La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg

La Zone d'intérêt (2023) de Jonathan Glazer

L'exemplarité et le paradigme pour s'en exempter

Le cinéma a souvent été pris dans la tenaille de l'histoire et de la mémoire, l'une qui est une discipline astreinte aux protocoles rationnels caractéristiques de sa juridiction scientifique, l'autre qui est l'institutionnalisation d'un devoir civique.

 

Cette première distinction en recoupe une autre qui lui est plus structurelle quand elle concerne ses deux versants essentiels, même si son industrialisation a souvent travaillé à séparer la fiction du documentaire. Face aux exigences d'un événement aussi investi d'urgence, de nécessité et de passion que le génocide du peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale, le cinéma peut faire un peu ou trop, par clarification des enjeux ou bien par leur opacification en dépit des bonnes intentions.

 

La confrontation de deux films aussi différents que La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg et La Zone d'intérêt (2023) de Jonathan Glazer, en recourant à la méthode d'un comparatisme critique, permettra de distinguer deux éthiques ayant pour point de divergence l'antagonisme qui fonde leur perspective respective.

 

Entre l'éthique de l'exemplarité du bien qui à la marge rédime l'horreur et celle qui s'en exempte en préférant évaluer la force d'irradiation d'un scandale dans le divorce de l'action et de la conscience de ses conséquences, un monde sépare le spectacle consolant d'un optimisme malgré tout fédérateur, d'un pessimisme dont l'organisation oblige à déloger les apories dans l'œil du vieil humanisme.


 « La bête qui est en nous ne veut pas être trompée ;

 

la morale est ce mensonge de secours qui nous permet de n'être pas déchirés. »

 

(Friedrich Nietzsche, Humain trop humain. Un livre pour esprits libres, 1878, I, § 40)

 

 

 

 

 

« Les illusions ont leur charme,

 

et on est pardonnable de ne pas s'y montrer insensible

 

pourvu qu'on sache couper court. »

 

(Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, éd. Plon, 1991, p. 319)

 

 

 

 

 

1) Penser le cinéma est une nécessité existentielle, une orientation éthique, un impératif catégorique qui ne l'est qu'à l'épreuve du réel, de l'impensable et de l'impossible – à l'épreuve du désastre (pour saluer ici Alain Brossat dont L’Épreuve du désastre a été publié par Albin Michel en 1996).

 

 

 

. « Le présent est contaminé » y écrit Alain Brossat. Contamination, irradiation – par quoi ? Par la production industrielle de l'extrême, et non du radical qui sont de parfaits antonymes. Il faut en effet être rigoureux dans les terminologies : radical dit ce qu'il y a de plus intérieur, le noyau de liberté ouvrant une zone d'illimitation qui peut tout déterminer, en bien comme en mal ; à l'inverse, extrême dit ce qu'il y a de plus extérieur, l'abandon même de toute liberté en tant qu'elle est radicale.

 

 

 

. Le risque, prévient alors Alain Brossat, est ce qu'il appelle un naturalisme en tant qu'il surexpose le passé en sous-exposant le présent. L'approche naturaliste voudrait apaiser, elle est idéologique ; en vérité, elle pacifie et opacifie : la pacification est une opacification – une « passéification ».

 

 

 

. Contre l'hégémonie spectaculaire de l'approche naturaliste, il faudrait, ainsi qu'Alain Brossat y invite, voir en quoi la catastrophe n'est pas un accident de la modernité, mais son essence même. Paul Virilio l'a montré ailleurs en renversant un principe dont l'origine est aristotélicienne. Et sa généalogie remonte à la traite négrière et transatlantique, à l'esclavagisme et au colonialisme, au racisme et aux premiers génocides (en Amérique, en Afrique du nord, en Océanie). Toutes choses préalables à l'extractivisme et au capitalisme fossile qui creusent la fosse de l'actuelle écocide.

 

 

 

. L'extrême est-il dans notre dos ou fonde-t-il notre sol ? L'extrême est-il inactuel ou en serions nous les exacts contemporains ? L'extrême n'est-il que du passé ou a-t-il encore de l'avenir ? S'il y a un rayonnement fossile de l'extrême, il nous faut le penser avec ce qu'en pensent, ou non, les films.

