Le cinéma de Jean Eustache multiplie les plis, il ramifie, des pairs qui poussent au triptyque, tous les remaniements de l'autobiographie. Son cinéma est plein de trous aussi (et d'emblée avec La Soirée, premier court inachevé) comme est troué le manteau de Spinoza. Ça commence avec deux trous de balles (Du côté de Robinson) avant de finir avec un autre dans le cœur, la balle tirée un jour fatal de novembre 1981.
Dans l'intervalle, le cinéma français se fait avec lui jactance comme jamais, avec ses beaux parleurs et ses mauvais coucheurs, ses cochons et ses charniers, ses enfants et ses monstres, ses machines de lecture et d'écriture, ses complots et machinations du documentaire et de la fiction. Et puis l'archive des mondes disparus qui le sont toujours au présent, du sud-ouest des origines au Saint-Germain d'adoption, comme la face est inséparable de son dos. Parce que tout est répétition, tout rejoue la division originaire entre les sexes comme dans le cinéma, fiction et documentaire qui font ses boitements.
Le manteau a trous et plis comme un lit. Comme on fait son lit on se couche et comme on fait un plan on s'y couche dedans. On y creuse la mine, un abattage. On tombe sur un os, un abattoir. Faire un autoportrait comme on abat le cochon. Le cinéma est un lit que l'on fait pour refaire sa vie et s'y endormir au milieu de ses défaites, ses déchets.
Le manteau de Jean Eustache n'est pas celui du Père Noël, c'est le duffle-coat déchiré du cinéaste qui a si bien su jouer avec les cartes biseautées du social parce que son cœur en aura été tôt lardé. Si tout est bon dans le cochon, et les hommes d'être des porcs et la vie une cochonnerie, tout est grâce mais elle est cruelle dans son rapport à la vérité. Car la cruauté ne trompe jamais et, toujours, le réel fait mal. C'est le manteau revêtu par un garçon tombé dans un trou, et coincé dans un tuyau percé aux deux extrémités.
Le dépucelage porte toujours déjà dans ses flancs l'annonce que la vie est un dépeçage.
En 1963, Jean Eustache est parisien depuis six ans. Natif de Pessac, le girondin travaille comme OS à la SNCF, le week-end il fréquente la Cinémathèque. Pour éviter la Guerre d'Algérie, il fait une tentative de suicide punie d'un an en hôpital psychiatrique. Sa compagne, Jeanne Delos, travaille alors au secrétariat des Cahiers du cinéma. Il peut ainsi observer de loin la Nouvelle Vague. Jean Eustache assiste Jean Douchet sur un tournage, puis Eric Rohmer sur celui de La Boulangère de Monceau (1963). Aidé par Paul Vecchiali, il a déjà réalisé en 1962 La Soirée mais le court-métrage est resté inachevé. Il persiste avec Les Mauvaises fréquentations (1963), un moyen-métrage re-titré Du côté de Robinson quand il sera associé en 1967 pour un double programme (qui reprend alors le titre des Mauvaises fréquentations) incluant le moyen-métrage suivant, Le Père Noël a les yeux bleus (1966). Inspiré d'une histoire vécue par sa compagne, le premier film de Jean Eustache est donc un deuxième premier film marqué par un échec inaugural et son financement aura même autorisé de taper dans la caisse des Cahiers. Si l'errance sentimentale et impressionniste doit beaucoup à la Nouvelle Vague, elle se place d'emblée sous le triple signe de la cruauté (des faits vécus), de la dureté (des lois de l'économie qui est aussi celle du sexe), et de la reprise (parce que le ratage est là en fonctionnant comme hantise). Les Robinson de la drague parisienne sont plus encore des naufragés que leurs homologues croisés chez Jean-Daniel Pollet (Pourvu qu'on ait l'ivresse, 1958), Jacques Rozier (Blue Jeans, 1958) et Maurice Pialat (Janine, 1962). Jackson et son copain (Daniel Bart, coursier pour les Cahiers et frère aîné d'Élisabeth Perceval) sont des maraudeurs de la drague. Ils font le trottoir entre Pigalle, Blanche et Place-de-Clichy, incapables de pavaner sur les hauteurs de Montmartre. Et quand ils échouent à lever la souris, par exemple cette pauvre femme flanquée de deux mômes et qui vivote à l'hôtel après avoir quitté son mari, eh bien ils se rattrapent sur son portefeuille qu'ils lui chouravent sans vergogne. C'est l'apprentissage de la dure loi de ce monde que répéteront tous les films qui suivront : s'il n'y a pas de plaisir sans peine, c'est que le plaisir est un travail mal rétribué le plus souvent. Du côté de Robinson est une version vacharde et prolotte de L'Éducation sentimentale. La veulerie masculine est une comédie qui, à la fin, accable de tristesse. Même les salles de cinéma s'y mettent, par exemple le Studio 28 qui passe Hara-kiri de Masaki Kobayashi, une histoire de suicide. Le document s'y fait cru, tant et si bien que deux petits Blancs ont pour lointains frères de galère, même si ignorés comme tels, ces Nord-africains que craignent les femmes seules et qui peuplent les arrière-plans documentaires. Ici-bas, l'amour n'existe pas, c'est un mirage littéraire, un reliquat du monde ancien. Enfin si, l'amour existe, mais c'est un luxe de bourgeois noyé dans les eaux glacées du calcul égoïste auquel jamais ne soustraient les prolétaires qui le sont de tant, de tout en l'étant surtout du sexe. Leurs cousins paysans, eux, ont au moins une truie dont il prennent soin comme le veut la tradition. Du côté de Robinson est la toute première histoire de trou de Jean Eustache, le récit de deux trous de balle, les premiers dans le cœur.
