« En même temps » : la locution adverbiale est devenue la signature rhétorique du nouveau consensus, celui de l’extrême-centre, ses formules et ses sophismes. « En même temps » tient du « ninisme » qui est censé réfuter les extrémismes au nom de la seule autorité qui vaille : l’autoritarisme du capital. « En même temps » sert en réalité à ne surtout pas dire : « de deux choses pas l’une ». D’inspiration godardienne, cette locution alternative a pour enjeu de penser les rapports sociaux dialectiquement, qui sont des contradictions antagoniques que dénie la formule consensuelle du « en même temps ». Contre l’idéologie de la dénégation, la dialectique est à l’épreuve des antagonismes dans les rapports entre les mondes sociaux, et que les synthèses, provisoires et précaires, et encore à venir, s’essaient à symboliser malgré tout.
« En même temps » a donc pour réponse critique « de deux choses pas l’une » : voilà comment penser l’idée des « mondes parallèles » autrement que sur le mode du multivers dont est friand la science-fiction. Voilà ce que peut encore le cinéma quand, dans le jeu du montage et des relations conjonctives et disjonctives entre l’image et le son, il montre que les mondes sociaux ne sont pas des monades hermétiques et isolées, repliées sur soi, mais au contraire des formations historiques qui trouvent ailleurs leur polygone de sustentation : dans la vérité des rapports sociaux qui sont des rapports de pouvoir, entre les classes comme entre les images.
« Quand on dit de deux choses l’une, c’est pour dire la troisième »
(Claude Lévi-Strauss, Le Regard éloigné, 1983)
En même temps
(extrême-centre, extrémisme du ninisme)
« En même temps » : la locution adverbiale s’est imposée en signature de la rhétorique d’Emmanuel Macron dont le dernier film de
Gustave Kervern et Benoît Delépine, qui s’intitule justement En même
temps (2022), propose d’illustrer en la moquant gentiment. Lors du grand meeting du 17 avril 2017 à
Paris-Bercy, Emmanuel Macron s’est ainsi amusé lui-même de sa formule : « Excusez-moi, vous avez dû le noter, j’ai dit en même temps. Il paraît les amis que c’est un tic de
langage ». Et d’affirmer dans la foulée : « Je continuerai de le dire dans mes phrases et dans ma pensée, car ça signifie que l’on prend en compte des principes qui
paraissaient opposés. ». Des intellectuels ont cru sérieusement reconnaître dans ce tic de langage la marque sincère d’un type nouveau d’homme d’État désirant s’émanciper des vieux
antagonismes du siècle passé, par exemple Laurent Bigorgne, Alice Baudry et Olivier Duhamel (cf. Macron, « et en même temps... », Place des
éditeurs, 2017). D'autres y reconnaissent de vieilles rengaines, par exemple l'historien Jean-Baptiste Gallen qui attribue la paternité de la
formule ou son esprit à un ministre de Louis XVIII qui aurait beaucoup inspiré Balzac à l'époque de la Restauration, le royaliste modéré Élie
Decazes.
Expressive d’un principe de simultanéité (faire une chose et une autre, non pas successivement mais conjointement), la locution « en même temps » caractérise en fait un positionnement politique précis : le centrisme. Classiquement, le centrisme promet en effet de satisfaire en même temps les électeurs de gauche (avec un réformisme progressiste sur le plan de la justice sociale) et ceux de droite (avec un agenda néolibéral dans le domaine économique), dans l’optique de les retenir de basculer dans les extrémismes de gauche (avec le communisme) et de droite (avec le nationalisme).
Cependant, « en même temps » est une formule rhétorique dont le noyau de vérité engagerait, pour reprendre un néologisme de Roland Barthes proposé dans ses Mythologies (1957), une espèce de « ninisme ». Le ninisme est cette figure de rhétorique qui balance entre deux contraires pour finir par les renvoyer dos à dos en refusant de choisir autant l’un que l’autre. Selon Barthes, le ninisme est un formalisme plutôt qu’un réalisme. Il s’agirait même là d’une conduite magique puisque la dimension intolérable du réel se verrait évacuée au nom de l’équilibre pondéré de ses analogons. « En même temps » dit autrement la pondération à laquelle doivent se ranger les critiques du capital.
« En même temps » est donc une formule paradigmatique du régime actuel du consensus dont les contradictions auront pourtant été accentuées durant le premier quinquennat Macron à l’heure du tournant autoritaire, répressif et policier du néolibéralisme. De moins en moins hégémonique, la crise de consentement que connaît aujourd’hui le néolibéralisme a symptomatiquement été accompagnée par la brutalisation dans la répression policière des mouvements sociaux et un arsenal sémantique (l’islamo-gauchisme) et législatif (la loi séparatisme) raccord avec l’extrême-droite.