 

 

 

 

 

2) Notre regard adoptera une approche critique pour autant qu'elle recourt au comparatisme en portant sur deux films traitant, avec des moyens radicalement différents, de la « destruction des Juifs d'Europe » (Raul Hilberg) ou du « judéocide » (Arno J. Mayer) : La Liste de Schindler (1993) de Steven Spielberg et La Zone d'intérêt (2023) de Jonathan Glazer. La précision est d'abord terminologique en écartant des qualifications problématiques puisqu'elles restent en effet entachées de sacré ou de théologie : « holocauste » (Jacques Sebag a montré que ce terme grec signifiant le sacrifie par le feu d'un animal offert à une divinité est inapproprié pour désigner le génocide des Juifs) et « shoah » (Henri Meschonnic a rappelé que ce terme hébreu qui apparaît treize fois dans la Bible est également inapproprié puisqu'il signifie catastrophe naturelle à l'instar d'une pluie de crickets). Notre souci de précision terminologique insiste aussi, à l'enseigne des travaux de Raul Hilberg réitérée par Johann Chapoutot, que la notion de camp d'extermination, issue d'un décalque sémantique du syntagme nazi de camp de concentration opéré au moment du procès de Nuremberg entre 1945 et 1946 durant lequel ont comparu 24 hauts responsables du Troisième Reich, reste en effet captif de son origine idéologique. Les déportés, qu'ils aient été Juifs, Roms et Sinti ne « campaient pas » dans ce qui s'apparentera davantage à des « centres de mise à mort » de masse.

 

 

 

. On rappellera aussi que l'entreprise génocidaire des nazis a commencé dès 1939 avec la campagne eugéniste d'exécution systématique des adultes handicapés, physiques et mentaux, d'Allemagne et d'Autriche avec l'Aktion T4, soit plus de deux ans avant la conférence de Wannsee de janvier 1942 adoptant la « Solution finale », terrifiant euphémisme symptomatique de la sémantique nazie pour ne pas dire extermination des Juifs. On rappellera encore l'existence de la « Shoah par balles » dont les responsables sont les Einsatzgruppen, ces « groupes d'intervention » composés de 3.000 hommes, les « bourreaux ordinaires » décrits par l'historien Christopher Browning, qui ont assassiné sur le front de l'est, de la Pologne jusqu'à l'intérieur de la Russie soviétique, prisonniers de guerre et communistes, Tziganes et Juifs, d'abord en recourant à la fusillade puis en utilisant des camions à gaz, en faisant plus d'un million de victimes entre 1940 et 1944. Le pire massacre eut lieu à Babi Yar en Ukraine entre le 29 et le 30 septembre 1941, avec plus de 30.000 victimes en deux jours. Sergueï Loznitsa a dédié à l'événement un film de montage d'archives, Babi Yar. Contexte (2022).

 

 

 

. La fameuse querelle des historiens allemands (Historikerstreit) qui a opposé dans les années 80 les partisans de la thèse intentionnaliste, insistant sur le caractère génocidaire d'origine du nazisme, à ceux de la thèse fonctionnaliste, qui estiment à l'instar d'Ernst Nolte que le nazisme est une réaction défensive à la menace bolchevique, démontre que le débat intellectuel n'est pas immunisé contre des présupposés idéologiques qui pèsent de tout leur poids sur le cours parallèle des mémoires. L'historien Ian Kershaw plaide de son côté pour une troisième voie, qui reconnaît à Hitler le rôle d'initiateur politique d'un antisémitisme à caractère génocidaire, tout en démontrant que ce projet d'extermination des Juifs d'Europe n'aurait pas été concevable sans la mise en place de l'administration nazie et ses fonctionnaires qui ont rivalisé pour intensifier ses forces destructrices.

 

 

 

. La méthode comparatiste permet encore d'écarter les faux débats d'opinions comme l'attribution neutre des bons comme des mauvais points. Sa logique est dialectique en s'inscrivant en rappel des usages qu'en font aujourd'hui les héritiers de l'anthropologie structurale à l'instar du brésilien Eduardo Viveiros de Castro. Comparer le comparable est une affaire de comptabilité tandis que « comparer l'incomparable » (Marcel Detienne) pose que la mesure n'est pas interne aux termes de la relation mais extérieure à elle. Comparer l'incomparable fait voir la mesure sans mesure de l'incommensurable qui joue toujours dans les effets de parallaxe et le jeu des perspectives : c'est l'événement extrême auquel se confrontent les deux films et, s'ils ne s'y affrontent pas de la même façon, c'est en raison d'un écart parallactique qui a pour fondement et faille un antagonisme.

