Les mutations de Scarlett Johansson

(première partie)

« Les acteurs de cinéma sont toujours maudits. Pas seulement les seconds couteaux.

Mais aussi les plus connus. J'allais même dire surtout les plus connus »

(Luc Moullet, Politique des acteurs, 1993)

 

 

« (...) je préfère être cyborg que déesse »

(Donna Haraway, Manifeste Cyborg, 1991)

L’ambassadrice des marques Louis Vuitton, Dolce&Gabbana, Moët & Chandon et Sodastream serait un canon de beauté si l’on en croit les magazines FHM et Esquire de 2006 qui l’ont classé la « femme la plus sexy de la planète ». Déesse païenne parmi d’autres produite à la chaîne par l’industrie hollywoodienne, Scarlett Johansson est une actrice qui pourtant intrigue plus que de mesure, moins pour ses engagements progressistes auprès du Parti Démocrate et d’Oxfam International que pour une série de rôles dont la relative cohérence dessine une figure relativement complexe en ce qu’elle hausse le pouvoir iconique caractérisant la star à un niveau peu fréquenté de mise en crise des attendus de genre prescrits par le vedettariat comme de réflexivité déconstructrice.

 

 

 

Née dans un milieu socialement favorable à l’expression personnelle (père architecte et grand-père paternel scénariste et réalisateur, mère productrice et grand-mère maternelle bibliothécaire), Scarlett Johansson commence à faire du théâtre à l’âge de huit ans et, l’année suivante, auditionne déjà pour de petits rôles au cinéma. Son première rôle, elle le décroche à l’âge de dix ans dans L’Irrésistible North (1994) de Rob Reiner et se fait remarquer dans L’Homme qui murmurait l’oreille des chevaux (1998) de Robert Redford. Ses apparitions s’épaississent en donnant du grain à moudre, tantôt sur le versant d’une sensualité juvénile connotée (c’est son rôle de Lolita dans The Barber – The Man Who Wasn’t There de Joel & Ethan Coen en 2001), tantôt sur celui d’une adolescence sombre et retorse (Ghost World de Terry Zwigoff en 2001 d’après le comic de Daniel Clowes).

 

 

 

En 2003 Scarlett Johansson qui n’a que 19 ans seulement tourne dans deux films qui la consacrent comme l’une des actrices à suivre de sa génération : Lost in Translation de Sofia Coppola et La Jeune fille à la perle – Girl with a Pearl Earring de Peter Webber. La jeune femme paumée dans l’ultra-moderne solitude tokyoïte et le blond modèle vermeerien témoignent de la mobilité d’une jeune actrice soucieuse de mettre à sa disposition des marges de manœuvre en forme de quelques grands écarts qui vont se poursuivre en s’accentuant quand, en 2005, elle interprète les premiers rôles féminins de Match Point de Woody Allen et The Island de Michael Bay. D’un côté, une femme sacrifiée sur l’autel masculin d’un opportunisme social dans une fiction largement redevable de Une tragédie américaine de Theodore Dreiser (adapté deux fois au cinéma par Josef von Sternberg en 1931 et par George Stevens en 1951) ; de l’autre, l’héroïne d’un film de science-fiction boursouflé qui découvre sa nature de clone cachée : Scarlett Johansson n’a que 21 ans et elle vient d’être consacrée comme star hollywoodienne, capable de mettre son talent au service du cinéma d’auteur indépendant comme de la manufacture de blockbusters hyper-capitalisés. D’autres prestations inégalement importantes s’ensuivront, particulièrement chez Woody Allen (Scoop en 2006 et Vicky Cristina Barcelona en 2008), dans une moindre mesure chez Brian DePalma (The Black Dahlia en 2006 d’après James Ellroy), Christopher Nolan (dans The Prestige d’après Christopher Priest en 2006).

 

 

 

D’autres rôles dans de petites productions (comme The Nanny Diaries de Shari Springer Berman et Robert Pulcini en 2007) ou au contraire dans des productions plus onéreuses (comme The Spirit de Frank Miller d’après son comic en 2008) en passant par des rôles symboliques (celui de Janet Leigh dans Hitchcock de Sacha Gervasi en 2013), mais aussi des nominations et des récompenses, mais encore des publicités, des disques et des reportages portant sur sa vie privée parachèvent le portrait d’une star de notre temps, garante de la perpétuation d’un star-system adapté à l’ère des médias numériques. Edgar Morin disait de ce système qu’il tenait à la fois « de la vieille religion d’immortalité et de la nouvelle, tout-puissante, religion à l’échelle mortelle : l’amour. » (in Les Stars, éd. Seuil-coll. « Points », 1972, p. 96). Il continuait ainsi en notant que « les stars sont comme les dieux : tout et rien. La substance qui gorge ce rien est l’amour des humains. Le vide infini du dieu est aussi richesse infinie, mais cette richesse n’est pas sienne. La star est vide de toute divinité comme les dieux. La star est riche de toute l’humanité comme les dieux. » (Ibidem, p. 97).

 

 

Le vide divin de la star, rien ne lui appartient

 

 

 

La star, rien de son pouvoir ne lui appartient : la déesse est vide infini, l’idole forcément creuse pour pouvoir être remplie de l’amour de ses fans. Comment dire ? C’est comme si Scarlett Johansson le savait – peu importe au fond que ce savoir soit conscient ou non. Il s’imposerait, préfiguré par quelques rôles secondaires (dans The Island et The Spirit), dans des interprétations toujours plus cohérentes, soutenues en effet par une propension à figurer l’humanité excédée – en plus (le personnage de super-tueuse issu des comics Marvel Natasha Romanoff surnommée « la Veuve noire » et déjà joué six fois entre Iron Man 2 de Jon Favreau en 2010 à Captain America : Civil War de Joe & Anthony Russo en 2016, mais aussi l’héroïne éponyme de Lucy de Luc Besson en 2014) ou bien en moins (ce sont tous les simulacres qu’ils soient de nature informatique dans Her de Spike Jonze en 2013, extraterrestre dans Under the Skin de Jonathan Glazer en 2013 ou encore robotique dans Ghost in the Shell de Rupert Sanders en 2016 d’après le manga de Masamune Shirow et l’anime de Mamoru Oshii).

