Paradis perdu et Habibi sont des films qui abritent des figures extravagantes (les copines trans du groupe des Gazolines comme Marie-France) ou vivant à de rares exceptions près sous les radars du cinéma français (pour le dire avec les mots de l'époque, les arabes et les pédés). On dira déjà que l'extravagance prépare aux vagabondages suivants, c'est déjà une façon de nomadiser sur place. S'il ne s'agit pas de films militants à une époque où le militantisme était une culture forte et partagée, ils témoignent cependant de manières d'existence et de styles de vie à côté de la norme, en écart des mondes comme des bulles pour respirer un autre air, des monades qui sont les alvéoles baroques abritant une image particulière de l'univers entier. Des îles comme un archipel qui fragmenterait le continent (tiens, Rousseau avait, il est vrai, le goût des îles, de l'île suisse de Saint-Pierre à la Corse et l'autre, le Douanier, celui des songes tropicaux et de l'atopie sur place). Il y aurait rapport de l'érotisme et de l'exotisme mais qu'il faut apprécier au sens fort du terme, celui de Victor Segalen quand il explique qu'exotique qualifie d'abord un dehors accueillant le divers. Le dehors, le divers, voilà des motifs qui sont déjà à l'œuvre dans tes premiers films (qui sont des fictions tournées avec de maigres équipes), et qui le seront plus encore à l'heure des films que tu tourneras, seule, à partir de L'Escale de Guinée (1987). Allez dehors, déjà en bas de chez vous et vous y verrez des plantes étranges, de drôles d'oiseaux, mais quoi d'autre ? Des extravagances, les ilots de l'atypique, l'archipel des excentriques. Peut-on dire que ton cinéma est exotique en ce sens-là, aussi en regard du reste du cinéma qui se fabrique en France (on aurait bien du mal à dire que tu es une réalisatrice française) ?
« Sous le ciel lumineux de son pays natal » : le vers d'Alexandre Pouchkine qui a inspiré le titre du film précédent de Franssou Prenant évoque le désamour. Le ciel lumineux est paradoxalement celui de
l'indifférence du poète pour l'aimée qui ne l'est plus, exilée de l'amour et retournée dans son pays natal. L'amour est tantôt un pays supplémentaire qui ne se reconnaît dans aucune carte, tantôt
un hors lieu inaccessible que peuplent les amoureux. Le désamour est un exil, l'amour aussi qui emporte ses sujets dans un monde qui n'est qu'à eux. L'amour relève alors de l'atopie et ses
amoureux sont toujours des atypiques, toujours des excentriques. L'amour invite ainsi à sortir de soi, il appelle à expérimenter à deux le partage excentrique du grand dehors que l'on porte en
soi, enfance et partance, extravagance.
L'amour s'en va, revient – ce sont des vagues. L'amour s'en va, l'amour revient avec la vague d'une autre poète, non pas russe mais grec-égyptien, Constantin Cavafy natif d'Alexandrie.
Ramassée en quatorze minutes Reviens et prends-moi est une déclaration d'amour à la puissance trois. La déclaration au poète alexandrin auquel rend hommage le film se double de la déclaration à Damas et Alep où le film a été tourné (dans la foulée du tournage beyrouthin de Sous le ciel lumineux de son pays natal). Et se triple de la déclaration à l'aimé laissé à Alger, Laurent Radaody Rakotondravao, l'ambassadeur de Madagascar en 1999 redevenu en 2002 un réfugié politique comme il l'avait déjà été durant la décennie 70.
Damas et Alep, Alger et
Alexandrie ont ainsi succédé à Conakry, Beyrouth et Paris. La géographie est pour Franssou Prenant une carte du Tendre, la carte de son dépays. Les villes bruissent de rumeurs assourdies,
tamisées par l'exil intérieur des déplacés et les amoureux qui le sont toujours. Surtout que la cinéaste avait pour premier projet un diptyque dont la première partie aurait été libanaise, et la
seconde syrienne. Finalement, cela a donné deux ailes, deux papillons sans tronc commun, Sous le ciel lumineux... et Reviens et
prends-moi.