Le Père n'a pas les yeux bleus, il a les yeux marrons de son interprète, Jean-Pierre Léaud. Ce n'est pas le mensonge le plus grave, celui-là serait plutôt bon enfant. Le Père Noël lui-même en est un autre, un mensonge autrement plus sérieux qui concerne moins les enfants que les adultes qui ne peuvent pas ne pas raconter aux autres des histoires sans s'en raconter à soi-même. C'est seulement ainsi que les garçons décrochent la timbale, les fêtes de fin d'année passées pour le meilleur en compagnie d'une belle pépé, sinon entre copains au bordel. Si Du côté de Robinson écumait le Paris populaire d'un provincial de fraîche date, émigré de l'intérieur perdu au milieu des autres immigrés, Le Père Noël est un premier retour à Narbonne avant Mes petites amoureuses (1974), ville d'adolescence de Jean Eustache et des premières blessures qui, jamais, n'ont cicatrisé. Le retour au pays natal montre que le mal est déjà fait, les vies déjà mitées. Des trous il y en a, entre les jambes des filles et dans la tête des garçons qui échouent à y entrer, victimes d'une règle du jeu qui a moins à voir avec les conventions de la séduction qu'avec les lois de l'économie. Dès lors, la fiction ne sert pas à combler les trous, mais à tourner autour afin de conjurer le vertige d'y tomber sans retour possible. Jean Eustache, donc, revient dans le trou du sud-ouest en passant du 16 mm. au 35 mm., avec Jean-Pierre Léaud qui est un jouet de Noël à lui tout seul, acteur-vedette chez François Truffaut et assistant de Jean-Luc Godard. C'est d'ailleurs l'acteur qui fait le coursier entre le tournage de ce film et celui de Masculin féminin (1966) afin de permettre à Jean Eustache de profiter de chutes de bobines nécessaires à achever son film. Ce dernier peut enfin profiter de ce dont il a tant rêvé, le son en prise directe après les contraintes économiques de la postsynchronisation. L'impression de spontanéité, qui peut effectivement reposer sur des plans tournés en caméra cachée, ainsi ceux de l'acteur grimé dans les rues de Narbonne, est un leurre parmi les leurres. Après tout, le cinéma a au moins la vertu de nous éclairer didactiquement sur les pièges du semblant. Le duffle-coat que Daniel souhaite acheter est un autre semblant comme l'est le costume du Père Noël qu'il revêt pour se payer le manteau à la mode, tant convoité. Le film est une comédie sur les ambivalences du faux, elle est donc révélatrice du jeu social en tant qu'il est truqué, en tant qu'il est troué et ses perdants de se sentir floués. C'est par le détour du faux que l'on arrive au trou du vrai et le costume du Père Noël rapporte mieux que le duffle-coat pour les dragueurs du dimanche. Et ceux qui volent les librairies pour se doter du capital culturel qui leur manque sont les mêmes qui rament à l'usine en semaine. Le roman de formation est anti-romantique au possible. L'hiver est rude et sec, même dans le sud-ouest. Le cri de ralliement final des perdants de la loterie des rapports de sexes (« Au bordel ! au bordel ! ») est le hurlement d'animaux blessés (on reconnaît Henri Martinez, le meilleur ami du cinéaste, fils de républicains espagnols et communiste). Une affiche des Quatre Cents Coups est plus qu'un clin d'œil, c'est une autre façon d'entendre le titre : les coups reçus qui font les trous du ressentiment le sont par les naufragés échouant à tirer leur coup.
Pessac, c'est la ville de naissance de Jean Eustache, l'ombilic qui est le tout premier trou, le paradis qui ne pouvait pas ne pas être perdu (le premier cercle de l'enfer c'est Narbonne, le second sera Paris). Le paradis a peut-être trouvé dans le rituel de la rosière de Pessac l'image archaïque de son péché originel. L'histoire de cette tradition locale remonte à loin, 525 et Médard l'évêque de Noyon qui souhaite célébrer la Vierge Marie, son retour en 1779 interrompu par la Révolution, et sa reprise par un notable de Pessac, Alexandre Jaubert qui meurt en 1896 avec au cœur la disparition de sa fille qui l'aura longtemps meurtri, et dont le testament lègue au village de Pessac les richesses nécessaires à relancer le rituel de la rosière. Moins d'un an après la première projection du cinématographe des frères Lumière, la fixation de la tradition de la rosière de Pessac est donc contemporaine d'une invention qui aurait pu aider à documenter l'histoire du dernier siècle français depuis la périphérie, loin du centralisme parisien. Jean Eustache y a pensé en achevant sa Rosière de Pessac, rêvant alors d'un film refait à intervalle régulier, à la fois séquelle et (auto)remake, c'est pourquoi il a réédité l'aventure onze ans plus tard, en 1979. Au printemps 1968, et en deux temps distincts, avril pour le vote municipal et juin pour la célébration à proprement dit, le cinéaste tourne le premier opus d'une série de documentaires, Le Cochon (1970), Numéro zéro (1971) et donc La Rosière de Pessac 79, qui sont des documents à vocation ethnographique. La première Rosière conjoint idéalement en effet le cinéma direct de Jean Rouch avec le petit théâtre des us et coutumes locales de Marcel Pagnol. Ce dont témoigne Jean Eustache, c'est de la tradition comme invention et perpétuelle recomposition, avec son scénario (le testament) et la hiérarchie de ses acteurs et metteurs en scène, d'abord le maire (un mélange roué de Paul Meurisse et Michel Subor) et le curé (qui, paradoxalement, est celui qui fait bonne place dans son allocution aux récents événements de Mai 68). Si la rosière de Pessac est la célébration de la jeune femme la plus vertueuse du village, l'élue n'aura pas son mot à dire. La parole de la vertu féminine est majoritairement masculine. L'ordre moral et patriarcal a ses gardiens libidineux et le maire se montre autrement plus zélé que le curé. On pense au contemporain Au feu, les pompiers ! (1967) de Miloš Forman. Le péché originel c'est donc ça, la représentation truquée que démentent les frustrations sexuelles racontées par Les Mauvaises fréquentations. Et puis la jeune femme réelle sacrifiée sur l'autel d'une certaine idée de la féminité comme on abat un cochon, autre rituel. La rose ne va pas sans ses porcs. La cruauté du trait rappellerait la séquence des comices agricoles dans Madame Bovary (1933) de Jean Renoir. D'une Rosière l'autre, l'ironie changera de braquet. Le regard du cinéaste croque avant de s'attendrir quand les participants de la tradition la fêtent comme si le temps des adieux avait commencé. L'émouvant vient ici de la doyenne des rosières, une pythie qui annonce déjà la fin de la tradition et Odette Robert en sera la sœur. Le cinéma de Jean Eustache reste travaillé par la consignation des fins imminentes et l'on ne s'étonne pas de reconnaître son nom dans le monument dédié aux morts de 14.
