Une autre école, ce serait peut-être la philosophie et elle s'incarne dans la figure amie de René Schérer dont tu fais connaissance, semble-t-il, avant les journées émeutières de Mai 68. Cette rencontre est déterminante dans ton travail et tu as consacré au philosophe libertaire un film important, Le Jeu de l'Oie du Professeur Poilibus (2007), d'une durée exceptionnelle de 2h30, ton premier film tourné en digital vidéo (DV). Ce grand spécialiste du socialisme de Charles Fourier, proche de Guy Hocquenghem et de Gilles Deleuze, fourbit des concepts qui te sont chers, l'enfance et l'anarchisme, le désir et l'utopie. Dans ce film, il y a non seulement l'amitié, celle que tu nourris pour lui et dans la compagnie d'autres amis, il y a aussi une vie d'hospitalité déployée dans la construction d'espaces de liberté qui relèvent des harmoniques affinitaires, de l'attraction passionnée et de l'association libre chères à la philosophie sociétaire développée par Charles Fourier. Comme un phalanstère blotti dans un coin des Cévennes et il en irait aussi de ton geste de cinéma qui tient de l'utopie concrète comme la pensée est imagination vagabonde, chimère et nomadisme. Est-ce que l'on peut en conclure alors que l'amitié avec René Schérer a dispensé ses rayons amicaux sur les herbes et fleurs, les flore et faune abrités dans tes propres jardins arabes de cinéma ?
Guinée, c'est un mot plein de sens, riche d'histoires. En Afrique, son origine serait d'abord toujours déjà divisée. En berbère, akal n ignawen signifie le pays des muets. Les muets sont au Maghreb les esclaves subsahariens qui ne parlaient pas le berbère. Guinéen désigne donc à l'origine un noir voué au mutisme de sa condition d'esclave. Le Ghana et les musiciens gnaouas appartiennent à la même constellation étymologique. Cela, c'est donc l'hypothèse berbère. En langue soussou, une des langues mandées parlées en Afrique de l'ouest, ginɛ dit la femme. Et puis il y a la guinée anglaise, la première pièce d'or frappée mécaniquement au début du règne de Charles II de 1663 jusqu'à 1813. Il y aurait encore les Trois Guinées (1941) de Virginia Woolf, ce livre publié peu de temps avant sa mort et engagé, après Une chambre à soi (1929), à penser l'émancipation féminine à partir de trois axes de réflexion, la question de l'éducation, le droit au travail et la cause féministe. Guinée, le mot fuit de partout, élan dispersif, toute une dissémination, vagues et archipels d'une fuite atlantique.
Guinée, c'est encore une autre division, celle-là géographique, trois pays découpés en Afrique occidentale par les rivalités impériales de l'époque coloniale, la portugaise (Guinée-Bissau), l'espagnole (Guinée équatoriale) et la française (Guinée-Conakry). Et même un quatrième mais situé celui-là du côté de l'océan Pacifique, la Papouasie-Nouvelle-Guinée. C'est précisément dans la troisième Guinée que Franssou Prenant a posé ses valises, y tournant pendant six mois, de février à août 1986, pour en ramener un second premier film, L'Escale de Guinée, où tout son cinéma recommence en déployant de nouvelles intensités.
Le tout premier signé Franssou en prenant fait et cause pour la magie enfantine du super-8.
L'Escale de Guinée est un film de pure solitude (elle l'a tourné seule, munie d'une petite caméra super-8 qui n'enregistre pas le son), une bouteille à la mer ayant réchappé à plus d'un engloutissement (utopies de Mai et du cinéma moderne). Le poème en prose d'une étrangeté de soi jamais mieux éprouvée qu'à l'étranger. Un film qui, l'air de rien, une heure et même moins, détruit sans volontarisme aucun la possibilité du reportage touristique. L'exercice de déterritorialisation mène au grand dépaysement. La caméra-stylo chère à Alexandre Astruc y trouve des développements originaux en se distribuant de part et d'autre de la bande-image (plans fugitifs, impressions collectées et choses vues) et de la bande-son (une narration qui se refuse au commentaire en ayant été enregistrée après coup, notes écrites et lues dans une langue littéraire et dites avec une voix dont la grain est unique et la musicalité, hypnotique).