Un autre effet de diplopie : d'un côté, la voix (de Franssou Prenant) se dédie à la récitation du poème de l'écrivain alexandrin, en quatre reprises (les vagues, encore, les spirales aussi) et la deuxième invite au dédoublement (je qui parle en s'adressant à l'absent est parlé par l'autre qui le suivrait moins qu'il le précéderait) ; de l'autre, les images collectent les impressions fugitives, attrapées au vol ou ramassées à la sauvette, toutes marquées au coin par l'obsession des lieux quelconques et des détails anodins, ruelles et marchés, balcons et escaliers, fenêtres et vitrines, miroirs et pavés, ombres et tissus lourds ou légers. Dans un appartement (parisien), un homme est nu (le musicien et animateur de radio Philippe Krootchey, beau métis qui décède lors de la finition du film). Des fragments en composent le blason érotique, fessier, moineau sur l'omoplate et ses deux mains sur les épaules comme les ailes d'un ange, vraies ailes du désir. Un vélo, autre récurrence, monté par le même garçon fait la jonction entre Alep et Paris, révélant que l'appartement refuge est bien parisien. Reviens et prends-moi montre alors qu'il existe deux genres du dehors, celui d'une ville ouverte qui bruit aussi des solitudes qui la traversent, celui des amours qui sont des exils composant avec la distance et l'absence, avec une partance qui remonte à loin, à l'enfance.
Aimer, écrivait Simone Weil, c'est consentir à la distance entre soi et l'aimé. Aimer invite au retrait, c'est une zone d'opalescence, un jeu d'ombre et de lumière, la tenue déchirée de la présence et de l'absence, de la puissance et de l'impuissance, un battement de paupières ou de volets. L'intranquillité d'un exil dont les villes seraient l'abri privilégié. Reviens et prends-moi explicite le cinéma de Franssou Prenant qui, au fond, tournerait des films aussi pour y glisser des déclarations d'amour. Le poème de Cavafy révèle alors la sensuelle connivence entre l'épiderme et le super-8. Les plans sont des caresses du regard, des touches à distance.
Il y a une secrète complicité entre le poème de Constantin Cavafy et le film de Franssou Prenant. Quand le poète alexandrin en écrit la version définitive en 1909, le moment est pour lui celui d'une grande crise prolongée, le point de bascule dans une fièvre érotique inédite. « Reviens » est un poème qui en porte le témoignage. Son écriture a été amorcée en 1904, à l'époque d'un autre poème qui n'a pas été conservé et dont il ne reste que le titre, « Mémoire voluptueuse ». Un poème existe donc dans l'ombre d'un autre disparu comme Paradis perdu, le premier court-métrage, aura toujours été précédé par un autre, manquant, détruit, perdu.
Reviens et prends-moi est peu soumis à l'attraction des ruines, à la différence des films qui immédiatement le précèdent. Il l'est autrement en fait, dans le rapport poétique des œuvres et du désœuvrement qui en représente l'ombre portée. Les jeux d'ombres et de reflets sont le tric-trac d'une dialectique que partagent l'amour et le poème. L'amour brûle d'un désir, désir du dehors et de l'exil, de l'existence en tension de l'étrange et l'étranger (de l'« étrangèreté » disait Julia Kristeva comme Frédéric Neyrat parle de « sauvagèreté »). La nudité partagée du soleil ardent du désir et de l'ombre qui en protège aussi. L'amour vit du manque, l'amour consent à la distance pour l'aimé, l'amour a le désir des pleins pour jouir aussi des déliés.
Éros est enfant de Poros et Pénia, de l'expédient et du manque, du passage et de la pauvreté. Franssou aussi, dont le cinéma est la stylisation d'une existence qui nomadise, le peaufinage de ses vagabondages et de ses excentricités, le frayage de passages dont la beauté tient aussi de leur pauvreté. Ses films blasonnent l'érotique d'une petite bohémienne, d'une va-nu-pieds.