 

 

 

. La méthode comparatiste permet enfin de montrer qu'il n'y a pas de regard qui pense ou juge, ou bien qui évalue ou critique sans se mesurer à ce qui vaut pour lui d'incommensurable. Car l'époque actuelle est celle d'un désastre avec l'hypothèse documentée d'un risque génocidaire dans la bande de Gaza, des ordonnances de la Cour internationale de Justice aux différents rapports de l'ONU qui détaillent en effet des « actes de génocide » parachevant une politique de nettoyage ethnique qui, d'après l'historien israélien Ilan Pappé, remonte à la création de l'État d'Israël entre 1947 et 1948.

 

 

 

 

 

3) Comparer les films respectifs de Steven Spielberg et de Jonathan Glazer n'induira pas de distribuer bonus et malus, mais d'examiner leur réussite respective autant que de leur portée différenciée, éthique, esthétique ou politique, quant à la contemporanéité que l'on peut entretenir avec l'extrême : tantôt exemple à vertu consolatoire et opacification par passéification (parmi les salauds, il y a des gentils et parmi les naufragés, des rescapés – ouf, on respire) ou présent d'un scandale continué avec quoi aucune réconciliation n'est possible (les salauds sont sincères et leur sincérité s'est traduite par un crime imprescriptible – au secours, c'est l'asphyxie).

 

 

 

. Le prérequis qui soutient notre approche comparatiste pourra à ce titre s'appuyer sur le titre-emblème du deuxième film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, en 1965 : Non réconciliés. Sommes-nous en effet réconciliés avec un présent bien passé, même si son legs n'en reste pas moins douloureux, ou bien alors sommes-nous irréconciliables en regard d'un passé qui ne passe pas ?

 

 

 

 

 

4) Le débat concernant les films à l'épreuve de l'événement est dense, particulièrement en France où la fréquence des débats est attestée depuis le début des années 1960. On peut retenir en la matière cinq points de capiton comme autant de points d'appui pour une réflexion du cinéma confronté aux extrémités du nazisme afin d'aider à déblayer nos terrains d'actualité, et que précède la difficulté énoncée par Theodor W. Adorno de tenter de vouloir faire encore de la poésie après Auschwitz : 

 

 

 

a) la critique de Jacques Rivette publiée dans les Cahiers du Cinéma au sujet de Kapo (1960) de Gillo Pontecorvo et son enseignement réitéré par Serge Daney au titre du « travelling de Kapo » ;

 

 

 

b) la phrase « les travellings sont affaire de morale » de Jean-Luc Godard. Renversant une première proposition de Luc Moullet, cette formule est contemporaine de la question juive à laquelle le cinéaste s'ouvre entre Les Carabiniers (1963) et Une femme mariée (1964). Le contexte est alors marqué par le retentissement du procès Eichmann à Jérusalem entre fin 1961 et 1962  ;

 

 

 

c) l'idée formulée à la même époque toujours par Jean-Luc Godard, précisément au moment de la défense de Carabiniers, que le seul film moralement acceptable à faire au sujet de la destruction des Juifs d'Europe doit l'être en se colletant à la perspective des bourreaux. Attesté dans La Passagère (1963) d'Andrzej Munk, le principe le sera encore dans Salo (1975) de Pier Paolo Pasolini ; 

 

 

 

d) Shoah (1985) de Claude Lanzmann et l'événement culturel que représente ce film documentaire. Un monument qui est « monumanque » (Jacques Derrida), autrement dit un lieu vide en tombeau des absents et de l'absence elle-même, moins comblée par la fiction que la parole documente ;

 

 

 

e) Images malgré tout (2004) de Georges Didi-Huberman et le retour que la seconde partie de cet ouvrage effectue sur un vif débat à l'occasion de la réception d'une exposition qui eut lieu en 2001, Mémoire des camps, et qui exposait quatre photographies prises en août 1944 par Alex, un détenu grec membre du Sonderkommando d'Auschwitz-Birkenau (un documentaire de Christophe Cognet, À pas aveugles, s'est consacré aux photographies prises par les déportés). L'historien des images y oppose aux tenants de leur interdiction après avoir adopté le dogmatisme « talmudique » de Claude Lanzmann. Ce dernier pose en effet que l'événement ne peut être figuré puisqu'il dépasse tout entendement en n'autorisant seulement que des paroles bordées par le silence des victimes. Georges Didi-Huberman répond à ses contradicteurs en s'aidant des ressources offertes par la dialectique des montages-démontages-remontages des Historie(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc Godard.