« En même temps » propose en conséquence la formule rhétorique archétypique du consensus à l’heure paradoxale (et sûrement aporétique) d’un centrisme radicalisé. L’heure est à l’extrême-centre conceptualisé par l’historien Pierre Serna (et le concept a été repris depuis par l’historien anglais Tariq Ali et le philosophe québécois Alain Deneault) afin de décrire une politique technocratique gestionnaire, ultralibérale sur le plan réformiste et autoritaire sur celui de la contestation sociale qu’elle suscite. On le voit avec l’énième contre-réforme portant sur les régimes des retraites : on propose de sauver un système structurellement déficitaire qui l’est pourtant tellement moins que la balance commerciale, en même temps on assumer de pénaliser les salariés aux carrières hachées, les femmes en particulier. Signature d’un ordre des choses dont la nécessité tient à ce qu’elles ne peuvent pas ne pas advenir autrement (Jacques Rancière), « en même temps » réactualise le parangon moderne de l’extrême-centre, qui pense tout haut et très fort ce qu’affirmait déjà Margaret Thatcher lors du virage néolibéral de la fin des années 70 et du début des années 80, résumé par l’acronyme TINA : « There Is No Alternative » (il n’y a pas d’alternative, au capitalisme s’entend).
Spécialiste de Paul Ricœur, Jean-Philippe Pierron rappelle qu’Emmanuel Macron se dit l’héritier spirituel de ce philosophe dont il a été l’assistant lors de l’édition de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli (1999). La rhétorique du « en même temps » voudrait ainsi prolonger dans le domaine politique la dialectique ricœurienne qui propose l’ajournement des synthèses au nom de la construction des liens tissés sur fond de conflictualité. Même si cela impose la surdétermination de l’économie sur la politique, au risque d’une réduction instrumentale (c’est la gouvernance comme méthode de gouvernementalité shootée à l’expertise des cabinets de conseil privés du genre de McKinsey).
Le psychanalyste Roland Gori insiste sur le noyau de dénégation constituant le cœur de la signature rhétorique d’Emmanuel Macron : le président sait bien que la politique est cette chose sacrée qui est une fiction exigeant croyance et conviction mais, quand même, il n’y croit pas tant que cela en créditant davantage une autre fiction, celle des lois essentialisées de l’économie dans l’héritage de Saint-Simon plutôt que de Paul Ricœur. Le CAC 40, voilà bien ce qui fait battre le cœur de l’homme du « en même temps », le promoteur des premiers de cordée qui se double du croyant en la théorie du ruissellement, qui est aussi fausse et autrement fallacieuse que celle du grand remplacement.
De deux choses, pas l’une
(un deux trois soleil)
De deux choses l’une : ou bien l’extrême-centre tient du « ninisme » fanatisé, ou bien il nomme la sauvegarde autoritaire et policière du consensus néolibéral à l’époque de la crise de son hégémonie.
« En même temps » est une locution adverbiale dont la vérité est donnée par une autre locution du même type : « De deux choses l’une ». Celle-là est employée pour poser deux possibilités exclusives, souvent en laissant sous-entendre que le choix entre deux termes exclusifs se fait toujours au bénéfice d’un seul. Choisir le capital, c’est faire le choix de la justice sociale dans le cadre contraignant de l’économie de marché. Choisir autre chose que le capital, par exemple l’attribution du salaire à la personne, la propriété collective des moyens de production et l’abolition de la propriété lucrative, soit le communisme, c’est opter pour le chaos. Donc il n’y a pas d’alternative.
C’est pourquoi on leur opposera une variation originale de la seconde locution adverbiale, celle qui dit « de deux choses, pas l’une ». On s’inspire de Jean-Luc Godard qui parle ainsi dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma (1980), esquisse québécoise aux Histoire(s) du cinéma (1988-1998). Dire « de deux choses pas l’une », c’est penser dialectiquement : d’abord en posant que l’acte essentiel au cinéma est le montage de termes hétérogènes ; ensuite en rappelant qu’il n’y a pas montage sans démontage ni remontage ; enfin en affirmant que le moment du cinéma moderne est impensable sans crise (y compris du cinéma) ni critique (du monde comme du cinéma).
Jean-Luc Godard rejoint exactement Claude Lévi-Strauss qui écrivait à la même époque : « Quand on dit de deux choses l’une, c’est pour dire la troisième » (Le Regard éloigné, éd. Plon, 1983). Pus tard, Éloge de l’amour (2001) donne à entendre une autre grande formule caractéristique, déjà esquissée dans Le Petit soldat (1960) : « Quand je pense à une chose, je pense à autre chose ». Une chose, une image, un peuple, une idée. Quand il y a de l’ici, il y a de l’ailleurs. Quand il y a de l’un, il y a de l’autre et ce que l’on n’aime pas dans l’autre c’est soi-même. La vérité c’est champ-contrechamp, mais toujours dialectiquement. On a aussi trouvé chez Martin Buber une formule tout à fait semblable : « Car où il y a une chose, il y a autre chose » (Je et Tu, éd. Aubier, 1969 [1923]).