Avec Sous le ciel lumineux de son pays natal, Franssou Prenant passe par Beyrouth, qu'elle ne connaissait pas, comme elle est allée à Conakry dans L'Escale de Guinée (1987). Avec Reviens et prends-moi, elle passe par Damas et Alep qu'elle ne connaissait pas davantage. Elle y boit l'eau des fontaines qui sont la jouvence d'un regard considérant les choses comme pour la première fois. Ces petites gorgées de réel sont la joie sauvée, allégresse de Vivaldi et sensualité andalouse, des ruines monumentales qui, souterrainement, alors se préparaient.
Le sol constellé de taches de lumière est un plan beau et terrible, l'indice anachronique d'une tragédie impossible à déterminer par avance. Un plan que l'histoire a rendu douloureux depuis que nous y repensons à la lumière blessante de la guerre civile syrienne, après la libanaise et l'algérienne. Les colonnes de savon d'Alep sont des tours de Babel, monumentales et fragiles. Et puis, on le sait, la vie est comme le savon, elle va en diminuant.
L'Escale de Guinée (1987) est un retour à la réalisation cinématographique, mais comme une course en solitaire sur les sept mers, installant une nouvelle manière qui s'est poursuivie jusqu'à De la conquête (2022). Ont suivi Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde (1999) – ton seul long-métrage de fiction à ce jour –, puis Sous le ciel lumineux de son pays natal (2001) et Reviens et prends-moi (2004). Et quatre longs-métrages documentaires, Le Jeu de l'Oie du Professeur Poilibus (2007), I'm too sexy for my body, for my bo-o-ody (2012), Bienvenue à Madagascar (2015) et, aujourd'hui, De la conquête. Ce qui saute ainsi aux yeux c'est une carte de géographie, la tienne, Guinée-Conakry et Alep, Damas et Beyrouth, Alger et Paris. C'est une carte du Tendre aussi, discrète et pudique, avec ses paroles soufflées et ses secrets dans le tapis, des citations du poète alexandrin Constantin Cavafy dans Reviens et prends-moi aux souvenirs du temps où tu étais l'épouse de l'ambassadeur de Madagascar à Alger en 1999. D'abord, comme le disait Samuel Beckett, tu ne voyages pas pour le plaisir de voyager, ce serait trop bête, une belle sottise. Comme si, en fait, tu réinventais la notion de dépaysement (Chris Marker avait déjà parlé quant à lui de « dépays »). On sent très fort chez toi qu'ailleurs est l'endroit où tu expérimentes ta propre étrangeté, où tu explorerais les envers de ta solitude peuplée, des traversées du miroir, avec ses revers peut-être. Aller à l'étranger pour y vivre et éprouver son étrangeté. Le dépaysement, qui se comprend donc aussi comme estrangement, concernerait-il tes paysages intérieurs et tes flâneries, tes déplacements excentriques (y compris dans le cinéma français), tes montages atypiques et leur diplopie, entre atopie et utopie ? Comme si tu avais fait tiens ces deux vers de Charles Baudelaire tirés de « Anywhere Out the World » : « Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme » ; « Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : ''N'importe où ! n'importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde !'' ».
On ne pouvait pas le voir même si l'on sait que les choses se révèlent après coup, pas toujours mais plus souvent qu'à leur tour. Reviens et prends-moi (2004) est un film d'amour et de deuil. L'amour tient du manque, un dehors plus vaste que tout extérieur. Mais ailleurs a à voir aussi avec le deuil, avec la mélancolie des choses qui passent et s'évanouissent, ces choses dont les traces archivées sauvent la part d'éternité, encore avec les imperceptibles césures du présent qui se prolongent en fracturant l'avenir. On a vu que Reviens et prends-moi est une déclaration d'amour élevée au moins à la puissance trois (à la poésie de Constantin Cavafy, aux cités syriennes de Damas et d'Alep et à l'aimé resté à Alger, et d'autres amours restant tues). On voit aussi que le film est à son insu un deuil qui se divise en trois brins, avec l'acteur Philippe Krootchey disparu l'année de production du film, la ville mutilée par la guerre civile syrienne à partir de 2011 et la pellicule chérie, la Kodachrome 40 dont Kodak qui la produit depuis 1974 a programmé la disparition, arrêtée en 2005.