 

 

 

Scarlett Johansson incarne ainsi tous les paradoxes de la star contemporaine : parangon de féminité sexy (son prénom prédispose au rouge pulpeux), la star figure cependant souvent des féminités artefactuelles et dénaturalisées ; dotée de qualités sensibles (le grain sablé de sa voix, ses formes charnues), l’actrice soutient la résistance de puissances d’incarnation dans des récits reflétant les atermoiements d’une industrie spectaculaire toujours plus dévolue à la désincarnation en conséquence des manipulations numériques. On considérera alors les quatre films suivants (Her de Spike Jonze, Under the Skin de Jonathan Glazer, Lucy de Luc Besson et Ghost in the Shell de Rupert Sanders), qualités et défauts compris. Mais d’abord et surtout dans la perspective figurative tracée par les choix d’actrice de Scarlett Johansson en vertu desquelles la star apparaît alors au carrefour de tous les paradoxes : aussi vide en son cœur que charnue. A la fois fantasme industriellement manipulé afin de capter l’imaginaire et la libido d’autrui et figure de chair faisant la guerre à tous les processus de désincarnation, le leurre fatal propre au fétichisme de la marchandise se double aussi de la femme androïde privilégiée par le post-humanisme.

 

 

 

La déesse païenne qu’est Scarlett Johansson est en réalité une mutante héroïquement écartelée entre des injonctions contradictoires, une Alice au pays des merveilles de notre temps happée par un devenir cyborg et prothétique.

 

 

 

lundi 10 avril 2017

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 Her (2013) de Spike Jonze

 

 

 

La voix du fétiche, l'impasse du fétichisme

 

 

 

Le quatrième long-métrage de Spike Jonze promet bien plus qu'il ne satisfait véritablement ses promesses. Comme si, incapable d'assumer radicalement les implications d'un sujet réellement intéressant, le film se contentait de jouer seulement la carte de la séduction plutôt qu'il ne voudrait soutenir la possibilité plus difficile de l'induction (superficiellement séduisant, le film n'attire effectivement à lui que pour se retirer sans appeler ni induire grand-chose). A ce titre, Her occupe une position structuralement homologue à celle de Samantha, ce système d'exploitation personnalisée dont la voix chaude et sensuelle est censée combler imaginairement le vide affectif du héros quelconque mais typique de l'ultra-moderne solitude d'après-demain, Theodore Twombly interprété par Joaquin Phoenix.

 

 

L'histoire aurait dû être celle d'un déni (le héros sait bien que Samantha n'est que l'émanation vocale d'une intelligence informatique, mais quand même, il devient amoureux d'elle et assume ce qu'il croit être une relation authentique devant ses amis). Mais jamais le film ne le caractérise objectivement, au point d'en épouser la perspective faussée et finir lui-même par être victime du leurre. Tout entier voué à indexer son regard empathique sur la subjectivité du personnage, Her ne comprend rigoureusement rien des linéaments propres à un clivage fétichiste au nom duquel une relation imaginaire est contractée en échange d'une forme d'addiction consécutive à la capture psychique exercée par un avatar hyper-moderne du bon vieux fétichisme de la marchandise marxien. Sur le plan strict du déni, Her fait certes mouche en proposant par exemple le plan noir grâce auquel le spectateur peut adhérer à l'image fantasmatique de la relation sexuelle de Theodore avec Samantha. Mais tout en y voyant en même temps l'irreprésentable réalité d'une activité masturbatoire entretenue par une aliénation prothétique et déniée comme telle.

 

 

Spike Jonze s'abandonnera ensuite à l'absence de volonté d'attester des nouvelles formes d'assujettissement proposées par un capitalisme cherchant de nouveaux champs de valorisation du côté de l'émotion. Notamment au détour piteux d'un scénario qui au bout du compte renonce à ne pas s'empêcher de rapprocher les voisins (Theodore et sa vieille amie jouée par Amy Adams) dont un mal-être identique ne pouvait forcément que les réunir. Et comment, sinon en reléguant au programme informatique lui-même le soin de mettre un terme à une relation qui n'en était pas une parce que la relation (a fortiori amoureuse) exige le Deux quand la prothèse fait de la béance du désir caractérisant celui de tous ses clients le miroir grâce auquel soi-même apparaît narcissiquement comme un autre ? Une hypothèse que le film lève sans s'y intéresser plus avant aurait été que le système d'exploitation aura en fait décodé les divers signaux envoyés par Theodore afin de lui proposer le programme de résilience approprié lui permettant de faire le deuil de son divorce d'avec son ancienne compagne, Catherine (Rooney Mara). Une autre, tout aussi passionnante, déduirait que la mise en suspens du système d'exploitation serait la conséquence d'une mobilisation citoyenne ou publique contre un service informatique au fond antidémocratique puisqu'il s'attacherait en réalité à accaparer de manière totalitaire l'économie libidinale des subjectivités individuelles.

