Garder le silence, contre tout malentendu

(Albert Camus, le cinéma et The Leftovers)

L'œuvre d'Albert Camus aura laissé bien peu d'espace au cinéma, largement cantonné à la place du mauvais objet, la distraction des masses à laquelle s'oppose la littérature comme expérience de retrait nécessaire à penser la nouveauté de l'époque et sa fameuse absurdité. Aveugle à l'invention cinématographique, Albert Camus n'a pas saisi l'absurdité d'une position congruente avec une surdité à l'indépendance algérienne.

Un malentendu réciproque

 

 

 

 

 

On rappellera à toutes fins utiles que si le topos de l'absurde engage à expérimenter à nouveaux frais une éthique tragique de la révolte et de liberté, l'expérimentation camusienne a pour sol idéologique concret le vœu pieux d'un réformisme du colonialisme et un anticommunisme ajointé au rejet total de l'indépendance algérienne. Si l'absurdisme se veut une réponse circonstanciée au nihilisme, elle diffère de l'existentialisme sartrien en ceci qu'il repose sur l'individualisation morale et esthète des solutions et un essentialisme qui renvoie le sort des indigènes algériens à une arabité inconciliable.

 

 

 

Le cinéma le lui aurait rendu de façon paradoxale. On note ainsi l'existence de plusieurs adaptations (La Peste de Luis Puenzo en 1992, Le Premier Homme de Gianni Amelio en 2012, Loin des hommes de David Oelhoffen en 2014 d'après la nouvelle L'Hôte issue du recueil L'Exil et le Royaume), et plusieurs documentaires dédiés au titulaire du Prix Nobel de littérature. On doit cependant admettre que la plupart des adaptations sont peu concluantes, exemplairement la première d'entre elles, L'Étranger (1967) par Luchino Visconti, y compris pour celui qui l'aura entreprise. On trouverait des inspirations plus décisives du côté du rock et de la pop anglaise, Killing An Arab en premier single du groupe The Cure et Stranger de Tuxedomoon d'après une lecture de L'Étranger, le groupe The Fall créé en 1976 et dont le nom provient de La Chute (1956).

 

 

 

Albert Camus, il faudrait alors le chercher ailleurs au cinéma. Probablement déjà du côté de son contemporain Michelangelo Antonioni (il y a en effet de L'Étranger dans certains de ses films, Profession : reporter, 1975) et ses suiveurs plus ou moins inspirés (le mexicain Michel Franco avec le récent Sundown, 2021). On mentionnera également une proximité avec Guy Gilles, autre Français d'Algérie, un documentaire qui lui a été consacré par Paul Vecchiali en 1973 avec l'écrivain algérien Mouloud Mammeri, l'auteur de La Colline oubliée (1952) et de L'Opium et le Bâton (1965), une phrase souvent ruminée par Jean-Luc Godard trouvée au début du Mythe de Sisyphe en 1942 Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide »), et une adaptation opaque, Earth is Full of Ghosts (2013) de Djamel Kerkar, un court-métrage d'après Le Malentendu (1944).

 

 

 

Albert Camus et le cinéma ? Un malentendu réciproque. On découvre pourtant qu'il avait été approché par Jean Renoir au sujet d'une possible adaptation avec lui de L'Étranger, et qu'il avait même été engagé par Robert Bresson au mois de mai 1954 pour une transposition de La Princesse de Clèves de Madame de La Fayette, ce dont il ne s'est guère réjoui dans une lettre à René Char.