Une singularité parmi d'autres dans Reviens et prends-moi ce sont les villes, Alep et Damas, les cités les mieux entretenues de toutes celle filmées par Franssou Prenant, mieux que Conakry et Alger, mieux que Beyrouth et Paris. Les ruines étaient pourtant en train de s'accumuler ailleurs, en s'aggravant. On n'avait pas vu alors qu'Alep, qui allait être dans quelques années ravagé, était filmé à l'aide d'une pellicule sursitaire, et bientôt condamnée.
Depuis 1998, le collectif pointligneplan organise la diffusion, l'édition et la distribution de films frottés aux esthétiques du cinéma expérimental et de l'art contemporain. En 2007, à l'occasion du lancement d'une collection de portraits croisés, pointligneplan invite Franssou Prenant à tourner son autoportrait. La filmeuse a beau jeu de s'amuser, elle sautille de part et d'autre du cadre, elle lance à toute vitesse des phrases chantournées comme elle en a le secret, la voix plus râpeuse que jamais en frottant les oreilles, faisant semblant de tourner les plans d'un film qui est pure fantaisie, elle ne cache ni son désarroi, ni sa colère : Kodachrome 40 c'est terminé. L'industrie en a décidé ainsi, fini de jouer. L'autoportrait, s'il est à nouveau celui d'un dédoublement comme dans Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde (1999), distingue la (sur)vivante de son double qui vient de mourir assassiné, flingué par des décideurs qui, toujours, s'attaquent au beau en premier. L'autoportrait est celui d'une cinéaste mutilée, à qui l'industrie des images mobiles vient de trouer la peau.
Tous les gestes de la filmeuse, qui l'est devenue en se jetant dans l'aventure de L'Escale de Guinée (1987), des gestes enfantins quand il s'agit par exemple de s'allonger sur la jetée d'un port qui pourrait résumer tous ceux qu'elle a déjà filmés, sont joués en posant le jeu comme un théâtre désossé, une scène pleine du semblant d'une pratique interrompue. Le cinéma qui est un jeu avec le semblant est devenu un semblant lui-même. La vidéo HI-8 employée par un ami algérien, Abdenour Zahah dont elle a monté plusieurs films, a remplacé désormais la caméra super-8. Le numérique ne cessera plus ensuite de témoigner de la perte de l'argentique, qui reviendra pourtant, qui revient déjà ici, vagues ou bouffées, comme les traces fossiles de mondes l'étant autant. La mort du cinéma n'est pas qu'une idée, elle est concrète pour la praticienne dont l'attrait pour les ruines inclut la pellicule des images elle-même. Franssou Prenant râpée, dépiautée. L'autoportrait est celui d'une desquamation.
La peau perdue est aussi une histoire du cinéma. Le Kodachrome est en effet un film inversible (il enregistre la lumière directement en positif) qui a accueilli en 1935, après un premier essai en 1913, le premier procédé soustractif (la synthèse des couleurs consiste dans la combinaison de trois colorants, bleu, jaune et magenta, afin d'obtenir une gamme de nuances). C'est l'enfance du cinéma, à l'époque du muet qui s'est d'une certaine façon prolongée avec le Kodachrome 40 puisqu'il impose de tourner des images aux couleurs saturées comme le jaune, le rouge et le bleu (le réel s'impose avec une sensibilité picturale, celle des peintres fauves, qui plaît au goût sucré de Franssou Prenant) et, surtout, sans son direct. L'enfant c'est l'infans, le petit d'homme qui n'est pas encore entré dans la parole. L'enfance, c'est celle de Franssou Prenant qui a tourné en muet, de 1987 à 2004, exception faite d'une moitié de Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde (1999). Ce mutisme essentiel participe à l'enfance d'un geste de cinéma qui vient tout juste d'être blessé. Les films qui suivront feront entendre, à qui veut bien tendre l'oreille, le cri imperceptible de l'argentique, cet animal enseveli sous les gravats vernissés et froids du numérique.
