château de ma mère, deuxième tome de ses Souvenirs d'enfance publié en 1957). Et
la réalisation de La Belle Meunière (1948) avec le chanteur Tino Rossi, « le premier film français en couleur réalisé en France par
des Français avec un procédé français » dixit Marcel Pagnol (le Rouxcolor est un procédé utilisant
l'optique au lieu de la chimie mis au point par les frères Roux) mais c'est un échec commercial et artistique. L'écrivain élu à l'Académie française en 1946 réalisera encore quelques films peu
notables en n'ayant plus qu'un chef-d'œuvre à offrir à ses spectateurs, Manon des sources (1952).
Théâtre et anti-théâtre
(l'art impur de Marcel Pagnol)
Marcel Pagnol aimait souvent raconter qu'il était né en 1895, l'année de naissance du cinématographe, et à quelques kilomètres seulement de la commune ouvrière située près de Marseille où les frères Auguste et Louis Lumière avaient tourné L'Arrivée d'un train en gare de La Ciotat, projeté la toute première fois le 6 janvier 1896. Pourtant, pour les spectateurs des dernières décennies, la découverte des films de Marcel Pagnol s'est faite presque exclusivement à la télévision, à l'occasion du rituel annuel des programmations estivales organisées par le service public. Paradoxalement, leur projection en salles était devenue chose rare et il aura fallu la restauration et la numérisation de la trilogie marseillaise en 2015, ainsi que la prestigieuse réclame qu'en a faite Cannes Classics pour que les ayant-droits lâchent un peu de pression, et qu'enfin soit amorcé le retour légitime du cinéma de Marcel Pagnol à l'endroit même où il est né.
Au début de Marius, on devine que c'est un autre sentiment de nouveauté qui a sûrement dû emporter le spectateur d'alors, et qui le peut encore pour le spectateur contemporain, une fois passé le générique-début montrant un bateau amarré dont l'agencement de cordages et de voiles se révélera une machine infernale attrapant pour la fixer et l'exciter la passion du fils de César pour la mer et les îles lointaines. On voit le Bar de la Marine ouvrant sur le Vieux-Port, avec les voix mêlées de Marius et Fanny se perdant alors un peu dans l'air frais soufflant sur la Canebière bordée par la Méditerranée. Ce sentiment de fraîcheur passe par l'image qui conjoint la fiction (exemplifiée par les acteurs Orane Demazis et Pierre Fresnay) à son plan d'inscription (la réalité du Vieux-Port et non sa reconstitution factice en studio). Il passe aussi et surtout via la machine sonore dont Marcel Pagnol voulait expérimenter la technique encore neuve pour l'industrie du cinéma français.
Il faut préciser ceci : l'expérimentation technique y est inséparable d'une puissance de novation qui excède largement les bornes du théâtre en conserve ou filmé. En effet, la position de la caméra privilégiée avec ce plan d'ouverture de Marius, depuis le fond du bar en direction de son entrée, donc dans le sens de l'intérieur vers l'extérieur, présente l'encadrement d'un lieu certes déjà posé comme une scène de théâtre (le Bar de la Marine) dont le dehors ouvre cependant sur le réel (l'air marin soufflant sur le Vieux-Port et la Canebière). Autant le théâtre est comme un dedans encadrant un dehors anti-théâtral, autant le dehors est la marque documentaire d'un cinéma indexant son petit théâtre sur un environnement réellement existant. Loin de s'opposer, théâtre et anti-théâtre se donnent ainsi la main pour faire un bout de chemin que Jean Renoir empruntera différemment.
L'art du cinéma de Marcel Pagnol est profondément impur. Il se manifeste déjà dans sa trilogie par la division des scènes tournées selon leur situation ou localisation, les scènes en extérieur dans les rues de Marseille et les scènes en intérieur dans les studios de Joinville. Cette impureté, qui résulte ici de la conjonction esthétique, qui est une dialectique, entre le théâtre filmé et l'anti-théâtre qu'est l'enregistrement documentaire du réel, est ce qu'a tenté alors de conceptualiser Élie Faure en opposant la plasticité formelle du cinéma à une théâtralité risquant d'être accentuée avec l'arrivée du son (Fonction du cinéma, éd. Plon, 1953). Puis André Bazin pour qui le cinéma se déduit d'une double fidélité à l'égard de réalités hétérogènes, au texte adapté comme aux matériaux réels nécessaires à l'adaptation (« Pour un cinéma impur. Défense de l'adaptation » in Qu'est-ce que le cinéma ?, éd. Cerf, 1985). Et, plus tard encore, par Alain Badiou (le cinéma est l'art parasitaire, le plus-un des arts consistant à « impurifier » les autres arts : cf. Cinéma, Nova éditions, 2010) et Jacques Rancière (le régime esthétique des arts auquel appartient le cinéma relève du brouillage des frontières entre art et non art : cf. Malaise dans l'esthétique, éd. Galilée, 2004).