C'est d'abord l'affaire de Jean-Michel Barjol et l'Ardèche des vacances de son enfance. En 1965, il tourne son quatrième court-métrage, Au temps des châtaignes, dédié à un vieux couple de paysans vivant dans un village abandonné des hauts plateaux ardéchois. Jean-Michel Barjol a ensuite l'idée de filmer l'abattoir d'un cochon, une truie en réalité, dans une ferme des Cévennes. Il rencontre un matin Jean Eustache éméché et lui parle de son projet, ce dernier décide de le suivre à Auzon en janvier 1970. Deux équipes sont alors constituées, chacune avec une caméra Coutant 16 mm. et son synchrone (les habitués Philippe Théaudière et Jean-Pierre Ruh accompagnent Jean Eustache). L'impératif catégorique tient dans le respect de la chronologie des faits, du matin au dîner, et leur distribution dans trois espaces, la cour pour tuer le cochon, la pièce avoisinante pour préparer boudins, abats et hachis, une autre pour célébrer autour d'un verre de vin la journée de travail accomplie. Luc Moullet accepte de jouer au prête-nom pour obtenir l'agrément du CNC, la copine Françoise Lebrun supplée au financement du projet. Le film est projeté à l'occasion de la refonte des Journées internationales du film de court-métrage de Tours en 1970. Monté par le seul Jean Eustache, qui monte à la même époque Jean Renoir, le patron (1966) de Jacques Rivette, Les Idoles (1968) de Marc'O et Une aventure de Billy le Kid (1971) de Luc Moullet, Le Cochon est un documentaire à valeur ethnographique, à la fois contemporain des essais en cinéma direct de Mario Ruspoli et du duo Michel Brault et Pierre Perrault, continuateur du cinéma paysan de Georges Rouquier, et travaillant la mémoire de courts aussi différents que Le Sang des bêtes (1949) de Georges Franju et Le Sabotier du Val-de-Loire (1955) de Jacques Demy. Pour Jean Eustache, Le Cochon lui permet, après sa première Rosière de Pessac (1968), de continuer à travailler l'idée du document consacré aux rituels régionaux, c'est-à-dire dédié aux paroles et mises en scène des autres. Ce film compose également un diptyque troublant, un parmi tant d'autres, avec Numéro zéro (1971), également respectueux des trois unités classiques, temps, lieu et action. Le cinéma a des matériaux bruts pour établir la radicalité de sa théorie : le cochon c'est la réalité, une synthèse naturelle ou donnée et son dépeçage est l'analyse, découpage et montage, la fiction comme reconstruction et anti-nature. La pellicule est faite après tout de gélatine de cochon. On découpe du film, on débite du récit. La version prosaïque de l'enfer de Bosch a aussi des paroles à la Pagnol. Une sale histoire parmi d'autres, avec ses trous (on tourne la manivelle en célébrant une certaine Françoise). Au milieu des vapeurs, on devine Jean Eustache, déjà un spectre comme dans un cliché des Photos d'Alix (1980). Le passage du cru au cuit est celui de la métaphore (les hommes sont des porcs) et de l'allégorie (la vie est une boucherie avec ses cochonneries). Les cris de la bête fendent le cœur avant d'en préparer la viande pour mets et liens communautaires qu'obscurcissent l'agro-alimentaire et sa critique antispéciste. Tout est grâce dit-on en mémoire au curé de campagne. Tout est bon précise Le Cochon, mais avec une cruauté n'épargnant pas l'animal que donc nous sommes.
