Julian, un jeune madrilène qui modélise des créatures fantastiques pour une entreprise de jeux vidéos, touche sans le savoir au noyau dur de ses fantasmes. Il s'y brûle les doigts (c'est une métaphore et même un peu plus) avant de s'y casser les reins (là, c'est franchement littéral). La métamorphose osée de la métaphore en littéralité agressive n'est pas sans risque parce qu'il est toujours périlleux de se confronter à l'énergie des images, leur sauvagerie quand elle fait coïncider le saut de l'ange avec le bond du tigre.
À son corps défendant, Julian en subit la rude épreuve qui décontenance suffisamment qu'elle évacue avec pas mal d'élégance les pièges faciles du dossier et les mauvais procès (attention, les jeux vidéos sont peuplés de monstres et les plus monstrueux d'entre eux resteraient finalement leurs concepteurs).
D'un chimère…
Creaturas est un mauvais titre espagnol choisi par le distributeur français. Le titre original était pourtant plus précis, et autrement plus suggestif : Manticora. La manticore est une chimère d'origine persane, une bête fabuleuse et dangereuse dont le corps est de lion, la tête est humaine et la queue est de scorpion. Pausanias, Aristote, Pline l'ancien jusqu'à Flaubert ont évoqué la manticore, l'un des monstres des bestiaires illustrés de l'époque médiévale.
La manticore est un mythe tenace et si elle continue à dévorer la chair humaine, c'est dans le non savoir de ceux qui font surgir des images depuis un fond auquel ont puisé d'illustres prédécesseurs : celles que l'on voit, les Peintures Noires de Francisco de Goya visitées au musée du Prado et Diane chasseresse de Gaston Casimir et celles qui sont évoquées, l'Autoportrait (Accident) d'Alfonso Ponce de Leon et le cinéma de David Cronenberg. Et si certaines images, aussi puissamment travaillées par l'horreur soient-elles, ont reçu depuis l'onction des institutions après bien des contestations, d'autres restent encore tapies dans l'ombre, prêtes à bondir à la moindre occasion.
La domestication culturelle des images restera toujours bordée par d'autres, hétérogènes et inqualifiables, inassimilables et intraitables.
... les autres
L'industrie des jeux vidéo, avec ses salariés en télétravail à qui leurs patrons font miroiter la plus grande des libertés en leur proposant de moduler à leur guise leur temps d'activité salariée, avec ses start-up qui tirent un immense gisement lucratif des ressources imaginaires et techniques de leurs équipes, n'est pas moins disposé qu'un autre à faire apparaître la manticore. Au contraire, la solitude du télétravailleur de fond, sa propension à la surexploitation sous les auspices de l'autonomie et du plaisir, ces chimères qui peuplent le bestiaire du nouvel esprit du capitalisme, ainsi que la méconnaissance des termes juridiques de son contrat le prédisposent à déposer dans des outils technologiques dont il n'est pas le propriétaire des fantasmes secrets dont il finit par être l'exproprié.
La prolétarisation du salariat cognitif ne connaît pas d'anticorps symbolique aux assauts de la manticore. Pas d'immunité collective face à la « dialectique du monstre » (Aby Warburg) qui s'immisce dans la palette 3-D. Peintres et cinéastes seraient autrement mieux protégés qu'un homme comme Julian, avec ses grands yeux noirs et une solitude qui lui fait préférer le sexe avec lui-même dans la masturbation aux obligations du plaisir à donner à l'autre. Les quatre scènes de sexe précisent cet état de fait : être seul est préférable quand le rapport à l'autre connaît, sinon et systématiquement, le coïtus interruptus, ce qu'accentue le visage quand un anulingus voudrait en contourner l'affrontement.
Julian étouffe dans la mêlée indistincte des émanations de fumée et des crises de panique.
Une bataille se joue en lui comme à l'extérieur de lui, une dialectique du monstre qui a aussi pour condition les formes mêmes et si modernes de sa salarisation. On est loin, alors, du romantisme
adolescent qui enfièvre Eat the Night de Caroline Poggi et Jonathan
Vinel.
Saut de l'ange, bond du tigre
Le film de Carlos Vermut prend son temps, sa ligne est sinusoïdale, il avance par reptation. On pense alors à un autre film hispanophone, récent et également intrigant dans ses nouages narratifs, Fin de siècle (2019) de l'argentin Lucio Castro. Manticora semble pour sa part anesthésier notre attention alors même qu'il travaille dans notre dos à en aiguiser au-delà de toute attente les tensions, jusqu'à l'aiguillon d'un étonnant plan-séquence qui ne se donne jamais dans les manières de la surexposition. À l'évidence, Manticora se moule dans les formes dessinées par Julian à l'aide de la palette graphique que borne l'emploi du casque virtuel et des manettes. C'est la belle ouverture du film qui s'offre à l'apparition des boudins qui composent l'armature d'os et de chair virtuelle du monstre qu'il esquisse. Mais l'image qui tue sera un simple dessin d'enfant, celui du voisin que Julian a sauvé des flammes et à qui il a confié son souhait d'être un tigre quand il avait son âge.
On craint que Carlos Vermut ne veuille frayer dans les parages du cinéma du surmoi, celui de la clinique des malaises nouveaux de la civilisation en tapant dur sur la tête des patients qu'il y interne. Mais il est plus stratège, préférant aux séductions abjectes de la pédopornographie dont les jeux vidéos seraient pavées un petit traité des images et des désirs, celles qui engagent à la mort sociale en s'exposant au tabou de certaines visibilités et ceux qui tirent de tragiques destins des existences accidentées. Si Diana ressemble étrangement au petit voisin, avec ses cheveux courts et ses petits yeux qui tranchent avec les grandes ouvertures oculaires de Julian, elle est aussi la chasseresse comme l'indique le tableau de Gaston Casimir, elle qui substitue à son père décédé un autre alité.
Le lit où l'on prendra soin de lui accueillera dans ses draps la coïncidence du saut de l'ange avec le bond du tigre.
Le mauvais présage des images
On regrette cependant une chose dans Manticora : l'évanouissement narratif d'un premier passage à l'acte (l'empoisonnement d'un enfant) par le privilège des conséquences du second (un saut de l'ange). Il devrait forcément y avoir une enquête, des suites à donner dans l'enchaînement des deux moments mais le film de Carlos Vermut n'en dira rien et c'est là un trucage scénaristique qui, heureusement, est la seule qu'il se sera autorisée. Pour le reste, ce qu'indiquent déjà les références à Goya et Ponce de Leon, c'est surtout au cinéma de Luis Buňuel auquel on songe, celui de l'obscurité du désir quand ses perversités font qu'il est une énigme pour soi et, pour l'autre, une captivité.
L'énergie imaginale des images est sauvage et ses monstrations rappellent à l'origine du monstre qu'il signifie toujours déjà un mauvais présage. Les images engagent au péril qui revient désormais, après les peintres et les cinéastes, aux salariés des jeux vidéos que leurs conditions de travail livrent, nus, à une monstrueuse solitude.
20 août 2024