 

 

 

 

 

L'écriture élève, le cinéma abêtit

 

 

 

 

 

Albert Camus partage comme la plupart des intellectuels de son époque un préjugé défavorable au sujet du cinéma. On se souvient ainsi que son grand rival, Jean-Paul Sartre, avait complètement raté la nouveauté de Citizen Kane (1941) d'Orson Welles. Et, avant eux, Henri Bergson avait, dans L'Évolution créatrice (1903) qui fait suite à Matière et Mémoire (1886), critiqué le cinéma parce qu'il décompose mouvements et durées en photogrammes analytiques, insistant cependant sur leur reconstitution synthétique qui, selon Gilles Deleuze, permet contre lui mais grâce à lui de penser le cinéma comme image-mouvement. Seuls des francs-tireurs ont fait exception, en Allemagne Siegfried Kracauer et Walter Benjamin, en France l'historien de l'art Élie Faure, en attendant Edgar Morin. Le cinéma est pourtant présent dans plusieurs des récits d'Albert Camus, de L'Étranger (1942) au Premier Homme (1994, posthume) en passant par un essai de jeunesse, L'Ironie, publié dans L'Envers et l'Endroit (1937), son tout premier livre mais c'est comme divertissement de masses en participant à leur étourdissement, loin des exigences méditatives et solitaires de la littérature.

 

 

 

Le Premier Homme y insiste avec les accents de l'autobiographie : l'écriture élève, le cinéma abêtit.

 

 

 

Seul l'engagement littéraire selon Albert Camus permet de sonder la dimension tragique de notre existence, son absurdité et son ambiguïté. D'une part en assumant de poser qu'à l'inverse des simplismes du drame, la tragédie exige l'égale légitimité des forces en lutte, inconciliables (ce qui signifie dans l'Algérie des années 30-50 le renvoi dos à dos de la violence des colons et de celle des colonisés). D'autre part en privilégiant de façon esthète les solutions morales individuelles, fausses en étant abstraites, quand les raisons sociales de la révolte requièrent de s'y affronter collectivement.

 

 

 

Dans la séparation entre littérature et cinéma, on reconnaîtra un partage scolastique qui a sa vérité sociologique : la tragédie distingue en individualisant quand la comédie indifférencie grossièrement. Preuve en serait donnée avec la scène du cinéma de L'Étranger analysée par l'universitaire étasunien Philip Watts dans un article intitulé « Camus and Film » et publié en 2010-2011 (sa traduction a été donnée en septembre 2013 par Benjamin Hoffmann, disponible sur le site de la revue Contreligne : ici). Une hypothèse sérieuse voudrait ainsi que la projection à laquelle Meursault se rend, 24 heures après l'enterrement de sa mère et flanqué de sa fiancée Marie Cardona, serait Le Schpountz (1938) de Marcel Pagnol avec Fernandel, ce qui lui sera d'ailleurs significativement reproché plus tard par le procureur durant son procès. Dans l'adaptation de Luchino Visconti, le film projeté à cette occasion est La loi, c'est la loi (1958) de Christian-Jaque, ce qui tient de l'anachronisme puisque l'action de L'Étranger se passe à la fin des années 30, peut-être explicable pour des questions de droits.

 

 

 

Plus certainement, le choix de Fernandel se comprend dans les rapports antagoniques de la comédie et de la tragédie. D'abord, la figure comique et méditerranéenne rêvant de devenir tragédien dans le film de Marcel Pagnol est le contre-exemple archétypique de la démarche d'Albert Camus, parfait jusqu'à la caricature, dont le souci a consisté à faire revenir la tragédie sous le soleil de Méditerranée. Ensuite, le combat de l'écrivain contre la peine de mort, tempéré par le fait qu'il a été un ardent défenseur de l'épuration jusqu'à l'exécution et que le soutien demandé par Emmanuel Roblès concernant Fernand Iveton ou par Gisèle Halimi au sujet des indépendantistes algériens qu'elle défendait a trouvé une fin de non-recevoir, devait trouver insupportable la fameuse séquence où Fernandel fait varier les manières de prononcer la phrase proverbiale : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée ». De la même façon qu'Albert Camus disait vomir le communisme, cette pensée allemande venue du nord à laquelle il opposait une pensée libertaire forcément solaire, il ne tolérait pas davantage que la Méditerranée ne soit propice qu'à la comédie – pire, à la parodie de la tragédie dont la défense devait lui assurer le salut littéraire.