 

 

 

. Voilà, donc, cinq pièces à conviction qui autoriseront ici de retenir trois fronts du refus : a) le refus de l'esthétisation et du naturalisme, de la passéification et du misérabilisme ; b) le refus éthique de l'équivalence des places, bourreau et victime ; c) l'adoption difficile de la perspective des bourreaux, non pas par empathie, bien entendu, mais par l'analyse de ce qui l'aura rendue possible au nom du fait que les conditions de possibilité de l'extrême n'ont en rien été abolies après 1945. On peut concevoir que l'ouverture de La Zone d'intérêt, en posant trois minutes de noir remuées par la musique caverneuse de Mica Levi, autorise de repenser à cette rapide généalogie des limites de la représentation face à un événement qui en excède les présupposés habituels, tout en posant que le noir est la condition de possibilité des formes et de la pensée et qu'il faut pour en sortir y retourner.

 

 

 

 

 

5) Enfin, pour une meilleure tenue de l'argumentation, on suggère d'abandonner la catégorie obstruée d'irreprésentable, qui reste en effet problématique, et cela pour au moins trois raisons :

 

 

 

. D'une part, parce qu'elle engage dans l'impasse de l'orthodoxie et du dogmatisme (c'est assurément le cas chez Claude Lanzmann, son « mosaïsme » a dit son disciple Gérard Wajchman).

 

 

 

. D'autre part, parce qu'il n'y a pas en soi d'interdit catégorique et hyperbolique, mais des exercices de liberté et des expérimentations, qu'elles soient réussies ou non, avec des choix pouvant par exemple figurer le cas d'une surreprésentation (nazie) rapportée à une non-représentation infligée aux juifs (on renvoie ici aux textes de Jean-Luc Nancy et Jacques Rancière publiés dans un numéro de la revue Le Genre humain en 2001 : L'Art et la mémoire des camps).

 

 

 

. Enfin, parce que la catégorie même de représentation, à laquelle est négativement associée celle d'irreprésentable, vaudra toujours moins, trop massive, molaire comme une dent creuse, que celle de forme, avec ses procédures imaginales, ses figures et ses « formules de pathos » (Aby Warburg), qui donne forme à l'informe en témoignant des forces contraires ou antipodes qui l'agitent.

 

 

 

 

 

6) Disons le autrement en reprenant à notre compte une alternative posée par Claude Lanzmann au moment du débat concernant la diffusion de la série télévisée étasunienne Holocauste (1979) : « ou légende, ou présent, jamais un souvenir ». Steven Spielberg a opté pour un mix monumental de légende et de souvenir (le noir et blanc et la durée dépassant trois heures, le vedettariat établi avec Ben Kingsley ou en cours avec Liam Neeson et Ralph Fiennes et la reconstitution avec ses 30.000 figurants, les rebondissements et la dramatisation, l'édification par la vertu et le spectacle de son exemplarité). La « passéification » voudrait pacifier, elle est l'opacification d'un passé commémoré.

 

 

 