 

 

L'aliénation fétichiste dans le revers de la séduction matérialisée par l'économie des nouvelles technologies de l'information et de la communication : voilà ce que Spike Jonze fera semblant d'interroger au nom, sous couvert d'anticipation, de la représentation d'un monde lounge et cosy qui, designé par Ikea et mis en musique (d'aéroport ou d'ascenseur) par Arcade Fire (inspiré par le fondateur de l'ambient, Brian Eno), serait livré aux mains d'une classe intellectuelle devenue mondialement dominante, de Los Angeles (où travaille Theodore) à Shanghai (où ont été tournées les séquences en extérieur). Il faudra bien deux plans furtifs, l'un sur un vendeur de pizza et l'autre sur une femme de ménage, pour contrarier superficiellement l'étrange portrait social d'un monde qui, anticipé un pied dans le présent et l'autre dans le futur, souffre d'être si peu conflictuel et différencié.

 

 

Ou bien alors il s'agit d'un monde totalitaire mais moins hard que soft. Un nouveau totalitarisme assis sur la subsomption intégrale (affectivité ou subjectivité comprise) du travail sous le capital. Mais Her ne le considère jamais ainsi puisque tout son point de vue consiste à recouper de manière empathique celui de son personnage, adoptant en conséquence les lunettes du clivage fétichiste qui afflige ce dernier (d'où que le film de Spike Jonze ressemble symptomatiquement, à l'instar de The Secret Life of Walter Mitty de Ben Stiller également basé sur la question du déni au point de s'y abandonner semblablement, à une publicité pour les nouveaux services audiovisuels d'un équipement multimédias). En revanche, la belle idée d'une voix incorporelle, pure de toute incarnation – autrement dit une voix out impuissante à devenir in et énonçant depuis cette impossibilité même la tristesse d'un défaut de corps, promettait également d'actualiser le vieux récit mythique de la créature inorganique fait de mains humaines et échappant relativement à ses créateurs. Cela depuis les mythes de Pandora (et on reconnaît dans le suffixe grec dora le « don » qui est aussi celui du prénom Theodore) et du Golem jusqu'au monstre de Frankenstein en passant par Pinocchio et l'enfant robot de Artificial Intelligence (2001) de Steven Spielberg. Il y avait tout lieu surtout de mettre en rapport la voix de Samantha avec celle de l'ordinateur HAL de 2001 : a Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick (qui voulait réaliser A.I. avant d'en laisser significativement le soin à Steven Spielberg) puisque, en effet, ils sont tous les deux des « acousmêtres » (Michel Chion) réduits visuellement à une boîte surmontée d'un œilleton. Des voix sans corps appartenant aux programmes informatiques censés assurer le développement prothétique des potentialités humaines. Sauf que là où le film de Stanley Kubrick affrontait les conséquences de la projection du défaut humain dans le domaine de l'extériorisation technique (sur le mode mémorable de la paranoïa surmoïque), le long-métrage de Spike Jonze s'en remet aux seuls charmes d'un couple d'acteurs glamour afin d'éviter à rendre puissamment vertigineuse l'histoire d'un homme copulant avec son système d'exploitation parce que la combinaison de l'intelligence artificielle et de l'extension du capitalisme culturel en autorisent la marchandisation et la consommation.

 

 

Her approche de la terrible et obscène vérité lorsque Samantha propose pour amuser Theodore le dessin réinventant de façon cronenbergienne le montage des organes et des orifices du corps humain (une allusion à Shivers en 1978 avec son héroïne dotée d'un sexe caché sous l'aisselle est à cette occasion glissée). Mais, là encore, l'idée d'investir les nouveaux matériaux prothétiques au service d'une satisfaction libidinale entretenant la pente schizoïde des individus afin de leur éviter toute confrontation risquée avec la réalité de l'autre (alors que l'évitement de toute altérité est ce qui précisément nourrit le malaise) s'évanouit progressivement dans une fiction uniquement préoccupée de faire que son personnage jouisse in fine d'un scénario (aussi quelconque que celui de Gravity d'Alfonso Cuaron en 2013) de résilience. Le beau plan de la mère endormie dans le documentaire tourné par Amy, parce qu'il laisse perplexe son compagnon imaginant la possibilité de mettre en scène avec des acteurs les rêves de la femme qui dort, témoignerait à ce titre d'un puérilisme refusant d'affronter l'opacité propre à toute altérité – autrement dit le trou dans l'autre en miroir du trou que l'on a en soi. Cette altérité respectée était justement celle que le garçon de Max et les maximonstres (2009) réalisé par Spike Konze d'après Maurice Sendak savait dépasser quand, après avoir mené sur l'île de son enfance les batailles de son imaginaire, il se présentait tel le spectateur apaisé devant sa mère endormie.

 

 

La voix incorporelle serait l'indice symptomatique dans le monde sophistiqué du libéralisme des plaisirs du spectre du totalitarisme marchand. Mais la voix de Scarlett Johansson est ce fait publicitaire qui vient neutraliser cette possibilité fictionnelle, tout en contredisant l'identification du spectateur en faveur de la pente fantasmatique du personnage puisque la voix féminine, si elle est bien connue du premier, est inconnue du second. Ou bien il aurait fallu que Theodore Twombly choisisse expressément comme option vocale la voix de Scarlett Johansson. Et le film de Spike Jonze se serait alors relativement amusé à déconstruire l'imaginaire des gens réels ou connus (Being John Malkovich sur l'acteur éponyme en 1999, Adaptation sur le scénariste Charlie Kaufman en 2003). Ou bien l'option d'une voix appartenant à une actrice inconnue (on pense par exemple ici à la voix des annonces de la SNCF) aurait autorisé le spectateur à fantasmer autant, sinon plus peut-être, que le héros qui en tombe amoureux. Cette contradiction aurait pu créer suffisamment de distanciation pour considérer l'aliénation fétichiste non plus sous le seul angle de l'identification empathique. Mais Spike Jonze mise, comme on l'a dit, davantage sur la séduction que sur l'induction et la voix de l'actrice hollywoodienne ne sert qu'à resserrer les liens entre spectateurs et personnage dans l'idée masculine que, trop souvent dans le cinéma étasunien, « la Femme n'existe pas » (Jacques Lacan).

