Jean Renoir, un carrousel épatant

(quatrième partie)

 Chotard & Cie (1932)

 

 

 

La littérature en gros

 

 

 

 

L'ouverture de Chotard & Cie est mémorable. Une caméra mobile montre le temps d'un plan-séquence dépassant les deux minutes, aussi sinueux que descriptif, un moment significatif de la vie de l'épicerie en gros dirigée d'une main de maître par son pétardant propriétaire, François Chotard interprété avec toute la truculence requise par Fernand Charpin. On suit d'abord le porteur d'une caisse mentionnant le nom du riche négociant puis l'employé s'engouffre dans un camion affichant le même label. La porte du véhicule fait alors office de première fermeture provisoire avant que la caméra ne pivote à gauche pour traverser la rue et dévoiler la devanture du magasin, autre membrane faisant coulisser l'extérieur avec l'intérieur.

 

 

 

La caméra ouvre ainsi un chemin au regard du spectateur qui peut désormais s'aventurer dans l'épicerie proprement dite en s'avançant parmi les clients et les employés. Et l'épicier en gros d'être aux petits oignons pour les premiers tandis qu'il houspille avec fracas les seconds en les menaçant de les payer à la pièce plutôt qu'à l'heure. Le plan aurait pu se conclure ici mais la caméra continue sa progression descriptive en suivant Chotard qui entre dans un bureau pour y passer plusieurs coups de téléphone. Le point de vue consiste précisément à rester à l'extérieur du bureau et prendre même un peu d'avance sur le bonhomme en attendant qu'il en sorte pour l'accompagner ensuite traverser une cour et rentrer enfin dans ses appartements. Et si la caméra le suit l'appareil reste cependant dehors en montrant depuis l'extérieur de la fenêtre, nouvelle membrane, l'épicier se diriger dans le salon pour s'asseoir et y lire le journal.

 

 

 

Avec un plan pareil qui ouvre un boulevard à des cinéastes comme Max Ophüls, Robert Altman, Martin Scorsese et Paul Thomas Anderson, le cinéma se singularise dans ses puissances de dynamisation spatiale et de mobilité analytique. Et, d'emblée, elles prouvent qu'elles peuvent transcender les servilités relatives au matériau théâtral (Roger Ferdinand est le commanditaire de l'adaptation cinématographique de sa pièce). On est loin du théâtre filmé de On purge bébé (1931) d'après une pièce de Georges Feydeau, vite tourné avec Michel Simon pour préparer La Chienne. Il y a dans Chotard & Cie d'autres plans semblables proposant de varier la dynamique des rapports entre les espaces composant le petit cosmos de l'épicerie, avec la rue et la devanture de l'épicerie, avec l'espace public des activités professionnelles et l'espace privé des activités domestiques, et puis les espaces intermédiaires qui les relient. En témoignant de phénomènes incessants de passage et de circulation entre l'intérieur et l'extérieur leur séparation supposément hermétique s'en trouve rapidement dialectisé au profit d'une polarisation toujours renouvelée. Souvent le maître des lieux est montré depuis ses appartements avec une fenêtre dans son dos lui permettant de contrôler à distance l'agitation de ses salariés, tandis que son gendre, un jeune écrivain exécré pour sa fainéantise, est davantage filmé depuis l'extérieur, autrement dit à l'intérieur d'un contenant comme une cellule dont il serait le prisonnier.

 

 

 

L'évasion, c'est a minima une affaire de purgation débloquant des constipations moins intestinales que sociales (On purge bébé). Ce sera bientôt au frontispice de tout un film (La Grande illusion en 1937 et l'échappée belle en Suisse est déjà rêvée par le gamin de la pièce de Feydeau). C'est en fait tout le cinéma de Jean Renoir qui a la passion des lieux disposés malgré leur apparente fermeture à l'ouvert des lignes de fuite. En attendant, on devinerait par ce biais une malicieuse connivence à reconnaître dans le génie ondoyant des mouvements d'appareil une insolence libertaire semblable à celle du gendre qui gigote et ne tient pas en place (le garçon se balance et se cache, il gesticule et danserait presque tel un avatar de Boudu en plus jeune et mieux peigné cependant), tandis que son beau-père s'échine autoritairement à vouloir le tenir sous son contrôle, captif et sage à l'intérieur du petit théâtre dont il est le souverain patron.