L'argentique persistera pourtant, dans les archives accumulées qui se dissémineront, notamment dans Bienvenue à Madagascar (2015). Mais la persistance est celle des lucioles et les archives sont menacées si elles ne sont pas bien conservées. La ruine s'étend, une nouvelle couche dans l'amplification de l'entropie. L'argentique est une survivance aussi.
Longtemps, tu as tourné en super-8 (gonflé en 16, voire en 35 mm.), continûment de L'Escale de Guinée à Reviens et prends-moi et quelques greffons dans Bienvenue à Madagascar et De la conquête (les derniers films, celui-ci compris, ont été tournés en DV). Tu avais trouvé avec la pellicule Kodachrome 40 une hyper-sensibilité, une vitesse et une maniabilité appropriées à la vibratilité de ton regard (et puis, comme tu l'as toi-même souligné, tu es d'abord monteuse, tu n'es pas opératrice). La sensation de ces images reste paradoxale : c'est de l'instant pur, ce sont des captations à vif plutôt que des captures, choses vues et impressions reçues, des fragments collectés qui relèvent de l'aperçu en convenant à ta disposition, papillonnante et nomade ; en même temps, on a l'impression que tes images reviennent de loin, qu'elles remontent à loin, d'un temps lointain, plus lointain même que leur datation. Comme des strates, des spirales, les tourbillons de l'origine. Le dépaysement nomme aussi un déplacement dans les temporalités. On pourrait parler d'hétérochronie comme d'autres ont parlé d'hétérotopie. L'étrangeté est affaire d'inactualité aussi, comme si tes films échappaient aux agendas de l'actualité. Nomadiser dans l'espace et le temps, serait-ce pour fragiliser les oppositions de l'ailleurs et de l'ici, de l'autrefois et du maintenant ? Serait-ce encore pour toi une manière de brouiller la partition catégorique entre la fiction et le documentaire, fuir la frontière pour la faire fuir en allant toujours vers la mer ? Serait-ce enfin la source de ton propre stoïcisme en t'invitant à faire de nécessité vertu ?
Le Jeu de l'Oie du Professeur Poilibus, c'est en effet un jeu de l'oie, un jeu de société avec ses cases et ses coups de dés. Côté case, il y a la grille en spirale des plans, bien sûr, mais il y a également la ponctuation des cartons noirs et des dessins d'enfants. Tout un bourgeonnement ayant trouvé son gîte dans la campagne cévenole où le philosophe passe ses vacances et à qui le film se dédie, corps et âme. On note des citations d'autres films, Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde (1999) et Sous le ciel lumineux de son pays natal (2001), mais aussi Race d'Ep (1979) de Lionel Soukaz avec Guy Hocquenghem, Le Rêve de Tigrane et Sans retour possible (1983) de Jacques Kébadian (avec le plan de la main lâchant à l'envers des dés). Du côté des dés justement, il y a les plans tournés par Franssou Prenant à partir de 1999, et il y a ceux tournés par Jacques Kébadian quand elle était absente, ailleurs à Beyrouth ou Damas, Alep ou Alger. C'est, dans la foulée de son autoportrait pour pointligneplan, le premier film de Franssou Prenant tourné en numérique. Le super-8 ne revient que sous la forme ponctuelle de greffons (on y retrouve notre fameux pigeon qui fait trempette), des archives qui bouturent dans un jardinage pratiqué avec de nouveaux outils, il faut continuer même si continuer semble impossible, continuer malgré le cap au pire.