La grandeur du cinéma de Marcel Pagnol confronte ainsi l'art nouveau du cinéma au vieil art du théâtre en confrontant avec le même élan le théâtre de la fiction à l'anti-théâtre du documentaire. À ce titre, ce geste artistique qui, non seulement s'est joué sur deux fronts spécifiques, mais qui de plus s'est évertué à faire le cinéma le plus novateur expérimenté depuis la proximité la plus grande avec le théâtre, préfigure celui d'Ingmar Bergman.
L'impureté se joue ici au carré, dans une exigence accrue de l'hétérogène; elle est autrement dit dialectisée. L'exigence est d'ailleurs si grande qu'elle a également autorisé à faire de Pierre Fresnay, petit-bourgeois parisien et fils de protestants alsaciens, un prolétaire marseillais et la gageure n'était pas mince puisqu'elle aura même réussi à convaincre Raimu qui a mis un certain temps avant d'y croire. Sur un autre versant, les duels dantesques entre les personnages de César, le patron du Bar de la Marine, et Honoré Panisse, propriétaire d'une boutique d'articles de voiles, se comprennent également comme la variation gémellaire des rivalités mimétiques entre les deux acteurs. Le toulonnais Raimu a en effet convaincu Marcel Pagnol d'obtenir le rôle de César, d'abord destiné au marseillais Fernand Charpin parce que le second acteur, issu de la troupe de l'Odéon, devait se soumettre au premier qui appartient au Théâtre des Variétés où a eu lieu la création de Marius.
D'autres impuretés fécondes
Au même titre que Sacha Guitry dont il est le parfait contemporain (Raimu a joué dans Faisons un rêve, au théâtre en 1916 et au cinéma en 1936), Marcel Pagnol n'est venu au cinéma que lorsqu'il est devenu sonore, et plus particulièrement parlant. Et c'est en venant au cinéma que de pareils auteurs, déjà largement reconnus comme écrivains et auteurs dramatiques, ont consacré la dimension authentiquement parlante du cinéma, au-delà de la simple banalisation technique du dialogue au cinéma. Ce qui n'empêche pas quelques belles inventions sonores, déjà attestées dans Marius où la sirène qui enfièvre le héros éponyme, désireux de prendre la mer afin de s'émanciper de la tutelle autoritaire de son père, se prolonge dans le sifflement du percolateur qui empêche le second de reconnaître le désir de fuite de son fils. Ces mélanges sonores représentant autant d'impuretés qui s'ajoutent à d'autres. Et, si elles se jouent sur des plans différents, elles éclairent le fond d'une morale qui brasse ses obsessions depuis les interdits de la fornication hors mariage.
Moyennant quoi, la comédie qui est le genre théâtral dominant est capable d'accueillir des éléments de pure tragédie, avec la fille-mère contrainte à se marier pour donner un père à un enfant dont le géniteur est démissionnaire, avec le fils qui se croit trahi et juge durement sa mère en découvrant sa généalogie compliquée, avec l'amour d'un homme et d'une femme restauré après une interruption de vingt années. Car l'affaire de la tragédie comme l'avait expliqué Aristote dans sa Poétique tient des familles et du sang. Sauf que nous sommes passés du régime des royautés à celui des familles populaires du sud de la France.
C'est également une force authentiquement inouïe qui est conférée au verbe, avec une matière épaisse faite d'inflexions vocales et de tournures grammaticales héritées du vieux provençal. Il s'agit d'offrir aux parlures des gens du coin des consistances et des densités radicalement éloignées de tout académisme rapporté au français parlé par les bourgeois parisiens. On parle ici autant pour exprimer et justifier une action, que pour vivre en témoignant sans effort de son régime social et culturel d'inscription. La parole est un milieu comme l'eau l'est pour le poisson. Elle dépasse ainsi, et souvent très largement, ses fonctions utilitaires de communication et d'information pour atteindre au charnel des pâtes vocales et corporelles modelées par une civilisation méditerranéenne et méridionale plurimillénaire.