 

 

 

L'évidence aisément s'imposerait, Chotard & Cie est une variation mineure de Boudu sauvé des eaux. Les deux films sont en effet deux adaptations de pièces de théâtre tournées dans la foulée qui, à chaque fois, investissent un petit monde bourgeois faussement clos en en déréglant la routine théâtrale via l'intégration forcée d'un élément rétif et étranger. Dans les deux cas, la culture (toujours identifiée au nom totémique de Balzac) se révèle une parade faussée, une façade biaisée. Tantôt parce que le libraire qui se la joue libéral tient quand même au respect inégal et genré des conventions bourgeoises, tantôt parce que l'épicier n'a d'intérêt pour la littérature que si elle lui assure de compléter son capital économique par l'octroi nécessaire d'un capital culturel et symbolique (que résume le Goncourt). Dans Boudu sauvé des eaux, la culture livresque habille un libéralisme hypocrite alors que pour Chotard & Cie la littérature consacrée donne à l'épicier les moyens stratégiques d'une reconnaissance sociale compliquée par sa qualité d'épicier, la réussite économique qu'elle lui donne étant cependant plafonnée par le mépris relatif d'un pareil statut. Le film de Jean Renoir va même jusqu'à pousser la dialectisation à son extrême limite quand l'épicier n'ayant au départ que peu de goût pour la littérature change soudainement de regard à la suite du prestigieux Goncourt reçu par son gendre, au risque de se désintéresser de son commerce. Le beau-père ne veut plus rien entendre d'autre que de choses littéraires et il oblige son gendre à publier dix ouvrages par an. Les deux conviennent à la fin de travailler ensemble, l'employé assurant seulement à son employeur qu'il n'écrira que de temps en temps en accord avec les humeurs ondoyantes de son inspiration.

 

 

 

L'épicerie n'aura donc pas gagné de supplément d'âme en accueillant la littérature, elle l'aura juste intégrée dans ses étals de marchandises. La littérature en gros comme on parle d'épicerie en gros.

 

 

 

Un indice portant sur les usages intéressés de la grande culture marquée pourtant par le discours du désintérêt est parfaitement donné à l'occasion d'un bal masqué, renoirien en diable (avant le sommet donné par La Règle du jeu en 1939), où Chotard qui joue le jeu exigé par le rituel social vient avec son épouse et sa fille costumé. D'un côté il cherche le regard et la reconnaissance du sous-préfet qui l'ignore, de l'autre il éconduit vertement les deux soupirants de sa fille Reine, un militaire timide et un jeune poète insolent. On croit d'abord que le père Chotard a voulu se faire l'image d'un monarque (comme Pierre Renoir sera Louis XVI dans La Marseillaise en 1938). Mais non, il s'agit bien d'un fameux personnage de Molière, Monsieur Jourdain dans Le Bourgeois gentilhomme, modèle archétypal de l'individu vaniteux qui rêve de péter au-dessus de sa condition sociale. Le costume ne cache rien, il expose au contraire la vérité des contradictions entre une position réelle et une autre rêvée en en accentuant l'exhibition de manière grotesque.

 

 

 

Le grotesque des vérités retournées, Jean Renoir aidé sur le tournage par Jacques Becker ne le craint d'ailleurs pas, quand il s'amuse à faire à des pitreries dignes de Méliès pour montrer la consécration triomphale du Goncourt, le gain d'un grade pour un officier ou encore les injonctions mentales de l'écrivain forcé à mouler son art dans les exigences d'apothicaire de l'épicier. Sans compter les facéties de Max Dalban dans le rôle d'un employé rigolard et de Georges Pomiès dans le rôle du jeune poète que Jean Renoir retrouve après Tire-au-flanc (1928). Le grotesque n'est cependant jamais ici la vérité risible d'un monde médiocre décrit par un cynique qui s'en croirait protégé mais le pli comique et partagé des aspirations sociales qui forcent le trait d'une théâtralité dont la naturalité ne va pas de soi (on peut le savoir sans en être dupe en jouant la comédie comme Camilla dans Le Carrosse d'or en 1952 en la mettant en scène comme le personnage de Danglard dans French Cancan en 1954 ou bien les deux avec l'héroïne de Elena et les hommes en 1956). Et en rire est important quand il est des cas où la comédie sociale cède le pas devant le malheur des existences désespérément attristées, mutilées jusqu'au suicide et au meurtre (par exemple dans Madame Bovary en 1933 et La Bête humaine en 1938).

