« Le passé se donne à nous par une galerie infinie d’images que nous pouvons interroger, « faire parler », charger de sens. C’est par les images du passé déposées dans notre mémoire que nous pouvons préserver le souvenir des vaincus. Il ne faut rien oublier. L’historien doit se transformer en « collectionneur » (collector) des fragments dispersés d’un passé éclaté, d’une histoire brisée, comme le « chiffonnier » peint par Benjamin dans sa critique de Die Angestellten [Les Employés de Siegfried Kracauer écrit en 1930]. Une fois ramassé dans ses mille morceaux, le passé pourra être sauvé, recomposé, racheté au-delà de l’Histoire (...). C’est alors que les morts sortiront de l’oubli, les vaincus trouveront justice » (Enzo Traverso, La Pensée dispersée. Figures de l’exil judéo-allemand, éd. Léo Scheer/Lignes et Manifestes, 2004, p. 207).
Bien sûr l’historien contemporain Enzo Traverso évoque ici dans notre exergue cet autre historien qui a quant à lui connu la période troublée de Weimar et entrevu pour partie les ombres qui allaient suivre et recouvrir l’Allemagne puis l’Europe enfin le monde entier. Il s’agit de Siegfried Kracauer, l’auteur des Employés donc, mais aussi et surtout du célèbre De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, également de Theory of Film. The Redemption of Physical Reality et de History. The Last Things before the Last, ces deux derniers ouvrages, écrits aux Etats-Unis, souffrant toujours de n’être pas traduits en français. Mais comment ne pouvons-nous pas reconnaître également dans ces phrases pénétrant les mystères des images, du passé, de l’histoire et de la mémoire, l’un des visages du vaste projet cinématographique de Jean-Luc Godard dont l’apothéose esthétique est représentée par les presque cinq heures des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) qui ont su ramasser et comprimer pour la transfigurer toute la matière engrangée depuis une quarantaine d’années d’un incessant et interminable travail (auto)réflexif ? Les films qui suivent ce prodigieux aboutissement [1], qu’il s’agisse de courts (The Old Place en 1998, L’origine du 21ème siècle en 2000) ou de longs métrages (Eloge de l’amour en 2001, Notre Musique aujourd’hui), trouvent des occasions renouvelées et jamais manquées d’y puiser de conséquentes ressources afin de ne pas cesser de continuer à voir dans le réel qui souffre et qui palpite les tremblants moyens de sa propre rédemption [2] .
Certes Notre Musique est un œuvre d’après les Histoire(s) du cinéma, mais il ne s’agit pourtant pas ici d’une coda (si nous restons dans le domaine musical, d’un codicille si nous sommes dans celui de la littérature « grise », notariale ou testamentaire) puisque nous avons affaire là à une œuvre résolument « inachevée » pour paraphraser Maurice Blanchot au sujet de... La Mort de Virgile [3] . Une phrase glanée dans le film pourrait nous servir de vraisemblable boussole, et qui par la bouche du personnage d’Olga dit substantiellement ceci : « Si l’on parvenait à me comprendre, c’est alors que je me serais mal exprimée ». Ce qui apparaît comme une insoluble contradiction décrit au contraire très simplement en quoi l’extraordinaire limpidité de Notre Musique, plus que celle de Nouvelle Vague (1990), plus encore que celle du Mépris (1963) même, à l’image en fait de la douce et verte Neredva qu’enjambe le toujours résistant et puissamment symbolique pont hier pilonné de Mostar, en quoi donc ce quasi-classicisme qui devrait censément indiquer le désir godardien de se faire aujourd’hui plus clairement entendre qu’à l’accoutumée [4] peut se retourner insolemment en son contraire, en une nouvelle difficulté d’appréhension supplémentaire, inédite mais moins bruyamment exposée qu’auparavant, tant il faut du côté du cinéaste travailler à produire du sens quand du côté du spectateur il faut s’acheminer vers celui que le cinéaste désigne, circonscrit ou produit. La citation du texte d’Enzo Traverso mentionnait les noms de Walter Benjamin et de Siegfried Kracauer, et l’on sait que Jean-Luc Godard (connu et reconnu comme un grand râleur, comme Siegfried Kracauer selon les mots mêmes de Walter Benjamin dans l’article intitulé Un marginal sort de l’ombre consacré à son livre Les Employés [5] ) se considère lui-même comme un Juif [6] dans le cinéma actuel et aime peupler ses films de la mémoire de telles « figures de l’exil judéo-allemand ». Les noms de Walter Benjamin mais aussi de son ami Gershom Scholem et de leur amie commune Hannah Arendt résonnent dans Notre Musique, et lorsque le cinéaste suisse exécute un travelling latéral cérémonieux allant de la gauche vers la droite sur le visage photographié et environné de noir de la philosophe jusqu’à ce que le plan se finisse dans la nuit, il fait (voir) l’image de l’éclipse actuelle de sa pensée (dans le champ intellectuel comme notamment dans le champ politique en ce qui concerne les orientations de l’Etat d’Israël, mais nous y reviendrons).
Godard est « Aussenseiter » comme dirait Enzo Traverso, c’est-à-dire travaillé par une forme d’ « exterritorialité » (le concept est de Siegfried Kracauer qui l’a repris du sociologue allemand Georg Simmel) qui l’a conduit du centre à la périphérie (Peripheria Films est le nom de sa petite société d’autoproduction cinématographique montée avec sa compagne Anne-Marie Miéville), de la célébrité publique à la nébulosité critique et à la marginalité professionnelle (le cinéaste et ami Jean-Marie Straub parlerait, lui, de minorité), du Paris des années 1960 au Grenoble des années 1970, de Grenoble à Rolle en Suisse dans les années 1980 et 1990 jusqu’à Sarajevo aujourd’hui où il a justement réalisé son nouveau film (et au sujet de laquelle il avait réalisé en 1994 une lettre en vidéo Je vous salue, Sarajevo). Sarajevo justement. C’est une nouvelle « capitale de la douleur » (du nom du recueil de poèmes de Paul Eluard que le cinéaste citait déjà dans Alphaville en 1965) que la capitale bosniaque, et qui se dresse, encore debout parce que digne, humiliée et offensée [7]. Afin que, à ses ruines encore fumantes, soient ajoutées les ruines vibrantes d’une « pensée dispersée » dont il nous faudrait recomposer l’impossible et toujours précaire unité (Hermann Broch encore). Afin que Sarajevo soit justement le lieu de rencontre et de recueillement, de croisement et choc de ces lambeaux que propose Jean-Luc Godard (et dont dispose le spectateur), la chambre noire ou d’écho de ce qu’il reste de vivant en eux, lieu qui est donc un locus autant choisi par le cinéaste que ce dernier a été choisi par ce lieu pour y opérer en son sein ses collages, ses mélanges et autres juxtapositions. Afin que, enfin, le souvenir fragile (comme la flamme de la chandelle dirait Gabriele d’Annunzio) des vaincus de l’histoire, des « damnés de la terre » (d’Eugène Pottier à Franz Fanon), soit réentendu, préservé et entretenu à l’instar du pont de Mostar en voie de reconstruction, avec ses pierres numérotées comme s’il s’agissait d’un puzzle gigantesque qui représenterait tout à la fois le puzzle qu’est le film de Jean-Luc Godard lui-même (avec pour lointain modèle le puzzle métonymique de Citizen Kane d’Orson Welles datant de 1940) et celui relatif à notre propre condition humaine heurtée de plein fouet par les terribles actualisations des virtualités impensées contenues dans notre contradictoire modernité. Sarajevo devient ainsi moins ce mausolée que ce sanctuaire temporaire et précaire, de la taille d’une ville ouverte telle la Rome vue par Roberto Rossellini en 1944, encadrant notre sanglant 20ème siècle (de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand en août 1914 aux guerres des Balkans post-soviétiques des années 1990) et où Notre Musique composerait comme une élégie, recomposant avec les restes décomposés, encore sanglants et brûlants malgré leur plongée prolongée dans l’oubli, avec les restes des perdants de l’histoire qui sont ainsi rappelés et se rappellent à notre (bon) souvenir, ceux que l’histoire a dans son dos et que Jean-Luc Godard veut voir de face, plein cadre, et très loin dans la profondeur de champ malgré le trouble qui affecte celle-ci. Et puisque la netteté propre par exemple au cinéma de champ profond qu’est celui du grand Kenji Mizoguchi est aujourd’hui devenue pour le cinéaste chose impossible, ce classicisme cinématographique étant au fond perdu, il faut en faire aujourd’hui impérativement le deuil même si celui-ci est toujours chose impossible comme l’a dit Jacques Derrida, l’impossibilité du deuil venant donc redoubler l’impossibilité contemporaine du classicisme cinématographique même.
Si Notre Musique se présente comme une enquête axée sur le thème romantique du double ainsi que le faisait Hélas pour moi en 1993, le double n’est plus ici l’objet de l’enquête (Simon/Dieu qu’incarnait Gérard Depardieu dans cette relecture de la légende d’Alcmène et d’Amphitryon après toutes celles de Plaute, Molière, Kleist, et Jean Giraudoux que feuillette le cinéaste dans son film à la quête généalogique dispersée) mais le sujet qui ici la mène puisqu’elle a lieu dans cette interface esthétique existant entre deux jeunes femmes qui, si elles se ressemblent, ne s’assemblent pas. C’est une pigiste du quotidien israélien Haaretz (Sarah Adler) qui vit entre Tel-Aviv et New York, partie à Sarajevo (qui doit lui rappeler tristement la Cisjordanie occupée) pour interviewer le poète Mahmoud Darwich (qui lui rappelle joyeusement Walter Benjamin !) et pour également retrouver l’ambassadeur qui a sauvé ses grands-parents (et sa mère qui est née dans les bras de ce dernier) pendant la Deuxième Guerre mondiale (pour cela lui fut décerné par l’Etat israélien le titre de « Juste » qu’il a, à l’inverse de Schindler, refusé comme Jean-Luc Godard avait refusé en son temps la Légion d’honneur) : elle se nomme Judith Lerner (Judtih, c’est-à-dire la « Juive », celle qui sauve son peuple dans l’Ancien Testament comme dans la pièce éponyme de Jean Giraudoux créée en 1931 mais où elle se trouve alors chargée d’une ambiguïté irréductible et biface quant à ce salut ; Lerner, c’est-à-dire en allemand « celui ou celle qui apprend », mais Lerner est aussi le nom du Juif qui a participé au soulèvement victorieux du camp d’extermination nazi de Sobibor, et à qui Claude Lanzmann a consacré son dernier film sorti en 2001, Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures). Et puis c’est une étudiante française prénommée Olga (Nade Dieu, dont le nom même est celui de ce qui au commencement fut le Verbe créateur), juive d’origine russe, qui accompagne son oncle Ramos Garcia (l’ours renoirien que joue Rony Kramer) [8] , l’homme chargé de traduire aux uns et aux autres les paroles de chacun lors des Rencontres européennes du Livre organisées en 2002 et comme chaque année dans le Centre André-Malraux tenu par Francis Bueb, qui assiste aux leçons de choses cinématographiques données par le cinéaste aux étudiants sarajéviens et pour qui le vif souvenir des Possédés de Fédor Dostoïevski et une (re)lecture passionnée de Minuit de Julien Green fourniront les armes intellectuelles et l’impulsion décisive afin de décider de son suicide, non pour la guerre mais pour la paix, et dont le lieu sera un cinéma israélien (sa valise ne contenait que des livres, elle n’en a pas moins été flinguée par la police habituée à un autre type de terrorisme, prolongeant ainsi par le don de sa vie la série des méprises et des ratés de la communication que Jean-Luc Godard a lancée dès A bout de souffle en 1959 à l’assaut de ce que l’on n’appelait pas encore à l’époque le « complexe information-communication » selon l’expression de Youssef Ishaghpour [9] ).