 

 

 

Dans L'Ironie, le cinéma est un plaisir coupable qui permet de se détourner d'une vieille dame mourante que l'on est venu visiter – « le plus affreux Malheur ». L'espace littéraire est celui d'un retrait nécessaire à la pensée à l'épreuve de la mort et de la pauvreté qui est la modalité nécessaire à l'apprentissage morale de la liberté. Autrement, la tête est brouillée par le commerce abrutissant des films, ces friandises qui divertissent en faisant diversion, frivolement. La cohésion sociale que le cinéma alors assurait aux petites communautés populaires d'Alger, ainsi du côté de Belcourt, est la légitimation culturelle de l'inégalité des places que l'économie leur aura assignée. Dudley Andrew, biographe étasunien d'André Bazin, avance même l'hypothèse que l'écrivain aurait convaincu les éditions Gallimard de cesser de financer La Revue du cinéma fondée par Jean-Georges Auriol en 1929 et dont le vingtième et dernier numéro paru date d'octobre 1949. Après son accident mortel survenu l'année suivante, une partie de l'équipe emmenée par André Bazin et Jacques Doniol-Valcroze décide de créer les Cahiers du cinéma, dont le premier numéro est publié en avril 1951.

 

 

 

Le cinéma n'aura pas été un royaume pour Albert Camus mais le site d'un exil éloignant de la pensée qui coïncide avec son exil propre d'une réflexion sur le cinéma comme un nouveau moyen de penser, une condition de possibilité nouvelle dans notre rapport au monde (c'est la dimension transcendantale du cinéma avérée Jean-Luc Nancy et Bernard Stiegler).

 

 

 

 

 

Significative surdité

 

 

 

 

 

On pourrait le formuler encore autrement : Albert Camus aura été sourd au cinéma. La surdité n'est pas qu'une métaphore, mais une image de vérité en noyau de toute son œuvre. L'écrivain qui a été élevé à Alger par une mère atteinte en partie de surdité, Catherine Hélène Sintès, et un oncle tonnelier, Étienne, sourd, en a tiré l'idée d'un silence fondamental avant toute parole quand son émission risque de faire l'objet d'un malentendu. L'auteur du Malentendu écrit ainsi dans Le Mythe de Sisyphe : « Un homme est plus un homme par les choses qu'il tait que par les choses qu'il dit ».

 

 

 

Dans Albert Camus, l'empreinte du silence (Éditions du Crilence, 2013), Jean Dagron s'y est intéressé, en relevant notamment que Le Premier Homme met en scène un garçon dont la mère est malentendante et s'entretenir avec elle requiert les gestes dévoilant la part non verbale et cachée de la communication. « Je sais maintenant que le corps est un moyen de connaissance » note-t-il déjà dans L'Envers et l'Endroit. Dans ses Chroniques algériennes, l'écrivain évoque ces « huit millions de muets » que produit la pauvreté. Jean Dagron, un médecin spécialiste de la surdité, rappelle également que Jean-Paul Sartre a pu souligner dans sa recension de L'Étranger que bon nombre de descriptions que l'on y trouve donnent le sentiment d'une paroi vitrée, l'effet d'une bulle assourdie.

 

 

 

 

 

Assourdissante ab-surdité

 

 

 

 

 

Dans Le Malentendu, cette pièce au titre si paradigmatique qui clôt « le cycle de l'absurde » ouvert avec L’Étranger et poursuivi avec Le Mythe de Sisyphe et la pièce Caligula (1944), on peut lire : « Vous parlez décidément un langage que je ne comprend pas. J'entends mal les mots d'amour, de joie ou de douleur ». Si le malentendu est le risque que chacun prend en s'engageant dans la parole, et si la parole prête au malentendu si facilement au point de croire que nous serions tous des malentendants en puissance, c'est en rappel d'un silence fondamental, celui de l'infans, que rompt la parole. Si cela est vrai, cette vérité caractérise le motif central de l'absurdité puisque nous y reconnaissons étymologiquement la surdité. L'ab-surdité dirait ainsi le paradoxe d'un éloignement de la surdité quand ce qui se donne toujours à entendre et résonner est moins le sens que l'insensé.