Un jour de février 1971. Nous sommes dans l'appartement parisien de la rue Nollet où Jean Eustache vit avec son fils Boris de dix ans, et sa grand-mère Odette Robert, qui a en a 70. Ses deux films précédents, La Rosière de Pessac (1968) et Le Cochon (1970) co-réalisé avec Jean-Michel Barjol, se veulent de purs documents sur des rituels populaires qui ont marqué l'enfance provinciale de leurs auteurs : la consécration de la jeune femme la plus vertueuse dans un village de Gironde pour Jean Eustache, l'abattage d'un porc dans l'Ardèche de la jeunesse de Jean-Michel Barjol. Ce que Jean Eustache désire désormais consigner, c'est la parole de sa grand-mère, voix, idiome et anecdotes d'une femme du peuple qui l'a élevé quand il était enfant et qu'il aime avec son fils plus que tout. L'idée est simple et le film est immense, l'un de ses plus beaux. Faire un film qui ait l'allure d'un seul et unique plan-séquence frôlant les deux heures, un long-métrage sans ellipse et tourné-monté à la manière d'Andy Warhol et Paul Morrissey. Comme Le Cochon, Numéro zéro est tourné à deux caméras, mais à seule fin que l'une puisse seulement prendre le relais de l'autre. Un film d'un seul bloc, comme le sera plus tard, et avec les possibilités nouvelles du numérique, Fengming, chronique d'une femme chinoise (2007) de Wang Bing. De purs blocs de paroles par des femmes qui font récit de leur vie en prenant l'Histoire de biais. Mineures ou subalternes, Odette Robert et Fengming sont des femmes aussi quelconques que singulières en faisant tranquillement sauter les digues de la chronologie des grands événements à l'aide de la chronique des vies ordinaires et minuscules. Aidé de ses deux fidèles techniciens, Jean-Paul Ruh au son et à l'image Philippe Théaudière, mais aussi d'une bouteille de whisky afin de délier la langue qu'intimiderait le dispositif, Jean Eustache produit l'archive du monde dont il est issu et qui a déjà largement disparu, comme le sera le village germanopratin dans La Maman et la Putain (1973). Hormis une ouverture, muette et chaplinesque, filmée par Adolfo Arrieta en 16 mm. aux Batignolles où Odette et son arrière petit-fils font les courses, Numéro zéro c'est le cinéma des Lumière enfin entré dans la parole, et de surcroît avec une langue qui pourrait être celle de Marcel Pagnol, l'un des grands films parlants de son temps. Un chef-d'œuvre d'art brut. Numéro zéro c'est le degré zéro du cinéma, sa tabula rasa qui permet au cinéma de recommencer. L'enfance du cinéma a ici le visage d'une femme du sud-ouest pleine des trous noirs de la grande Histoire, les bébés morts-nés et les enfants maltraités, les femmes astreintes au silence et les familles recomposées, les adultères et les notables pédophiles, les rituels religieux et la succession séculaire des guerres. Tout l'arrière-plan du cinéma de Jean Eustache, tout ce qu'il trimballe dans son dos de survivant plein du charnier des origines. Lui-même se filme de dos, à gauche du cadre, les mains agitées par une nervosité plus grande que sa grand-mère. Elle parle pour lui, un autre exercice de ventriloquie avant les essais avec Jean-Noël Picq. Elle lui dit espérer vivre encore un peu de temps aux côtés de ses enfants. Elle meurt au début du tournage de Mes petites amoureuses (1974). Le don d'un père à son fils est archive et alcôve.
La Maman et la Putain est un monument des années 70, La Maman et la Putain est le tombeau des années 60. L'érection y vaut débandade, le village germanopratin s'y fait vaisseau fantôme murnalcien. Au temps de l'après-Mai, la Nouvelle Vague est entrée dans les Ténèbres, c'est autant le sexe qui envahit les bouches en bouchant les oreilles. Alexandre (Jean-Pierre Léaud) est un vampire parce qu'il est le dernier des hommes, le parasite de Marie (Bernadette Lafont) qui ne l'est plus de Gilberte (Isabelle Weingarten) avant de finir mordu par Veronica (Françoise Lebrun), ange de la Mort. Le brelan de dames tire cependant, avec le suicide de Catherine Garnier qui ne s'est que trop bien reconnue dans le personnage de Marie, au carré comme on en trouve dans certains cimetières. Le dandysme est bien un vampirisme, une manière distinctive censée protéger des reflux et des replis, la distinction soustractive confinant à l'immobilisme du cadavre. Les préciosités vestimentaires, posturales et langagières sont dès lors les apparats d'emprunt d'un transfuge, d'un adopté, d'un orphelin. Un faussaire de génie, un prince paria, un profanateur. En fait, il n'y a plus d'époque du tout mais un lent et irrémédiable dégrèvement. On s'exonère de tout parce que la faillite est partout. Un peuple manque. Paris dépeuplé est une cité post-apocalyptique. Tout fout le camp, tout fuit, l'amour en fuite et son discours amoureux en métonymie d'indiscrètes humeurs que l'on arrose – la dernière pudeur – de whisky. L'égalité des sexes est la mascarade du commerce des culs. La libération est une nouvelle aliénation sous injonction toxique du sexe, qu'il faut pratiquer tout le temps et dont il faut parler autant. On passe ainsi le temps en faisant qu'il ne nous passe pas dessus. Écouter un disque de Damia, Piaf ou Fréhel, c'est alors comme faire un plan et tourner un plan c'est comme faire son lit : pour s'y coucher et s'endormir. Eustache gramophone. Doubles et simulacres pullulent, le faux Belmondo plus fort que le vrai, Zarah Leander mieux que Marlene Dietrich, les imitateurs meilleurs que les originaux parce que la copie est un artefact, un anti-destin, une anti-nature. Parce que le filmique enregistre, il éternise en vampirisant. Même à Saint-Germain et ses bouches pincées, la vie est une boucherie avec ses cochonneries. Un sommeil de mort, celui de Marcel Proust, lu pendant la rédaction du scénario, avec la « gramophonisation » (Jacques Derrida) de James Joyce à l'œuvre dans Ulysse et Finnegans Wake. Le sommeil environne si fort le film de Jean Eustache que l'on craint toujours, en y cédant, de ne plus jamais se réveiller. Du temps perdu à l'état pur même s'il est tout froissé et chiffonné, tout sali souillé de ce qui ne se voit pas mais se raconte avec les délices obscènes du téléphone et de la publicité. De l'archive, avec des phrases (qui se disent et se récitent en se sachant toujours déjà citations), des parlures (qui sont des gestes de tragédien), et puis ce qu'il reste de sourire pour après la fin du monde qui ne fait que commencer en promettant de durer – d'une « douceur inexorable » comme l'écrivait, dans les Cahiers du cinéma, le critique Jean Domarchi à propos de Kenji Mizoguchi qu'Eustache aimait tant. La Maman et la Putain est le catafalque d'une vie et l'époque y a déposé ses mines qui sont des trous à retardement.