L'Escale de Guinée est une série volatile de cartes postales : côté pile, un impressionnisme préférant au tableau le dessin ou l'esquisse ; côté face, une narration rétive aux conventions du carnet de voyage. Les ruines ne sont pas que guinéennes, ruines personnelles d'une vie si jeune (Franssou Prenant a 34 ans et en paraît quinze de moins), ruines impersonnelles d'un cinéma dont l'art aurait perdu sa spécificité en étant assimilé à de la communication. Des ruines, le monde est si vieux, mais elles sont saisies avec la vivacité d'un geste enfantin. L'entropie n'éteint pas un regard essentiel parce qu'il est « naissanciel ». Les plans ont alors la douceur membraneuse des tissus légers que le vent balance dans ce film-ci comme dans quelques-uns qui vont suivre, tulle ou mousseline qui, d'ailleurs, se disent guinée.
Pourquoi la Guinée-Conakry ? Franssou Prenant ne se l'explique pas, elle le raconte ainsi. Une impulsion déliée de toute motivation. Peut-être l'espoir vaguement caressé d'un mélange idéal de Bamako et de Djibouti qu'elle connaît, mais que le réel aura vite démenti, écrasé par l'air qui pèse des tonnes de la saison sèche, douché lorsque succède la saison des pluies. Le désir d'y aller voir tient d'un mystère jamais désépaissi. Après, il y a des hasards objectifs. La Guinée-Conakry est le premier pays d'Afrique noire à avoir gagné son indépendance lors du référendum de septembre 1958. Les colons français s'en vont, mais de la pire des façons. Ils emportent tout ce qui a de la valeur, les ampoules, les archives comme les plans des canalisations d'égout, et ils détruisent tout le reste, par exemple les stocks de médicaments. La liberté coûte cher mais Ahmed Sékou Touré, premier président du pays, dit préférer à la richesse dans l'esclavage la liberté dans la pauvreté. La paranoïa, largement entretenue par les pressions du Portugal qui tient à garder la Guinée-Bissau et les sales coups de Maurice Robert, agent de la Françafrique, mine progressivement l'étendard de l'un des héros du tiers-mondisme, malgré le soutien fraternel au combat d'Amilcar Cabral et la politique économique d'inspiration marxiste. Sékou Touré meurt isolé en 1984 et Lansana Conté lui succède par un coup d'État, le premier d'une longue série comme l'Afrique en connaît trop.
Il y aurait peut-être alors comme une résonance affinitaire entre un pays qui, le premier d'Afrique, a gagné l'indépendance en en payant le prix fort, ce petit pays pauvre, hospitalier mais sans industrie du tourisme, et la femme solitaire dont l'indépendance est une exigence à bricoler dans la pauvreté, sans attache avec le continent du cinéma français (elle a seulement fait pour manger le montage de Mourir à trente ans de Romain Goupil en 1982 et de Faits divers de Raymond Depardon en 1983), déliée de toute ascendance ou filiation symbolique, ayant rompu les amarres de l'identité, sexuelle et nationale (de l'autre côté de l'atlantique il y a quand même Jonas Mekas, au même moment Jean-Claude Rousseau tourne ses premiers films, sans oublier Gérard Courant). Avec L'Escale de Guinée, l'Afrique n'est plus un montage volontairement kitsch de peintures naïves et de théâtralité exotique, c'est un bout du monde, une frange océanique, le littoral atlantique qui invite aux expériences de la déterritorialisation (l'outlandish de Herman Melville), exterritorialité de Siegfried Kracauer, extraterritorialité de George Steiner et Edward Saïd. Le cinéma de Franssou Prenant est existentiellement excentrique, c'est-à-dire qu'il est radicalement exotique et exilique.