Le jeu de l'oie est, surtout, le portrait brossé par petites touches qui finissent par faire le grand fleuve joyeusement intranquille d'une parole amie, d'un ami dont la philosophie est incarnée, sensuelle et ludique, enfantine et partagée, comme en perpétuelle métamorphose.
Le jeu de l'oie n'a donc aucune loi, ni une ni deux, pour dire je. En vérité, le jeu de l'oie n'est pas un jeu de société, c'est l'association des amis préférant à l'individualisme concurrentiel et féroce la singularité passionnelle des attractions relationnelles. Un film est aussi monté d'associations et d'harmoniques, de relations et d'attractions – comme l'amitié, c'est du désir machiné. Un film passe par le milieu où pousse l'herbe folle des minorités, les philosophes et les arbres, les animaux et les enfants, les amis désirant l'entre-deux pour fuir le simplisme des oppositions binaires du discours majoritaire. La philosophie libertaire de René Schérer, qui ne se professe qu'en s'appliquant et dont témoigne l'archipel de ses utopies concrètes, entre le jardin, la cuisine et les randonnées, est un phalanstère hospitalier pour ses visiteurs.
L'atopie qui est une condition pour la philosophie est propice aux hétérotopies atypiques.
Entre paroles érudites, excentricités et actes prosaïques, enregistrer la pensée de l'ami rencontré il y a quarante ans explicite les élans passionnels du cinéma de Franssou Prenant. Son nomadisme vérifie ainsi l'amicale complicité entre l'atopie et l'utopie, un remède à la mélancolie toujours qui va à l'irréparable, avec ses rebuts, ses détritus, ses gravats.
Le savant Cosinus imaginé par le dessinateur Christophe à la fin du 19ème siècle a une idée fixe, faire le tour du monde afin d'y « civiliser les nègres » au moyen d'inventions farfelues. Le professeur Poilibus, qui est le double pour rire du philosophe sérieux qui a fourbi ses premières armes en se spécialisant dans la phénoménologie de Husserl, n'a quant à lui aucune idée fixe. René Schérer a plutôt des désirs qui sont des spirales et des guirlandes, des nœuds ou des bifurcations. Et tout fait penser, notamment quand il s'agit de penser les rapports entre le désir, la révolution et la pensée. Le Jeu de l'Oie du Professeur Poilibus est, à ce titre, une authentique caverne aux trésors où le grec Platon s'arabise en gaie compagnie d'Ali Baba, la philosophie des hauteurs et celle des profondeurs convergeant au ras du sol cévenol et de ses surfaces pentues et accidentées. Mai 68 est le nom de toutes les occasions, le moment propice pour un homme qui s'est enfin autorisé à tutoyer les femmes (et, pour son ami Gilles Deleuze, d'autres hommes). Un poème de Clément Marot chante la renaissance d'un homme traversé par l'événement de Mai, René (Schérer) renaissant, enfant de 85 ans une fois le film achevé, enfant qui a eu 100 ans quand on regarde le film aujourd'hui.
Entouré de vieux amis, mais aussi d'oies et d'enfants, Poilibus rit toujours des pages de Gargantua sur le torche-cul, il pense à Gavroche qui s'est fait un abri dans l'Éléphant de la Bastille, comme Jean-Jacques Rousseau il fait l'éloge de la marche qui est une invitation à mettre en marche la pensée, il récite encore par cœur des poèmes de Paul Valéry, Charles Baudelaire et Alfred de Vigny, et puis il joue à Socrate avec des enfants lisant des albums inspirés de la pensée de Deleuze, cette herbe pensante. Le philosophe qui marche pense à Nietzsche également, le philosophe qui danse. Et, marchant sur les sentiers cévenoles, Poilibus a une pensée fraternelle pour la révolte des camisards et la sécession des zapatistes.