 

 

Entre Catherine dont il s'est séparé et qui hante ses rêves, Samantha qui est un mirage technologique et Amy qui est une sympathique voisine que l'on ne pourra aimer mais seulement le film achevé, Theodore erre donc dans l'impossibilité du rapport sexuel. Précisément parce qu'il est impuissant (et cette impuissance est comme on l'a dit entretenue par le fétichisme de la marchandise) à affronter l'idée que l'amour ne consiste que dans la différence (ou le Deux comme le dirait Alain Badiou) existant entre la Femme telle qu'il la fantasme et la femme particulière telle qu'elle existe et se présente devant lui. L'homme serait séparé maladivement de son propre désir par l'impasse de son fantasme entretenue par le fétichisme de la marchandise informatique. Mais il est en même temps celui dont le travail consiste à jouer le rôle de tiers (ou de « médiateur évanouissant » comme le dirait Fredric Jameson) entre les auteurs de lettres et leurs destinataires, les premiers déléguant au héros la mission de les écrire à leur place. Une nouvelle fois, Her savait pertinemment qu'il racontait l'histoire d'un homme dont le déni propre répond à une économie générale du déni à laquelle il participe directement en tant qu'employé. Sauf que Samantha répond à son désir secret de devenir écrivain en prenant à sa place la décision de confectionner un recueil de ses meilleures lettres afin qu'elles soient publiées et que sa disparition motivée au nom du bien-être de Theodore pousse finalement ce dernier à écrire l'ultime lettre énonçant le début heureux du deuil en regard de son histoire avec Catherine.

 

 

Terrible que d'épuiser toute l'audace de son sujet (autrement dit de n'en jamais faire un objet de réflexion). Derrière la résilience dont la coulée mielleuse fige tout, il y avait pourtant deux idées amplement développées par Slavoj Zizek et ici envisagées mais seulement superficiellement : celle de l'« interpassivité » au nom de laquelle les dispositifs technologiques de l'interactivité consistent en réalité à nous priver de notre propre passivité ; et celle, complémentaire, du Tamagotchi comme avatar ludique cristallisant l'essence religieuse du fétichisme de la marchandise.

 

 

Si Her avait raconté l'histoire d'un homme qui, copulant avec son Tamagotchi prénommée Samantha, souffre en fait d'une aliénation consistant en l'objective dépossession de sa propre passivité subjective (qui se double d'une fausse activité : cf. La Subjectivité à venir. Essais critiques, éd. Flammarion, 2006, p. 38), le film aurait été formidablement contemporain, touchant à la bizarrerie de l'époque comme le fut sur un sujet semblable I Love You (1986) de Marco Ferreri. A la place, Spike Jonze fait à des fins de séduction frivole et inconséquente semblant de raconter pareille histoire sans en assumer les conséquences, en préférant l'option du scénario consensuel de la résilience à celui, plus dissensuel, de l'assujettissement pathologique entretenu par les ultimes développements technologiques du fétichisme de la marchandise.

 

 

 

2 avril 2014

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 Under the Skin (2013) de Jonathan Glazer

 

 

Plus et moins qu'elle-même

 

 