La Maman et la Putain (1973) est le film qui rebat les cartes de l'autobiographie immédiate de Jean Eustache. Les mauvaises pioches y sont des peines de cœur qui ont fini en peines de mort (le suicide de Catherine Garnier). Un an plus tard, et plus encore que Le Père Noël a les yeux bleus (avec un amour partagé pour le narbonnais Charles Trenet), Mes petites amoureuses est celui de la jeunesse audoise, avec les petits coups de canif du monde des adultes et l'enfance écornée avant de s'évanouir. Jean Eustache a tourné quinze films en 17 ans (si l'on inclut La Soirée et deux petits films pour la télé, sur Le Dernier des hommes de Friedrich Murnau et La Petite marchande d'allumettes de Jean Renoir) mais il n'a réalisé que ces deux longs-métrages. Et si le premier a bénéficié d'une odeur de souffre en remportant un certain succès en salles, le second a été un échec commercial fatal. Le premier film en couleurs est un autre film de guerre (contre le naturalisme) et de deuil (à l'égard d'une origine blessante et qu'il aura fallu fuir). Le naturel dit l'habitus, la nature sociale que contrefait l'artifice pour le germanopratin d'adoption qui, derrière le masque et dans son dos, a hérité du legs d'une France périphérique et trouée, origines provinciales et famille prolétaire. D'un côté, Jean Eustache élit quelques signes distinctifs du formalisme bressonien (voix blanche et jeux de mains). De l'autre, il s'amuse à compliquer la donne en multipliant les incartades (certains des lieux et corps réels ont une valeur documentaire effectivement brouillée par le recours truqué aux extérieurs filmés à Varzy dans la Nièvre et le collage des voix postsynchronisées). La distribution est particulièrement hétérogène, avec des non professionnels recrutés sur place et des « personnalités » issus de milieux très différents, l'actrice Ingrid Caven (alors épouse de Rainer Werner Fassbinder), l'écrivain Dionys Mascolo (qui a été le mari de Marguerite Duras), le cinéaste Maurice Pialat (et Jacqueline Dufranne qui jouait déjà une merveilleuse grand-mère dans La Maison des Bois), le journaliste Pierre Edelman (qui deviendra producteur pour David Lynch) et l'ami et modèle mimétique de Saint-Germain, le dandy Jean-Noël Picq. L'alter ego Daniel (Martin Loeb, frère de Caroline) est dépeint comme un être d'exception dans un barnum social qui exècre les têtes qui dépassent, l'apprenti vite initié à sa petite musique foraine mais au prix de l'enfance anéantie (le retour dans le paradis de Pessac se clôt sur le pelotage piteux d'une petite camarade de jeu). Vivre en société c'est devenir expert en mimesis, avec l'indifférence des masques et les mains baladeuses. L'expertise a ses signes distinctifs (avec les dragueurs du bar des 4 fontaines qui s'en sortent mieux que d'autres), mais aussi ses trous (comme celui dans le pantalon de Daniel). L'enfant, l'adulte sait qu'il ne l'est plus quand les plaisanteries (la respiration cutanée, c'est-à-dire par le cul) débouchent sur la parabole du dépucelage de la bouche. La guerre au naturalisme est une lutte sans trêve ni armistice entre les artifices et les orifices. Les Quatre Cents Coups racontait le vol de l'enfance d'Antoine Doinel. Le titre rimbaldien de Mes petites amoureuses n'étouffe rien du viol de l'enfance qu'il allégorise. Un film blessé qui l'est encore par son insuccès et la mort d'Odette Robert.