. On remarque cependant au moins deux points qui dérogent quelque peu à l'habituel spectaculaire pour un réalisateur qui s'est dévolu à cette entreprise alors qu'il était astreint à finir la postproduction de Jurassic Park (1993). D'abord, comme y invitait d'une certaine façon Jean-Luc Godard, le point de vue principal revient à un homme situé du mauvais côté de l'histoire, Oskar Schindler, un industriel allemand et membre du parti nazi qui réussit, à force de corrompre membres de la Wehrmacht et de la SS, à faire l'acquisition d'une usine de fabrication de métal émaillé. L'homme n'est cependant pas un bourreau au sens strict car il ne participe pas à l'organisation génocidaire, même s'il en tire indirectement de grands profits. Il est celui que la morale finalement rattrapera quand il comprendra son méfait en sauvant le plus grand nombre de ses ouvriers juifs avec l'aide de son comptable Itzhak Stern. La relève morale est donc aussi une affaire de comptabilité ; même sauvé in extremis de l'horreur par le repentir du bien que lui indique le manteau rouge éteint d'une fillette décédée durant l'évacuation du ghetto de Cracovie en mars 1943 et le déplacement brutal de sa population dans le centre de travaux forcés de Plaszow créé en décembre 1942, soit un an et demi après le ghetto de Cracovie (il devient un camp de concentration en décembre 1944), même consacré comme « Juste parmi les nations » par le Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem en 1967 en ayant permis à 1.200 Juifs environ d'échapper à la mort, un capitaliste reste un capitaliste. C'est la part documentaire du film de Steven Spielberg, la seule puisque sa dernière scène, tournée en couleurs à Yad Vashem, montre en effet les survivants se succéder quand ils étaient encore vivants aux côtés de leurs doubles en fiction. Elle possède également sa valeur symbolique avec la proximité de la croix de la pierre tombale d'Oskar Schindler et de l'étoile de David. Cependant, on ne pourra pas ne pas remarquer qu'après tant de pogroms antijuifs, l'alliance du judéo-christianisme évacue sans ménagement tout signe d'appartenance religieuse à l'islam alors même que des Palestiniens habitent à Al-Qods, l'est occupé de Jérusalem.

 

 

 

. En passant, ce film justifie une idée que Claude Lanzmann exécrait, à savoir qu'Israël serait la rédemption des victimes du judéocide. Jonathan Glazer privilégie quant à lui le présent, avec la vie quotidienne en couleurs et en grand-angulaire de la vie domestique de l'administrateur du complexe d'Auschwitz-Birkenau et l'inscription documentaire de la fiction, avec le son mixé dans une base d'archives incluant les foules des stades et le regard-caméra encadrant le retour au musée final. L'usage de caméras Sony Venice, avec leur capteur plein format et une résolution 6K, permet à la fois de se dispenser d'éclairages artificiels et de déployer à l'aide des courtes focales un espace paradoxal quand il s'agit de la maison des Höss, une propriété très ouverte et repliée sur elle-même, peuplé de figures à la fois affairées sur le plan domestique et en plaisance, en vacances. Leurs interprètes ont d'ailleurs été souvent invités à improviser dans les lieux de tournage construits à proximité du complexe concentrationnaire, dans cette « Interessengebiet », cette méconnue « zone d'intérêt » recouvrant un périmètre de quarante kilomètres autour d'Auschwitz-Birkenau. Parfois, ils ressemblent aux figures des photographies de Martin Parr, la saturation pop des couleurs en moins.

 

 

 

. La Zone d'intérêt n'est pas un récit de consécration (de la vertu morale) et de restauration (de son caractère exemplaire et édifiant), mais la description analytique d'une petite maison dans la prairie aux bouleaux (c'est le sens de Birkenau). De ce point de vue, le film de Jonathan Glazer renverse la nouveauté de quelques films tournés à Hollywood pendant la guerre et après, comme L'Ombre d'un doute (1943) d'Alfred Hitchcock et Le Criminel (1946) d'Orson Welles, qui partagent le même motif (derrière la façade pavillonnaire se cachent d'horribles secrets, David Lynch s'en souviendra d'ailleurs pour son propre compte quand, dans celui d'Orson Welles, ce sont les archives de Nuremberg qui s'y déversent). Dans le sien, l'horreur n'est pas celle d'un dehors qui se replierait dedans, mais d'un dedans qui se déplierait au dehors. La petite maison dans la prairie aux bouleaux n'est pas située à la marge annexe du centre de mise à mort, mais la part domestique de son foyer. C'est un grand renversement de perspective : le management génocidaire de Rudolph Höss se déduit ici du management domestique de sa compagne, qu'il surnomme « la reine d'Auschwitz » mais qu'il semble un peu moins aimer que sa chienne et son cheval. Et si leur monde respectif est fait de séparations strictes, ils partagent un monde commun, une « sphère d'insulation » (Peter Sloterdijk) où privé et public sont les deux faces d'un climatiseur dont les bords extrêmes asphyxient les Juifs.