Trois films sortis en 2014 enfoncent un même clou dans la chair d'une fascination contemporaine : Scarlett Johansson serait à la fois plus et moins qu'elle-même. C'était déjà la voix incorporelle émanant du système d'exploitation de Her (2013) de Spike Jonze. Ce sera l'individu quelconque accidentellement victime dans Lucy (2014) de Luc Besson des conséquences fantastiques d'un produit chimique lui permettant de développer radicalement les potentialités intellectuelles de son cerveau. Et c'est aujourd'hui l'extraterrestre du troisième long-métrage de Jonathan Glazer adapté du premier roman éponyme de Michel Faber (2005), moulé dans une enveloppe humaine qui sillonne en camionnette les rues écossaises en quêtes d'hommes à engloutir dans un trou noir effrayant. Voix sans corps simulant la partenaire idéale ; être tendanciellement surhumain s'éloignant de l'humanité générique ; prédateur alien volant l'apparence humaine pour tromper et anéantir ses faux semblables : à chaque fois, Scarlett Johansson serait donc cette actrice convoquée pour jouer selon un principe paradoxal au nom duquel l'excès (le plus qu'humain) confondu avec son envers (le moins qu'humain) se doublerait lui-même d'un retrait (l'humain, ni plus ni moins). Qui peut le plus peut le moins dit l'adage populaire et la chose serait d'autant plus fondée dans la perspective où le pouvoir de faire (et faire plus ou mieux que tout autre) et celui de ne pas faire (faire moins pour ne plus faire et potentiellement faire autre chose) entreraient en coalescence pour devenir indiscernables. Plus qu'humaine et moins qu'humaine, dans la zone d'une humanité incertaine, voilà où s'aventurerait donc Scarlett Johansson. Appréhendée littéralement comme un « être non inhumain » pour reprendre une formulation de Bernard Stiegler (cf. « Questions de pharmacologie générale. Il n'y a pas de simple pharmakon » in Psychotropes, 2007/3-4, vol. 13, pp. 27-54), l'actrice se doit dès lors de figurer exemplairement une humanité qui ne va plus de soi. Une (post)humanité tiraillée entre une nature artificiellement excédée (Lucy), une fausse nature humaine véhiculant une autre nature supra-naturelle (Under the Skin) et un développement prothétique en supplément d'un défaut fondamental ou originaire (Her). Il y aurait à chaque fois ici comme une horreur du naturalisme, paradoxalement identifiée à une actrice censée personnaliser un parangon féminin de beauté pulpeuse, dans cette série involontairement mais relativement cohérente de trois films (et l'adaptation hollywoodienne du manga Ghost in the Shell sera le quatrième de cette passe) qui appréhendent de manière réflexive le statut de star de l'actrice comme sur-nature ou artefact. Scarlett Johansson, telle une nouvelle Maria de la contemporaine Metropolis mondiale qui soulèverait l'enthousiasme public en vertu de ses capacités à jouer des personnages hors-norme. Mais pour autant que cet enthousiasme côtoierait aussi l'angoisse de l'inauthenticité caractéristique des abstractions fétichistes de la société spectaculaire (Her), se renverserait encore en risque de chaos mondial (Lucy) ou bien plongerait dans une terreur indiciblement métaphysique (Under the skin). Même si une pulsion prédatrice semble innerver le dispositif de capture sophistiqué proposé par le film de Jonathan Glazer, la figure persévère avec la diversité de ses déclinaisons ou avatars à s'avancer en frayant dans les parages d'une humanité menacée par son propre dépassement – en lisière d'une actualité confinant virtuellement à l'auto-abolition. Sur le plan technologique de la prothèse informatique substituant le programme fantasmatique au réel de la rencontre authentiquement amoureuse (Her), sur celui d'une présence extraterrestre hostile au genre humain précisément masculin au point d'en pratiquer l'évidage (Under the Skin) ou bien encore sur celui d'une supériorité intellectuelle menaçant l'humanité dans sa globalité (Lucy). Bien évidemment, la question de savoir si l'humanité interrogée depuis ce qui la divise essentiellement et donc personnifiée ici avec les figures diversement interprétées par Scarlett Johansson se comprend aussi dans la perspective particulière du sexe ou du genre, l'humain plus et moins incarné par l'actrice étant également identifié à une féminité équivoque ou ambivalente, fondamentalement non substantielle et dénaturalisée. Ce qui permettrait déjà a minima de marquer la distance à pointer entre l'icône de féminité représentée par la star et la manière dont l'actrice arriverait à se soustraire, intelligemment comme sensuellement, à une surenchère iconique largement entretenue par les techniques publicitaires du capitalisme culturel et du vedettariat international.

 

 

Ce serait donc l'intelligence commune à ces trois films que d'investir les plis à partir desquels l'actrice se verrait mobilisée en tant que star, tout autant que celle-ci tenterait dans le même mouvement de s'en écarter en en contournant la glu fatale. Le pli investi autorisant dès lors une distinction en vertu de laquelle l'actrice considérée comme telle évite de succomber au piège de ne plus alors devoir uniquement servir que comme support spectral enrôlé pour entretenir le rythme mondial de la fantasmagorie marchande (un motif par ailleurs diversement envisagé par Antiviral de Brandon Cronenberg et The Congress d'Ari Folman en 2013). Simulacre publicitaire d'une promesse de jouissance masculine dans le film de Spike Jonze, la séduisante et fallacieuse promesse se transforme en semblant de prostitution masquant une pulsion de prédation horrible et morbide dans le film de Jonathan Glazer comme elle se trouve happée dans le film de Luc Besson dans un devenir inhumain, de quasi-divinité. Scarlett Johansson est tendanciellement une déesse, mais c'est tendanciellement aussi une monstresse dépassée par le statut de cyborg de Ghost in the Shell préfiguré par le logiciel de Her et les métamorphoses trans-génétiques de Lucy. Et il lui faudrait alors expérimenter en tant qu'incarnation idéale-typique de notre « être non-inhumain » à l'ère spectaculaire le moment disjonctif d'un vacillement prometteur d'une interruption humaine de la tendance dominante à l'inhumain. C'est alors en interrogeant la possibilité d'une part humaine authentique (autrement dit non réductible à la logique instrumentale des moyens articulés à des fins qui ne se réalisent qu'en les détruisant) que l'actrice comme corps soutenant un principe d'incarnation et d'identification tenterait de reprendre ses droits sur la star comme produit publicitaire d'appel. Parce que l'inauthentique ne lui suffirait plus (Her) ou bien parce que surgirait – faille intempestive – l'événement de l'altérité et de l'intersubjectivité combinées (Under the Skin et peut-être aussi Lucy) ou des origines humaines par anamnèse retrouvée (Ghost in the Shell). Dans les écarts de la chair de l'actrice et, relatif à son statut médiatique, de la « nouvelle chair » (pour employer un terme cronenbergien qui conviendrait parfaitement à cette problématique) se manifesteraient ainsi les intervalles propices à l'avènement passionnant, car passionnel, d'une image au sens fort du terme : qui se donne en excès tout en en soustrayant le secret. Ou bien qui s'offre au risque de tout absorber mais sait aussi se retirer dans la préservation de son inépuisable mystère. C'est alors l'évidence, Scarlett Johansson, qui est à la fois suffisamment bonne actrice pour penser (si jeune encore, elle n'a qu'une trentaine d'années) la cohérence stratégique de sa carrière et suffisamment iconique pour rayonner au-delà de la seule sphère cinématographique, figurerait de manière exemplaire une espèce de mutante. Mutante, elle l'était déjà dans les trois films presque successivement réalisés par Woody Allen, compagne charnelle victime du désir d'ascension sociale de son conjoint (Match Point en 2005), journaliste malicieuse à l'énergie plébéienne (Scoop en 2006), touriste étasunienne ébranlée dans ses certitudes sexuelles par des vacances ayant pris la forme narrative d'un conte moral (Vicky Cristina Barcelona en 2008). Mutante, elle l'est devenue plus encore expressément en héritant du rôle de la super-héroïne appelée la Veuve noire issue de l'univers Marvel et présente dans la série formée de The Avengers de Joss Whedon tourné en 2012 et poursuivie l'année suivante avec Captain America : The Winter Soldier des frères Anthony et Joe Russo. Une mutante digne de s'offrir comme figure dynamisant le genre de la science-fiction (tutoyé sur le mode de l'anticipation gazeuse dans Her, de l'hypothèse extraterrestre dans le monde glauque de Under the Skin ou du fantastique corrélé à la question toujours morale du super-pouvoir dans Lucy). Une mutante digne enfin de désigner le trouble dans la féminité de fait privée de tout fondement substantiel, comme de valoir allégoriquement pour l'humanité contemporaine en ses primordiales tendances et non moins essentielles césures.