Des trous, il y en a dans l’œuvre et dans la vie de Jean Eustache, les deux panneaux d'un même diptyque. Une sale histoire (1977) est le film le plus explicite à ce sujet, un autre diptyque comme Les Mauvaises Fréquentations (1967), les deux Rosière de Pessac en 1968 et 1979, et même Odette Robert (1980) en version télé-raccourcie de Numéro zéro (1971). Le trou, ou l'on tourne autour ou l'on tombe dedans en en revenant (ou non) dans l'autre sens. Le trou a deux côtés et Jean Eustache le fait jouer partout, il déplie son trou pour voir se multiplier les plis dont il est fait et qui constituent le complexe de son obscurité. Il y a déjà une histoire obscène de trou et de voyeurisme (un trou en bas de la porte des toilettes pour femmes d'un café de La Motte-Picquet – Grenelle permet de les observer en train d'uriner). Il y a aussi que la même histoire se raconte deux fois, d'abord sous la forme d'une fiction en 35 mm. (avec Michaël Lonsdale), ensuite avec celle d'une conversation documentaire en 16 mm. (avec Jean-Noël Picq qui est à Jean Eustache ce que Paul Gégauff a été pour Eric Rohmer et Claude Chabrol, un maître en dandysme). Non seulement la copie précède l'original, mais la seconde partie apparaîtrait elle-même pour une répétition sans version d'origine, et sans distinction possible entre l'anecdote vraie et la pure affabulation. Donc, pas de numéro zéro, que du numéro deux (même Odette Robert raconte sa vie en en répétant le récit). Le règne est au simulacre et c'est l'ultime perversité pour une époque qui s'offre sans contrepartie à ce fait social total qu'est la pornographie. Le sexe est un discours omniprésent, Michel Foucault l'analyse avec La Volonté de savoir (1976). Le sexe c'est du texte, de la parole qui fait entendre que tout narrateur est un récitant, de la fiction qui est une autre façon d'avancer masqué, un dévoilement opérant contre toute nudité. D'un côté, Jean Eustache substitue à l'hégémonie de l'œil les liaisons dangereuses de la bouche et de l'oreille (le modèle vient de Sade). De l'autre, cette substitution a pour fonction de faire marcher une machine d'inversion, entre le vrai et le faux, entre le premier et le suivant entre le documentaire et la fiction. Mais encore entre l'obscénité (triviale) et la préciosité (verbale), le beau et le laid (un vagin peut gagner en beauté sur le visage), l'humiliation (s'abaisser pour voir) et la fierté (du plaisir qui ne se conçoit ni sans travail ni sans peine). Jusqu'à mettre le bordel dans la hiérarchie des trous (le dernier des trous devient le premier en dévalorisant ceux qui avaient pour valeur d'y accéder). Une sale histoire est un diptyque qui fait aussi diptyque – un diptyque au carré – avec Le « Jardin des délices » de Jérôme Bosch (1979), autre conversation de Jean-Noël Picq considérant le fameux tableau avec, en tête, la schizo-analyse de Deleuze et Guattari. Du trou obscène s'échappent d'étranges créatures qui entrent par l'oreille, d'abord Jean Douchet et Laura Fanning (Laura Zimmer, actrice d'Assaut de John Carpenter), ensuite Annette Wademant (compagne et scénariste de Jacques Becker), l'ex Françoise Lebrun et, en embuscade, Jean Eustache qui rit de sa farce diabolique. Mais la rire s'étrangle et Laurent de Sutter a raison de oser avec sa Théorie du trou une éthique du rater mieux à l'œuvre dans le cinéma de Jean Eustache,surtout dans Une sale histoire. Comment savoir, alors, que ce qui s'échappe de la bouche en pénétrant l'oreille selon un machinisme sexuel original peut également conduire à ce trou mortel, creusé dans le cœur du rieur ?
Après La Maman et la Putain (1973), la sortie d'Une sale histoire a encore fait des histoires, critiques et spectateurs ont à nouveau refait à Jean Eustache le sale petit coup de l'obscénité. Ce qu'ils ignorent peut-être, c'est que l'étymologie du terme d'obscène rappelle que la souillure (caenum c'est la merde) est toujours de mauvaise augure. C'est l'époque qui est indécente et cette indécence même est ce à quoi il faut donner forme en interrogeant justement ce qu'il y a de trous, c'est-à-dire de plus d'un trou, et ce qui passe à travers eux, des paroles et de l'écoute, de l'élégance et de la singularité, du jeu et des intensités – du désir, toujours machiné. En 1979, Jean Eustache repart à Pessac où tout a commencé, à l'occasion de la nouvelle cérémonie de la rosière. Il y vérifie alors une intuition première. La tradition qui remonte à loin, une première fois en 1525 et une autre dans les années 1770, a été instituée et fixée en 1896, soit un an après l'invention du cinéma. Faire série du filmage de toutes les cérémonies aurait permis de filmer le siècle, les deux guerres mondiales, le Front Populaire et la Libération, la Guerre d'Algérie et Mai 68, autrement dit une Histoire de France, parallèle et populaire, dont un grand chapitre a déjà été donné avec Odette Robert et Numéro zéro (1971). Les deux Rosière de Pessac constituent donc un autre diptyque eustachien après Une sale histoire, c'est un autre jeu dans les rapports de la différence et de la répétition (d'ailleurs, le cinéaste souhaitait montrer les deux films en commençant par celui de 1979, à rebrousse-poil de toute chronologie). Le document se dédouble en ayant une valeur ethnographique (c'est le plan synchonique, celui de la vie sociale faite d'institutions comme autant de rituels) et historique (c'est le plan diachronique, celui qui vérifie avec les changements, d'un film à l'autre, qu'un bouleversement a eu lieu). La seconde Rosière rend compte de ce qui s'amorçait déjà imperceptiblement, il y a onze ans : Mai 68. D'un film l'autre, la couleur a remplacé le noir et blanc et la tradition se met en scène en se sachant telle, soit un fait d'Histoire que menacent les processus historiques. La tradition se maintient dans un mélange de distance (le maire est plus relax que son prédécesseur, moins metteur en scène) et d'inquiétude (la ville s'est agrandie, les chômeurs plus nombreux, les cultivateurs de vin se raréfient). Les discours en prennent acte, le curé évoquant les luttes sociales, le maire qui espère la paix mondiale. La nouveauté se joue dans les mœurs également, les familles mononucléaires se disloquent, l'évocation des fausses couches est inséparable des questions d'avortement, la vertu a cédé la place au mérite. La nouvelle rosière habite la périphérie de ce qui n'est plus un village et sa consécration festive raconte quelque chose d'une tradition qui se sait déjà survivance, déjà happée par l'idée de sa possible disparition prochaine. On note à ce titre un détail magnifique : à la fin de la journée de fête, la rosière a pris un méchant coup de soleil. Si la tradition a la peau comme celle d'un cochon, l'Histoire tient de la cuisson, sacrificielle. D'autres rosières seront filmées, La Rosière de Pessac 2004 (2006) d'Olivier Lavielle et Rosière (2008) Cathy Dambel. La fin de la tradition est proclamée en 2015. Il n'y aura pas de 119ème rosière pessacaise.