À partir de Jean-Luc Godard, et déjà avec Walter Benjamin, on pense que les images sont dialectiques parce que leur montage l’est toujours déjà. Le montage est l’assemblage d’éléments hétérogènes dont on vérifie d’abord la ressemblance (c’est le moment identitaire ou imaginaire du montage : les images se ressemblent et s’attirent), dont on expérimente ensuite la dimension de choc et d’antagonisme (c’est le moment réel : les images n’ont rien à voir, elles se repoussent), et dont on examine enfin le rapport différentiel (c’est le moment symbolique du montage, l’image a un manque que comble le temps du montage une autre image et réciproquement). Une image, deux images : la troisième appartient au spectateur, qui fait l’image en la déduisant des rapports qu’il y a entre elles.
Un deux trois soleil : à l’économie des rapports d’exploitation, qui fonctionne jusque dans les images comme l’a bien montré Jun Fujita, on substitue une économie alternative reposant sur le don-contre-don. Les images cessent alors de travailler en collaborant sous l’autorité d’un maître (le scénario s’impose à la réalisation, la fiction au documentaire, la voix aux images, les images aux sons, etc). Insubordonnées, elles préfèrent librement circuler et s’entraider, égalitaires et solidaires.
Le montage dialectique peut ainsi conjurer le risque de l’amalgame qui mutile le montage dialectique en étant réduit à son seul aspect, imaginaire. Le montage dialectique est un rapport différentiel entre les images : d’une part parce qu’il y a plus d’une image nécessaire à pouvoir entrer en composition (ou qu’elles fassent constellation) ; d’autre part parce qu’il faut respecter le réel des disjonctions (la crise) afin d’accueillir l’énergie (critique) de nouvelles conjonctions. Le réel d’une image est à l’extérieur d’elle comme la vérité d’un monde social se trouve en dehors de lui. Le cinéma est un enfant du 19ème siècle, de l’épopée industrielle et du matérialisme critique de Marx, et il s’est réalisé au siècle suivant en en organisant la consistance dans l’espace de la projection.
Le dissensus des images
(classes sociales, mondes parallèles, montages conflictuels)
De deux choses pas l’une, donc : au cinéma, et pour que le cinéma soit une forme qui pense (Jean-Luc Godard), il faut deux images pour apprécier le manque ou le vide qu’il y a en elles, et pour penser le rapport différentiel qu’il y a entre elles, y compris la novation des rapports à l’endroit même où le consensus assure justement qu’il n’y a pas de rapport. C’est alors que le cinéma peut représenter la diversité des mondes sociaux sous la condition, dialectique et critique, de penser leurs rapports différentiels : rapports de ressemblance (imaginaire) et de dissemblance (antagonique) ; rapports d’interdépendance réelle et contradictoire (la vérité qui manque dans un monde est dans l’autre et inversement) ; rapports sociaux notamment triangulés selon la race (la vérité du racisé se joue du côté du raciste et réciproquement), le sexe (la vérité du dominant se situe dans le dominé et vice-versa) et la classe (la vérité des riches se trouve chez les pauvres et la réciproque est vraie).
« En même temps » est le dictum de la manière autoritaire du consensus ; « de deux choses pas l’une » est la réponse poétique qui, de façon libertaire, réinscrit le dissensus. Les mondes sociaux sont des mondes parallèles pour autant qu’ils sont liés par ce qui les sépare et les oppose, parce qu’à distance ils se contredisent en disant une vérité qui n’est jamais la leur mais toujours celle de l’autre.
Un monde social, son polygone de sustentation se trouve ailleurs qu’en lui-même. Il suffit à cet égard de revoir A Corner in Wheat (1909) de David W. Griffith qui y fixe en quinze minutes les règles du montage parallèle. La succession des séquences, des paysans qui cultivent le blé, des spéculateurs qui s’enrichissent en faisant monter en bourse le cours de la céréale, des commerçants qui vendent le pain plus cher, des consommateurs affamés et d’autres qui se révoltent avant d’être réprimés, les mêmes paysans qu’au début mais appauvris, révèle une simultanéité sociale saturée des contradictions antagoniques dues à l’économie du capital et à l’hégémonie financière qui s’y exerce.
Les mondes sociaux sont parallèles tant que les montages critiques ne font pas voir qu’ils sont conflictuels. Le cinéma qui a commencé avec David W. Griffith et s’est continué avec Jean-Luc Godard en témoigne. Contre toutes les constructions idéologiques auxquelles participent les représentations, y compris cinématographiques, s’interposent alors les images dialectiques en libres gardiennes du dissensus.
Un monde particulier, social-historique, il faut donc aller en chercher la vérité qui, toujours, se trouve ailleurs qu’en lui, au dehors qui est l’horizon, là où les parallèles finissent par se toucher dans un espace qui doit moins à l’espace euclidien qu’à la géométrie projective. Au-delà des frontières territoriales et des découpages temporels, les intersections font alors jaillir des courts-circuits. C’est l’étincelle qui met le feu à la plaine, c’est l’étoile du matin, c’est Vénus dont on dit qu’elle est l’étoile du berger. L’étoile de la rédemption indique l’heure d’or, celle de la relève : l’orient, l’aurore.
10 février - 1 mars 2023