Le produit de cette interface que Notre Musique établit entre elles deux [10] est un film réalisé en numérique, confié au cinéaste avant son retour à Paris, que peut-être il n’a jamais regardé ou voulu regarder [11] et qui s’appelle aussi Notre Musique (Notre Musique est donc également ce film fait par une autre que le cinéaste et que l’on ne verra jamais, sauf dans nos imaginations). Si Jean-Luc Godard n’a jamais épargné personne du bois vert de ses critiques (par exemple ici Howard Hawks, alors que l’on sait l’importance de ce cinéaste pour les « jeunes Turcs » des Cahiers du cinéma qui, de François Truffaut à Jacques Rivette, d’Eric Rohmer à Claude Chabrol en passant bien sûr par Jean-Luc Godard lui-même, s’autoproclamaient dans les années 1950 avec ferveur les « hitchcocko-hawksiens »), et lui encore moins que les autres, il a par contre toujours eu la plus grande affection pour les élans romantiques de la jeunesse qui nourrissent nombre de ses films, échecs de tels élans y compris.
Le polycentrisme reste donc ici un principe esthétique fort (« pas une histoire mais des histoires » comme le cinéaste le répète lui-même dans les Histoire(s) du cinéma et dont le titre explicitement rend compte de cette tension que polarisent le singulier et le pluriel). Et si l’on pense à Hélas pour moi, on pense également beaucoup à Allemagne neuf zéro (1991) qui était également une enquête (menée par le dinosaure Eddie Constantine pour une dernière fois dans le rôle devenu mythique de Lemmy Caution) et dont, au bout du compte, Notre Musique apparaît comme le positif. En effet, si l’Allemagne réunifiée après la chute du mur de Berlin en 1989 connaissait un morcellement maximal autant dû à une mémoire défaillante qu’à la complète soumission au fétichisme marchand qui justement empêchait cette mémoire d’advenir, Sarajevo semble ici, malgré un bombardement capitaliste similaire dont Jean-Luc Godard ne fait jamais visiblement l’économie (pour justement faire voir la subordination du visible à la visualisation marchande) et qui jouxte les traces encore vives des bombardements pendant la guerre (ce sont deux bombardements négatifs auxquels le cinéaste oppose positivement celui de ses propres formes cinématographiques comme il établit en contrepoint du marché sarajévien celui que représente la matière hétérogène contenue dans son film et avec laquelle nous devons nous arranger, en piochant ici, en discutant là), un lieu sanctuarisé le temps de Notre Musique, apte à recueillir les paroles disséminées ou antagonistes des oubliés de l’histoire qui, comme le rappelait de façon hégélienne Walter Benjamin, n’est écrite que par et pour les vainqueurs [12] .
Ainsi, et très logiquement, Notre Musique devient le positif du négatif Allemagne année zéro (1947) de Roberto Rossellini dont Allemagne neuf zéro de Jean-Luc Godard apportait l’indispensable complément quarante ans plus tard. Le suicide du garçon dans le film allemand du cinéaste italien sanctionnait l’invalidation collectivement suicidaire d’une quelconque forme de croyance et de transcendance dans un monde alourdi de matières mortes (Berlin après la chute du nazisme) quand, chez Jean-Luc Godard, le suicide d’Olga signe selon une logique de renversement, de retournement ou d’inversion récurrente dans son œuvre (très probablement tirée des pirouettes dialectiques de Karl Marx) la volonté de mourir, non dans la reproduction du geste de la guerre mais dans la production du geste de la paix confondu avec le don de soi décrétant la suspension (« épokhale » comme le dirait après lecture d’Edmund Husserl le philosophe Bernard Stiegler) de l’action au profit de la reprise de la réflexion pour une meilleure et plus juste action, pour une époque à venir, pour un avenir. Nous sommes donc ici très loin du suicide du personnage éponyme de Pierrot le fou qu’incarnait Jean-Pierre Belmondo, lâchant tout juste avant que n’explosent les bâtons de dynamite : « C’est trop con ! », sanctionnant ainsi un romantisme à contretemps par trop inconséquent et velléitaire dans sa réactivité à l’avènement de la société de consommation, même si c’était, comme à la fin de L’Impératrice Yang Kwei-Fei (1955) de Kenji Mizoguchi dans lequel les amants morts se rejoignaient dans l’au-delà, pour retrouver... « Quoi ? - L’éternité / C’est la mer allée / Avec le soleil » comme l’a écrit Arthur Rimbaud dans son poème « L’éternité » que comptent ses Derniers vers.
Il y a une phrase d’Albert Camus écrite dans Le Mythe de Sisyphe (« Le suicide est le seul problème philosophique sérieux ») qui hante bon nombre de films de Jean-Luc Godard (il a lui-même au début des années 1970 tenté de se suicider) et qu’Olga reprend ici à son compte afin que sa mort soit une perpétuelle interrogation, une énigme à résoudre pour les vivants, même si elle sait que pour elle cela vaut un titre d’un polar de David Goodis (lu au paradis par un double du cinéaste Léos Carax comme revenu de cet équivalent godardien du Hamlet Machine de Heiner Müller qu’est King Lear réalisé en 1987 à partir de la pièce déconstruite de William Shakespeare et sorti de son placard 16 ans plus tard) : « Sans espoir de retour ». La phrase d’Albert Camus fait, elle, retour comme d’autres phrases (« Avez-vous été piquée par une abeille morte ? » demande Jean-Christophe Bouvet à Judith - c’est une question déjà entendue dans Nouvelle Vague et qui provient d’un film de Howard Hawks) parce que rien ne meurt tout à fait chez Jean-Luc Godard quand on se souvient, quand on peut encore rappeler, citer, un peu de temps à l’état pur retrouver comme l’aurait dit Marcel Proust. D’où que les plans godardiens soient, à l’image même de Sarajevo, ouverts à plusieurs endroits et connectables à d’autres, accueillants tant matériellement et qu’immatériellement, celles et ceux parmi les plus habités de mots, d’images et de souvenirs qui soient.
Suicidée hors-champ, passée de l’autre côté du miroir comme Alice chez Lewis Carroll ou Harriet Andersson chez le Bergman non plus de Monika cette fois mais de A travers le miroir (c’est encore le miroir que représente le DVD Notre Musique remis au cinéaste et qui unit et reflète virtuellement les deux visages des deux jeunes femmes auxquels se joint le sien), et donc retrouvée dans un paradis où l’on mime la joie de vivre (pique contre Philippe Sollers et son livre Paradis qui a signifié la fin de l’aventure communiste Tel Quel, où il aurait mimé la révolution, et l’arrivée mondaine chez Gallimard, où dorénavant il mime la littérature ?), paradis gardé par les Marines comme le veut le refrain de leur hymne militaire (l’image est littérale, et sa littéralité insiste sur une insolence que le grand âge du cinéaste ne lui a donc pas fait perdre, ainsi que sur un impérialisme culturel étasunien qui domine aussi nos lieux communs hérités d’un vieux fonds judéo-chrétien face auquel le cinéaste oppose l’immanente beauté des choses réelles du monde vivant), Olga aura été avec Judith cette Ariane contemporaine au double visage qui permet de comprendre que la labyrinthique Sarajevo est cette ville renaissante que quadrille dans tous les sens de ses coutures, comme autant de cicatrices ou de lignes d’une peinture cubiste, un tramway que l’on nommera (comme chez Tennessee Williams et en regard de la jeune femme et du regard que Jean-Luc Godard porte sur elle) « désir » et qui rappelle forcément celui de Sunrise (1927) de F.W. Murnau (et du murnalcien Les Passagers de Jean-Claude Guiguet que Jean-Luc Godard avait beaucoup aimé à sa sortie en 1999).
L’aurore de Sarajevo : elle vient après la nuit de la guerre qui a démantelé la Yougoslavie en autant de fragments ethnicisés, la nuit de toutes les guerres et des déferlements technologiques du 20ème siècle, les guerres réelles et celles de cinéma que résume la première partie de Notre Musique, intitulée « Royaume 1 : Enfer », d’une durée de huit minutes environ, et portant à de nouvelles hauteurs la science du montage godardien d’archives, de reportages ou de fictions (le seul montage rival que nous lui connaissons se trouverait dans Le Fond de l’air est rouge de Chris. Marker en 1978). « Royaume 2 : Purgatoire » sera donc la deuxième partie du film, elle dure une heure et accrédite le caractère au moins autant dantesque qu’augustinien du film. Le purgatoire vient donc après l’enfer chez Jean-Luc Godard comme le jour vient après la nuit, et s’il s’agit toujours d’un jour renaissant (comme l’hébreu qui, le rappelle Judith, a été cette langue morte réanimée pour les besoins idéologiques de la constitution politique de l’Etat israélien). La nuit est également, et fondamentalement pour le cinéaste, celle de la salle de projection transfigurée par le faisceau argentique lancé dans notre dos à partir de la cabine de projection. Cette idée, très murnalcienne au fond, et parfaitement synthétisée dans King Lear et Soigne ta droite tous deux réalisés par Jean-Luc Godard en 1987 par l’entrecroisement de deux citations, l’une du critique d’art Elie Faure parlant du peintre Rembrandt et l’autre du cinéaste et essayiste Jean Epstein, renseigne sur la « nature » du cinéma comme venant forcément après coup, après que le mal soit fait, même s’il s’agit que sur ce mal et dans notre dos la lumière doive être faite.
Aller à Sarajevo aujourd’hui, c’est d’une part accomplir ce que n’arrivait pas à faire la bande de jeunes gens de For ever Mozart (1997), partie pour monter On ne badine pas avec l’amour d’Alfred de Musset à Sarajevo et coupée net dans son élan, décimée en route par des soldats errants, semblables aux carabiniers du film éponyme de 1963. C’est d’autre part accomplir cet après-coup comme vérité structurelle du cinéma mais pour en tirer une positivité insoupçonnée. Avant la guerre de 1992 opposant Serbes et Bosniaques, chrétiens et musulmans, nations ethnicisées et confessions séparatistes, Sarajevo n’intéressait pas grand monde. Pendant la guerre la ville a été l’enjeu d’une autre guerre d’envergure, celle des médias dont le plan de couverture de l’événement a aussi recouvert la cité d’un linceul audiovisuel lui retirant toute possibilité d’être autrement audible et visible. Après la guerre, délaissée par les médias partis couvrir d’autres lièvres plus explosifs (dans la foulée le Kosovo, puis ce seront l’Afghanistan et l’Irak après les attentats de New York le 11 septembre 2001), Sarajevo devient l’enjeu d’un film de Jean-Luc Godard qui, tentant de réconcilier dans la ville en voie de réconciliation fiction et documentaire, justifie l’idée de l’après-coup cinématographique en sanctifiant la ville dans son rôle temporaire de cité augustinienne [13] où l’être humain est saisi dans toute sa temporalité, dans tous les temps qui composent son présent, afin de permettre le recueillement privilégié des paroles des vaincus de l’histoire. Sarajevo est corrélativement aussi l’enjeu vibrant d’un documentaire attentif aux rues, aux ruines, au marché d’une ville meurtrie (à ce point endoloris la ville et son marché qu’un plan de femme tenant dans ses bras son enfant endormi, en ressuscitant par la bande-son le bruit toujours audible à qui veut l’entendre des horreurs de la guerre, ici et ailleurs, hier et aujourd’hui, se met alors trembler et à ressembler à une peinture de Goya), meurtrie mais bel et bien vivante, si vivante que les oiseaux sont revenus et les muezzins prient et chantent dans les minarets (même si ailleurs, comme en Afghanistan et comme Judith le dit dans le film en reprenant les paroles du premier ministre turc, ces minarets peuvent prendre l’allure belliciste de baïonnettes).