 

 

 

L'agitation sociale a ses accents pittoresque qui ont été cultivés par la culture provençale où se situe l'action et que Fernand Charpin personnifie à merveille. Le midi est cependant encore une affaire de studios parisiens. Il sera très bientôt l'enjeu d'un impressionnisme visuel et sonore éclatant dans Toni (1934) tourné sous le soleil de Martigues grâce aux bons soins de Marcel Pagnol. Une grande fête galante comme Jean Renoir les aime (Partie de campagne en 1936, Le Déjeuner sur l'herbe en 1959). Une fête galante dont Édouard Manet avait déjà embourgeoisé le genre avec Le Déjeuner sur l'herbe (1863), mais celle-là dédiée à l'aristocratie populaire des ouvriers dont les drames sont moins des faits divers que des tragédies antiques.

 

 

11 mars 2020

Madame Bovary (1933)

 

 

 

Dette et agonie

 

 

 

 

Jean Renoir a lui-même avoué avoir été finalement déçu par son adaptation du roman de Gustave Flaubert. Le film devait initialement durer trois heures trente et a été amputé de presque deux heures par Télédis, le distributeur refroidi par les mauvais retours de la presse et du public. Du coup, manquent à l'appel des épisodes importants du roman comme le mariage du médecin de campagne Charles Bovary avec la rêveuse Emma, de surcroît interprétée par Valentine Tessier, une comédienne de théâtre dont c'est le premier rôle au cinéma. Un peu trop âgée pour celui-ci puisqu'elle avait alors 42 ans, elle a néanmoins été imposée par son amant, l'éditeur Marcel Gallimard, qui est le producteur du film. La déception aura cependant vite laissé place aux espoirs suscités par le départ pour Martigues afin d'y tourner Toni (1934) sur l'invitation de Marcel Pagnol.

 

 

 

La déception de Jean Renoir n'est pourtant pas celle du spectateur, qui déjà reconnaît une nouvelle fois comment un artiste peut réussir à faire malgré tout de nécessité vertu. Le film malheureusement amputé ressemblerait au fond au pauvre Hippolyte (Pierre Larquey), dont le pied-bot devient l'enjeu symbolique d'une double promotion sociale pour le médecin de campagne normand et son ami l'apothicaire Homais, sorte de démon méphistophélique qui exerce en regard de ce pauvre avatar de Faust qu'est Charles le rôle autoritaire du surmoi. À l'apparente réussite de l'opération de chirurgie succède la révélation d'un échec catastrophique qui va se traduire par l'amputation du malheureux et le don d'une prothèse jambière qui est une image de la vérité du roman comme du film qui, selon Jean Douchet, en serait au fond moins l'adaptation rigoureuse que celle du fait divers qui a inspiré pour son roman Gustave Flaubert. Amputé à son tour, le film de Jean Renoir, qui a failli être lui-même amputé d'une jambe blessée pendant la guerre, prouverait ainsi sa proximité avec les victimes d'une idéologie bourgeoise que résume bien une phrase du personnage de Lheureux (joué par Robert Le Vigan), ce marchand antisémite et raciste qui ne pense qu'à ses affaires : « Tout se paie ».

 

 

 

Madame Bovary est peut-être moins radical et accompli que Nana (1926) d'après le roman éponyme d'Émile Zola, chef-d'œuvre de la période muette de Jean Renoir, mais les deux films constituent cependant les deux volets d'un cohérent diptyque naturaliste dédié aux aspirations féminines sacrifiées sur l'autel d'une domination patriarcale que la bourgeoisie intègre à ses propres intérêts. Précédée de peu par la danoise opiomane, Emma Bovary est une autre figure de femme empoisonnée, qui avale à la fin l'arsenic mortel faisant suite aux effets d'auto-intoxication. Entre le caissier qui se veut peintre mais dont les œuvres sont monnayées sans lui (La Chienne) et l'auteur d'illustrés qui rêve de westerns et de plaines étasuniennes et dont le travail mutilé par son filou d'employeur va se payer d'un coup de feu fatal (Le Crime de monsieur Lange), Emma Bovary incarne autrement le type même du personnage qui se fait des films et dont l'écart vécu entre la position occupée et l'autre fantasmée avère qu'en société tout est théâtre et pas toujours le meilleur.