La vraie vie est ailleurs, l'existence réellement dehors, atypique parce qu'atopique, et Charles Baudelaire avant Arthur Rimbaud l'avait déjà indiqué ainsi : Anywhere Out of the World.
Excentrique, exotique, exilique : L'Escale de Guinée est l'autoportrait, fragile et fragmentaire, d'une étrangère de naissance qui fait l'expérience de sa propre étrangeté au monde en s'acclimatant avec plus ou moins de difficultés au pays étranger.
Franssou Prenant a déjà voyagé, adolescente à Alger entre 1963 et 1966, Djibouti, la remontée du Nil, Alexandrie et Venise avec Empty Quarter (1985) de Raymond Depardon, et puis d'autres encore qui se devinent entre les lignes ou restent tus, tenus secrets. Là, il ne s'agit pas de voyager mais de se laisser envahir par un pays inconnu, avec ses gens (des amis comme Nana, des rencontres avec Jean-Pierre, Mamadou et Issa, le boy dont elle devient le boy), ses choses (les ruines coloniales, le train pour Kankan), ses odeurs (l'océan, le poisson), ses bestioles (les moustiques, les guêpes dans les cheveux). Et d'approcher avec les mots le sédiment de sensations confuses, ineffables. Il y a quelques amorces de fiction, des bribes (on évoque la rouquine du Fleuve de Jean Renoir, on tombe sur un nouvel extrait sonore de Johnny Guitare de Nicholas Ray et puis un travelling-arrière sur un hublot rappelle les fermetures à l'iris du muet). Ce qui est sûr, c'est qu'on a beau voir et revoir L'Escale de Guinée, le film comme un poisson nous glisse à chaque fois entre les doigts.
Ce que l'on retient enfin, c'est la voix de Franssou qui retombe sur ses pieds malgré les longues phrases et les vertiges du subjonctif. C'est l'espièglerie en dépit de la langueur (son usage dissonant du vélo), ce sont les impressions fugitives sauvées d'un vaste désastre d'origine coloniale. Aucune information n'aura été délivrée ici mais, dans l'écart des impressions et de la narration – un écart parfois accentué quand le son d'une trompette se superpose sur une image de saxophone –, un bouquet de sensations, singulières et quelconques. L'utopie concrète, excentriquement – l'atopie. D'autres souvenirs parfumés dans une bouteille à la mer. Les cartes postales de Guinée-Conakry signées Franssou Prenant témoignent alors de ce qu'indique la couverture entraperçue d'un titre de Raymond Queneau. Il n'y aurait pas un jour, un seul vécu par elle qui ne s'apparente pas au dimanche de la vie.
D'autres escales suivront, Liban, Syrie, Alger, Cévennes, Paris. Ce sera toujours dimanche pour qui se sait être de naissance la sœur ou le frère des « étranges étrangers » de Prévert.
Avant de commencer à parler de tous tes autres films, on pourrait dire un mot au sujet des films dans lesquels tu es passée comme Ariel, éolienne, jouant Albertine ou Les souvenirs parfumés de Marie-Rose (1972) de Jacques Kébadian et une Amérindienne de Touche pas à la femme blanche (1974) de Marco Ferreri. Ou bien des cinéastes avec lesquels tu as travaillé, Robert Bresson (tu as été script sur Le Diable probablement), Romain Goupil (tu as été monteuse de Mourir à trente ans), Raymond Depardon (tu as fait le montage de Faits divers et celui d'Empty Quarter dans lequel tu joues), Jacques Kébadian (tu as monté avec lui plusieurs de ses films et il t'a aidée sur le montage de quelques-uns des tiens) et Abdenour Zahzah (avec le montage de Garagouz et El Oued, l'oued). Avec cette constellation de noms, on a plusieurs histoires croisées (les années libertaires post-68) et des territoires partagés en étant excentrés (l'Algérie, l'Afrique subsaharienne). Un cinéma en commun (celui des francs-tireurs et des contrebandiers, des réfractaires et des irréductibles, des singularités). Au moins pendant quelques temps, avant le reniement de certains, cette négation qui est bruyante « renégation », et puis la persévérance des autres, cette obstination dans le refus de la réconciliation.