En conséquence de quoi, le contexte colonial de l'époque, qui se dit dans des situations (le plaisir de savoir le drapeau français flotter
au-delà des mers) et des mots (« nègre » et « sauvage ») se trouve impurifié par un vécu populaire marseillais qui partage pourtant beaucoup avec les colonisés dont certains,
d'ailleurs, passent dans le champ pour rappeler le caractère mélangé ou métissé de la cité phocéenne. On invite à lire ou relire Histoire universelle de Marseille. De l'an mil à l'an deux
mille d'Alessi dell'Umbria (éd. Agone, 2006), dédié à une ville porteuse d'une riche tradition d'émancipation à l'écart de l'État. Il y a en effet de la créolité dans le monde de Marcel
Pagnol, d'autant que d'un point de vue parisien, le peuple marseillais reste encore soupçonné d'abriter des métèques irréductibles.
On pourrait encore évoquer d'autres artifices. Ils ne relèvent plus seulement de la présence d'acteurs issus de milieux sociaux hétérogènes, Pierre Fresnay d'un côté et Raimu ou Charpin de l'autre, ou des raccords entre plans réalisés en studio et plans tournés en extérieurs réels, mais d'une narration à l'étonnante plasticité, parfois très ramassée, parfois à l'inverse relâchée. Tantôt la narration prend son temps au rythme des corps qui l'incarnent, porteurs des habitus d'une culture méridionale partagée (chaque film de la trilogie dure au moins 130 minutes), tantôt elle s'autorise en effet des différentiels de raccord temporal assez fous (le raccord entre les deux premiers épisodes se fait dans la continuité directe quand c'est une ellipse de vingt ans qui sépare le deuxième et troisième volet de la trilogie).
L'hétérogénéité est partout et le cinéma ne saurait échapper à une impureté ontologique, si culturellement méridionale en étant tellement associée à des récits hantés par les malheurs de la filiation et des générations et par les faux raccords de la paternité et de la maternité. Au contraire, le cinéma s'impose dialectiquement, depuis les frottements esthétiques du théâtre filmé et de l'anti-théâtre du réel, au carrefour du petit théâtre de la vie quotidienne et des artifices de sa stylisation conjuguant le comique au tragique.
Cœurs fendus
(la tradition renégociée)
La fameuse partie de cartes de Marius représente à cet égard un sommet de la trilogie marseillaise. Mais ses motivations ne sauraient se résumer au pittoresque où certains essaient d'arraisonner tout le génie de Marcel Pagnol, effectivement trahi par la cohorte des suiveurs comme Claude Berri, Yves Robert et Daniel Auteuil dont les reprises préfèrent systématiquement l'illustration folklorique à un régionalisme, aussi novateur pour la langue du théâtre français que pour celle d'un cinéma français s'ouvrant à la révolution du parlant.
D'ailleurs, cette partie de cartes où César tente de faire comprendre à son compagnon de jeu, le capitaine du « ferry-boîte » Félix Escartefigue, de couper à cœur sans se faire repérer par ses adversaires que sont Honoré Panisse et le lyonnais M. Brun, ne se saisit pleinement qu'en rapport avec son pendant qui arrive tard dans la trilogie, au mitan du dernier volet, César, dans la réunion des amis suivant la marche funéraire dédiée à Panisse tout juste décédé. Cet effet de correspondance poétique, à distance des films, des années de réalisation et des chronologies de la fiction, se manifeste déjà dans la reprise d'une figure de style rarissime, le travelling latéral tourné en extérieur, dont la première expression est indexée sur la piètre stratégie de César afin de retrouver une vieille maîtresse.
Dans Fanny, l'héroïne éponyme est à son tour suivie à distance par la caméra alors qu'elle marche de façon somnambulique, affectée par la grossesse impromptue qu'elle doit affronter en l'absence de Marius et dont elle doit alors informer sa mère. D'une séquence l'autre, l'allégresse du vieil amant encore sexuellement actif cède le pas à la tristesse d'une marche automatique qui appartient à la fille-mère, figure typiquement pagnolesque. On la retrouvera, entre autres encore, dans Angèle et La Fille du puisatier et la chose est plus terrible quand Orane Demazis accouche en 1933 d'un fils, Jean-Pierre Burgart, que son le cinéaste ne reconnaîtra pas. Surtout, la dimension documentaire est particulièrement accentuée, au point de voir que le plan a en fait été tourné en caméra cachée (un voile noir cache quelquefois le bord supérieur gauche du cadre), probablement depuis un bateau longeant la Canebière. Fanny marche ainsi dans la rue et c'est comme si personne ne savait que l'actrice Orane Demazis jouait un personnage de fiction en train de se frayer un chemin à travers la foule. Comme si la fiction elle-même traçait sa propre voie au milieu du réel.