 

 

 

L'idéaliste qui voudrait échapper à sa condition personnifie ainsi le jeu biaisé de l'idéologie bourgeoise dont la vérité toxique est celle de l'endettement montré comme un empoisonnement généralisé. Jeu biaisé, amputation et prothèse : Madame Bovary boite et cela convient au blessé de guerre, balançant entre l'actrice qui en fait trop même en mourant (Valentine Tessier) et l'autre pas assez (Pierre Renoir dans le rôle de son mari débonnaire), entre les intérieurs à Billancourt et les extérieurs normands, entre une photographie exploitant les ressources en réalisme de la profondeur de champ et l'écrasement des avant-plans lorsque la caméra surélevée filme légèrement les tables en plongée (la référence picturale s'imposant serait moins Renoir père que Cézanne), entre les charges de la reconstitution historique et ses fenêtres par lesquelles passe un peu d'un air frais (Jean Douchet a même proposé de voir dans le film de Jean Renoir moins l'adaptation du roman que celle du faits divers ayant inspiré Gustave Flaubert comme un autre est au principe du film suivant, Toni). C'est pourquoi Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ont rendu hommage à son film dans leur Cézanne (1989), avec l'extrait dédié aux comices agricoles, fête triste où la paysanne récompensée d'une piécette pour plus d'un siècle de labeur est moquée par l'infâme Homais pour sa bigoterie.

 

 

 

Le bal, l'opéra, la café-concert, jusqu'aux opérations de chirurgie elles-mêmes représentent d'autres scènes de théâtre où la cruauté s'expose dans une aveuglante nécessité dont un pauvre chanteur des rues atteint de cécité souffle à l'agonisante l'ultime vérité. Elle soufflera encore chez Manoel de Oliveira et Claude Chabrol.

 

 

18 mars 2020

Toni (1934)

 

 

 

Le naturel piqué au vif

 

 

 

Avec Toni, Jean Renoir fait ce qu'il a toujours su faire le mieux, à savoir prendre la tangente. Un fait divers raconté par le commissaire de police de Martigues et réécrit par l'historien de l'art libertaire Carl Einstein offre ainsi l'occasion de vérifier que la fiction peut faire office de carrefour idéal pour que se rencontrent la tragédie classique d'ascendance gréco-latine et le reportage social sur la situation des travailleurs saisonniers du midi originaires d'Italie, le genre pictural de la fête galante et le document ethnographique au sujet de la culture patriarcale en région méditerranéenne. Si le midi pointe déjà son nez avec Chotard & Cie (1932) produit par Roger Ferdinand d'après sa pièce, le tournage dans les studios de Joinville laisse place désormais au plein air provençal des Bouches-du-Rhône, à Martigues et dans les environs. Autrement dit sur les lieux mêmes d’un fait divers criminel moins adapté par Jean Renoir que transcendé par son regard emprunt de lucidité sans concession et de fraternité désespérée.

 

 

 

Cela, Jean Renoir le doit amplement à Marcel Pagnol qui, sur place, lui prête ses techniciens comme quelques-uns de ses acteurs (Charles Blavette dans le rôle-titre de Toni, Édouard Delmont dans celui de l'ami Fernand et Andrex dans le rôle du faux ami Gabi viennent de jouer ensemble dans Angèle en 1934). Surtout, Marcel Pagnol qui est de fait le producteur de Toni donne à Jean Renoir les moyens logistiques nécessaires à pouvoir tourner dans la garrigue en son direct. Les dialogues enregistrés dans un souci matérialiste et concret le sont avec le vent dans les arbres, les parlures et les accents, les défauts ou accidents des prises de son. Et puis le buisson des chants des travailleurs piémontais ponctuant la narration assure le commentaire de l'action à la manière du vieux chœur antique. Comme la garrigue ensauvagée par la révolution industrielle, l'histoire est aussi brute que stylisée. Métisse, elle est traitée dans l'optique d'une problématisation d'un naturel qui, contrairement aux idées reçues et aux clichés, ne va pas de soi, jamais. D’un côté, le naturalisme est radical quand la nature humaine se retourne contre elle-même en cultivant une bêtise qui n’a rien à voir avec l’idiotie animale (Nana en 1926 et Madame Bovary en 1933 précèdent La Bête humaine en 1938 et Le Journal d’une femme de chambre en 1946). De l’autre, l'impressionnisme voit son champ habituel étendu quand il est non seulement affaire d'image mais dorénavant de son. Renoir fils peut alors dignement prolonger Renoir père en actualisant l'esthétique du plein air acclimatée aux nouvelles innovations de l'époque industrielle, la photographie en mouvement puis le son direct succédant à l'invention du train et de la peinture en tube.