On n'est jamais plus nombreux, on n'est jamais plus peuplé qu'à l'intérieur de soi. Je est un autre est le sésame d'un jeu renouvelé. Je n'est un autre que pour autant que l'identité est ce dont il faut se jouer. Franssou Prenant s'en amuse d'entrée de jeu en se scindant entre Lunettes et Myope de part et d'autre du miroir. L'image est duelle en étant l'enjeu des joutes de la pensée qui lutte toujours d'abord contre elle-même. On est à soi-même son propre démon et le génie de Franssou Prenant consiste à faire de la dianoia grecque un jeu d'enfants. On pense à la machine littéraire à deux voix de Enfance de Nathalie Sarraute. Si jouer fait du bien, jouer n'est cependant pas innocent, c'est une résistance de l'excentricité contre les puissances diminuées d'exister. D'abord contre les mauvaises nouvelles des déflagrations algériennes du temps de la guerre civile. Ensuite contre Paris qui, en été, est une cité irrespirable pour celle qui l'habite moins qu'elle la traverse avec la volatilité démonique des sylphides décrites par le médecin, théologien et alchimiste Paracelse.
Franssou Prenant, son génie est éolien, elle ne manque pas d'air, c'est clair. C'est comme cela qu'elle prend l'air en aérant un cinéma français plus souvent qu'à son tour confiné. Le producteur Humbert Balsan lui donne alors des moyens nouveaux, qui restent néanmoins en deçà de la ligne bleue des Vosges de la production moyenne, qu'elle parasite avec la malice rappelant à l'amateur qu'il aime ce qu'il fait en se refusant aux normes de la professionnalisation. Franssou Prenant se dédouble donc, Lunettes et Myope, afin de faire loucher le film d'auteur que l'on pouvait attendre d'elle. La diplopie est ainsi la modalité pour faire la liaison entre l'atopie (elle est une cinéaste du dehors) et l'utopie (elle l'est aussi du possible). Du possible, sinon Ariel étouffe. C'est d'abord le burlesque domestique d'une dispute entre soi et soi posé en allumage d'un récit qui se raconte au moment même où il s'imagine, fiction soumise au syncopes des digressions, des parenthèses et des cocasseries, court-circuitée par le rythme d'une parole aussi généreuse que malicieuse et tracassière.
Et cette voix, la voix gamine de Franssou, nasille en traînant la patte, qui peut aller vite aussi en disant des choses précises, soufflées dans les pompes ou tubes d'un précieux alambic. La voix d'une interlope, l'interlope qui d'abord dit celui qui court et saute entre deux parties.
En fait, dans Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde, il y a pas qu'une histoire, il y a plus d'une histoire, autant d'histoires que de personnages dont les rencontres aléatoires font lever une mousse de détails et d'inventions. Pas une histoire classique mais des bouts mêlés, pas des histoires mais des bribes entrelacées qui feraient entendre le « bruit du temps » au sens où l'entendait Ossip Mandelstam quand, en 1925, il envisageait que le roman moderne n'avait d'autre destin que « l'histoire de la pulvérisation de la biographie en tant que forme de l'existence personnelle ». Guetter les pas du siècle finissant (nous sommes en 1997), faire sourdre la germination du temps, refuser le personnel : voilà ce à quoi tient la narratrice qui se divise en sœurs jumelles pour mieux se faire à elle-même des croche-pieds.