« Quand je pense à une chose, je pense à autre chose ». C’est une phrase simple [14]. Il aura fallu presque cinquante années de production critique et cinématographique à Jean-Luc Godard pour aboutir à ce que, dans son avant-dernier long métrage Eloge de l’amour, on puisse entendre ce parfait condensé de la pensée éminemment dialectique du cinéaste. Jean-Luc Godard est ce dialecticien hors pair qui a vu dans le pont murnalcien et martyrisé de Mostar [15] une matérialisation du mouvement même de cette pensée qui fuit la représentation au profit de l’exposition des rapports « inévidents » (Fabrice Revault d’Allonnes) entre les choses qui permettent de mieux penser le monde, de penser au monde pour être au monde [16] , parce que nous ne pensons pas encore comme l’a écrit Martin Heidegger dans Qu’appelle-t-on penser ? Nous sommes encore largement impuissants à penser par nous-mêmes et à nous penser nous-mêmes (« nous ne sommes pas encore nés », écrit au début de L’esprit de l’utopie Ernst Bloch). C’est un peu de pensée jetée entre deux impensables, entre deux rives, entre deux « mademoiselles » prononcées, et Notre Musique multiplie ces rives qu’un cours d’eau éloigne (l’impensable) et qu’un pont unit (la pensée [17]) : passé et présent, mémoire et oubli, morts et vivants, fiction et documentaire, champ et contrechamp ou champ et hors-champ, image et son, ici et ailleurs, soi et un autre que soi, avant et arrière, haut et bas...
For ever Mozart [18] voyait la route pour Sarajevo dans la forêt suisse jouxtant Rolle et abritant la maison abandonnée des grands-parents de Jean-Luc Godard lui-même, entremêlant ainsi souvenirs biographiques et esthétique d’une géographie affective. Eloge de l’amour entendait bien rendre compte que, puisque nous sommes toujours en retard d’une guerre, la Résistance comme la guerre franco-algérienne (reconnue tardivement comme telle par l’Etat français avec le gouvernement Jospin) possèdent pour le coup une actualité intempestive qui court-circuite tant notre rapport au présent que la potentielle réification que supposent le musée et l’archivage (c’est « le mal d’archives » propre à Jean-Luc Godard qu’il faudrait analyser à partir du livre éponyme de Jacques Derrida paru chez Galilée en 1995). Notre Musique s’installe cette fois-ci (pour de vrai comme disent les enfants, nombreux dans toute l’œuvre du cinéaste dont le pédagogisme est issu du geste rossellinien et dont l’insolence dans ce pédagogisme ne résulte par contre que de lui) à Sarajevo parce que le cinéaste ne s’y est pas parachuté (pour reprendre à nouveau un mot de Jean-Marie Straub) mais y a été invité, à l’instar des écrivains Pierre Bergounioux, Mahmoud Darwich, Juan Goytisolo et Jean-Paul Curnier, par Francis Bueb du centre André-Malraux (l’écrivain sésame de tout le cinéma godardien, cela tombe donc très bien et c’est de bonne augure pour ce « musée imaginaire » qu’est le film, et qu’est tout film de Jean-Luc Godard). Et, contrairement à la fameuse ritournelle durassienne dans Hiroshima mon amour (1959) d’Alain Resnais (« Tu n’as rien vu à Hiroshima »), si le cinéaste a tout vu à Sarajevo (ou du moins beaucoup de choses), il y a vu aussi autre chose [19] : les Juifs des camps nazis, les Palestiniens des territoires occupés, les Indiens d’Amérique parqués dans des réserves, mais aussi les Etasuniens eux-mêmes qui ont connu la guerre civile et ont aussi été divisés et vaincus par leurs propres divisions (et, démonstration godardienne oblige, Richmond en Virginie pendant la guerre de Sécession ressemble alors autant à Stalingrad, Varsovie, Berlin ou Beyrouth qu’à Sarajevo), plus quelques rapports de classe (c’est par exemple le champagne servi frais à l’ambassade de France par des domestiques dont le regard et les mouvements servent de points de vue à la scène et peuvent même déboucher sur quelques pas jazzés alors que, dehors, c’est la bière que vante la publicité et que préfère boire à l’aéroport un cinéaste qui a toujours privilégié le brassage et la fermentation d’idées aux bulles pétillantes de la superficialité bourgeoise).
« L’image dialectique » (pour reprendre le concept benjaminien et ici l’adapter à notre propos) se comprend aussi chez Jean-Luc Godard sur le plan politique : les paroles de la résistante catholique allemande, assassinée le lendemain du jour où elle dit à ses bourreaux avoir compris que le désir d’un individu c’est d’être deux et celui d’un Etat c’est d’être seul, et rapportées à Judith par l’ambassadeur, réaffirment l’essence totalitaire de l’Un (que la philosophie platonicienne contient en puissance) et la vivante complexité, inter et intra-individuelle, du Deux [20] . « La vérité a deux visages » dit une fois Mahmoud Darwich, une autre fois Jean-Luc Godard lui-même, une autre fois encore un traducteur sarajévien à Judith : la démocratie, non pas formelle mais bel et bien réelle selon la distinction marxienne, c’est, via par exemple ce titre d’un recueil d’entretiens, Entre nous, avec Emmanuel Levinas, la possibilité qu’un autre que soi dans toute son altérité même puisse être, sans être pour cela réprimé, dominé, bafoué, humilié, offensé, nié dans ce qui fait justement son altérité (et la langue comme le visage porte peut-être au plus haut point cette altérité), et nous sommes responsables de l’altérité que porte cet autre que soi ; c’est aussi, via le Claude Lefort de L’invention démocratique cité par Jean-Paul Curnier, la désignation [21] incisive que, parce que les démocraties (dont l’essence même pour Jacques Rancière est le « dissensus » [22]) ont institué le fait politique comme activité techniquement séparée du reste de la société, elles ont prédisposées à la menace totalitaire (et le ventre reste alors toujours fécond d’où a surgi la bête immonde comme l’écrivit Bertolt Brecht à la fin de La Résistible Ascension d’Arturo Ui).
On a parlé plus haut du pédagogisme godardien : la Babel explosée qu’est Sarajevo et qu’il faudrait mettre en rapport avec la Babel explosive contenue dans le paquebot de Un Film parlé de Manoel de Oliveira sorti en 2003 fait entendre, telle la cité augustinienne et chacun respectivement dans sa langue, des Sarajéviens, des Palestiniens, des Israéliens, des Espagnols, des Français et même des Amérindiens, avec parfois, pas toujours, des traductions simultanées ou décalées qui contradictoirement recouvrent ce qui se dit, avec parfois, pas toujours, des sous-titres qui, dans leur incomplétude, n’empêchent donc pas l’écoute enchantée de la musicalité de la langue au profit du sens qui habituellement recouvre cette musicalité, avec parfois, pas toujours, cette sensation tenace que les voix énoncées out, hors cadre, sont peut-être off, entendues depuis le hors-champ mental et joycien de la conscience des personnages alors monologuant plutôt qu’ils ne dialoguent. La dialectique godardienne qui donc se joue là (entre voix in et voix out ou off, entre mots écrits et mots lus, entre écriture et parole, entre langue de l’un et langue de l’autre...) est aussi une lutte [23] . Elle a été longtemps celle, hard, qui a opposé les femmes aux hommes mais aujourd’hui, à plus de 70 ans, le cinéaste considère celle-ci avec moins de violence qu’auparavant [24] même si cette lutte, plus soft, ne cesse pas (certains hommes dans Notre Musique bousculent ou interrompent encore d’autres femmes, même lorsqu’il s’agit de supposément sages Amérindiens). Mais elle se trouve désormais comme intériorisée, comme mise en sourdine, connaissant parfois de drôles de retournements comme dans « Royaume 3 : Paradis », la dernière partie de ce triptyque flamand qu’est le film, aussi courte que la première, et où, à l’inverse du texte biblique et de l’iconographie officielle qui l’illustre, un garçon propose une pomme à Olga tout juste arrivée dans une sorte de sous-bois vraiment digne du cinéma matérialiste de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, avec son nuancier de vert et de lumière infini qui donne à comprendre que le paradis est ici, dans l’immanence. La pomme c’est le symbole judéo-chrétien de la connaissance contribuant à nos efforts pour être libre. La connaissance, c’est le désir de répondre aux questions qu’on nous et que l’on se pose pour vivre libre. Ce désir de connaissance, le film le porte haut et fort en invitant à la parole conversée : à charge alors pour le spectateur de renvoyer les balles (comme aurait dit le critique de cinéma Serge Daney) que chaque plan godardien nous décoche, à l’image des ricochets des galets jetés par les Amérindiens sur la surface lisse puis brouillée de la Neredva (pour G. W. F. Hegel, ce geste enfantin est peut-être à l’origine de la création artistique comme appropriation humaine de la nature), et surtout de jouer ces balles collectivement bien que toujours agonistiquement (c’est au volley-ball que l’on joue au paradis, c’est de football dont nous a parlé Jean-Luc Godard, non par exemple de tennis, sport plus « individualiste » qu’il aime pourtant pratiquer). Ce que souhaite modestement contribuer à faire ici notre texte.
Il faudra d’ailleurs distinguer ce qui relève chez le cinéaste de la contradiction (ce qui est violemment à l’intersection des choses, comme la guerre, définie par Godard dans For ever Mozart comme étant « un bout de fer dans un bout de chair ») et ce qui relève du contrepoint (comme en musique où des lignes ne se croisent pas mais restent moins parallèles qu’à distance respective), afin de saisir que la dialectique hétérodoxe dont il fait toujours montre fait de cet homme un grand cinéaste de cette figure dont on a longtemps cru qu’il s’était d’emblée débarrassé : le champ-contrechamp, qui pour le coup n’existe plus chez le classique Howard Hawks (chez lui, c’est le champ-champ qui domine, devrait-on alors dire) et qui intensément existe chez le moderne Jean-Luc Godard, soit qu’il se trouve violemment exprimé (et c’est une contradiction) ou bien qu’il donne du relief, de la dimension (et c’est un contrepoint). Par exemple, le contrepoint matérialiste des poètes qui parlent, Juan Goytisolo, Mahmoud Darwich, Jean-Luc Godard, ce sont les traducteurs, les assistants, le caméraman qui travaillent à leur côté pour assurer le bon relais technique des mots poétiquement énoncés. L’art est impur : son énonciation exige non pas l’éther du ciel pur des idées, mais le travail exploité de sa transmission. La contradiction, c’est que le travail exploité donne à comprendre cette parole poétique dans le même mouvement où ce travail empêche ceux qui y sont soumis de pouvoir totalement apprécier cette parole affectée par ces rapports de production relatifs à son énonciation. Parfois, souvent, intelligemment, Jean-Luc Godard filme du point de vue de celui ou de celle qui s’ennuie ou qui s’en fout face à une conversation qui n’est pas la sienne ou qui l’indiffère. Parfois, souvent, ce contre quoi rage Jean-Luc Godard en citant Honoré de Balzac, c’est quand la technique d’enregistrement ou de transmission l’emporte sur le message ou l’image, la comptabilité sur le texte ou l’image, alors on ne voit, on ne lit, on n’entend plus rien, comme le bibliothécaire sarajévien qui rappelle lointainement les Bouvard et Pécuchet récupérés de Gustave Flaubert dans Deux ou trois choses que je sais d’elle.