 

 

 

Savoir que Luchino Visconti a été l'un des assistants du cinéaste sur le tournage de Toni (il a été son assistant jusqu'au tournage de La Tosca interrompu à cause de la guerre en 1940) autoriserait de reconnaître dans le chef-d'œuvre renoirien une œuvre évidemment précurseur du néoréalisme italien. Pourtant, Jean Renoir a lui-même expliqué les limites relativisant cette reconnaissance rétrospective : d'un côté parce que le privilège narratif du drame dans le cinéma néoréaliste ne recoupe pas strictement son goût du tragique qui relève d'un rapport explicite avec la culture antique (le christianisme plus que le paganisme imprègne les récits italiens, même chez le renoirien Federico Fellini) ; de l'autre parce que l'emploi du son direct tranche radicalement avec l'hégémonie de la post-synchronisation qui, en Italie, résulte autant d'un contexte difficile due à l'effondrement du pays avec le fascisme que d'un moindre développement historique et technique des industries du son comme la radio. Néoréaliste, Toni l'est et à la fois ne l'est pas. S’il sait greffer la fiction dans le maquis documentaire où a éclos comme une fleur sauvage le fait divers, il tire aussi cette inscription sur le registre d'une stylisation qui n'est pas démunie d'effets de distanciation et d'abstraction. Il s’agirait davantage d’un réalisme supérieur puisqu’il marque déjà la plus extrême fidélité au plus concret du matériau d'origine dont l'histoire est inspirée. Le réalisme est enfin supérieur car il est transcendé, le faits divers dramatique adapté et reconstitué pour être haussé dans la quadruple perspective du reportage social et du document ethnographique, de la fête galante picturale et de la tragédie classique d'inspiration gréco-latine.

 

 

 

Tout est naturel dans Toni et tout y est théâtral. Tout est vrai, l’histoire, les corps et les décors sont du cru. Et tout cependant n’y est pas moins faux, la profondeur de champ qui emboîte les espaces comme autant de scènes de théâtre, la construction circulaire du récit qui lui donne l’allure d’une tragédie antique. Chez Jean Renoir, l’antagonisme est premier. La contradiction gicle des rapports non schématiques du faux et du vrai comme du concret et de l'idée, au point d’avoir souvent suscité la circonspection des spectateurs (la réception de films comme Nana, Madame Bovary, La Règle du jeu en 1939 et Le Journal d’une femme de chambre en a pâti). Là est pourtant la dialectique authentique en ce qu’elle caractérise une nature dynamique, métabolisée par la culture. Où l'humaine répression des instincts sexuels nourrit tantôt des séductions innocentes, tantôt des frustrations bestiales et explosives. Où les rôles sociaux sont si bien intériorisés et banalisés qu'ils relèvent d'une seconde nature que trahissent quelquefois la bêtise réflexe d'une théâtralité excessive ou d’une pulsion irrépressible. Le naturel ne va pas de soi et personne n'échappe aux courts-circuits de la nature qui n'est jamais raccord avec elle-même. La nature jamais identique à elle-même quand elle est humaine. Pas plus la nature de Toni l'ouvrier d'origine piémontaise que celle d'Albert le contremaître de culture citadine et parisienne. Pas davantage la nature de Josefa la paysanne espagnole que celle de Marie la femme indépendante et propriétaire du logement qu’elle loue. Les peaux brunies par le soleil de midi chauffent aussi quand le naturel est piqué sur le vif.

 

 

 

Dans Toni, l'émigré italien a plus d'affinités culturelles avec l’autochtone provençal et le vieux paysan d’origine espagnole qu'avec le contremaître parisien (Max Dalban, truculent à souhait) qui ne supporte plus de manger de la ratatouille en regrettant le temps des chateaubriands aux pommes. Ici, les femmes qui ont accédé à l’autonomie matérielle, même le cœur blessé, sont davantage protégées des antiques pressions patriarcales que les paysannes originaires d’Espagne. Le partage et la circulation des femmes s’inscrivent, avant l’anthropologie structurale d’un Claude Lévi-Strauss, sur le fond d’une économie symbolique qui, déterminée par le poids de l’honneur et de l’héritage foncier, bénéficient surtout aux hommes. Et, s’agissant de les départager, à ceux qui se distinguent de leurs rivaux en concentrant le plus de capitaux. Lucidité d’une pertinente actualité du film de Jean Renoir qui montre l'inanité politique du racisme chez des méditerranéens qui partagent un monde de valeurs culturelles et traditionnelles éloigné du style de vie plus individualiste et hédoniste des citadins. Lucidité identique à propos des inégalités obligeant les femmes à se soumettre à leur violeur au nom de l'honneur familial, en vouant les hommes à un accès inégal à la jouissance qui nourrit les abus de pouvoir pour les forts et pour les faibles les frustrations sexuelles.