 

 

La mutante qui s'offre donc à nous depuis le secret (Scarlett Johansson serait fondamentalement opaque) caractérisant ses excès (même si Scarlett Johansson serait belle à en mourir, littéralement) est alors celle qui flotte ici dans la zone sans contour ni limites où se décollent pour ne plus strictement coïncider, en homologie structurale de l'humain et de l'inhumain enveloppés dans la même coquille d'un « être non inhumain », le corps (documentaire de l'actrice) et l'incorporel (imaginaire de la star), le premier lui appartenant en propre quand le second appartiendrait à tout le monde. On pourra alors nommer chair fictionnelle cette zone troublante et demander comment les réalisateurs qui souhaitent y pénétrer résolvent l'importante problématique de l'incarnation et de l'identification, Scarlett Johansson devant alors pour eux jouer en montrant ce qu'elle est en propre, ce qu'elle représente idéalement ou universellement, en même temps que le rôle au principe de l'écart jouant avec ces deux registres pas strictement emboîtés. D'abord en proposant justement que ce même temps soit celui d'un désaccordement propice à interroger ce qu'il y a de plus et de moins dans le féminin et plus généralement dans l'humain. Ensuite en privilégiant la tendance inhumaine afin de mieux rendre compte du point de basculement en regard duquel l'événement humain vient alors interrompre la pente à l'actualisation intégrale et radicale de la première tendance. Mais c'est aussi à cet endroit précis de la narration réfléchissant la manière duelle de convoquer Scarlett Johansson, en tant que star et en tant qu'actrice, que les films risquent peut-être de rater le coche de l'articulation sans synthèse du conjonctif et du disjonctif (ou alors seulement de manière « hyperdialectique » comme dans la perspective phénoménologique défendue par Maurice Merleau-Ponty). Déjà parce que le film de Spike Jonze brise la convention implicite au principe du récit exemplaire de la personnalisation du système d'exploitation de Her en proposant au spectateur de combler les vides de la représentation concernant « Samantha » avec la voix hyper-identifiable de Scarlett Johansson. Là où il aurait fallu inventer une voix incorporelle depuis l'inconnu afin de coller à la subjectivité de son héros qui ne reconnaît pas ce que le spectateur identifie quant à lui immédiatement, la reconnaissance vocale instruit bien une logique fantasmatique – mais aux dépens du personnage masculin à qui ne reste plus qu'à faire l'épreuve, certes éthique mais narrée aussi selon des conventions bien moralisantes, de la butée du réel afin de faire triompher l'amour au lieu même de la captation technologique de sa libido. Comment toucher au vertigineux vide structural logé au cœur du fantasme quand le film le rebouche aussitôt symboliquement avec les effets de reconnaissance symbolique de la voix de son interprète ? Intéressant sur le versant du fétichisme publicitaire relatif à l'icône glamour Scarlett Johansson (même si elle est réduite au grain suggestif de sa voix), Her semble malgré tout s'effrayer de sa propre ambition en décidant finalement de botter en touche à partir du moment où il s'agit de déployer l'imaginaire d'un futur proche. Et cela de telle manière qu'il ne puisse pas vraiment se connecter puissamment au réel d'un présent déjà largement dévolu aux dispositifs spectaculaires de capture libidinale de leurs consommateurs. Il faudra également apprécier Lucy de Luc Besson afin de vérifier si la tendance à l'exponentielle croissance des pouvoirs intellectuels de la protagoniste complique l'image de la super-héroïne ou bien au contraire en rétablit les excès mais selon de tristes réflexes fictionnels déjà bien rodés (dans Nikita en 1990, Le Cinquième élément en 1997 et Jeanne d'Arc en 1999, autres figures bessoniennes représentatives de la super-féminité guerrière rêvée par tous les adulescents fans de Lara Croft).