 

 

 

. Le bourreau semble être le vecteur d'un regard qui toutefois se fixe pour limite de ne pas entrer dans le centre de mise à mort, tandis que l'inscription documentaire, du fait que le tournage a lieu dans un périmètre situé à quelques centaines de mètres de la maison de Rudolph Höss, sert moins la caution de l'authenticité qu'elle témoigne des imperceptibles effets d'irradiation du passé sur le présent. Précisément : la femme du bourreau organise le regard à l'intérieur de sa maison quand ce dernier est filmé à quelques reprises à l'extérieur du périmètre domestique incluant les campagnes environnantes, sur le terrain incandescent des cris et des fumées blanches, dans son bureau d'où il peut regarder sa maison, et à Orianenburg. On pourrait ainsi parler d'une approche diagrammatique au sens de Michel Foucault, Gilles Deleuze et Gilles Châtelet qui échappe à la représentation de réalités existantes pour lui préférer l'émergence d'un modèle de vérité qui double l'histoire par le devenir. Le diagramme est un exposé de rapports de pouvoirs, un pluralisme nietzschéen des forces qui ne sont pas seulement réductibles à une époque historique ou une formation sociale données. C'est l'étrange proximité du film de Jonathan Glazer avec Playtime (1967) de Jacques Tati, plans d'ensemble, bruit lointain des dialogues et petite comédie des affairements. L'approche diagrammatique repose sur le découpage des plans et le raccordement des espaces ou portions qui leur reviennent. Il met à plat la vie ordinaire d'une famille de propriétaires, et la segmente de telle manière qu'il en extrait son propre fond de chaos. La vie domestique des propriétaires est leur domestication dont le dos est l'expropriation des autres, vison, alliage des dents et diamants cachés dans le dentifrice, jusqu'à leur destruction. À cet égard, La Zone d'intérêt résonne avec Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles (1975) de Chantal Akerman.

 

 

 

. La précision chirurgicale des raccords dans le mouvement, jusqu'à la chienne Dilla, a pour condition une multiplicité de caméras qui ont filmé en simultané les actions et les scènes. À rebours des photographies conservées de la famille Höss qui escamotent systématiquement tout signe de présence du centre de mise à mort, la forme diagrammatique adoptée par Jonathan Glazer conduit à une sorte de panoptique dialectisé à seule fin de réinscrire dans le petit cosmos domestique le fond de l'administration génocidaire, comme l'ombrelle que fendille le chaos dans l'expression de D. H. Lawrence reprise par Gilles Deleuze et Félix Guattari quand ils avancent le concept de « chaosmos » dont l'idée revient déjà à James Joyce. Le raccord dans le mouvement instruit ainsi que ce monde-là est tissé de solutions de continuité. Un travelling-avant arrimé à une voiture dont les phares éclairent la forêt tandis que la nuit est alors en train de tomber sur elle rappelait déjà son invention par Fritz Lang avec Le Testament du docteur Mabuse (1932) ainsi que ses multiples reprises par Claude Chabrol. Le dispositif du panoptique ferait écho quant à lui au système de surveillance télévisuelle du Diabolique docteur Mabuse (1960), dernier film de Fritz Lang, et ses abâtardissements médiatiques avec les émissions de télé-réalité du genre de Loft Story. La perspective diagrammatique retourne ainsi le panoptique contre ses maîtres, tout en racontant par la bande une histoire de la surveillance à distance dont la télévision est l'un des derniers avatars, ignorant que ses décors de studio où s'ébattent ses cobayes ont pour dehors la routine criminelle.

 

 

 

. Prenons la série des six plans filmés en plongée : un déporté lave la botte de Rudolph Höss et du rouge comme du sang s'écoule dans la cuvette ; des représentants d'IG Farben présentent les nouveaux plans d'un crématorium ; Höss écoute à la radio la retransmission d'un match de football Espagne-Italie ; des enfants feuillettent un cahier qui est le livre d'or de la propriété Höss, la maison témoin du nazisme dans son entreprise de colonialisme oriental ; à Orianenburg, se réunissent les PDG SS du judéocide ; plus tard, Höss se demandera comment il réussirait à gazer toute une salle de réception avec orchestre jouant du Johann Strauss donnée à l'occasion du grand raout nazi qui consacre ses mérites de manager. Le diagramme des forces encastre ainsi toutes les activités, ménagères et administratives, mondaines et enfantines, dans le plan de fonctionnement du four crématoire jusqu'aux déchets qui s'accrochent aux bottes de ceux qui en sont les superviseurs.