 

 

 

Le naturel piqué sur le vif constitue en vérité le nerf de la guerre dans Toni. D’abord, Marie se plaint du manque d'affection de Toni en lui disant que sa froideur lui pique le cœur. Ensuite, Josefa piquée par une abeille se fait suçoter le dos par Toni dans un jeu de la séduction qui se poursuivra par d'autres brûlures – pour elle, le dos recouvert de cicatrices infligées par la ceinture d'Albert et pour lui avec qui elle a été obligée de se marier parce qu'il l'a forcée à coucher avec lui, le coup de feu mortel. Entre-temps, la carrière de pierre où travaille Toni avec son ami Fernand est le site crayeux travaillé à coup de dynamite et c'est la même carrière que l'on voit à la fin du film au fond du champ où, en gros plan, agonise Toni abattu par un coup de fusil d’un chasseur zélé et raciste. L’eau coule sous le pont ferroviaire comme au début du film mais le cycle est divisé comme l’est la nature – nature indifférente aux mésaventures explosives des hommes et nature humaine alourdie du poids d’inertie des structures sociales forgées les unes à l’âge industriel et les autres à l’époque antique.

 

 

 

Au-dessus de la nouvelle vague des travailleurs italiens, la mort de leur prédécesseur qu’ils ne voient pas. Demain ils chanteront le destin de Toni en y reconnaissant l’une de leurs épées de Damoclès. L’antique fatum appartient aux amoureux tragiques, à la fois païens (le faune Albert) et raciniens (Marie aime Toni qui aime Josefa qu’aime Fernand). Il est relevé aussi dans la décision éthique d’un destin assumé par deux femmes triangulant la fatalité ayant eu la peau de Toni. Avec Marie et Josefa, le naturel des héritages et des déterminismes aura été autrement piqué sur le vif.

 

 

10 mars 2020

Le Crime de monsieur Lange (1935)

 

 

 

Le collectif pour tous, tous pour le collectif

 

 

 

 

C'est en tournant La P'tite Lili (1927) d'Alberto Cavalcanti que Jean Renoir fait la connaissance de deux femmes importantes dans sa vie, la script Dido Freire et de la monteuse Marguerite Houlé. Jean Renoir y interprète le rôle d’un gars des rues observant le desin de l'héroïne principale, une prostituée assassinée par son souteneur et jouée par sa compagne de l'époque, Catherine Hessling qui a été l'une des dernières modèles de son père Pierre-Auguste Renoir, afin de l'aider à conquérir le statut de vedette convoité. Après tout, cela était légitime puisque c'est Catherine Hessling avec qui Jean Renoir s'est marié en janvier 1921 qui lui a donné envie d'abandonner la céramique pour se lancer dans l'aventure du cinéma. Si le choix de Janie Marèse pour jouer Lucienne « Lulu » Pelletier dans La Chienne (1931) adapté du roman éponyme de Georges de la Fouchardière a été l'une des raisons de la rupture entre Catherine Hessling et Jean Renoir, la rencontre sur le tournage de La P'tite Lili avec Marguerite Houlé et Dido Freire y aura également contribué. Jean Renoir a noué en effet une relation avec sa monteuse à partir de 1932 jusqu'en 1939, avant que Dido Freire ne devienne sa dernière compagne à la fin du tournage de La Règle du jeu (1939) sur lequel elle aura d'ailleurs été introduite grâce à Catherine Hessling.