Avec César, le même genre de travelling latéral se retrouve deux fois, et à deux endroits très différents du film : au début en montrant une Fanny embourgeoisée depuis son mariage avec Panisse ; à la fin comme femme indépendante retrouvant loin de Marseille son vieil amant. La première fois, la femme qui a du style et de la classe suscite le regard admiratif des ouvriers du ferroviaire. La seconde fois, la même femme est seule et retrouve dans la garrigue son ancien amant afin de se réconcilier avec lui, une fois Panisse décédé.
Ces plans sont parmi les plus beaux de la trilogie et l'on pourrait encore citer la série de légers travellings-avant recadrant le visage de Fanny tandis que son fils devenu adulte, Césariot, se lance dans le jugement des choix d'existence de sa mère. Les très gros plans qui isolent alors le visage de cette dernière, si éplorée qu'elle verse des larmes jamais filmées ainsi jusqu'à présent, évoqueraient presque le Carl T. Dreyer de La Passion de Jeanne d'Arc (1927). Plus tard, les archétypes façonnés par Marcel Pagnol se retrouveront diversement dans le cinéma de la modernité, au-delà ou à côté de la seule filiation évidente avec Robert Guédiguian. Dans Les Parapluies de Cherbourg (1964) de Jacques Demy (les amants que la vie a séparés, lui garagiste et elle embourgeoisée, vivent dans un autre port comme il y en a tant chez le cinéaste originaire de Nantes). Et dans Sicilia ! (1999) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub (la mère méditerranéenne jugée par son fils arrive à le convaincre qu'elle a été une femme avant d'être une mère et la femme de son père).
On n'oubliera pas d'évoquer, sur le versant documentaire du cinéma, le grand cycle documentaire et marseillais de Jean-Louis Comolli et marseille(S) de Viviane Candas, ainsi que les nombreux films tournés par Denis Gheerbrant dans la cité phocéenne.
On peut alors le dire ainsi : Marcel Pagnol est aussi un moderne, c'est un moderne qui sait que le classique est toujours à venir comme le disait Eric Rohmer, un artiste impur dans la dialectisation de l'ancien et du nouveau, au sens également où il montre comment la tradition faite d'obligations soumises à reproduction est l'objet incessant de négociations et de renégociations, de torsions et de distorsions. La tradition, y compris dans ses caractéristiques patriarcales, ne constitue pas un héritage culturel passif mais un legs susceptible d'arrangements et d'appropriations qui sont des enjeux de luttes symboliques. Par exemple entre l'homme qui veut punir son fils de lui avoir désobéi au risque de se faire mutuellement du mal (César rompant avec Marius) et celui qui désire rien moins qu'un fils pour perpétuer une ligne menacée d'extinction (Panisse accueillant Césariot).
Les êtres humains se présentent ainsi comme des êtres parlants dont la parole est une mortification de la nature, une altération des rapports anthropologiques de la culture et de la nature. Le langage est une entreprise de dénaturalisation culturelle des liens entre générations où l'adoption vient s'interposer comme modalité symbolique coupant court à tout discours de la filiation par le sang, en rappel d'un vieux droit coutumier hérité d'une antique romanité. Le sexe est une affaire de transaction collective, de marchandage social. Une question de consensus obtenu dans la lutte symbolique des êtres parlants chez Marcel Pagnol et La Femme du boulanger le répétera encore, avec une exemplarité inouïe. Le sexe n'est pas moins « naturelle » que les enfants, comme celui que se disputent parents et beaux-parents de l'héroïne de La Fille du puisatier. Le sexe, pas moins que la mort enfin.
On en revient donc à la partie de cartes qui ne se comprend à la fin qu'en se dédoublant. Comme le nom de César appartient à deux personnages et non plus un seul (Césariot, c'est le petit César, d'abord le filleul de son parrain qui découvre en un second temps seulement qu'il est en fait son petit-fils), la partie de belote se dédouble en deux parties de cartes distinctes dont la seconde relève dialectiquement la première. La comédie se retourne sur elle-même en tragédie. C'est par sa répétition en effet que cette paire de séquences accède à sa grandeur à la fois émotionnelle et esthétique. En effet, la tricherie de César à l'adresse de Félix Escartefigue qui fend le cœur de son compagnon de belote afin de l'inviter à couper à cœur suscite de grands rires et elle continue parce que le truc était grossier, et doit précisément l'être pour être compris par ce gros bêta d'Escartefigue. Mais le cœur est autrement fendu quand les amis se retrouvent pour jouer de nouveau aux cartes car César, soudain, s'adresse par réflexe à Panisse comme s'il était de la partie alors qu'il est décédé.