Hic et nunc et fissa : la saillie est d'une drôlerie qui raconte beaucoup de qui la prononce, tenant autant au latin qu'à l'arabe, au classique qu'à l'argotique. L'art des petits pas qui ne se donnent pas l'air de faire ce qu'ils font pourtant, entrechats, écarts petits et grands, toute une schizoïdie. Entre Pierrot qui voue une passion à la lointaine Pauline et Agathe qui aime à distance le si proche Simon, les ballets du quotidien sont (encore une fois) des jeux de l'amour et du hasard, d'abord mots d'esprit et jeux de mains dont l'enchantement poétique a des affinités godardiennes. Héraclite est ainsi pote avec Queneau, le violoncelle qui joue Brahms et Beethoven côtoie l'oud de Mounir Bachir, Eva Ionesco et Elli Medeiros sont d'autres jumelles comme Madrid et Potemkine sont jumeaux. Et Jean Vigo de demeurer l'atlante du zéro de conduite, le sorcier aussi des nuits fiévreuses et érotiques. C'est une liste à la Prévert, les vélos qui passent et les beaux travellings latéraux composés avec Hélène Louvart, les enfants qui font de la gym et quelques volatiles, le noir de Conakry aimant Raskolnikov et le visage de Ninetto Davoli. Et, toujours, le vieil ami René Schérer. Les cartes postales tournent sur leur axe en mélangeant les séries, le super-8 des images glanées ailleurs (en Afrique, à Tombouctou par exemple) s'intercalant entre les images 35 mm. dédiées à Paris en été. Dans la pochette-surprise, il y a tout ce que Franssou Prenant aura glané en images ces dernières années (L'Escale de Guinée remonte à 10 ans). Sa pitance.
Le glanage est le fait glouton de la chiffonnière, qui n'a plus qu'à se baisser et ramasser pour trouver ce qu'elle n'avait peut-être jamais cherché. Des pièces de monnaie d'un butin englouti, de la craie pour pratiquer les barres parallèles et asymétriques avant de se disperser dans une tempête de sable africaine, des blés couchés par le vent dans les dunes comme un autre trésor qui n'est la propriété de personne en étant à n'importe qui. Et puis des ombres qui protègent d'un soleil plus dru qu'on ne voudrait le croire. Et encore tous ces rebuts qui ponctuent les trottoirs comme des messages énigmatiques, chiffonnés et perdus, tous ces déchets charriés par la rigole des caniveaux en faisant rigoler leur balayeuse. Pourtant, loin semble l'aube de la révolution. Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde avance en crabe, myope pour ne pas s'abandonner aux sirènes d'un été parisien insupportable, portant lunettes pour voir que la frivolité habille le renoncement pétillant des enthousiasmes politiques qui, hier encore, faisaient palpiter le cœur. À l'entropie doit répondre la diplopie.
La diplopie à laquelle joue Franssou Prenant fait voir par l'oreille ce que l'œil ne voit plus. Elle fait entendre ainsi un cri de bête qui, toujours, retentit depuis Paradis perdu et Habibi : l'amour déchire ses sujets entre l'infini du désir et la finitude des actes qui s'y dédient. Loucher consiste à peupler Paris de gens louches et d'autres interlopes, ces étranges étrangers qui arrivent à faire de la capitale le quartier d'une lointaine banlieue de Brazzaville. On aime comment la cinéaste joue avec sa voix, avec toutes les voix dont son film est une chambre d'échos matinale, d'un côté brouillant avec virtuosité la frontière du off et du in, de l'autre poussant le français à être une langue étrangère pour être en résonance de toutes ses minorités. On aime encore comment, petit à petit, la narration prend son indépendance à l'égard de sa narratrice qui finirait dans la banlieue de son récit. On aime aussi que son film se comprenne en prenant au pied de la lettre le sens de son titre : les petites choses collectées consolent en effet d'une lassitude devant la déception des grandes choses promises.