 

 

 

La relation avec Marguerite Houlé (devenue Renoir même s'ils ne se sont dans les faits jamais mariés) est décisive pour Jean Renoir : d'une part parce qu'elle est la monteuse de tous ses films à partir du Bled (1929), jouant son rôle dans le passage du muet au parlant pour participer à la fabrication des chefs-d'œuvre marquant la grande décennie des années 1930 ; d'autre part parce que l'influence qu'elle a exercée sur le cinéaste, relative à son histoire personnelle avec ses origines ouvrières et une famille incluant des parents syndicalistes et communistes, l'ouvre sur une sensibilité sociale nouvelle. Le ton anarchiste d'un film comme Boudu sauvé des eaux (1932), s'il prolonge une veine libertaire déjà à l'œuvre dans Tire-au-flanc (1928), trouve à s'accentuer avec la grande série ouverte par Le Crime de monsieur Lange (1935) et poursuivie par Les Bas-Fonds (1936) d'après Maxime Gorki, La Vie est à nous (1936) produit par le PCF et La Marseillaise (1937) coproduit par la CGT, accompagnant l'avènement du Front Populaire entre 1936 et 1938.

 

 

 

C'est grâce à Marguerite Houlé que Jean Renoir peut alors faire la connaissance du groupe Octobre, cette troupe de théâtre proche du PCF qui promeut entre 1931 et 1936 les méthodes de l'agit-prop dans la continuité du théâtre prolétarien inventé par Erwin Piscator. S'y retrouvent entre autres des acteurs comme Sylvia Bataille, Georges Comiès et Maurice Baquet, Raymond Bussières et Jacques-Bernard Brunius, les comédiens et metteurs en scène Roger Blin et Jean Dasté, des réalisateurs comme Paul Grimault, Jean-Paul Le Chanois et Yves Allégret, aussi l'éditeur Marcel Duhamel et l'artiste surréaliste Max Morise comme le chanteur Mouloudji et le chansonnier Louis Bessières, enfin les frères Jacques et Pierre Prévert en trublions et agitateurs de premier ordre. On ne s'étonnera donc pas de retrouver la plupart des membres du groupe Octobre dans les films de Jean Renoir de cette époque, déjà Georges Comiès dans Chotard & Cie (1932) et puis quasiment tous les autres dans Le Crime de monsieur Lange tourné à partir d'un scénario original de Jacques Prévert, le seul qu'il ait d'ailleurs jamais écrit pour Jean Renoir. Pour rendre à César ce qui appartient quand même à César, c'est Jacques Becker qui a eu l'idée du film provisoirement intitulé Sur la cour qu'il voulait réaliser mais, sur demande du producteur André Halley Desfontaines, la reprise du projet par Jean Renoir a brouillé les deux amis qui se sont cependant réconciliés pour La Vie est à nous.

 

 

 

L'éloge vibrant de la coopérative ouvrière donné par Le Crime de monsieur Lange se double en filigrane évident de la célébration festive des collectifs de production dont le groupe Octobre est l'une des manifestations politiques et artistiques, au moment de la construction du Front Populaire en 1936 et de la réunification des deux CGT après leur scission au moment de la création du PCF en 1921. Jean Renoir en profiterait alors pour réaliser un mètre-étalon d'un genre cinématographique, le film choral, où l'emporte la multiplicité croisée des personnages. Cependant le film choral est un genre très codé et délimité qu'outrepasse la manière généreuse du cinéaste. Chez lui, les interactions foisonnantes forment des cercles concentriques autour du noyau premier de la fiction, jusqu'à résonner toujours plus loin dans la profondeur de champ. Au-delà même du monde fermé des studios de Billancourt où Jean Renoir a fait construire d'un seul tenant tout un quartier populaire parisien, pour atteindre les dunes normandes du Tréport et cette frontière (de pure fiction) derrière laquelle se trouve une promesse de liberté réitérée avec le finale de La Grande illusion (1937).

 

 

 