La philosophie est figure de joie et de colère qui ne s'opposent pas en pariant que la pensée peut participer aussi à modifier la réalité. L'utopie n'a pas d'autre vérité que l'impossible.
Penser c'est cheminer, c'est faire son jardin, c'est cuisiner (mais penser est plus compliqué à l'heure des courses au supermarché). Penser bourgeonne, fait bourgeonner. On voit d'autres bourgeons encore, ils font une liste à la Prévert, encore une. Une méditation du « Nous ne pensons pas encore » de Martin Heidegger articulée à la question du malheur ou du danger, du risque toujours encouru par le penseur depuis la scène fondatrice de Socrate condamné (et René Schérer l'aura d'une certaine manière été, sa pensée trahie par tous les renégats crachant leur ressentiment sur Mai 68 et ses suites). Un goût du sentier et de la géologie partagé par Leibniz, Novalis et Roger Caillois, qui fait lien aussi avec le Petit Poucet dont les cailloux blancs pourraient bien s'apparenter à des quartz des Cévennes. L'examen du rapport troublant entre anthropophagie et hospitalité au nom d'un cannibalisme de l'esprit qui est un sensualisme panique, une assimilation résolument contraire à celle des assimilationnistes d'extrême-droite qui se refusent à penser le sens profond d'un rituel catholique comme l'eucharistie. Un saut par-dessus un feu et c'est l'image d'Empédocle qui alors ressurgit. L'image d'une vieillesse qui se refuse à se considérer dans le sens triste d'une tradition philosophique remontant à Cicéron et son éloge de Caton qui promet au philosophe âgé la vraie vie en étant non polluée par la sensualité, autrement dit une existence vraiment mutilée.
Franssou Prenant entre ainsi dans un second demi-siècle quand elle termine son film au long cours, le plus long (130 minutes), réalisé durant huit années. La vieillesse est aussi, pudiquement, sa question à elle, sa question propre à laquelle répond l'invite fouriériste à décloisonner les différences pour les faire jouer dans tous les sens de l'agencement.
Car Franssou Prenant s'amuse, elle fait feu de tout bois comme y invite son ami. Si la DV autorise, pour la première fois en documentaire, la synchronisation de l'image et du son, la cinéaste ne peut s'empêcher de faire bredouiller le in en trafiquant le son direct. L'emploi malicieux du off creuse ainsi l'écart entre le corps et la voix, un décollement qui rappelle les dédoublements identitaires et schizo de Paris, mon petit corps est bien las de ce grand monde, et le redoublement des voix de Reviens et prends-moi (2004). La lecture off de citations, scandée par des cartons rigolos rejouant le jeu de l'oie, accentue la dissémination des foyers d'une pensée qui a pour vecteur le corps de jeune homme du philosophe, mais aussi d'autres foyers de résonance dans livres et carnets de dessins, dans les films aussi.
Le Jeu de l'Oie du Professeur Poilibus est un grand film non pas sur mais de l'amitié, amitié réciproque de Franssou Prenant pour René Schérer, amitié pour un philosophe qui prend avec sérieux, mais un sérieux emprunt de légèreté, la philosophie qui est amitié pour la pensée, amitié d'un philosophe pour l'un de ses maîtres, Charles Fourier. René Schérer aura arraché, dans la suite fidèle de Mai 68, le socialisme utopique de sa relégation dans une enfance méprisée par les partisans du socialisme scientifique. Avec Fourier, il ne s'agit pas seulement de chanter naïvement l'harmonie universelle, mais de s'opposer à la civilisation dont l'envers est la barbarie (comme Poilibus le rappelle en citant un lecteur de Fourier, Walter Benjamin), qui est la barbarie des oppositions binaires et exclusives, en lui préférant l'association, qui est une révolution fonctionnant de proche en proche. Une rupture sur le mode de l'écart absolu, qui promeut les attractions en les distinguant des contraintes, qui cultive les affinités en libérant les passions alors que la civilisation en organise la répression.