Suite à l'échec de Mes petites amoureuses, Jean Eustache ne travaille plus que pour la télévision. Ses cinq derniers films, courts ou moyens-métrages, semblent désormais dépourvus du surmoi de l'auteur, plus proches de précédents essais comme la première Rosière de Pessac (1968) et Le Cochon (1970) qui se présentaient déjà comme de purs documents. Mais l'auteur est là en s'avançant plus masqué que jamais. Jean Eustache n'en cesse pas moins en effet d'expérimenter les agencements troublants du documentaire et de la fiction dans des relations aussi compliquées que les rapports entre les sexes. Le malentendu règne en étant, à l'épreuve de la mésentente, la condition de la parole. Le « Jardin des délices » de Jérôme Bosch est ainsi une commande de Jean Frapat sur un accord entre Antenne 2 et l'INA. Jean-Noël Picq y joue à nouveau le faussaire en étant présenté par Jean Eustache, son comploteur gémellaire, comme un expert du peintre flamand. La scénographie adoptée s'apparente à celle d'Une sale histoire (1977). Un salon parisien et une carafe de whisky pour délier les langues et lubrifier les oreilles, un orateur qui décrit quelques fragments de la troisième partie infernale du « Jardin des délices », l'écoute attentive de trois amis, parmi lesquels Sylvie Blum qui travaille à l'INA et Jérôme Prieur, alors chroniqueur cinéma à la Nouvelle Revue Française. Plus encore que dans la seconde partie prétendument documentaire d'Une sale histoire, l'énonciation s'expose comme répétition, cela s'avoue d'entrée de jeu, dans un mélange indécidable de lecture cachée et de récitation. Chez Jean Eustache, la première fois est toujours la seconde, on recommence toujours. C'est d'ailleurs le sens profond de Mes petites amoureuses : avant de perdre sa virginité, un adolescent aura toujours déjà été dépucelé par son environnement. Si le deux précède toute unité, c'est qu'il y a une division originaire, susceptible de toutes les dissociations et les dissidences, toutes les réitérations et les indiscernabilités. La méthode adoptée montre déjà que la description est toujours interprétation, comme il n'y aura pas chez Jacques Derrida lisant John Austin de partage catégorique entre énoncé constatif et énoncé performatif. Jérôme Bosch est un peintre du désir monstrueux en tant qu'il circule partout en suscitant tous les emmanchements imaginables, fichant la pagaille dans les classements, renversant toutes les hiérarchies. Le sens circule par tuyautage et enfilade, emboîtement et pénétration, par mouillures défiant la symbolique des normes. Non seulement on sent la proximité avec l'analytique schizo du duo Deleuze-Guattari, mais l'on voit aussi comment un tel film a valeur de machination, de machine de guerre contre la pornographie de l'époque. Si Sade domine dans l'ombre Une sale histoire, Bosch est un autre érotomane dont les délires épuisant l'idée de description exhaustive invitent à faire sortir de l'œil et l'oral des monstres passant d'un orifice l'autre (enfer se dit hell en anglais, Hölle en allemand et trou en anglais se dit hole). Ce jardin délicieux précède de quelques mois l'accident de Jean Eustache victime d'une chute en Grèce, forcé à garder la chambre jusqu'au suicide, machine proustienne au milieu de ses magnétoscopes et télévisions, les organes d'un moderne cochon.