Avec autrement plus de violence est la lutte livrée en enfer entre les guerres réelles que les stock-shots passés au numérique sur-saturé ou baveux semblent mitrailler (comme les mots-rafales du cinéma de Howard Hawks) en direction des guerres menées au cinéma. Le cinéma est ici hollywoodien, russe, japonais, allemand, français (tous des cinémas de grandes nations impérialistes) et l’on y croise les fantômes de John Ford, de la série des Mabuse de Fritz Lang, du Akira Kurosawa shakespearien de Ran adapté de Macbeth, de S.M. Eisenstein filmant en URSS les escaliers d’Odessa comme au Mexique les peones enterrés jusqu’au cou et piétinés, du Robert Aldrich de l’apocalyptique Kiss me Deadly en 1955, du Robert Bresson des Anges du Péché tourné en 1943 sous l’Occupation et de Jean-Luc Godard lui-même avec les chars de For ever Mozart et les Palestiniens de Ici et ailleurs en 1974 (le premier film co-réalisé avec Anne-Marie Miéville qui animait à l’époque une librairie pro-palestinienne, mais là on retombe dans le documentaire). On croit même reconnaître parmi les cendres de ce feu nourri les enfants jouant à la guerre du court métrage de François Truffaut réalisé en 1958, Les Mistons. Est sensible alors l’impression que les assassins des guerres réelles visent leurs doubles de fiction, et que ceux-ci se vengent de leurs doubles agressifs en leur retournant la violence réelle qui légitime ainsi leur fonction cathartique. Champ, contrechamp : le réel contre le cinéma, le cinéma contre le réel [25] , d’Auschwitz à l’Algérie en passant par la « grande boucherie » de la Première Guerre mondiale, la Tchétchénie occupée colonialement par le Russie de Vladimir Poutine, l’effondrement des tours jumelles du World Trade Center de New York, les deux guerres étasuniennes en Irak, les guerres confessionnelles et ethnicisées de l’ex-Yougoslavie, nous en passons et des pires. L’image elle-même subit (ce sont par exemple celles prises par le cubain Santiago Alvarez au plus fort des bombardements étasuniens au Vietnam, images comme déchirées, napalmisées, que Jean-Luc Godard avait déjà utilisées dans sa polémique contre le film de Stanley Kubrick Full Metal Jacket en 1987), comme les corps ont subi dans un déferlement technologique infernal rythmé, au son, par les accords de piano tonitruants de Jean Sibélius et, à l’image, par le motif benjaminien de la roue de l’histoire qui accuse l’oubli (ce bourbier, cet enfer dont on peut revenir par la citation) dans lequel la plupart des assaillants et des cadavres vus ici végètent (de quels films, de quelles guerres s’agit-il ?). L’histoire roule : en roulant, elles roulent sur les gisants qui pavent son chemin et nous roulent en fabriquant l’oubli de la nature de son chemin.
Dans l’épisode 1A des Histoire(s) du cinéma intitulé Toutes les histoires, Jean-Luc Godard dit que le cinéma avait brûlé tant d’imaginaire pour réchauffer le réel que celui-ci s’est vengé en exigeant de vraies larmes. Entre l’imaginaire brûlé et les vraies larmes, il y a tout ce qui sépare et unit à la fois, dialectiquement (et c’est une contradiction violente sur laquelle le cinéaste ne fait pas l’impasse), la fiction et le documentaire, tous deux tendus dans ce magma en fusion qu’est la première partie de Notre Musique afin de donner à voir, avec simplement quelques plans noirs savamment montés et calés afin que l’impression rétinienne et la rémanence des images vues fugitivement soient rendues effectives dans leur rythmicité et leur jaillissement de réalités rapprochées (ainsi des singes sautant dans l’eau puis des soldats étasuniens s’en extirpant apparaissent en un seul raccord, digne du montage des attractions eisensteinien, comme cousins), quelques phrases dites (« la mort est le possible de l’impossible » d’Emmanuel Levinas au sujet de la philosophie ontologique de Martin Heidegger [26] ) et d’autres plaquées au piano et grondantes, « l’offense faite au monde » comme aurait dit Elio Vittorini. Le pardon à de telles offenses, que les techniques de la guerre modernes auront tout au long du 20ème siècle massifiées, dont parle une jeune voix de femme (son visage nous sera rendu dans la deuxième partie de Notre Musique : il s’agit de celui de Judith) et qui trouve parmi ses plus puissantes expressions le visage supplicié de la femme du Cuirassé Potemkine (1925) de S.M. Eisenstein (ce visage marquera à vie et à vif toute la peinture d’un Francis Bacon par exemple), celui de la Falconetti dans La Passion de Jeanne d’Arc (1928) de Carl T. Dreyer, et les génuflexions des religieuses du film de Robert Bresson, sera à l’œuvre dans la partie suivante, le purgatoire, où Sarajevo est la cité, élue par le cinéaste comme le cinéaste a été élu par elle, de la rédemption, même partielle, même inachevée, même interminable (Amérindiens décimés, Juifs exterminés, Palestiniens expulsés, populations civiles brutalisées, hommes torturés, femmes violées, enfants épuisés...), du réel broyé menu par ces grandes machines et ces lourdes logistiques (en de nombreux points jumelles selon le philosophe Paul Virilio [27]) que sont la guerre massifiée et le cinéma industriel. Par exemple, la rédemption peut prendre la forme d’une prière polyphonique de la moderne vocaliste Meredith Monk que le cinéaste monte avec des plans de rues de la capitale bosniaque (ailleurs, les notes douces et mélancoliques du pianiste David Darling semblent chercher à cautériser les plaies encore béantes de la guerre qui semble durer même après son terme).
« L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais d’un rapprochement de deux réalités plus ou moins éloignées. Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes, plus l’image sera forte - plus elle aura de puissance émotive et de réalité poétique » (Pierre Reverdy, Nord-Sud, mars 1918, cité par André Breton dans son premier Manifeste du surréalisme en 1924 [28] ). Ce « principe de Reverdy-Breton » pour l’appeler ainsi est, on l’a compris, un principe godardien majeur que le cinéaste oblige le spectateur à faire sien. Ainsi le poème « Correspondances » des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire que l’on entend récité ici : « La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ; / L’homme y passe à travers des forêts de symboles / Qui l’observent avec des regards familiers » peut être mis en rapport, en correspondance, avec ces vers de Dante auquel le film nous a fait penser : « Au milieu du chemin de notre vie / Je me retrouvai par une forêt obscure / Car la voie droite était perdue ». Les vers de Dante et de Baudelaire entrent enfin en résonance avec les écrivains que Jean-Luc Godard a sollicités afin qu’ils interviennent dans son film qui, à son tour, devient cette forêt de symboles (c’était déjà celle de Week-end en 1967 et l’on y croisait les fantômes d’Emilie Brontë et de Saint-Just, du romantisme vu par une femme et de la révolution vue par un homme) où l’on se perd, dont les arbres murmurent des bribes de littérature et à quoi ressemble au fond la bibliothèque de Sarajevo, aussi matériellement martyrisée que le pont de Mostar, avec ses planches au-dessus du vide obligeant au funambulisme, son chantier de reconstruction, ses inscriptions énigmatiques, ses autodafés renversés, ses « vivants piliers » et ses « hommes-livres » (en effet les livres ne sont pas ici incendiés par des pompiers pyromanes comme dans la nouvelle de Ray Bradbury, Fahrenheit 451, dont François Truffaut avait tiré une adaptation en 1966 et dont Jean-Luc Godard salue les présences respectives, mais sont sauvés par la population locale comme hier on sauvait des Juifs, rassemblés en petits tas, en petites pyramides qui brûlent du feu du travail et de l’esprit des hommes qui les ont faits).
Ainsi Juan Goytisolo, auteur d’un État de siège écrit au plus fort de la guerre entre Serbes et Bosniaques en 1993, cite des passages de son livre La Forêt de l’écriture (1997) [29] axé sur la recherche des origines et la préférence pour les marginaux, et se place délibérément dans « l’arbre de la littérature » afin d’y chanter et d’y défendre « le droit inaliénable des lettres » (un plan d’arbre en hiver dans lequel un corbeau confectionne son nid assure la proximité intellectuelle entre Juan Goytisolo et Jean-Luc Godard, le second en tant que cinéaste héritier des frères Lumière ne pouvant être que d’accord avec le premier quand il dit : « La lumière est le premier animal visible de l’invisible »). Ainsi Elias Sanbar, absent physiquement des plans et très présent à la fois dans Notre Musique, crédité au générique au titre de la « mémoire », ami personnel du cinéaste et de sa compagne, est le rédacteur en chef de la Revue d’études palestiniennes et l’auteur de Palestine 1948 : L’expulsion (1984) et de Palestine, le pays à venir (1996). Il est, autant que le poète palestinien Mahmoud Darwich, l’instigateur du rapprochement (de l’homologie structurale aimerait-on dire) entre Amérindiens et Palestiniens, comme vérifié pratiquement par Jean-Luc Godard. Pour Israël aujourd’hui comme pour les Etats-Unis hier, il aura fallu pour se constituer comme État, au nom d’une fiction légitimante que la Bible contient, élire un territoire puis le vider en grande partie des habitants qui vivaient dessus depuis des siècles [30]. Comme le dit Jean-Luc Godard lors d’une de ses leçons de choses cinématographiques, la fiction est du côté israélien (l’Ancien Testament avec Moïse, le sionisme avec Theodor Herzl, Exodus d’Otto Preminger en 1960) comme elle l’a été du côté étasunien (« the Promised Land » chrétienne protestante), quand du côté des Palestiniens c’est, à la suite de l’expulsion concomitante de la réalisation pratique de la fiction israélienne, l’exode depuis 1948, la Nakbah, qui oblige ces derniers à rejoindre ainsi le documentaire (essentiellement le reportage TV : la fiction nationale, elle, est encore à venir), cet exode que Jean-Luc Godard ne lit pas seulement dans la Bible mais voit aussi au Kosovo et en Éthiopie. Ainsi Pierre Bergounioux, dont le livre B-17 G (2001) parvenait à tracer la ligne poétique entre le bombardier de la Deuxième Guerre mondiale et la littérature de William Faulkner en passant par l’historien Marc Bloch (ces croisements entre la littérature et l’histoire, la guerre et la technologie ne pouvaient que plaire à un monteur tel que Jean-Luc Godard), discute avec l’ambassadeur d’Homère et de sa cécité : le poète, certes, n’a rien vu, n’y était pas, mais cela ne l’aura pas empêché de raconter ce qui est arrivé, de faire un récit qui fait voir, même si ce récit s’écrit après coup. Ainsi Mahmoud Darwich qui prolonge cette réflexion lancée par Pierre Bergounioux (soit dit en passant, en jouant / relisant une bonne part de l’entretien qu’il avait réalisé en 1996 avec la poétesse israélienne Helit Yeshurun [31] qui le comparait à Walter Benjamin) : ce sont des Grecs qui ont narré la ruine de Troie (L’Iliade d’Homère, Les Troyennes d’Euripide [32] ), ce sont les vainqueurs qui ont raconté l’histoire des vaincus. C’est pourquoi le poète palestinien se dit « poète des Troyens », et ainsi lui aussi fait image. C’est parce que les Palestiniens disposent encore d’un poète qu’ils savent qu’ils ne sont pas définitivement battus comme l’ont été les Troyens qui, bien après leur mort, historiquement comme littérairement, souffriront toujours de ce manque-là. C’est également parce que la destruction nazie des Juifs d’Europe a accéléré décisivement les processus de réalisation d’Israël que la situation des Palestiniens est à la fois malheureuse et heureuse. Malheureuse en vertu de l’importance historique de la création d’Israël et de la souffrance de son peuple à la base de celui-ci. Heureuse en vertu de cette mémoire qui, si elle est instrumentalisée pour légitimer (ou faire écran à) la guerre réelle qui opprime actuellement le peuple palestinien, offre aussi à ce même peuple vaincu depuis 1948 une visibilité médiatique et historique plus grande que toute autre oppression au monde. Ainsi Jean-Paul Curnier, auteur de Aggravation (1989-2001), dessine en treize textes ce contre quoi il a décidé à l’instar de Jean-Luc Godard de s’insurger (« le prodigieux affaissement de la pensée qu’exige le consensus contemporain »), cite Claude Lefort comme on l’a vu précédemment et traite en fin de compte de ce mal actuel dont a parlé Jean-Michel Chaumont dans La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance (éd. La Découverte & Syros, Paris, 1997, 2002), celui d’une victimologie (notamment liée à la complexe problématisation historique du judéocide nazi) qui produit une quête de prestige et de légitimité symbolique qui détourne la mémoire et empêche la visibilité du présent.
