Au lecteur d'ouvrir la boîte noire du Silence. Au silence mat de l'écran noir répond la parole muette qui se soutient du blanc de la page écrite. Le lecteur peut ainsi expérimenter la puissance esthétique d'un écrivain qui, héritier de J. G. Ballard et de Samuel Beckett, est l'éclaireur d'un monde qui porte encore la promesse silencieuse de choisir une autre voie que celle de la catastrophe devenue l'assourdissant bruit de fond du contemporain.
Farce de l'humanité augmentée,
tragédie de l'humanité diminuée
Le récit est court, l'allégorie vertigineuse. La catastrophe est là (le système numérique a planté), mais sans pourtant disposer du savoir de son étendue et de la réalité de sa globalité (la narration alterne deux groupes de personnages, un couple dans un avion et cinq amis devant la retransmission du Super Bowl dans un appartement de Manhattan). Il y a ainsi une indétermination relative de la catastrophe, qui est là (pour sept personnes) sans l'être pour autant, peut-être, pour le reste du monde. Ou bien alors la catastrophe qui est relative pour les quelques déconnectés le serait autrement pour tous les autres qui restent encore connectés, autrement dit captifs des mirages de la connexion dont les prothèses sont des addictions.
Gag : pour n'importe quel sujet connecté, l'écran noir est la fin du monde. En filigrane de la dystopie en pointillé, il y a la comédie de l'humanité connectée mais la farce est une tragédie quand le lien vendu par la connectivité est l'opérateur pervers d'une aliénation et d'une réification. Le gag doit dès lors se comprendre aussi au sens radical de son origine linguistique : le gag est le déverbal d'un verbe anglais signifiant étrangler et bâillonner. Le gag qualifie le son qui s'extrait de la gorge étouffée. C'est pourquoi le gag est chéri par le genre de la comédie en se rappelant à son silence fondamental qui reste le trésor des burlesques. Le gag est ainsi un bâillon quand l'écran noir impose le silence à ceux qui ont délégué à leurs prothèses télé-technologiques la puissance de leur communicabilité.
Au silence mat de l'écran noir répond la parole muette qui se soutient du blanc de la page écrite.
Don DeLillo croit encore que le roman américain est puissant à expérimenter l'impuissance à comprendre le sens du contemporain. Dans Joueurs (1977) et Les Noms (1982), Cosmopolis (2003) adapté au cinéma par David Cronenberg et L'Homme qui tombe (2007), le terrorisme délivre aux forceps la vérité apocalyptique de la finance internationale et du consumérisme. Dans Americana (1971), Libra (1988) et Mao II (1991), l'opacité spectaculaire des événements historiques offre à l'Amérique le dernier refuge spectral de ses restes mythiques. Dans Zéro K (2016), les progrès scientifiques sont la religion hyper-moderne des vieux croyants en l'immortalité. Dans Great Jones Street (1973), la pop culture est l'esprit ludique et démonique d'une marchandisation intégrale de la culture. Dans Body Art (2001) et Point Oméga (2010), l'art contemporain est un désert où s'abîment la vérité des corps et le sens des images. Avec Bruit de fond (1985) et Outremonde (1997), le contemporain est une société globale du risque intégral, fièvre médiatique qui se répand tel un gaz toxique et production disséminée de déchets nucléaires telles des armes de destruction lente et massive.
Don DeLillo nous sauve du prophétisme réactionnaire de Michel Houellebecq. Avec lui, la postmodernité est la parodie carnavalesque des promesses d'émancipation de la modernité et l'humanité augmentée est une comédie absurde dont la farce bruyante a pour envers la tragédie silencieuse d'une humanité diminuée. Comme l'aurait dit Bernard Stiegler, la bêtise d'Épiméthée est l'ombre portée des prodiges titanesques de son jumeau Prométhée. La littérature est ainsi une pharmacologie pour qui n'ignore jamais que les pharmaciens d'aujourd'hui sont pour le plus grand nombre des dealers de masse. C'est la grande image donnée par l'une des neuf nouvelles du recueil L'Ange Esmeralda (2011) : minuit est l'heure de l'idiot quand la bêtise s'est couchée. Minuit est l'heure de l'ange qui apparaît en indiquant la possibilité imperceptible de suspendre les ivresses addictives d'une volonté saturée.