Hic et nunc et fissa : quand le passé et l'avenir sont annulés, contre un présent amnésique reste la puissance de l'instant, passages fugitifs qui remettent de l'intensité dans l'instantanéité, l'éternité pour Baudelaire. Une ombre qui s'allonge sur un mur, un enfant qui joue avec un chien, un chat qui ronronne de plaisir, des feux rouges : les frémissements d'une sensibilité animale, aux aguets. Les excentricités d'une existence schizo, myope quant à ce qui doit être représenté, mais hyper-lucide concernant ce qui vaut la peine d'être montré.
La diplopie ne voit que trop bien le mal de l'entropie tout en sauvegardant le lien, ténu, entre atopie et utopie, le dehors et le possible. Et la sauvegarde d'être excentrique. Si le film est une fête, c'est contre l'idée que Paris en soit une, justement. Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde est une fête pour autant qu'il soit, petite mais vaillante, une machine de deuil, de guerre et de résistance à l'air du temps qui asphyxie en raréfiant le possible.
Tes débuts cinématographiques sont marqués par un événement, celui de la destruction de ton premier film (un film de fin d'étude qui a par accident servi de matériau de montage pour des étudiants de l'IDHEC, l'adaptation d'une nouvelle de Tennessee Williams, Le Masseur noir). Rétrospectivement, il aurait pu apparaître comme le premier film d'une série de trois, un triptyque poursuivi par Paradis perdu (1975) et Habibi (1983). Du coup, le deuxième film apparaît comme le premier et le fait qu'il ait pour titre Paradis perdu prendrait un sens particulier. Le hasard en aura voulu ainsi mais c'est comme cela que tu écartes de ton chemin la question des genèses et, si origines il y a, c'est toujours devant soi, des tourbillons dans le flux du devenir pour parler comme Walter Benjamin, l'archéologie au sens de Michel Foucault (toi, la fille d'un géographe, tu as rêvé jeune de devenir archéologue). Le paradis est un mythe qui ne fonctionne qu'en regard ou eu égard à sa perte, c'est le récit des deux Rousseau, le Suisse et le Douanier. Le paradis perdu, c'est le monde de l'enfance, pourquoi ne pas le redire aussi. Et il n'y a de paradis perdu qu'en étant susceptible d'être retrouvé, voilà l'enfance. D'emblée, on sent une grande mélancolie dans tes premiers films, la mélancolie d'une perte sans objet, rien à voir, donc, avec une quelconque nostalgie. Tu es pourtant âgée à ce moment-là de 22-23 ans et on sent avec toi qu'il y a déjà, à chaque instant, quelque chose qui reste et quelque chose qui passe dont témoigne la fragilité de tes images. La mélancolie des origines est une humeur océanique, partagée par Charles Baudelaire, Walter Benjamin et Serge Daney. L'enfance, ses vagues mouillent les plans de tes films, le paradis perdu formant à la fois l'en deçà comme l'au-delà de tes images. La mélancolie expliquerait-elle pourquoi tes films sentent si fort la mer et la partance ?
Ce n'est pas parce que Franssou Prenant ne réalise pas de films qu'elle ne tourne pas des images comme la mousse amassée par les pierres qui roulent. Sa caméra super-8 est sa boîte à outil, aide-mémoire et stock d'archives, un carnet de notes, de dessins ou d'esquisses qui peuvent ou non prendre leur place dans les films à venir. La monteuse professionnelle est devenue par la pratique sa propre opératrice à partir de L'Escale de Guinée (1987) et elle a gagné son indépendance en faisant de nécessité vertu, garantie par l'économie légère de la pellicule Kodachrome. C'est ainsi que Franssou Prenant peut intercaler les cartes des temporalités avec celles de géographie. Par exemple, Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde a été achevé en 1999, soit deux ans avant Sous le ciel lumineux de son pays natal qui a pourtant été tourné à Beyrouth durant cinq semaines de 1995. Un pigeon qui fait trempette dans un bitume éventré fait d'ailleurs suture entre les deux films et voir l'oiseau dans le film de 2001, c'est non seulement le retrouver dans le souvenir du film de 1999, c'est comprendre également que le volatile avait en fait déjà été filmé quatre années auparavant.