 

 

Under the Skin se présenterait comme le film le plus ambitieux de cette intéressante passe de quatre, tentative de dynamisation arty de genres cinématographiques dominés par le genre masculin – d'abord le thriller (pour l'hypothèse première de la serial killer) puis rapidement le film de science-fiction (pour l'hypothèse extraterrestre) – en puisant ostensiblement dans la matière prestigieuse d'un cinéma de l'abstraction et de la sensation (les ponctuations colorées et intersidérales et les compositions musicales grinçantes de Mica Levi inspirées des séquences ligetiennes de 2001 : A Space Odyssey de Stanley Kubrick en 1968, l'ambiance sexuellement anxiogène de Lost Highway de David Lynch en 1996, la prédatrice sexuelle interrogée depuis son interprète comme dans Trouble Every Day de Claire Denis avec Béatrice Dalle en 2001). L'ambition est grande en effet, situant le film à la croisée esthétique des chemins de la radicalité cotée avec, d'un côté, l'horreur contemporaine et l'indistinction allégorique d'Éros et de Thanatos (la sexualité mortifère de l'héroïne fait d'elle l'avatar contemporain du succube, lamie grecque ou goule mésopotamienne, sirène homérique ou Lilith kabbalistique, vamp des serials du muet ou femme fatale du film noir, mante religieuse ou veuve noire, métaphore animale déjà rencontrée). Et, de l'autre, une réflexion sur les pouvoirs de transfiguration allégorique de la fiction en regard du réel documentaire doublée d'un précis analytique de décomposition de la réalité au bénéfice de la montée d'une angoisse sourdement ontologique (les séquences de rue et de voiture filmées en caméras cachées et les plans-tableaux au romantisme noir montrant une nature écossaise désolée). Pourtant, pile poil au milieu du carrefour, il n'y aurait rien d'autre que des possibles que le film du rare Jonathan Glazer envisagerait sans jamais en emprunter les chemins, affecté d'un étrange statisme alors même que son héroïne conduit sa camionnette puis, désorientée, décide de se mettre à marcher une fois acté le dysfonctionnement du programme de prédation initial. Malgré la garde de fascinants motards taiseux qui veillent à l'efficacité du dispositif d'engloutissement et pourraient de loin rappeler la paire de gendarmes à motocyclette de Orphée (1948) de Jean Cocteau. Ainsi, les motifs géométriques d'une circularité reliant les astres aux yeux servent pour le réalisateur de facile évacuation sous prétexte d'abstraction artistique d'un contexte science-fictionnel complètement assumé par son auguste devancier, Stanley Kubrick. Rien alors de plus pénible en effet que de jouer du bout du doigt avec le genre comme s'il fallait éviter de se salir les mains en les plongeant dedans pour préférer à la place s'en servir comme d'un servile marche-pied afin de toucher la pureté de l'éther métaphysique promis. Et il y aurait ainsi tout lieu de considérer les homologies structurales entre ce que Jonathan Glazer fait avec le genre et ce que son inhumaine héroïne fait de son corps humain d'emprunt. A savoir un véhicule camouflage utilisé dans une entreprise de séduction afin de tromper et engluer dans une inconsistante fascination les passagers issus comme les spectateurs du monde réel. Quant aux rencontres avec des figures quelconques trouvées dans le réel et ignorant jouer leur propre rôle dans la rue et surtout dans la camionnette de l'héroïne munie de huit caméras cachées, elles n'offrent également aucun moment d'électrisation au point où le documentaire (du côté passager) viendrait par exemple remuer ou contrarier la fiction (du côté conducteur). Mis à part le frisson rapidement évanoui de l'insolite conjonction esthétique entre la fiction et le documentaire (même si la conjonction vire immédiatement à la contamination et l'absorption vampirique du second par la première à l'instar, là encore métaphoriquement, de ce qu'accomplit l'héroïne en regard des victimes masculines qu'elle aura embarqués), ne reste alors que la morne reprise du vieux principe télévisuel et abusif de la caméra cachée auquel renonce d'ailleurs le réalisateur dans la seconde partie de son film. Il suffira ici de repenser au dispositif cinématographique conçu par Abbas Kiarostami dans Ten (2002) pour obtenir, dans le double système des champs-contrechamps entre conductrice et passagers et des rapports entre fiction à l'intérieur de la voiture et documentaire à l'extérieur, des effets de réel autrement plus troublants. Enfin, la rencontre décisive avec un homme au visage probablement atteint d'éléphantiasis (à l'instar du héros de Elephant Man de David Lynch en 1980) introduit le virus d'un renoncement à la reproduction sérielle de la machine de prédation, mais qui risque aussi de réduire l'abîme de la rupture intersubjective au surgissement d'un affect de pitié un peu triste. On se réjouirait presque que le chef mutique des motards intergalactiques rattrape le pauvre garçon traversant nu la lande écossaise afin d'effacer le soupçon de sentimentalité à l'endroit de la difformité vécue comme un stigmate suffisamment pathétique pour réveiller l'humain sommeillant dans la bête extraterrestre. Même si, de façon paradoxale, le difforme enjoint aussi l'héroïne à découvrir qu'elle possède un visage dont on découvrira au final qu'il ne lui appartient pas, mais qu'elle aurait décidé de vouloir faire sien malgré tout.

 

 