 

 

 

. Dans le film de Steven Spielberg, l'événement n'est pas le crime mais le sursaut vertueux et l'édification du « Gentil » qui trouve sa place dans l'allée des Justes à Yad Vashem ; dans celui de Jonathan Glazer, l'événement est une histoire du maintenant et l'autrefois s'y présente comme autre fois, encore une fois, une nouvelle fois en attendant la prochaine fois qui se passe aujourd'hui.

 

 

 

. Quand l'auteur milliardaire de La Liste de Schindler a fait grande publicité de n'avoir touché aucun salaire qui, a-t-il dit, aurait été le « prix du sang », il ne dit pas combien il a touché pour réaliser Amistad (1997) sur la traite transatlantique et l'esclavage. De son côté, celui de La Zone d'intérêt a évoqué, en recevant à Hollywood son Oscar, les événements de Gaza. Steven Spielberg a toutefois raconté que son film avait aussi pour contexte l'épuration ethnique en ex-Yougoslavie. Pourtant, la question du nettoyage ethnique se pose aussi en Israël depuis 1948 mais, là non plus, il n'en dit rien.

 

 

 

. La légende raconte que l'histoire est passée ; le présent, qu'elle ne passe pas comme le disait le commentaire de Jean Cayrol à la fin de Nuit et Brouillard (1956) d'Alain Resnais : « Nous qui feignons de croire que tout cela est d'un seul temps et d'un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous, et qui n'entendons pas qu'on crie sans fin ». Pour mémoire, le contexte politique de ce film était la guerre d'indépendance en Algérie. Alain Resnais mettra longtemps à lui consacrer un film. Il le fera en 1963 avec Muriel ou, le Temps d'un retour. À cette époque, qui était celle du massacre des Algériens en octobre 1961, Claude Lanzmann a fait circuler un texte collectif sous la bannière de la revue dont il était le directeur de publication, Les Temps modernes. Il disait, très exactement, que la parcage d'Arabes au Palais des Sports de Versailles ou au Stade de Coubertin, déjà au Vélodrome d'Hiver en 1958, rappelait celui des Juifs en 1942. Enfin, l'historienne Sylvie Lindeperg a consacré au film d'Alain Resnais, Nuit et Brouillard. Un film dans l'histoire (2007), une étude qui montre la spécificité du film dans son temps avant de revenir en détail sur les lectures contradictoires qu'il a suscitées par la suite quand le travail historique a pu éclaircir et distinguer les différences entre l'univers concentrationnaire et l'industrie du génocide.

 

 

 

 

 

7) On peut dire du film de Steven Spielberg ce que Claude Lanzmann disait de Nuit et brouillard dans son autobiographie, Le Lièvre de Patagonie (2009) : un film de consolation. Ajoutons de restauration. Restaurer la vérité du salaud qui s'est finalement converti en gentil serait un prix de consolation de l'horreur des millions de morts. Le sauvetage est un tropisme hollywoodien et Steven Spielberg refait avec La Liste de Schindler un remake des Aventuriers de l'Arche perdue. D'ailleurs, le titre original du roman biographique de Thomas Keneally publié en 1982 est L'Arche de Schindler. Billy Wilder a voulu l'adapter, Roman Polanski et Martin Scorsese ont été approchés pour en réaliser l'adaptation avant que n'y consente Steven Spielberg. L'arche, c'est un mot lourd de sens, grec ancien quand il signifie le commencement et le commandement, biblique en renvoyant à l'Arche de Noé. Le commandement est vétérotestamentaire en s'affirmant dans la présence finale de signes chrétiens et juifs. Il commande à la reconstitution spectaculaire de l'horreur comme à l'édification des vertus et, dans l'un et l'autre cas, phobos et pathos y fonctionnent à plein régime.

 

 

 

. Le « sauveur des juifs » mérite donc, après bien des atermoiements, l'héroïsation consacrant son exception. 1200 juifs sauvés par ses soins, c'est quand même mieux que rien, non, face à six millions ? Ces six millions représentent pourtant la disparition des deux tiers des Juifs d'Europe et 40 % de la population juive mondiale. On aurait ainsi tout le loisir de se consoler qu'un affairiste allemand ait joui d'un tardif sursaut moral au lieu de profiter de la situation comme il le faisait jusqu'alors. La vertu édifiante à vocation consolatoire n'en reste pas moins problématique, en s'apparentant à l'émancipation pratiquée dans la Rome antique : le patricien sauve la peau de ses « gens ». Une vision conforme aux conservateurs allemands, peut-être réjouis qu'un réalisateur étasunien de confession juive nous rappelle que tous n'ont pas été des salauds pendant le nazisme.