L'ivresse que procure le film résulte ainsi d'un double plan concomitant : beauté d'une pensée qui a trouvé sa forme de vie ; coïncidence de la philosophie et de la forme même du film.
Poilibus s'amuse encore à rappeler que la versatilité amoureuse et la polygamie ne sont pas une invention de Charles Fourier et de ses successeurs, les anarcho-désirants comme les appelait Alain Badiou à l'époque de Vincennes la rouge, mais une réalité schizo des sociétés modernes, hypocritement conservatrices et libérales, qui les acceptent dans la succession des relations quand il s'agirait au contraire de les réaliser de manière simultanée. Versatilité et polygamie se retrouvent au fond dans la forme même du film, qui aime le philosophe autant que la grenouille avec laquelle joue un enfant, et autant l'enfant que l'oie qu'imite à la fin Poilibus. Un film qui bourgeonne, donc, qui partout foisonne et dont l'amour pour les êtres et choses filmés se pratique sur plusieurs plans simultanément, humain et animal, végétal et minéral, cosmique (la lune et les feux) et allégorique (les naïades plongeant dans le bain du super-8, la séquence vidéo des graffitis nocturnes, les écritures urbaines et sauvages).
Que retenir encore ? On ne saurait être exhaustif, la collecte est d'une grande prodigalité en assumant la catastrophe (la théorie est évoquée), risquant le dissipatif parce que l'entropie est aussi un risque couru par l'utopie. Écoutons, entre autres, comment Poilibus relève le motif de l'arbre du désaveu jeté sur lui par l'ami Deleuze en rappelant qu'il est fait aussi de bifurcations, d'entrelacements et de nœuds. Écoutons comment Poilibus voit que l'infantilisation sociale se construit logiquement dans une répression de l'enfance et le maintien des enfants dans une minorité fautive, comment la résistance de l'enfant au devenir-adulte se manifeste par son goût des monstres (parmi les jouets, on reconnaîtra un xénomorphe issu de la saga Alien), et comment le consensus et la tolérance sont d'affreuses choses que l'on peut moquer en parlant de « balivernes libérales » comme Charles Fourier.
Écoutons encore comment un voyage à Rio de Janeiro fait voir une architecture verticale tout en girandoles (ce mot rare désigne d'abord des candélabres ou des gerbes de fusée de feu d'artifice), une autre manière de déplier le concept deleuzien de pli. Ou comment la parabole platonicienne de l'anneau de Gygès, autre girandole là encore, permet d'établir le distinguo entre le tyran qui se fait toujours invisible et ceux qui lui résistent, tendant à l'imperceptible.
L'art, dit le philosophe, entre dans la ville toujours par ses marges, toujours par ses trous : en voleur. Les graffeurs, qui sont des enfants-rats dans une relecture contemporaine du conte du joueur de flûte de Hamelin, ont pour copines et copains Poilibus, et puis aussi Lunettes et Myope. Il y a d'autres amis encore sur qui compter, Edmond Jabès (« L'hospitalité allège ») et Pier Paolo Pasolini (« Je suis une force du passé »). D'autres forces amicales pour tenir sans céder au désir de passer de l'impuissance à l'impossible, qui se dit concrètement utopie. L'artiste se conçoit dans cette perspective atypique comme un balayeur, un ramasseur de rebuts, bouts et déchets, ce qu'ont toujours compris surréalistes et praticiens de l'art brut.
Mieux vaut en effet être balayeur qu'un juge pour citer Poilibus citant son maître Charles Fourier. Mieux vaut être en effet un chiffonnier à l'aube de la révolution, comme Siegfried Kracauer selon Walter Benjamin. Et si l'aube dure en se faisant attendre, la révolution sera douce. Elle l'est déjà en se faisant de proche en proche, par attractions passionnelles, relations et associations dont le montage en harmoniques du Jeu de l'Oie du Professeur Poilibus en représente, avec ses papillons et ses papillotes, une éloquente manifestation.
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