On pourrait alors dire, reprenant à notre compte le principe godardien énoncé dans Eloge de l’amour : « Quand je pense à un peuple, je pense à un autre peuple » et l’on retomberait, comme le chat sur ses pattes, sur Emmanuel Levinas. Son livre Entre nous que Judith lit près du pont de Mostar se compose en effet d’essais sur ce que le philosophe nomme le « penser-à-l’autre » [33] que les représentants du pouvoir d’Etat israélien seraient bien inspirés de relire, s’ils ne l’ont jamais lu. L’ « interhumain » comme non-indifférence entre les uns et les autres, le « ne-pas-laisser-seul-l’autre-homme » qui constitue le secret de la socialité dont l’absolu est le « pour-l’autre », le visage qui devient alors la matérialisation faite chair du « Tu-ne-tueras-point » mosaïque, figurent les viatiques moralement nécessaires après coup quand la première partie de Notre Musique a montré tout ce que le visage peut intolérablement endurer, tout ce qu’on lui a horriblement infligé (et puisque l’on a parlé de ce peintre, on répète son nom, Francis Bacon, pour dire que son œuvre picturale aura été justement de représenter l’endurance propre au corps, et notamment celle dont est incroyablement capable le visage). Notre Musique, s’il est une cathédrale de voix, de paroles, de langues, est également une mosaïque de visages produisant cinématographiquement le « Tu-ne-tueras-point » qui donc devient un commandement du cinéaste, un commandement godardien, après qu’il ait été mosaïque et levinasien, théologique et philosophique, toujours actuel, toujours prophétique.
Un autre fragment de la pensée levinasienne que Jean-Luc Godard aime répéter dans ses films est le suivant : « Dans le « je pense donc je suis », le « je » du « je suis » n’est plus le même que le « je » du « je pense » parce qu’il reste à démontrer qu’il y a un rapport entre le corps et l’esprit, entre pensée et existence ». On rapportera de telles réflexions avec le « Je est un autre » d’Arthur Rimbaud (que l’on entend chez Jean-Luc Godard régulièrement depuis Vivre sa vie en 1962 et qu’il faut également entendre en tant que « Je et un autre » si on se souvient bien des mots de la résistante catholique allemande répétés par l’ambassadeur à Judith et dont nous parlions plus haut), avec « Je est la meilleure chose que nous ayons trouvé pour ne pas parler de soi » de Virginia Woolf, avec « L’un est dans l’autre, l’autre est dans l’un, et ce sont trois personnes » de Léon Brunschwicg, avec « C’est parce que nous ne confondons plus la solitude avec l’isolement que nous ne sommes jamais seuls » de Hannah Arendt (Jean-Luc Godard citait lui-même cette phrase dans le film d‘Anne-Marie Miéville Nous sommes tous encore ici en 1997)... C’est donc tout un matériel d’aphorismes poétiques et d’apophtegmes philosophiques (ou l’inverse), ressassé par le cinéaste depuis au moins trente années, afin que l’on aboutisse à ce que Gilles Deleuze a magnifiquement nommé la « solitude peuplée » du cinéaste rejoignant ainsi la forêt de symboles baudelairienne et de l’écriture chère à Juan Goytisolo [34].
Le criticisme dialectique godardien, s’il sait réconcilier dans un mouvement de pensée de cinéma ce que l’on a trop souvent divisé en catégories philosophiques disjointes, nominalisme et matérialisme, historicisme et spiritualisme, jusqu’à dépasser un trop rigide internationalisme pour atteindre au cosmopolitisme (sans nation ni pays donc puisqu’il n’est qu’un pays, qu’un seul paradis et que c’est de notre terre dont il s’agit et sur laquelle nous avons notre place à trouver [35] ) rêvée par Emmanuel Kant hier et Jacques Derrida aujourd’hui, trouve aussi à bégayer comme la camionnette des Amérindiens face à ce (ou ceux) qui ne se réconcilie(nt) pas, notamment les peuples. Alors qu’il y a encore tant à dire, encore tant à montrer, tant à rapprocher, à montrer, à monter ensemble [36] . Ainsi la photographie d’un « musulman » des camps d’extermination nazis auquel Giorgio Agamben a consacré un livre [37], qui est « le témoin intégral » comme le disait Primo Levi et grâce à qui « l’homme peut survivre à l’homme » (rendant ainsi possible selon le philosophe italien le témoignage de l’horreur exterminatrice par l’existence, co-extensive et non-coïncidente, ontologiquement liée au témoignage possible de sa part impossible, de son « reste » qu’incarne le musulman, ce « témoin intégral »), en face de laquelle Jean-Luc Godard met la réalité arabe, palestinienne, et donc aussi mais différemment « musulmane », soumise à la répression des feux nourris israéliens et étasuniens, Israël occupant colonialement et illégalement le territoire palestinien quand les Etats-Unis occupent en ce moment même, tout aussi illégalement mais néocolonialement, le territoire irakien. C’est un rapport entre deux catégories politico-historiques que contient conceptuellement le « musulman » et qui, s’il avait été posé par les gouvernants israéliens, aurait pu empêcher que la situation en Palestine ne devienne pas si douloureusement inextricable.
« C’est comme une image qui viendrait de loin » dit Olga, elle-même venant du plus lointain du champ, du fond, du flou du plan pour arriver de face, interrogeant d’un profond regard-caméra le spectateur, et repartir de dos vers ce fond du plan, vers ce flou : on retrouve ainsi Walter Benjamin et son analyse de « l’aura de l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » [38], ce « lointain aussi proche qu’il puisse être ». Balançant entre le flou et le net, le loin et le près, le lumineux et le nébuleux, Jean-Luc Godard veut tenir ce pont fragile reliant ces couples antagonistes dont les termes sont inséparables les uns des autres, à l’instar du plus essentiel d’entre eux peut-être, celui qui tient dialectiquement, ensemble et opposés l’un l’autre, le positif et le négatif [39]. Et ce pont est chez le cinéaste le plan dont l’extrême tension n’existe que par et dans cette exigence dialectique qui sauve l’immédiateté de la beauté première des choses du monde visible afin de ne pas la sacrifier à la médiateté que le plan godardien réclame malgré tout pour ne pas se suffire totalitairement à lui-même. Les branchages divers, les grilles striant ou barrant le plan et empêchant ainsi l’accès à sa complète visibilité, désignent métaphoriquement la pudeur esthétique de Jean-Luc Godard quant à l’enregistrement cinématographique du réel et sa volonté d’obliger le spectateur à l’effort de compréhension quant à ce que le plan masque, cache, camoufle, oublie, refoule, dénie, quant à ce qui lui manque ontologiquement et quant à ce qui nous manque pour l’entièrement saisir. Cet ailleurs du plan qui répond à son ici et qui, selon Arthur Rimbaud, est synonyme de la vraie vie, pourrait être encore formulé comme suit, récrivant la sentence godardienne de Eloge de l’amour comme Jean-Luc Godard récrit à son usage les phrases des autres dans un beau souci de dépassement de la propriété bourgeoise, tant industrielle qu’intellectuelle : « Quand je vois un plan, je pense à un autre plan », ou encore : « Quand je vois le champ du plan, je vois aussi son hors-champ ». Le cinéaste oblige ainsi son spectateur à la vision quand la vue se révèle fragmentaire, limitée : il l’oblige à être voyant comme Bernadette Soubirous l’a été décisivement une fois.
Autres variations dialectiques godardiennes : un personnage de dos parle, un autre de face l’écoute, et le visage, désolidarisé de l’expression faciale de la parole, induit la puissance réactive de l’écoute, à fleur de peau ; un personnage de face écoute, interdit, sans voix, la lumière dans son dos, son visage dans l’ombre, la question qu’on lui pose au sujet de l’avenir du cinéma (« une invention sans avenir » dixit Louis Lumière lui-même : cette sentence ornait le bas de l’écran de projection du Mépris) et des caméras numériques censées le sauver. Le visage interdit est celui du cinéaste, ce sera plus tard celui de Jean-Paul Curnier interrompu par un raccord au beau milieu de sa pensée, ce sera aussi celui d’Olga dans le dernier plan de Notre Musique avant le noir du générique, la bouche à peine entrouverte, qui dit quelque chose que l’on ne peut plus entendre (c’était déjà la bouche maquillée à la fin de Je vous salue, Marie, et puis encore avant celle de Jean Seberg sur laquelle elle passait le pouce à la fin de A bout de souffle). Ce dire qu’il nous est impossible d’entendre s’origine peut-être dans cette séquence originale de Notre Musique où le dialecticien Jean-Luc Godard invente une forme singulière d’effet Koulechov qui n’articule plus un plan de visage comme celui de l’acteur Mosjoukine avec un autre plan afin d’orienter chez le spectateur le sens de son expression, mais qui ici, articulant fragments d’un texte et visage d’Olga les lisant les uns à la suite des autres, oblige à percevoir l’espace mental et réflexif propre au personnage. On se demande alors, avec peut-être plus d’ardeur encore : « A quoi pense-t-elle ? » telle un visage de femme de Vermeer, et l’on sait plus fortement aussi que lorsqu’elle regardera plus tard la caméra comme Monika, elle saura comme un visage de femme chez Edouard Manet à quoi nous pensons [40].