La virtualité comme non-réalité
La troisième guerre mondiale des immunités techniques renversées en auto-immunités toxiques prépare à la quatrième, qui se résoudra à coup de silex et de bâtons. La fameuse citation d'Einstein ouvre Le Silence qui représente la manière quintessenciée de l'œuvre de Don DeLillo. La dystopie y est en effet si mince et elliptique qu'elle invite à un constat philosophique recoupant le jugement indéfini parce qu'il est, selon les termes d'Emmanuel Kant, celui qui suspend l'opposition dialectique du positif et du négatif. Il ne s'agit donc pas de dire que le suspens de la virtualité est ou non avérée ou bien si l'interruption a valeur ou non de catastrophe réelle. Il s'agirait au contraire d'expérimenter le fait autrement plus troublant que la virtualité est une non-réalité.
Avec la déliaison du sujet et du prédicat, la coïncidence fatale du positif et du négatif représente la suspension des contradictions. Exactement comme le zombie est, dans la perspective kantienne même du jugement indéfini, un non-vivant.
La catastrophe qui est réelle pour quelques-uns et peut-être non réelle pour tous les autres est en même temps l'inverse très exactement, c'est pourquoi on peut dire qu'elle est une chose relative. On comprend ainsi la fréquence dans Le Silence des citations et références à Albert Einstein. On comprend aussi le rappel que Finnegans Wake (1923-1939) de James Joyce est, au titre du work in progress qui divise l'infini selon qu'il soit le fait d'une construction cyclique ou d'une ouverture permise par son caractère inachevé, le contemporain parfait de la théorie einsteinienne sur la relativité restreinte. Tantôt est avérée la catastrophe de l'arrêt de la virtualité qui peut être une chance, tantôt elle est par elle-même une virtualité, une promesse qui n'entame pas la catastrophe en cours.
La catastrophe qui est là et n'est pas là est une chose bizarre, une drôle de bestiole au fond. Un étrange animal domestique semblable au chat de Schrödinger qui est ni mort ni vivant tant que l'on n'a pas ouvert la boîte où il se trouve.
La décision revient au lecteur
Il revient alors au lecteur d'envisager sa lecture comme une décision, l'acte d'un choix qui va plus loin que la seule question de l'interprétation parce qu'il s'agit d'envisager le dandysme de l'herméneutique dans la relève de l'éthique. C'est le choix de la perspective adoptée sur le sens du récit du Silence qui réinscrit dans le monde de la virtualité tantôt saturée, tantôt absentée la possibilité du réel. Il appartient ainsi au lecteur de disposer du pouvoir retrouvé de réintroduire le conflit du positif et du négatif, c'est-à-dire de la clinique et de la critique.
Autrement dit encore, il revient au lecteur d'user de la possibilité d'être le dialecticien d'un monde si limbique et zombique – outremonde – qu'il flotte entre deux catastrophes, catastrophe de la virtualité saturée et celle de la virtualité absentée.
Au lecteur, donc, d'ouvrir la boîte noire du Silence. A lui de couper le ruban de Möbius, à lui d'entrer en composition avec l'étrange félin pour échapper ensemble aux captures réciproques de la domesticité. Et ainsi d'expérimenter aux limites de son impuissance la puissance esthétique d'un écrivain qui, héritier de J. G. Ballard comme de Samuel Beckett, est l'éclaireur d'un monde qui porte encore la promesse silencieuse de choisir une autre voie que celle, assourdissante, de la catastrophe devenue le bruit du fond du contemporain.
14 mai
2021