 

 

 

L'absurdisme camusien a ainsi organisé un silence assourdissant qui ne concerne pas que le cinéma. Ainsi ses Réflexions sur la guillotine (1957) ont irrité François Mauriac qui, non seulement, se souvient du ton imprécateur appelant à la vengeance d'Albert Camus pendant la période de l'épuration, mais lui rappelle aussi que l'abolitionnisme est une pétition de principe quand elle n'est pas suturée à la critique de la torture, de la censure qui s'exerce sur ses forfaits et des violences policières. Quand le témoignage La Question de Henri Alleg est censuré en 1958, et saisis tous les titres de presse qui en parlent à l'instar de France Observateur (L'Obs), les intellectuels comme André Malraux et Jean-Paul Sartre signent une pétition initiée par Jérôme Lindon à laquelle Albert Camus refuse de participer.

 

 

 

 

Il y a pourtant une absurdité, autrement dit une surdité, celle qui voue à la nullité intégrale le cinéma. Il y a une autre à défendre la révolte (interdite de déboucher sur la révolution qui représente sur le plan politique ce que la théorie est sur celui de la philosophie, soit l'exercice d'une terreur) et la liberté (une position éthique individuelle déliée de ses conditions objectives) en les refusant aux colonisés qu'Albert Camus appelait les « Arabes » (quand les Français d'Algérie méritaient l'appellation d'Algériens) et que son œuvre condamne au silence. Son ami et ancien disciple Jean Sénac ne s'y est pas trompé quand, fatigué de ses atermoiements rabattant par un effet trompeur de symétrie la violence des colons et celle des colonisés, il lui écrit en décembre 1957 avant de rompre avec lui : « Je remarque sans cesse ce balancement tragique, ces contradictions, ce malentendu [nous soulignons], cette équivoque sur les mots, qui sont à la fois d'un honnête homme et d'un inadmissible louette [rusé ou malin en argot pied-noir] qui joue sur des registres trop imprécis pour que la mélodie se détache. » (cf. Olivier Gloag, Oublier Camus, éd. La Fabrique, 2023, p. 33).

 

 

 

 

 

De Camus en Wittgenstein

 

(The Leftovers de Damon Lindelof et Tom Perrotta)

 

 

 

 

 

La présence d'Albert Camus surprend cependant dans une série télévisée étasunienne, l'une des meilleures des vingt dernières années, The Leftovers (2014-2017) de Tom Perrotta et Damon Lindelof. La référence est même assumée dès le premier épisode et son adolescent désorienté, Tommy Garvey en lecteur de L'Étranger. Elle fonctionne autrement, souterrainement et plus décisivement. D'un côté, elle participe à expliciter les rapports de l'absurde et de la surdité qui hantent une série qui s'ouvre sur un événement insensé, la disparition instantanée de 2 % de la population mondiale le 14 octobre 2011. Le caractère imprévisible et inexplicable de l'événement constitue un choc qui met en faillite les grands systèmes de protection symbolique, religions et rationalité scientifique. Parce que l'impossible a eu lieu en rendant caduque la possibilité du deuil, les plus démunis parmi les proches des disparus sont happés par une panique apocalyptique.