Ces quelques florilèges obtenus permettent, selon la dialectique godardienne qui cherche également, comme la philosophie de Karl Marx par rapport à celle de G. W. F. Hegel, comme le Pickpocket (1959) de Robert Bresson, à remettre à l’endroit ce qui a été mis à l’envers, d’empoigner ces « Fleurs du Mal » que sont les explosions de la première partie du film pour en faire, via entre autres la citation baudelairienne de la deuxième partie, des « Fleurs du Bien », des marchés sarajéviens colorés et des rues repeuplées à la bibliothèque quant à elle repeuplée de livres, aux citations qui sont toujours un peu de temps retrouvé (« Jetztzeit », « l’à-présent » benjaminien que cite Youssef Ishaghpour dans notre note 40) pour les vaincus ressortant enfin un peu la tête hors de la terre cendreuse de l’histoire, jusqu’au jardin de Jean-Luc Godard lui-même, autre métaphore possible de son film. Notre Musique est donc aussi ce vaillant et modeste jardin que son cultivateur offre en partage à son spectateur (et ce partage est aussi au sens propre holocauste, offert en sacrifice aux bûchers de nos vies) et l’on ne pourra plus faire mine (faire mime) de continuer à ne pas connaître [41] de quoi il se compose, à partir de quelle sorte de terreau fertile ses fleurs s’ouvrent au soleil et montent au ciel de ce paradis que sont nos souvenirs et d’où nous ne pouvons être chassés comme il était dit dans Nouvelle Vague à partir d’un mot de Jean-Jacques Rousseau. De quel humus, de quels cadavres sommes-nous faits pour être au monde (puisque le film de Jean-Luc Godard vise à nous y remettre, et son auteur avec) et pour pouvoir penser le monde en nous pensant nous-mêmes en même temps avec lui ? C’est au fond la vieille et toujours actuelle question d’Hamlet à laquelle il faut espérer que nous répondrons mieux que ce dernier. Par un cri d’enfant par exemple, comme on peut en entendre un dans le paradis de Notre Musique. Et qui le déchire.
« Mais qui va vraiment de l’avant apporte aussi l’espace où le ciel commence enfin à rosir. Avec nous s’éveillent les choses, dans un affranchissement complet des lois de leur état présent, et elles développent leurs possibilités latentes. Mais c’est nous qui portons cette étincelle de la fin tout au long du parcours, lequel reste ouvert, plein d’imagination objective, sans gratuité. C’est pourquoi, dans tout ce à quoi nous donnons forme, sans fin donnons forme (...), il règne une tourmente qui prend sa source dans l’illimité de la nature humaine, et pousse à la flamme fulgurante du mot, à l’expression de l’individuum ineffabile, à l’arrachement des voiles, et pas seulement ceux de tout temple ancien ; - un esprit d’utopie non déguisé, celui de l’homme caché enfin, vient y projeter sa lumière. A la vérité, il n’existe encore rien qui conçoive ce vers quoi nous poussons dans l’inconnu, perdus dans l’obscur. Mais sa conception est au détour du chemin ; car parmi tout ce qui se meut et roule, obscur, atomique, individuel, subjectif, nous seuls allons de l’avant, en tant que nous sommes la tension creusant sans cesse plus profond, jamais quitte, utopique, la tension de toute forme faite » (Ernst Bloch, L’esprit de l’utopie, éd. Gallimard-NRF, 1977, p. 274-275).
Notes :
[1] En tout point digne des plus grands chantiers romanesques de la première moitié du 20ème siècle que sont, entre autres, A la recherche du temps perdu (1913-1927) et Le Temps retrouvé (1927) de Marcel Proust, Ulysse (1922) et Finnegans Wake (1939) de James Joyce, L’Homme sans qualités de Robert Musil (1930-1933), Cantos pisans (1945) d’Ezra Pound ou encore La Mort de Virgile (1946) d’Hermann Broch.
[2] Il faut bien entendre le terme de « rédemption » (Erlösung) au sens des penseurs révolutionnaires juifs et allemands, qui ont voulu au lendemain de la Première Guerre mondiale penser à nouveau et autrement l’histoire dont le progrès comme épistémé (Michel Foucault) et comme utopie positive venait tout juste d’être discrédité, selon une eschatologie séculière par laquelle l’expérience de la crise arriverait à maturation et libérerait les possibles éclatés d’une rédemption du réel atomisé. Ces penseurs d’un messianisme d’un nouveau genre sont surtout Walter Benjamin, Ernst Bloch et Franz Rosenzweig, ce dernier désignant parfaitement l’Erlösung comme une « rupture violente du tissu historique, l’irruption au cœur du temps d’une altérité absolue, d’une forme d’expérience radicalement différente (...), l’attente d’un bouleversement qui peut survenir à tout moment (...), le Oui dans le clin d’œil de l’instant » (in L’Etoile de la rédemption (1921), Paris, éditions Le Seuil, 1982, p. 286-295). La force éruptive et affirmative du plan dans le montage godardien pourrait s’expliquer ainsi, comme bouleversement esthétique d’une continuité (devenue intenable au XX siècle) de récit ou de narration, d’espace ou de temps, et comme propulsion d’instants décisifs en terme de contenus singuliers proposés visant à leur entre-choc étincelant, selon ce « principe espérance » (Ernst Bloch) que le meilleur puisse via ces sautes ou ces disjonctions advenir.
[3] In Le Livre à venir, éd. Gallimard, coll. Folio/Essais, 1959, pp. 152-172. On rappellera utilement que Jean-Luc Godard cite Albertine disparue de Marcel Proust et surtout La Mort de Virgile (dont Sabine Azéma lit des passages) dans l’épisode 2B intitulé Fatale beauté des Histoire(s) du cinéma.
[4] Quand, auparavant, ce sont plutôt le bruit, la fureur, la cacophonie, l’entropie, la perte de sens qui dominaient ses bandes-son et suscitaient le rejet de ceux qui pensent que l’on ne peut rien perdre quand on regarde un film : faire l’expérience de la perte, d’une image vite vue, d’un son mal proféré, d’un signe vite lu, d’une phrase mal dite ou écrite, est l’une des grandes avancées cinématographiques dont a été capable Jean-Luc Godard alors que, quotidiennement, cette perte est vécue phénoménologiquement comme consubstantielle à notre subjectivité et donc rarement objectivée pour être soumise à l’analyse critique et encore moins à l’appréhension esthétique.
[5] In Œuvres II, éd. Gallimard, 2000, p. 179-188. Nous citons in extenso le dernier paragraphe de ce texte afin que l’on y reconnaisse encore Jean-Luc Godard tel qu’il est lui-même et tel qu’il apparaît souvent dans ses films : « Ainsi notre auteur, comme de juste, reste-t-il pour finir un isolé. Un mécontent, pas un chef. Pas un fondateur : un trouble-fête. Et si nous voulions nous le représenter tel qu’en lui-même, dans la solitude de son métier et de ses visées, nous verrions ceci : un chiffonnier au petit matin, rageur et légèrement pris de vin, qui soulève au bout de son bâton les débris de discours et les haillons de langage pour les charger en maugréant dans sa carriole, non sans de temps en temps faire sarcastiquement flotter au vent du matin l’un ou l’autre de ces oripeaux baptisés « humanité », « intériorité », « approfondissement ». Un chiffonnier, au petit matin - dans l’aube du jour de la révolution ». Un chiffonnier qui est aussi capable dans Notre Musique de décocher de formidables et inattendus sourires à des jeunes gens qui, en retour, répondent à son anti-académisme en refusant amicalement la posture de disciple pétrifié en admiration devant le légendaire maître. Cette double mise en défaut insiste sur une modestie qui sied à la grandeur cosmopolite d’un projet à multiples faces que l’homme Godard ne saurait résumer à lui tout seul, loin s’en faut.
[6] En raccordant le plan du reflet sur les vitres d’un tramway d’une enseigne X sur celui où le cinéaste passe sous un portique (par terre est dessinée la croix jaune d’une interdiction de stationner) afin de dire aux étudiants sarajéviens deux ou trois choses qu’il sait du cinéma, du monde et du mouvement des images, le cinéaste rappelle furtivement à notre mémoire que dans son film Passion (1982), il était question du cinéma pornographique (le « X ») comme étant considéré selon lui comme le « ghetto juif » de l’industrie cinématographique ; et il était alors hors de question d’exclure le « X » (et les gens qui le font) du cinéma comme hier les nazis ont voulu exclure les Juifs du genre humain, les frappant au cœur d’une étoile jaune de David stigmatisante.
[7] L’acteur Jean-Christophe Bouvet, qui porte avec lui la mémoire vive du cinéaste Jean-Claude Biette récemment disparu (les saltimbanques vus au paradis de Notre Musique répondent à Saltimbank, ultime film de Jean-Claude Biette sorti en 2003), et qui regarde la ville martyre depuis le taxi qui l’emmène à l’ambassade, semble se prendre dix ans en pleine figure, prématurément vieilli : pour produire cette sensation de prématuration, Godard a recouru à un petit effet spécial digne des tours à la Jean Cocteau consistant, pensons-nous, à jouer de la puissance des raccords en montant deux plans de l’acteur, le premier où il monte dans le taxi, le second où on le voit à l’intérieur, séparés dans leur tournage par un intervalle de temps tel qu’il est en fait plus barbu dans le second plan que dans le premier.
[8] Cet homme est à la fois un double possible de Jean-Luc Godard lui-même car, au-delà du chapeau, de la veste et de l’écharpe rouge qu’ils ont en commun, il est cet oncle en prise avec sa nièce que le cinéaste a lui aussi joué dans son film Prénom : Carmen (1983), et il est à la fois le vecteur privilégié de la mémoire d’Henri Curiel, ce fondateur du mouvement communiste en Egypte, cet inébranlable soutien au peuple palestinien comme aux peuples du tiers-monde en lutte contre leurs colonisateurs (il a pris la suite de Francis Jeanson grillé en Algérie, Jeanson que Jean-Luc Godard a filmé dans son film La Chinoise en 1967 en entretien avec la jeune mao qu’était alors Anne Wiazemski), ce militant antifasciste qui était autant Juif que Français, Italien qu’Egyptien, abattu chez lui à Paris le 4 mai 1978, cette figure internationaliste qui, tel l’ange wendersien, passe ici pour désigner l’ampleur du projet cosmopolitique en vigueur dans Notre Musique.
[9] In Orson Welles, une caméra visible (3 tomes), éd. de la Différence, 2001. En corrélat ceci : « Les faits parlent d’eux-mêmes mais hélas plus pour très longtemps ». Cette phrase du Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline que Jean-Luc Godard cite lui-même dans son film (livre qui hantait tout Pierrot le fou en 1965) prophétisait dès 1936, ère de massive propagande où se sont exercés les talents de manipulateur radiophonique d’Orson Welles avec La Guerre des Mondes de H. G. Wells, le risque de bruit et de déperdition du fragment de réel brut advenu dans le monde relatifs à la médiation industrialisée informationnelle-communicationnelle.
[10] Certains ont cru (ou croient peut-être toujours) qu’il ne s’agit que d’une seule et même personne, et c’est tout à l’honneur d’un cinéaste qui sait intensément (et cette intensité s’origine dans la puissance propre à la figuration picturale italienne et flamande) regarder ses actrices et faire avec elles des essais de visages, en combinant le regard mélancolique de Vermeer et celui, moins pur et plus cru, de Manet, jusqu’à souvent les rendre indiscernables. Sarah Adler et Nade Dieu sont en quelque sorte des « modèles », comme on en trouvait chez le cinéaste Robert Bresson, dont les visages portent les réminiscences de ceux d’autres « modèles » godardiens, telles Myriem Roussel dans Prénom Carmen (1983) et Je vous salue, Marie (1984) ou Anne Wiazemski dans La Chinoise (1967) et Le Gai savoir (1968) que Robert Bresson avait découverte pour Au hasard Balthasar en 1966, de ceux également d’autres visages de cinéma aimés, tel celui inoubliable (et inoublié par Godard) de Harriet Andersson dans Monika (1953) d’Ingmar Bergman. Cette chaîne visagière qui remonte le temps et tient tous les temps participe de la recomposition en question de la pensée après qu’elle ait été dispersée, et si elle peut être aussi archéologique (l’origine turque du pont de Mostar est importante à signaler quand certains politiciens réactionnaires se battent sur la base d’arguments racistes aujourd’hui contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne), elle est toujours généalogique (l’origine russe d’Olga, égyptienne de Garcia...). Mais il faut préciser que cette généalogie est une pratique qui toujours s’effectue, contre toutes les réifications nationalistes (Le Démon des origines selon le démographe Hervé Le Bras), dans une forme plurielle (comme chez Michel Foucault) qui trouble, complexifie et démultiplie la quête originaire plutôt qu’elle ne l’éclaircit et la fige.
