Le cinéma de Luc Moullet démarre quand s’arrêtent les routes goudronnées. Lorsque le pédalier patine, le vélocipède montre alors qu’il tourne dans le vide. La passion des cycles invite à retourner la peau du moderne pour en faire sortir le primitif, qui mouline du vent en tapant sur ses bidules comme sur des os. Tous ses films sont des déshabillages, des dépiautages, le dénuement jamais plus intéressant quand il engage au dénudement.
Hautain à l’égard du space-opera hollywoodien au nom des balances éternelles de la pesanteur et de la grâce des terriens que nous sommes, Bruno Dumont retombe pourtant dans les sables du lénifiant – moins Star Wars à l’os de Bernanos que Starcrash dans les dunes. Le prêchi-prêcha du curé monté en chair d’une production spectaculaire martèle avec les pieds la bêtise apocalyptique de l’égalitarisme et les hiérarchies naturelles et incorrigibles de la différence sexuelle. Et il conclut la sarabande par un très mauvais tour démiurgique qui fond dans le même pot un nihilisme de circonstance et le manichéisme gnostique du genre qu’il parodie.
Il n'existe pas d'images si elles sont niées dans leur part d'ombre qui est leur ambivalence native. Quand les images se font le drapeau de l'offuscation même, mutilées d'assombrir ce qu'elles sont pourtant censées éclairer, elles sont malgré tout porteuses encore d'une attente, celle de leur relève, de justice et de dignité pour celles et ceux dont l'exposition par l'archive a eu valeur de profanation, d'outrage et de défiguration. C'est cela le festin, c'est cela la zerda.
La Méditerranée nomme l'une des mers du milieu d'entre toutes les terres. Ce qu’elle nous offre en partage est ce qui nous départage. Ce qui gît en son milieu est un cimetière englouti, c’est aussi la surface d'inscription et de relance de tant d’espérances, en dépit des verdicts sévères et sans appel du réel. La Méditerranée ? Une surface zébrée de lignes traversières pour fuir et (re)trouver le cinéma à son orient, fiction et documentaire, d’ailleurs et d’ici, d’aujourd’hui et d’hier.
Il n'y a pas de cinéma documentaire mais de cinéma saisi ou à ressaisir sur son versant documentaire. Documentaire, le cinéma l'a été d'emblée avec les frères Lumière, avant que les industries n'imposent pour des raisons commerciales évidentes l'économie de la fiction. Et l'est resté. Si tout film est de fiction, tout film est aussi un documentaire, a minima sur ses conditions matérielles et symboliques de production, y compris sur son imaginaire. Le cinéma est bifrons, bifide mais l'empire de la fiction a relégué le documentaire dans ses marges, à la périphérie. On appellera alors documentaire le cinéma qui réinscrit ce versant au centre de ses dispositifs.
Faire de la télévision du point des gens, à l'écoute de leur discours parce que les gens pensent. C'est arrivé une fois ou deux à la télévision, Six fois deux / Sur et sous la communication (1976) et France tour détour deux enfants (1979) d'Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard. La télé y est démontée de l'intérieur et la remise à plat critique invite non seulement à entrer dans ses plis, mais encore à faire son lit des draps, beaux et sales, entre lesquels les gens s'ébattent et se battent, dans l'ordinaire et ses mystères.
L'art de Marcel Pagnol non seulement concilie comédie et tragédie, mais également allie le poème bucolique à la saisie ethnographique de ses ressorts, à la compréhension anthropologique de ses sédiments. Le mythologue des cosmogonies méridionales invente à sa mesure le cinéma parlant ; en sage-femme, il en assure la délivrance qui est l'art de mettre au monde les enfants des autres, dans la confrontation critique de la tradition héritée et de l'adoption qui l'oblige à se reconfigurer.
Le mauvais démiurge est sourcilleux quand il louche sur le foyer nucléaire de son unique obsession : le monde est mauvais, il le sait puisque c'est lui qui l'a fait. Son regard est torve, et l'est autrement que la myopie qui a empêché le fils d'un libraire reconverti en commissaire-priseur de rejoindre la Navale à l'exemple d'un grand-père maternel. Torve : regarder de travers est le fait menaçant des grincheux ; l'oblique est la ligne tordue des mécontents. Le mauvais démiurge, toujours louche, est sourcilleux.
Le cinéma a souvent été pris dans la tenaille de l'histoire et de la mémoire, l'une qui est une discipline astreinte aux protocoles rationnels caractéristiques de sa juridiction scientifique, l'autre qui est l'institutionnalisation d'un devoir civique. Cette première distinction en recoupe une autre qui lui est plus structurelle quand elle concerne ses deux versants essentiels, même si son industrialisation a souvent travaillé à séparer la fiction du documentaire. Face aux exigences d'un événement aussi investi d'urgence, de nécessité et de passion que le génocide du peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale, le cinéma peut faire un peu ou trop, par clarification des enjeux ou bien par leur opacification en dépit des bonnes intentions.