Franssou Prenant réalise peu de films (le GREC a succédé à Humbert Balsan). Il n'empêche qu'elle tourne, comme la Terre tourne autour du soleil. Chaque nouveau film d'elle montre la partie émergée d'une archive appartenant au cinéma permanent et excentrique d'une atypique qui ne cède pas sur l'atopie, malgré les reculs de l'utopie et et les dévastations de l'entropie.
Ce préalable étant précisé, Sous le ciel lumineux de son pays natal, donc. L'escale à Beyrouth succède désormais aux escales à Conakry et Paris et sa banlieue campagnarde. Franssou Prenant se déplace sur la carte de géographie dont toutefois elle moque par montage les continuités, spatiales (des plans du métro parisien sont ainsi glissés dans les images du tournage beyrouthin, d'autres échappent sûrement à notre vigilance), mais aussi temporelles (on l'a bien perçu avec le plan du pigeon qui fait trempette). Elle est une déplacée de naissance et le cinéma n'a de force qu'en cultivant les résonances entre l'ici et l'ailleurs, l'hier et l'aujourd'hui. L'excentricité est à l'atopie, ainsi qu'à la diplopie qu'elle suscite, déjà figurée par la gémellité schizo et gamine de Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde. Voir et revoir Beyrouth, 1995 et 2001, c'est voir aussi en filigrane Paris, c'est halluciner encore Alger et l'Algérie qui vient à peine de sortir de sa propre guerre civile. L'hétérochronie du montage invite alors à faire disjoncter la mécanique vide des horloges au nom d'une discordance des temps, radicale en révélant des synchronicités (entre Beyrouth et Alger) comme des contemporanéités (entre ces capitales arabes et Paris).
D'une guerre civile, l'autre et Paris qui en accueille à distance les échos. Paris, capitale de la métropole coloniale, de « la plus grande France » dont l'empire s'étendait au Liban jusqu'en 1943 et jusqu'en 1962 en Algérie. Paris dont notre corps est parfois bien las quand l'été étourdit, Paris capitale d'un empire provincial au fin fond d'une tempête de sable africaine.
Sous le ciel lumineux de son pays natal accueille trois voix de femmes. Habitant Paris, Muriel Hakim, Sarah Habib et Nada Zeineh racontent Beyrouth chacune à leur façon, l'exil et les souvenirs, le retour et les décalages de la mémoire, les ruines de la guerre et celles de la reconstruction, qui est une autre guerre. Manquerait la voix de Franssou Prenant mais cette triade féminine et narratrice qui parle au nom des absents, et de l'absence même de celles qui racontent, parle aussi au nom de la cinéaste qui reste mutique. D'ailleurs, ces voix incorporelles donnent moins des monologues qu'elles s'adressent à l'amie qui en recueille le témoignage, et qui manie le ciseau du montage-son avec une telle génialité qu'elle fait saillir des éclats qui participent à la rythmicité générale et poétique du film. Ce jeu de l'absence et de la présence, qui est le propre des images quand on les maintient dans le régime ontologique-hantologique de la trace, est dialectisé en fonctionnant sur divers plans, ombres et lumières avec le soleil qui tape et les silhouettes à contre-jour, écart à effet contrapuntique entre le dit et le montré quand, dès le début, l'évocation des violences de la guerre mine les images dévolues au farniente, restaurant en bord de mer et baignades estivales.
L'écart est dionysiaque, l'été une saison sèche et tragique. Beyrouth, pas moins que Paris et Conakry, est une cité dont les blessures ouvrent à des lassitudes, aussi vastes que ses ruines.