[11] Alors qu’Olga a su, les yeux fermés, l’écouter parler pour voir, voyant d’ailleurs son suicide à venir que le cinéaste, faisant sa leçon, ne pouvait pré-voir : c’est une nouvelle distorsion communicationnelle, où cela communique même quand cela ne communique pas mais comme on ne s’y attend pas, où cela communique mais de travers, aléatoirement, follement, comme déjà à la fin de A bout de souffle (1959) où Michel Poiccard (Jean-Paul Belmondo) lâchait à Patricia (Jean Seberg) avant de mourir d’une balle dans le dos qu’il était un dégueulasse alors que des passants affirment à tort à celle-ci le contraire, que c’est elle la dégueulasse, et elle les croit sans toujours bien comprendre le mot « dégueulasse » puis, tout à cette horrible croyance, elle se passe inconsciemment le pouce sur la bouche, comme Michel n’a pas cessé de le faire tout le long du film afin d’imiter son idole Humphrey Bogart. Quand quelque chose se perd, quelque chose passe aussi, malgré tout.
[12] « L’identification au vainqueur bénéficie donc toujours aux maîtres du moment. (...) Tous ceux qui à ce jour ont obtenu la victoire, participent à ce cortège triomphal où les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps de ceux qui aujourd’hui gisent à terre » (« Sur le concept d’histoire » in Œuvres III, opus cité, p. 432).
[13] « Tandis que cette Cité céleste est en pèlerinage sur la terre, elle interpelle tous les peuples et rassemble ainsi une société d’étrangers, parlant toutes les langues » (Saint Augustin, La Cité de Dieu, Paris, éd. Le Seuil, coll. « Points-Sagesse », 1994, Livre XI, chapitre 1).
[14] Qui appelle pour comparaison cette phrase de Léon Tolstoï cité par Claude Simon : « Un homme en bonne santé pense couramment, sent et se remémore un nombre incalculable de choses à la fois » (in Discours de Stockholm, éd. Minuit, 1986, p.26). Jean-Luc Godard partage d’ailleurs avec le romancier auteur de Histoire (1967) une identique volonté de généreusement tout mettre dans leur œuvre respective.
[15] « Passé le pont les fantômes vinrent à sa rencontre » : ce carton célèbre de Nosferatu (1923) de F.W. Murnau avait en son temps fait rêver nombre de surréalistes, notamment Robert Desnos...
[16] Ce sont également les plans de Notre Musique où une lampe allumée se balance dans le noir comme dans un polar, celui où Judith Lerner, interrogée en gros plan fixe par l’ambassadeur qui circule autour d’elle, ne cesse de tourner la tête et les yeux de gauche à droite et vice-versa pour le suivre sans rien perdre de ce qu’elle lui dit, celui enfin où un travelling latéral droite-gauche puis gauche-droite, aller et retour sur les visages des auditeurs de la leçon de cinéma de Jean-Luc Godard, évoque à la fois une portée musicale - et les visages en figureraient alors les notes, rondes, noires, croches, doubles croches... -, les bacs à fleurs du jardin godardien ainsi que les premières écritures en boustrophédon à l’époque plurimillénaire des archéologiques rouleaux de Sumer dont on parle dans le film (on rappellera que Sumer fut pilonné par l’armée étasunienne en 1991 lors de leur première guerre en Irak : « Ultimi barbarorum » comme aurait dit Baruch Spinoza).
[17] Le raccordement chez Jean-Luc Godard s’effectue toujours après une coupure préalable qu’il faut prendre en compte et surmonter comme l’a très bien souligné Gilles Deleuze (in Cinéma 2. L’Image-temps, éd. Minuit, 1985, p. 234-245) qui citait d’ailleurs le même Heidegger que nous quelques pages plus tôt (page 218). On s’explique ainsi ces moments où une conversation (non pas, comme le dit Judith à l’ambassadeur, une conversation juste mais juste une conversation comme en 1969 dans Vent d’est le cinéaste insistait déjà, contre l’utopisme de la vérité 24 fois par seconde énoncée au temps du Petit soldat en 1960, qu’il n’y avait pas d’image juste à montrer mais juste des images à monter ensemble) s’interrompt le temps d’un raccord (qui, forcément ici, se donne à voir et à penser comme tel) sur une phrase reprise quasiment à l’identique dans le plan suivant : effet, partout chez Jean-Luc Godard réitéré (c’est significativement dans un plan du film une camionnette qui tarde à démarrer, dont le moteur peine à se mettre en route), de bégaiement tel celui qui affecte l’ouvrière syndicaliste jouée par Isabelle Huppert dans Passion, de répétition, de ressac, de redondance, de ressassement (et pour suivre le cinéaste le critique lui-même s’oblige au ressassement, à la redite, à la bifurcation, au détail, ce que le lecteur devra lui pardonner), ceci afin de rappeler au principe essentiel (et essentiellement dialectique) de fragmentation et de recomposition à l’œuvre ici, ainsi que de tenter par tous les moyens de conjurer les forces néantisantes propres à l’amnésie (quand il faut distinguer l’amnésie de l’oubli qui, de Friedrich Nietzsche au Charles Péguy de Clio, si important qu’est ce dernier pour le cinéaste, est justement constitutif de la mémoire parce qu’elle est aussi une œuvre de sélection, de réminiscence, de ressassement, de fragmentation et de recomposition).
[18] Avant-arrière, arrière-avant : telles les feuilles d’un carnet griffonné, d’un livre, d’images ou de mots ou des deux, telles les images vidéo vues en enfer, telles les vagues vues au paradis, tel le paradis situé chez Jean-Luc Godard après l’enfer et le purgatoire comme le jour peut devancer la nuit ou lui survivre, telles les deux parties de Éloge de l’amour où la seconde, en numérique et couleur, devait être replacée chronologiquement avant la première partie du film, en 35 mm. et noir et blanc... Haut-bas, bas-haut : tels ces escaliers que l’on monte ou que l’on descend et qui ressemblent à des portées musicales eux aussi (le plan godardien serait donc plan-escalier, situant son propos sur une certaine marche, à un certain niveau de perception et de compréhension, n’excluant donc pas qu’il y ait d’autres niveaux à saisir comme un raccord dans le même axe de deux plans induit l’idée qu’il existe un seul regard pour regarder les choses mais plusieurs échelles quant à ce regard), tel le pont de Mostar filmé à partir du vert de la Neredva pour remonter au bleu du ciel puis revenir en passant par le gris des pierres, exactement comme fut filmée la riche Lausanne vingt-deux ans auparavant dans le court métrage Lettre à Freddy Buache sur une inspiration chromatique tirée des westerns d’Anthony Mann (c’est donc normal que l’on croise près de Mostar des Amérindiens en habit et peinture de guerre)...
[19] Dans son sketch du film collectif Loin du Vietnam (1967) intitulé Caméra-œil (un titre très à la Dziga Vertov, annonçant les travaux du groupe révolutionnaire du même nom auquel le cinéaste a participé de 1969 à 1972), Jean-Luc Godard préconisait déjà de répondre à l’invasion de ce pays par les Etats-Unis par l’idée qu’il fallait se laisser soi-même envahir par le Vietnam. Que ce pays nous occupe l’esprit comme il est militairement occupé, voilà la réponse godardienne, ô combien dialectique et toujours d’actualité. Comme d’habitude, il y eut des projets essayés avant d’en arriver au film définitivement réalisé, et souvent le cinéaste garde dans le film fini les traces de ces projets avortés concourant à la vie obscure de l’œuvre finale, notamment celui d’un dialogue avec Marcel Ophuls et aussi celui de faire un remake du Silence de la mer de Vercors/Melville où un Israélien occupant une maison palestinienne aurait pris la place d’un Allemand occupant une maison française. A sa façon, Orson Welles avait en son temps montré la voie de tels court-circuits du temps devenu mondialisé et des espaces conséquemment rapprochés avec ce film qu’il n’aimait pourtant pas beaucoup, The Stranger (1945), dans lequel les images des camps de concentration et d’extermination faisaient littéralement irruption dans le salon petit-bourgeois d’une maison tranquille d’une bourgade étasunienne des plus moyennes.
[20] Ce Deux est très souvent inscrit dès le titre d’un film de Jean-Luc Godard (dont certains, après 1974, ont été co-réalisés par Anne-Marie Miéville, à deux donc comme les films de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub). Entre autres nous citerons Charlotte et son Jules (un court métrage de 1959), Une femme est une femme (1961), Masculin féminin (1966), Deux ou trois choses que je sais d’elle (1966), One plus one (1968), Vladimir et Rosa (1971), Ici et ailleurs (1974), Numéro deux (1975), Six fois deux (sur et sous la communication) en 1976, France tour détour deux enfants (1977-1978), Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma (1986), Soft and Hard (Soft Talk on a Hard Subject between Two Friends) en 1986, Deux fois cinquante de cinéma français en 1995... C’est également Jean-Luc Godard qui dit en blaguant à moitié dans Notre Musique que le communisme a existé véritablement une fois, 2 fois 45 minutes, lors d’un match de football au stade de Wembley où les Anglais qui recevaient jouaient personnels et ont perdu face à des Hongrois qui, eux, jouaient collectifs.
[21] Il y aurait chez le cinéaste deux modes de la désignation, l’un négatif, l’autre irisé de positivité : le premier est ce doigt pointé contre l’ennemi déclaré qui traverse toute la bouillonnante première partie, geste langien de la Loi, du pouvoir et de la guerre ; le deuxième mode est celui, par exemple, de l’écrivain Juan Goytisolo désignant les impacts de balle et le palimpseste architectural qu’est la bibliothèque de Sarajevo, ou de Jean-Luc Godard manipulant ses photographies, ce geste étant à l’opposé du précédent celui, socratique, de la pédagogie douce, de l’exégèse, de la démonstration scientifique, de l’administration de la preuve qui fait de l’argumentation la voie privilégiée de la pacification des affects.
[22] Sinon nous avons affaire avec ce que le philosophe nomme une morne et molle « post-démocratie consensuelle » (in La Mésentente, éd. Galilée, 1995, pp.135-165).
[23] Le Monolinguisme de l’autre (éditions Galilée, 1996) de Jacques Derrida exprime ces luttes, ces manques, cette incomplétude à tout dire, quand la langue, inappropriable, nous assignant à résidence, confirmant notre non-identité à soi originaire, en dit toujours plus ou moins que ce qu’elle prétend dire. « Il y a, douce, discrète ou criante, une terreur dans les langues, c’est notre sujet » (page 45). Pareil état des choses pour le cinéaste chez qui aussi la traduction est une compréhension aussi entendue comme une appropriation qui fait violence à l’altérité même de l’autre en la trahissant (lire sur ce point également de Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, éd. Le Seuil, 1986, pp. 313-329).