Le hors-champ est le moteur du cinéma renoirien et il n'est manifeste dans Le Crime de monsieur Lange qu'à partir d'une triple circularité. Comme trois tours de manivelle nécessaires à renverser les effets centrifuges de la pulsion de mort en forces centripètes du désir de la suite du monde ailleurs qu'ici. Il y a déjà le cercle narratif d'un récit rétrospectif donné par une femme qui raconte à rebours l'histoire de l'homme qu'elle aime et veut sauver. Il y a au centre le cercle spatial d'un cour reliant une blanchisserie et une imprimerie. Il y a enfin le cercle moral ou éthique au terme duquel la narratrice arrive à convaincre ses auditeurs (et, par extension, les spectateurs) de la laisser partir avec son compagnon en fuite sans alerter la police. La cour s'impose comme le degré zéro de la fiction, son foyer basal (il est significativement pavé de manière circulaire) autour duquel s'agitent les blanchisseuses (pôle féminin) et les imprimeurs (pôle masculin). La polarisation professionnelle et sexuée se redéployant par ailleurs spatialement mais autrement entre la conciergerie jouxtant l'entrée de la cour et le bureau au fond du couloir au premier étage où se trouve le bureau de Batala. Fenêtres et couloirs sur l'axe du représenté, plans longs et mouvements de caméra sur l'autre de la représentation s'accordent à rendre vivante une petite cosmogonie populaire dans laquelle se frottent jusqu'à la friction l'ordinaire de la prédation sexuelle, le hachis des profits publicitaires morcelant les rêves d'aventures des auteurs étant à eux-mêmes leurs premiers lecteurs, et le désir de faire converger des intérêts dans un destin collectif rédimant les agitations individuelles.

 

 

 

Comme d'autres chefs-d'œuvre, Le Crime de monsieur Lange est un emblème du génie renoirien. C'est un film tout à la fois moderne (la presse est une machine à produire des clichés rentabilisés par la publicité) et social (les rapports de sexe se partagent entre une prostitution diffuse au bénéfice des hommes incarnée par Édith jouée par Sylvie Bataille et une indépendance de titi parisienne rapportée à Valentine interprétée par Florelle), une leçon d'économie politique (la coopérative ouvrière marche mieux que l'imprimerie privée) à la morale radicale (se débarrasser du patron est un bien qui peut prendre la forme paradoxale du mal nécessaire). Le film est également irrésistible avec la figure pittoresque du concierge (on retrouve Marcel Lévesque, inoubliable Mazamette dans Les Vampires de Louis Feuillade), ou celle de Batala électrisé par les cabotinages de Jules Berry, génie en simulacres et maître d'un mauvais théâtre y compris sur le seuil de la mort. Le film est tragique quand il voit s'exercer la fatalité sociale des clichés (avec Édith en avatar de Bovary), et la pulsion éclater dans la main de celui qui semblait en être le plus protégé (Amédée Lange est un gentil garçon rêvant de cow-boys jusqu'au coup de feu aussi fatal que dans Toni et La Règle du jeu).

 

 

 

La virtuosité stylistique du Crime de monsieur Lange est telle, enfin, qu'elle tire du motif du cercle des expressions concrètes à fort contenu métaphorique (le vélo du livreur joué par Maurice Baquet comme les rotatives des presses évoquent par analogie le fonctionnement mécanique de l'enregistrement et de la projection cinématographiques), pour converger dans deux plans sublimes. D'abord, un travelling latéral depuis une grue montre Lange sortir du bureau de Batala, descendre de l'imprimerie pour rejoindre son ancien patron dans la cour (on songe à une scène semblable à la fin de 42ème Rue de Lloyd Bacon en 1932). S'ensuit un panoramique tourné dans le sens contraire des aiguilles d'une montre reliant l'employé et le patron en un face-à-face mortel. Préfigurée par l'ivresse du vieux concierge sortant les poubelles en chantant, la logique circulaire se voit donc à la fin inversée au nom d'une folie qui donne sens au degré zéro de la fiction, cette cour populaire où se jouent et s'échangent raisons et passions, individus et collectifs, femmes et hommes, vrai et faux, fantasmes et passages à l'acte. Si la pulsion de mort s'est actualisée en sanctionnant l'innocence des imaginaires trahies par la rentabilité publicitaire, elle ne consume cependant ni le désir des amoureux ni celui des collectifs ouvriers de vivre libre. Au fond du plan, au-delà, hors-champ.

 

 

 

Sans conteste il s'agit d'un sommet renoirien dont le rayonnement est si grand chez ses héritiers directs, évidemment Jacques Becker qui en a quand même eu le premier l'idée, plus tard évidemment François Truffaut (Domicile conjugal, 1970), plus récemment aussi Pierre Salvadori (Dans la cour, 2014 - le titre fait d'ailleurs écho avec le projet Sur la cour de Jacques Becker). Le film choral y trouve l'un de ses premiers chefs-d'œuvre inauguraux, ainsi que sa vérité esthétique et politique, soit l'égalité des sujets mobiles travaillant ensemble à la construction d'un destin sauf de la mobilité du capital. Le collectif pour tous, tous pour le collectif.

 

 

16 mars 2020

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