Les Photos d'Alix appartient à la dernière quinte abattue en joueur de poker par Jean Eustache, avec la participation de l'INA. C'est le temps des dernières inflexions dont le formalisme est aussi inapparent que radical. Les réflexions sur les intrications spéculaires du faux et du vrai intriguent quand le voir et le dire montrent qu'ils appartiennent structuralement à des régimes d'expression différents. S'intercalant entre Le « Jardin des délices » de Jérôme Bosch (1979) et l'ultime Offre d'emploi (1980), Les Photos d'Alix constitue le panneau central d'un triptyque consacré à la description en tant qu'elle est toujours déjà interprétation, pour le meilleur comme pour le pire. Il s'agirait d'expérimenter les glissements, tantôt immédiats (le premier panneau), tantôt progressifs (le deuxième), tantôt différés (le troisième), montrant qu'il n'y a pas de littéralité qui ne soit brouillée par du figuré. Ce qui se dit en montrant ne coïncide pas strictement avec ce que nous voyons. Ce hiatus est une faille par laquelle se faufilent des démons tout à fait dissemblables, diable de la curiosité piquée (Sylvie Blum dans Le « Jardin des délices » de Jérôme Bosch), diable du dire dont les décalages font voir dans une image une autre image (Les Photos d'Alix), diable d'un objectivisme formel qui habille de sophistication la bêtise des arbitraires de l'interprétation (Offre d'emploi). Jean Eustache a besoin de deux partenaires pour jouer. D'un côté, la photographe Alix Cléo Roubaud, fille de diplomate comme Daniel Loeb et épouse de Jacques Roubaud, membre de l'Oulipo. De l'autre, le fils cadet du cinéaste, Boris Eustache, l'arrière-petit fils d'Odette Robert que l'on voit au début de Numéro deux (1971). Elle lui montre des photographies que travaillent le flou, la surexposition, la nudité. Petit à petit, ce qu'elle dit ne concorde pas avec ce que l'on voit. Les Photos d'Alix est une nouvelle histoire d'initiation. Si le second prénom de la photographe fait écho à Clio, Muse de l'Histoire, la fille de Zeus et Mnémosyne qui a inspiré Jean Giraudoux et Charles Péguy, le radical grec khlôros signifie la gloire du père. Alix Cléo Roubaud est une magicienne succédant à la sorcière Veronica de La Maman et la Putain (1973). La gloire paternelle (de Jean pour Boris) peut alors rayonner, mais avec un spectre particulier. La magie est blanche quand le travail photographique s'appuie sur le tirage du négatif de clichés pris par d'autres, comme le cinéaste aime travailler avec le rituel existant (Le Cochon et les deux Rosières de Pessac) ou les mots des autres (Jean-Noël Picq dans Une sale histoire et Le « Jardin des délices »). Les seules vraies photographies, dit-elle, sont d'enfance, sentimentales malgré l'impudeur de leur bordure extérieure. La magie s'obscurcit cependant quand les motifs de la dernière chambre, de la disparition et du suicide auréolent une trace déjà spectrale de Jean Eustache. Contemporain de La Chambre claire de Roland Barthes, Les Photos d'Alix est autant une version féminine d'Une sale histoire qu'un film prémonitoire. Alix Cléo Roubaud meurt un an après le cinéaste d'une embolie pulmonaire, à 31 ans. Récipiendaire du César du meilleur court-métrage en 1982, le film de Jean Eustache, qui aimait tant Marcel Pagnol, a du point de vue de son fils Boris l'éclat sombre de la gloire posthume de son père.
La Soirée (1963) est le premier film de Jean Eustache, inachevé. N'en restent que huit minutes, muettes, où Paul Vecchiali, critique de cinéma inspiré de Jean-Louis Comolli, donne lecture d'un texte démarqué d'un article signé par ce dernier et que le premier détestait, intitulé « Vivre le film » et publié dans le n°141 des Cahiers du cinéma en mars 1963. Les faits parlent d'eux-mêmes même si Céline a prévenu que ce n'est plus pour longtemps. Avec l'inachèvement qui s'impose en ruine de l'œuvre, des parlants muets, lecteur et auditeurs, rappellent à la lecture qu'elle est toujours déjà, et avant que Jacques Derrida ne le formule ainsi, « archi-écriture ». Sur tous ces points, ce dernier film répond au premier. La réalisation d'Offre d'emploi suit de quelques mois celle des Photos d'Alix. Si les deux courts durent 18 min. et sont toujours produits par l'INA, le second a été tourné en 35 mm. quand le premier l'a été en 16 mm. Avec Le « Jardin des délices » de Jérôme Bosch (1979), ils forment un triptyque qui rebat les cartes d'une œuvre interrompue par le suicide de son auteur quelques mois plus tard, le 5 novembre 1981. Si la description comme interprétation suscite le désir de voir à son tour (le premier panneau) ou de voir autre chose (le deuxième), elle induit dans le dernier cas la suspension de la différence catégorique (et kantienne) entre jugement déterminant (ou objectif) et jugement réfléchissant (ou subjectif). Cela donne une petite comédie à la cruauté au travail et du travail, sidérante de lucidité. Un demandeur d'emploi interprété par Michel Delahaye passe un entretien d'embauche dans une entreprise dont le patron est joué par Jean Douchet. Dans la salle d'attente, on reconnaît Noël Simsolo et Boris Eustache. On lui demande d'envoyer une lettre manuscrite lue et relue par une graphologue (Michèle Moretti, actrice de la troupe de Marc'O et des Idoles monté par Jean Eustache), avant que sa grille de lecture psychologique ne soit relativisée par un concurrent qui privilégie, contre l'apport de la graphologie, celui de la phonologie (Bertrand Van Effenterre, assistant sur Une sale histoire). On est passé de la manie des gramophones de La Maman et la Putain (1973) aux exégèses délirantes de la graphomanie, d'autres lectures à côté de la plaque de l'écrit qui diffèrent cependant du jeu plus intrigant décalant images et commentaires des Photos d'Alix. Le nouvel esprit du capitalisme qui s'impose alors et que l'on n'appelait pas encore néolibéralisme vérifie que la rationalité instrumentale est un ésotérisme. Offre d'emploi est ainsi contemporain de Mon oncle d'Amérique (1980) d'Alain Resnais. Le film de Jean Eustache est cruel pour deux autres raisons. La première montre comment un certain héritage du structuralisme a forgé un savoir servant à légitimer le nouveau pouvoir managérial. La seconde rappelle que les Cahiers du cinéma n'ont pas été épargnés par les tendances de l'époque et le sectarisme qui a pu en découler, structuralisme et maoïsme, en donnant abri à quelques plumes saquées durant les années 60, Jean Douchet et Michel Delahaye (Noël Simsolo est davantage un franc-tireur). Le chercheur d'emploi y est une figure irradiante de dignité, le dernier personnage du cinéma de Jean Eustache, l'un des plus bouleversants. Le cœur l'emporte malgré tout, en dépit des trous de balle du capital.