Le décollement final du visage, en réponse aux enveloppes masculines flottantes dans la nuit comme du lait ou des figures de Francis Bacon, est d'autant plus sidérant qu'il expose avec le corps réel de l'alien le caractère nettement spéculaire du film de Jonathan Glazer. Sous la peau artificiellement humaine de l'extraterrestre, un bloc de carbone noir s'offrant comme réduction eidétique du corps réel de l'actrice : Under the Skin comme empreinte sur papier carbone d'une femme proprement inconnue envisageant le décollement numérique du visage de la star qui en recouvrait jusqu'à présent la face. En précession du décollé d'un visage écartant la femme réelle inconnue de la star reconnue, le défiguré comme interrogation de la figure humaine en son essentielle fragilité : voilà qui serait autrement plus convainquant mais la tournure scénaristique qui lui est associée autorise ensuite les développements plus attendus de l'inhumain en reconquête fragmentaire de son enveloppe artificielle afin d'en faire la chair nécessaire à l'existence d'une relation intersubjective. Les flashs aveuglants des stroboscopes d'un night-club, le visage aperçu dans le reflet difficile d'un miroir dépoli puis ultimement considéré une fois décollé, la bouche essayant d'avaler un peu de gâteau au chocolat, une chute ou du brouillard éprouvés comme s'ils ne l'avaient jamais été, la fente vaginale examinée à la lampe après une tentative de rapport sexuel représenteraient alors autant de moments significatifs mais aussi significativement clivés entre l'originale réinvention sous la condition du registre science-fictionnel du « stade du miroir » lacanien et une entreprise d'humanisation attendrissante soucieuse de redonner grâce et tremblement aux premières fois. Scarlett Johansson a beau être idéale pour incarner ici une nouvelle « sexy beast » (puisque Jonathan Glazer a réalisé en 2000 un petit polar excentrique portant ce titre), Under the Skin souffre pourtant de manquer souvent l'articulation (c'est-à-dire la chair fictionnelle) entre le genre et sa sublimation allégorique d'une part, entre les éléments documentaires et fictionnels d'autre part. Le genre étant moins réapproprié qu'appauvri à force de désertification, l'allégorie de notre étrangeté radicale au monde s'envole bien trop vite dans la stratosphère des idées majuscules. Quant à la part documentaire du film, réduite aux mimiques télévisuelles de la caméra cachée, elle finit par être vampirisée et engloutie dans le trou noir ouvert dans le réel par la star en ses exercices de captures de la libido et de l'imaginaire des spectateurs du monde entier. Même si l'idée soutenant le dispositif intéresse quand le réalisateur use du visage désaffecté de son héroïne comme d'une surface neutre afin de neutraliser les enchaînements sociaux habituels (la camionnette chahutée par des jeunes encapuchonnés), en devenant même inquiétant lorsque la fantastique aspiration féminine des types masculins issus du naturalisme anglais inclut Paul Brannigan, l'interprète principal de The Angels' Share - La Part des anges (2012) de Ken Loach. Malgré tout, ce double défaut d'articulation esthétique entre des régimes représentatifs hétérogènes conduisant à ce que le film ressemble in fine aux enveloppes charnelles des victimes masculines de la prédatrice, flottant dans un éther noir jusqu'à contraction et élimination rougeoyante des intérieurs organiques. S'il ne faut pas hésiter à dire que l'image de cet outre-monde où disparaissent les victimes de la vamp est saisissante en ce qu'elle réussit à conjoindre les états solide, liquide et gazeux avec la nuit la plus noire, elle contracterait paradoxalement aussi l'idée d'un film moins spectral que fantomatique. Tel un bel ectoplasme filmique qui, enjolivé de préciosités formelles héritées des manières du clip (on se souvient des longs travellings-avant, kubrickiens dans Karmacoma de Massive Attack en 1994, lynchiens dans Karmapolice de Radiohead en 1997) et lorgnant du côté de l'art contemporain (l'outre-monde fait en effet songer à certains travaux du vidéaste Bill Viola), flotterait dans des ambitions réduites en l'absence de tout contenu à n'apparaître que comme de grandes prétentions mais vagues ou molles.

 

 

Dans le frayage par trop affecté d'une glauque attitude fatigante (au moins, Lars von Trier savait en rigoler dans son diptyque Nymphomaniac en 2014), Under the Skin échouerait alors radicalement là où aurait mieux réussi Birth (2004), le précédent long-métrage du réalisateur anglais qui n'ignorait alors pas que la question de l'incarnation obligeait quand même à poser l'autre question à laquelle la première ne peut pas ne pas être associée – à savoir la question de la croyance. C'est en demandant effectivement au spectateur de se poser à lui-même, à l'instar de l'héroïne interprétée par Nicole Kidman dans l'un de ses plus beaux rôles cinématographiques, la question de croire en la possibilité de la réincarnation de son mari dans le corps d'un enfant que Birth pouvait puissamment fasciner tout en légitimant les tours de force stylistiques de la mise en scène (du long travelling-avant d'ouverture du film sur le coureur bientôt défunt dans un paysage enneigé avec la musique d'Alexandre Desplat, jusqu'au lent zoom avant sur le visage troublé de l'héroïne lors de l'ouverture de la Walkyrie dans L'Anneau du Nibelung de Richard Wagner composé en 1870). Jonathan Glazer aura certes tout compris de la star Scarlett Johansson, en la considérant depuis sa chair mêlant à la fois les images du fétiche sexuel privé de toute substance, du simulacre usurpant la place d'un(e) autre réel(le) en absorbant tout documentaire au nom de l'imaginaire de la société spectaculaire, et de l'icône érotique vecteur d'une jouissance symboliquement prostituée et retournée comme un gant afin d'en révéler la noirceur intersidérale et mortifère. Mais le réalisateur aurait dans le même élan raté aussi à documenter la chair de l'actrice Scarlett Johansson elle-même, seulement statufiée dans le noir carbonique qualifiant une parfaite inconnue. Star généreuse et charnue mais actrice contrainte à être désincarnée (et, partant, infiniment moins effrayante malgré sa fourrure et ses cheveux noirs que Béatrice Dalle dans Trouble Every Day), Scarlett Johansson, déesse ou monstresse avant de devenir ou redevenir cyborg, soit humaine seulement en étant à la fois plus et moins qu'elle-même, résisterait dès lors à toute identification. Le mystère de son être résistant à tout éventement, aussi formaliste et volontariste soit-il. La seule condition de la réussite contrariée de Under the Skin consistant par conséquent à raconter alors l'échec quasi-antonionien de son entreprise d'identification d'une femme.

 

 

samedi 28 juin 2014

 

 

A suivre...


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