 

 

 

Parmi les personnages de la série, on trouvera entre autres une secte, les « Guilty Remnant » (soit les « Reproches vivants ») qui, revêtus de blanc, substituent à la parole la consommation de cigarettes, ainsi qu'une femme, Erika Murphy, atteinte de surdité. Et puis des paroles soufflées à l'oreille et demeurées secrètes (le prophète Holy Wayne agonisant face à Kevin Garvey) et d'autres qui auraient dû être prononcées et ne l'ont jamais été (la mère de Megan Abbott décède avant de lui avouer ce qui lui tenait à cœur). De l'autre, la surdité en tant que sa question porte sur un malentendu fondamental dans toute relation de communication, au risque assumé de la mésentente, trouve moyen de converger vers une autre référence. Également présente dans le premier épisode, on entend une phrase de Ludwig Wittgenstein, le dernier aphorisme du Tractatus logico-philosophicus (1921), traduite ainsi : « Ce dont on ne peut parler, il faut le passer sous silence ». Alors on pourrait prendre toute la mesure du silence, partagée par les auteurs de la série comme, déjà, par Albert Camus qui, dans La Peste (1947), écrit : « C'est au moment du malheur qu'on s'habitue à la vérité, c'est-à-dire au silence ».

 

 

 

Alain Badiou classe Ludwig Wittgenstein avec d'autres, Kierkegaard, Nietzsche et Lacan, dans la catégorie des antiphilosophes. Si l'impasse dogmatique est celle de la vérité contre le sens, l'impasse mystique celle du sens surdéterminant le régime des vérités. Comme Wittgenstein, Albert Camus qui cultivait la haine de toutes les pensées systématiques est un moraliste mystique pour qui le silence est supérieur à la parole puisqu'elle fait courir tous les malentendus. Clément Rosset note : « Est tragique ce qui laisse muet de tout discours, ce qui se dérobe à toute tentative d'interprétation, particulièrement l'interprétation rationnelle (ordre des causes et des fins), religieuse ou morale (ordre des justifications de toute nature). Le tragique est donc le silence. » (Logique du pire : éléments pour une philosophie tragique, éd. PUF-coll. « Quadrige », 2004 [1971 pour l'édition originale], p. 57).

 

 

 

The Leftovers est une puissante machine perspectiviste en ceci qu'elle multiplie les effets de parallaxe narratifs comme autant d'écarts parallactiques permettant de tenir à la fois au sens (qui nomme les rapports problématiques du signifiant et du sensible) et à la vérité (dont la généricité est valable pour tous les temps, et dans tous les mondes possibles). L'événement de la disparition instantanée de 140 millions de personnes est l'imprévisible même, le réel à son point inconnu d'intensité, l'impensable qui divise tous les temps, le chaos qui engage à tirer sur lui un plan qui est un destin (le « chaosmos » selon Gilles Deleuze et Félix Guattari), non celui de combler le trou au risque d'y tomber mais de tourner autour sans céder à l'appel du néant. L'amour s'offre ainsi en parallaxe ultime qui permet de faire un pas de côté en tenant à la croyance au monde, même si beaucoup ne se retiennent plus de le saturer d'immondices, qui se double aussi d'une confiance envers l'autre et ce qui arrive.

 

 

 

 

 

La parole, entre silence et parabole,

 

entre bruit de fond et mystère

 

 

 

 

 

0) La parole circulerait au centre d'un carré dont les quatre angles seraient le silence et la parabole, le bruit de fond et le mystère. Ce carré est une page blanche ou noire, écran de cinéma ou de télévision, tenu par Albert Camus et Ludwig Wittgenstein, autrement par la série The Leftovers.

 

 

 

1a) Il n'y a pas le silence qui s'oppose à la parole qu'elle réfute, mais la parole qui a le silence pour origine (c'est l'aphonie de la pensée au principe de l'invention de la philosophie, de la voix inaudible du démon de Socrate à ses vocalises muettes dans les dialogues de son ventriloque qu'est Platon).