[24] C’est ainsi que l’on envisagera la séquence dans laquelle le cinéaste oppose deux images qui sont un champ suivi de son contre-champ tirés d’un film de Howard Hawks (il s’agit de His Girl Friday en 1939 avec Cary Grant et Rosalind Russell dialoguant à coup de rafales verbales parfois mortelles - on l’a compris, la guerre chez Jean-Luc Godard peut être aussi celle du verbe, quand le verbe se fait guerre) et explique très justement que les visages des deux acteurs, s’ils s’affrontent dans la scène (ils jouent deux journalistes rivaux), ne valent pas pour signifier leur radicale altérité à tous deux et ne marquent ainsi, puisque les deux plans sont identiques dans leur production, aucune différence propre. La preuve que Howard Hawks ne sait pas faire la différence entre les hommes et les femmes comme le dit a priori insolemment Jean-Luc Godard, c’est que chez celui-ci les premiers sont parfois habillés comme les secondes, à l’instar de Cary Grant dans I Was a Male War Bride en 1949, et les secondes rivalisent de virilisme avec les premiers, telle Katharine Hepburn dans Bringing up Baby en 1938. Peut-être que sur ce point-là le différentialisme godardien, quant à la question féministe propre des rapports de « genre » et de la domination que l’un, le masculin opère sur l’autre, le féminin, est peut-être inférieur à l’indifférenciation hawksienne. Quoi qu’il en soit, le cinéma hollywoodien a toujours eu, vu l’impérialisme avancé de son idéologie et de son économie, horreur de la dialectique (et pas seulement parce que c’est une arme communiste révolutionnaire) : Fahrenheit 9/11 de Michael Moore, palmé d’or au Festival de Cannes en 2004 (alors que Notre Musique y était présenté hors catégorie), le prouve à sa façon, gauchisante et démagogique, celle de son instigateur qui ne fait jamais autre chose dans ses films que de vouloir imposer son point de vue (ici un simple tract anti-Bush) quand Jean-Luc Godard expose l’entre-lieu (pourrait-on dire) des discours, montre l’entre-exposition (oserait-on encore proposer) des discours les uns à côté ou les uns en face des autres, intervalles d’espacement et de non-raccordement entre eux inclus, discours qu’il n’a pas produits (comme il n’a par exemple pas produit les arbres ou les cieux qu’il filme toujours aussi bien), mais dont il souhaite vivement la prolifique et productive mise en discussion.
[25] Parfois, les images de la fiction battent à plate couture le réel : ainsi l’histoire rapportée par Jean-Luc Godard des scientifiques Niels Bohr et Werner Heisenberg se promenant au Danemark et passant près du château d’Elseneur - ce qui nous fait une belle jambe - mais quand le savant danois dit au savant allemand qu’il s’agit là du château d’Hamlet, tout de suite, c’est autrement plus emballant. Dans une autre mesure, c’est cette autre histoire rapportée par le cinéaste, celle de Bernadette Soubirous qui dit avoir vu la Vierge Marie et la reconnaît, non dans les reproductions des plus grands tableaux du Moyen Age et de la Renaissance que l’on soumet à son regard, mais sur un pan effrité de mur de l’église de Cambrai. Quelquefois, l’image est révélation : elle fait voir, fait connaître ou elle est reconnue, a déjà été vue. Mais si « l’image est bonheur, près d’elle séjourne le néant » comme l’a dit Maurice Blanchot : Jean-Luc Godard le sait et, lui, ne fait pas l’économie de ce néant.
[26] Pour être plus précis, il s’agit de la dernière note, la note 5, du livre d’Emmanuel Levinas Le Temps et l’Autre (éd. PUF/Quadrige, 1983, p. 92) : « La mort chez Heidegger n’est pas, comme le dit M. Wahl, « l’impossibilité de la possibilité », mais « la possibilité de l’impossibilité ». Cette distinction, d’apparence byzantine, a une importance fondamentale ».
[27] in Logistique de la perception. Guerre et cinéma 1, éd. L’étoile/Cahiers du cinéma, 1984.
[28] In Manifestes du surréalisme, éd. Gallimard (Société Nouvelle des Editions Pauvert, 1979), p. 31.
[29] Ramon Chao, lors de sa recension de ce recueil d’essais dans Le Monde diplomatique de décembre 1997 (n°525), parlait à son sujet d’un « universalisme métèque » qu’il faut évidemment rapprocher de l’ « exterritorialité » chez Jean-Luc Godard (qui, significativement, place au centre d’un de ses plans une photographie de Charlie Chaplin à l’époque du Kid en 1921, insistant à nouveau sur le pédagogisme de son film dont lui-même ne s’exclut pas puisque, comme nous, il a tout à apprendre).
[30] S’il est surprenant de voir débarquer des Amérindiens dans Sarajevo, la chose l’est infiniment moins quand nous continuons le travail de prise de connaissance dont le cinéaste, dans ses films, n’élabore que les prémisses (les points de départ auraient dit de concert Louis Aragon et Simone de Beauvoir), comme une invitation au voyage dans le pays morcelé, accidenté, inachevé de la connaissance. Pour en revenir avec plus de précisions sur les Indiens d’Amérique, contrairement aux Palestiniens, ils n’ont pas seulement été spoliés de la terre de leurs ancêtres, mais également de leurs noms comme de leurs langues. Ce que dit le poème de Mahmoud Darwich Le dernier discours de l’homme rouge que récitent les Amérindiens du film. Cette triple spoliation dont Christophe Colomb a représenté une sorte de messie négatif et qui recouvre plusieurs peuples « sous la cendre des légendes » comme le dit l’un d’entre eux (et les westerns hollywoodiens ont globalement participé à cette œuvre idéologique de recouvrement cendreux) a été de plus entreprise par un peuple qui, lui comme le pays qu’il a édifié dans le sang, n’a aucun nom propre. L’impérialisme étasunien, sur lequel insistait à juste titre le film précédent Eloge de l’amour et qui s’étend même jusqu’aux rives du paradis, devrait peut-être se comprendre aussi à partir de cette aune, de cette absence originelle de nom (pour un pays si puritain et si prompt à faire prêter serment à ses présidents sur la sainte bible, le commencement n’aura donc pas été le verbe, ce qui est, on en conviendra, une contradiction difficilement surmontable pour cet Etat).
[31] In Hadarim (Tel-Aviv), n°12, printemps 1996 (traduit de l’hébreu par Simone Bitton, Revue d’études palestiniennes (Paris), n°9, automne 1996, repris dans La Palestine comme métaphore, éd. Actes Sud/Babel, 1997, p.109-167).
[32] Le dramaturge athénien a également écrit ce puissant avertissement qui vaut pour la première partie de Notre Musique : « Insensés, vous tous qui cherchez la gloire des combats et croyez par les lances guerrières faire cesser les douleurs du monde » (Hélène in Tragédies, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade n° 160, 1962, p. 1151).
[33] Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, éd. Grasset, 1991.
[34] Bien que nous préférions le concept, d’ailleurs deleuzien, de « rhizome » plutôt que d’arborescence au sujet de l’œuvre godardienne puisqu’elle est structurée comme un réseau qui prolifère sans centralisation ni hiérarchie et ce dans tous les sens (cf. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, éd. Minuit, 1980).
[35] Le titre intégral du film Soigne ta droite, justifiant le titre du présent texte, est : Soigne ta droite ou Une place sur la terre comme au ciel.
[36] Rappelons afin de lever toute ambiguïté véhiculée par le souvent faible appareil critique produit à chaque sortie d’un nouvel opus de Jean-Luc Godard que le montage ne (se) repose chez lui jamais sur un rapport d’équivalence entre les choses que le spectateur devrait valider, mais bien plutôt pose des rapports que le spectateur doit discuter (Comment ça va en 1975 n’était ainsi pas seulement la question la plus importante à adresser au cinéaste mais la formule du geste godardien cherchant à voir ce qu’il y a « entre », comment ça va, autrement dit comment ça marche entre les images, les sons, les idées, les peuples...) : ce n’est pas le signe = qui intéresse le cinéaste mais le signe /, comme ce n‘est pas une philosophie du « est » mais du « et » qui intéressait Gilles Deleuze et que ce dernier entrevoyait dans les exercices du montage godardien.
[37] Ce qui reste d’Auschwitz. L’archive et le témoin. Homo sacer III, éd. Payot & Rivages, 2003. Giorgio Agamben écrit à la page 147 de son ouvrage : « L’homme est donc toujours en deçà ou au-delà de l’humain, il est le sas par lequel passent sans cesse les courants de l’humain et du non-humain, courants de subjectivation et de désubjectivation, du devenir-parlant du vivant, du devenir-vivant du logos. Ces courants sont coextensifs, mais ne coïncident pas, et cette non-coïncidence, cette fine crête qui les sépare est le lieu même du témoignage ». On comprend ici l’affinité de la pensée de Martin Heidegger chez Giorgio Agamben comme chez Jean-Luc Godard : il s’agit dans tous les cas de penser ce qui se refuse à l’être. La pensée, quand elle inclut son propre impouvoir, est ce qui traverse des œuvres aussi importantes et différentes que celles de, entre autres, Maurice Blanchot, Antonin Artaud, Georges Bataille, Giorgio Agamben, Martin Heidegger, Gilles Deleuze, Jacques Derrida et donc aussi celle de Jean-Luc Godard (on ajoutera sans hésiter à cette liste non exhaustive la cinéaste Claire Denis).
[38] in Œuvres III, opus cité, p. 67-113 (pour la première version du texte en 1935), p. 269-316 (pour la seconde version du texte, datant de 1939).
[39] « Le négatif à faire nous est imposé en plus ; le positif nous est déjà donné » (Franz Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, éd. Payot & Rivages, 2001, p. 39). Dans la bouche de Jean-Luc Godard (qui a donc cette habitude de réécrire à son propre usage les citations qu’il utilise), cela donne : « Le positif nous ayant été donné à notre naissance, il ne nous reste plus qu’à faire le négatif », ce que la première partie de Notre Musique (où, contrairement à d’autres films du cinéaste, nous n’entendons pas cette citation) ne montre que trop bien.
[40] Ces réflexions que Jean-Luc Godard reprend à son compte dans l’épisode 3A des Histoire(s) du cinéma intitulé La monnaie de l’absolu proviennent de Manet de Georges Bataille (tome IX des œuvres complètes, éd. Gallimard, 1979) sur lequel Youssef Ishaghpour, que nous citions plus haut, a également réfléchi, citant lui aussi Walter Benjamin, et écrivant ce qui vaut complètement pour l’œuvre godardienne : « Seul l’art moderne reste à la hauteur de ce qu’il y a de contradictoire dans la modernité comme enfer et utopie. Il est exposé au désastre et accomplit un sauvetage (...) C’est la manifestation de l’actuel et du vivant. C’est le moment d’inconnu, d’incertitude, d’insécurité, qui n’est pas le nouveau, mais ce qui se crée : l’à-présent » (Aux origines de l’art moderne. Le Manet de Bataille, éd. de la Différence. Les Essais, 2002, p. 91).
[41] Con-naître, c’est étymologiquement « naître avec » comme l’a déjà expliqué Paul Claudel. Naître avec Notre Musique et n’être au monde que pour aborder les rivages de cette terre natale qui est, selon G. W. F. Hegel, la vérité... C’est d’ailleurs Jean-Luc Godard lui-même qui aime répéter quand il est interviewé qu’il est né avec le cinéma, avec son premier film réalisé, et qu’aujourd’hui il n’a même pas cinquante ans !
le 1er juin 2004
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