Sur la peau de chagrin du monde d'avant qui va en rétrécissant, Franssou Prenant emprunte des escaliers, elle suit des rigoles, elle se poste aux balustrades et aux frontons, elle filme les ombres, les reflets et les fils électriques, elle privilégie le front de mer, tout un dédale qui est aussi mental. Les voix sont un fil d'Ariane aidant à nous y retrouver dans un chaos à plusieurs dimensions. C'est que Franssou Prenant se tient sur le seuil des mondes, le monde nouveau recouvrant de ses ruines les vestiges du monde d'avant. Le seuil n'invite pas à la nostalgie, mais à la mélancolie qui autorise de voir au même instant, dans chacun des plans, progresser l'entropie et clignoter l'utopie, ne serait-ce que dans une essentielle atopie.
Au milieu des mondes, les images sont bifaces, l'aggravation des dévastations du présent et les éclats fugitifs du beau qui est éternel. Beyrouth est, comme Paris, Conakry et Alger, une ville baudelairienne puisque sa forme « Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel ».
Les villes sont un milieu élémentaire mais il s'agit d'un pharmakon quand leur atmosphère de poussière et de poison attaque les poumons. Respirer oblige pourtant à affronter l'air vicié des mondes repliés sur eux-mêmes, mondes clos et confinés. Respirer dans l'irrespirable, tel Héraclite préconisant d'espérer par la seule voie possible, à savoir la voie de l'inespérable.
Diplopie : à l'image on voit des tables d'été dressées, au son on raconte des tombes profanées. Les ruines s'empilent, sédiments sonores et strates visuelles, ruines de la guerre civile, ruines des chantiers de la reconstruction qui sont un marché de dupes, ruines d'une histoire des luttes politiques confisquées par une confessionnalisation hégémonique. Ruines, ruines, ruines. Les narratrices, trois générations différentes, sont des exilées du présent en étant des survivantes de l'Histoire. Et les vivantes sont toujours déjà des fantômes, elles sont des voix sans corps dont les paroles relaient des rires, des souvenirs parfumés (les gâteaux à l'huile de sésame), des associations savoureuses (aimer un homme comme on aime la salade de thym), des objets chéris du temps de l'enfance (le vélo de Jean Vigo revient encore, depuis L'Escale de Guinée et Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde).
L'éternel passe par le chas d'une aiguille, la jouissance des petites choses sauvées de l'enfer de l'oubli amplifié par une antipolitique d'État qui confond amnistie et amnésie. Franssou n'est pas en reste, elle qui fait sa part de sauver ce qui peut l'être, par exemple ces garçons dont les plongeons font lever d'une eau noire l'écume dont la blancheur irradie toute l'image, d'abord sous-exposée. Au Liban, elle aurait un cousin lointain, ce serait Mohamed Soueid.
Les seuls flâneurs d'une capitale arabe qui exècre les trottoirs sont donc ces femmes dont les expériences nourrissent les récits, et leur amie qui fait passer dans la fragilité impressionniste de ses plans la sensation vibratile d'un monde comme à sa naissance, malgré la mort avérée. Un montage tout en spirales, des girandoles qui font revenir en leur milieu les premières images, voit dans le plus pur instant les flux du devenir qui se double d'un revenir, celui des origines restant toujours à venir, toujours devant soi dans le creux des vestiges. Peut-être cette dimension native explique-t-elle le voile des pudeurs posé sur la question du sexe.
Alors, comme toujours on s'accroche aux petites choses, on ne peut guère faire autrement. Le monument n'est, il est vrai, destiné qu'à ses ruines qui saturent l'existence des rescapées et des survivantes. La langueur consume, elle irradie le pays natal comme l'indique un vers d'Alexandre Pouchkine adopté pour être le titre du film. Les ruines sont monumentales quand la joie des souvenirs et des impressions sauvées de l'entropie fait vibrer la note presque insoutenable de légèreté de l'être qui est l'éternel. Cette joie du mineur et du petit, joie enfantine, on la reconnaît, n'est-ce pas Ghassan Salhab ? Cette joie a en effet déjà été éprouvée par Rosa Luxemburg dans les geôles allemandes où les nouvelles de la Révolution russe faisaient autant son bonheur que le gazouillis d'un oiseau ou le vol d'un bourdon.
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