Ce réflexe est un automatisme bouleversant et c'est du très grand cinéma. Parce que Marcel Pagnol mobilise des ressources strictement
cinématographiques. En effet, le plan en plongée sur le lit de l'agonisant entouré de ses amis a cet axe qui se retrouve avec la table de jeu. Il prépare ainsi le terrain partagé de la mort et de
l'amitié et c'est encore le plan avec l'amorce d'une chaise précédant le plan de la seule chaise vide, pleine de l'absence de son vieil occupant. Parce que le cinéaste joue aussi sur des effets
d'inversion des conventions de genre, digne de Charlie Chaplin et
de Jean
Renoir, avec le rire qui s'impose dans les séquences de l'agonie et de la marche funéraire, et avec
les larmes qui emportent ce qui aurait dû être une partie de plaisir. Enfin, en refusant les artifices du flash-back ou des effets sonores avec la voix de Panisse, Marcel Pagnol offre avec
l'image de la chaise vide celle d'un peu de temps à l'état pur comme l'aurait dit Marcel Proust. C'est une pure image-temps comme l'aurait dit Gilles
Deleuze et elle s'impose ici, comme le gros plan de la tasse de
café dans Angèle en ramassant
toute l'expérience citadine de la fille-mère prostituée de retour chez elle. Cette image s'impose notamment en divisant la durée filmique entre l'actuel (d'une chaise vide présente) et le virtuel
(du souvenir de son ancien occupant). Cette pure image-temps matérialisée par une chaise vide jouit même de la grâce de redonner une consistance poétique à un vieux quatrain de Sully Prudhomme
récité par Monsieur Brun.
Avec la séquence en deux temps de la partie de cartes, dans le mouvement premier de la systole (celui du moment amical, rituel et habituel) et le mouvement second de la diastole (où le deuil s'impose en divisant le présent), le cœur ne peut pas être fendu en effet. Il l'est pour César qui comprend seulement maintenant, autrement dit de façon différée, que son ami est bel et bien décédé et cette logique du retardement est d'une beauté qui fend le cœur du spectateur. Le souffle est en effet coupé devant la vérité universelle d'une situation où la mort ne s'impose qu'en deux temps, d'abord réellement pour ensuite l'être symboliquement.
Panisse est donc mort deux fois : il est mort une première fois comme corps naturel et physique, et une seconde fois comme ami et compagnon de jeu. Il est vrai que l'œuvre de Marcel Pagnol est peuplé de revenants, Angèle, Marius, la femme du boulanger et l'amant de la fille du puisatier s'absentent pour faire retour en effet. Mais il faut cependant pousser plus loin également en voyant avec la figure du revenant une autre motif, la revenance.
Couper à cœur est une manière de dire le grand art de Marcel Pagnol qui donne tout à ses personnages, à la fois pour être les moteurs du drame ou de l'action (et non ses appendices) et autant pour en suspendre les enchaînements au nom du temps dont ils sont les garants. Parce que les personnages sont les vivants porteurs d'une civilisation millénaire (mais, en France, cette culture est minoritaire), plus ample que toutes les fictions qu'elle irrigue et parce qu'ils sont dans le même mouvement d'étranges survivants, avec un pied dans une théâtralité qui vient de loin en remontant aux Grecs, et un autre dans le cinéma qui leur promet, avec l'image et désormais le son l'éternité, par la revenance et la spectralité.
15-16 juillet 2019
Post-scriptum sur l'accent : Nous relisant, on n'a rien dit de l'accent méridional. Le liant de l'accent peut être aussi la lie d'un rapport de domination linguistique. Cet originaire d'Aquitaine qu'était Pierre Bourdieu en a d'ailleurs souvent parlé et c'est le dos de l'un de ses livres, intitulé Ce que parler veut dire. C'est toujours l'autre qui a de l'accent et son accent accentuerait sa relégation périphérique dans les marges du français, la langue de l'Un, parisienne et jacobine. Chez Marcel Pagnol, l'accent disparaît comme l'eau pour les poissons. Ce qu'il reste, c'est une langue méridienne, à savoir au milieu des mondes, Europe continentale et bassin méditerranéen.
30 juillet 2023
Daniel Corones (mercredi, 15 janvier 2020 06:00)
Bonjour,
Je vous écris car dans le blue Ray lors de la scène de la seconde partie de carte, le jeu imaginaire avec maître Panisse a été coupé. J’ai donc été très déçu de voir que la moitié de la scène. Cette dernière se trouve dans votre vidéo en parfait état. Comment se fait-il ?
Merci de votre réponse.
Daniel