 

 

 

1b) Dans L'Écriture du désastre, Maurice Blanchot écrit : « Garder le silence, c'est ce que à notre insu nous voulons tous, écrivant. » (Gallimard/NRF, 1980, p. 187). Parlant aussi bien. Plus tard, dans La Communauté inavouable, et en réponse à Ludwig Wittgenstein : « Le trop célèbre et trop ressassé précepte de Wittgenstein, ''Ce dont on ne peut parler, il faut le taire'', indique bien que, puisqu'il n'a pu en l'énonçant s'imposer silence à lui-même, c’est qu'en définitive, pour se taire, il faut parler. Mais de quelle sorte de paroles ? » (La Communauté inavouable, Minuit, 1983, p. 92).

 

 

 

1c) Le silence est pour la parole son plan d'immanence, sol ou dos, ou sa condition de possibilité (la perspective est ici celle de l'empirisme transcendantal, soit Hume et Kant relus par Deleuze, à savoir poser l'expérience comme puissance en condition de possibilité de tous les cas d'expérience). Garder le silence ce n'est pas seulement se taire au lieu de proférer des bêtises, c'est rappeler à la parole qu'ayant pour fondement originaire et condition de possibilité un silence, elle est un mystère.

 

 

 

2a) Il n'y a pas un acte de parole qui ne soit pas une parabole, c'est-à-dire une parole jetée à côté de ses intentions (Giorgio Agamben relisant les Évangiles où Jésus parle en paraboles pour se faire seulement comprendre des initiés). C'est pourquoi la parole suscite des malentendus (Albert Camus, Ghassan Salhab aussi bien), en conséquence propice à toutes les mésententes (Jacques Rancière).

 

 

 

2b) Les malentendants sont tels les sourds selon Héraclite, incapables de prêter l'oreille au logos.

 

 

 

3a) La parole est mystère, elle l'est même deux fois. C'est-à-dire qu'elle est ésotérique à l'instar des paraboles bibliques, et dès lors susceptible d'interprétations contradictoires (le cercle herméneutique selon Paul Ricœur c'est comprendre la totalité d'un texte depuis ses parties, c'est déjà comprendre pour avoir la foi et avoir la foi pour comprendre selon son arrière-plan théologique), et qu'elle est aussi la gardienne d'un mutisme originaire – c'est l'infans oublié, pas encore entré dans la parole.

 

 

 

3b) C'est pourquoi la voix se désynchronise, elle se disloque entre vociférations et chuchotements, fourche entre murmures et bégaiements. Tous les accidents de la voix et de la parole qu'elle soutient sont des déraillements qui font entendre ce qui la rend possible (Laura Odello et Peter Szendy).

 

 

 

Interlude I Sur ce dont on ne peut parler, il faut le taire ou garder le silence : le dernier aphorisme du Tractatus logico-philosophicus de Ludwig Wittgenstein est la prescription catégorique des amoureux, leur secret scellé (Slavoj Zizek), c'est le sens du dernier récit de la série The Leftovers.

 

 

 

Interlude II L'amour n'est pas un savoir mais une croyance, une zone partagée de non-connaissance (Giorgio Agamben et Valeria Piazza). L'amour se dit autant que son dit est un dire irisé de sous-entendus et de mots qui ne peuvent être dits, au risque de la surdité et du malentendu.

 

 

 

4a) Si la parole a pour fondement un silence originaire, elle a pour destination la possibilité risquée du malentendu. Le silence qui lui est consubstantiel ne se confond pas avec le bruit de fond (Michel Serres), la noise depuis quoi on tente de parler, avant tout langage le fond illimité de l'être.

 

 

 

4b) Si le silence est la condition ou le fondement (arkhè), l'infans au fond de la gorge qui fait bégayer en dédoublant les voix (Peter Szendy), le bruit de fond est l'environnant, la rumeur de fond des souffrances du monde devant lesquelles on s'exprime, non pas à la place de mais au nom de la honte (souvent muette) d'être un membre de l'espèce humaine (Gilles Deleuze et Primo Levi).

 

 

9 novembre 2023