 

 

 

. Le meilleur contrechamp à La Liste de Schindler serait davantage Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001) de Claude Lanzmann. Yehuda Lerner, témoin ayant participé à la révolte qui a éclaté dans le camp de Sobibor à la date indiquée par le film, y raconte comment 320 prisonniers sur 600 (seule une cinquantaine d'entre eux auront survécu) ont réussi à fuir un autre centre de mise à mort de masse que les nazis, à la suite de cet événement, ont alors décidé de détruire. La révolte de Sobibor suit celle de Treblinka d'août 1943, avant la révolte d'Auschwitz-Birkenau en octobre 1944. Pour mémoire, les autres centres de mises à mort nazis sont Belzec, Chelmno et Majdanek.

 

 

 

. On citera encore et toujours Jean-Luc Godard : on serait passé de « plus jamais ça » à « c'est toujours ça ». Ou alors citons le titre d'un ouvrage de Jean-Claude Michéa : L'Empire du moindre mal (2007) et le cinéma hollywoodien est en une région. Son empereur en a été longtemps Steven Spielberg, le souverain du «  c'est toujours ça », du « c'est quand même mieux que rien ». L'éthique de l'exemple vertueux restauré dans ses mérites consolateurs demeure une affaire de comptabilité. Elle peut cependant avoir pour fonction d'alimenter les débats, ce qui n'a pas manqué lors de la sortie de La Liste de Schindler et beaucoup moins pour La Zone d'intérêt. Au premier, on accorde une solidité dans sa reconstitution historique (pour Raul Hilberg, Annette Wieviorka et, aujourd'hui Johann Chapoutot) quand la vigueur de sa puissance émotionnelle qu'il puise dans ses effets de dramatisation est reconnue, soit en n'ayant aucune valeur d'historicité (Raul Hilberg), sinon dans le contexte d'une histoire des mémoires, soit elle apparaît tout bonnement déplacée (pour Tom Segev). Au second, on lui reconnaît une force véritable pour la réflexion historique (Johann Chapoutot).

 

 

 

. En passant, on repensera ici à un bien étrange propos tenu par la cinéaste Alice Diop lors d'un échange avec Yolande Zauberman, la réalisatrice du récent La Belle de Gaza : son film, disait-elle, l'aurait consolé des événements du 7 octobre dernier lors de l'attaque meurtrière du Hamas dans le sud d'Israël. De la catastrophe, du désastre, de tous les extrêmes, nous restons, nous, les inconsolés.

 

 

 

 

 

8) On ne peut cependant pas dire du film de Jonathan Glazer qu'il répond exactement à ce que Jean-Luc Godard disait de La Passagère d'Andrzej Munk : voir de l'intérieur l'administration de la production industrielle de l'extrême pour en saisir les forces de scandale et d'horreur contemporaines que ne pourra jamais rédimer l'exemplification de la vertu héroïque, édifiante et cathartique de celui que la morale a rattrapé. Ce qu'on y voit, ce sont ces à-côtés, bordures et marges qui font la banalité de la vie quotidienne en tant qu'elle serait mitoyenne de la banalité du mal.

 

 

 

. C'est une limite du concept de « banalité du mal » (Hannah Arendt en théorise alors la notion pendant le procès Eichmann à Jérusalem en 1962) qui risque toujours en effet de banaliser le mal en l'ontologisant alors que le radical en l'espèce humaine est d'abord la liberté, ensuite de faire ou non le mal (c'est la critique de Marie José Mondzain, plus kantienne qu'Arendt, mais plus juste aussi que la férocité polémique avec laquelle Claude Lanzmann en a durement récusé l'idée). Plus que la « banalité du mal », donc, c'est surtout le divorce actant la séparation du savoir et de la conscience morale dont l'humanisme avait pourtant consacré le mariage. « Science sans conscience n'est que ruine de l'âme » avait déjà prévenu Rabelais dans une lettre de Gargantua à Pantagruel en 1535.

 

 

 

. Il est nécessaire de dresser ici une rapide généalogie de la notion d'humanisme. Celui-ci induit deux volets complémentaires. L'un porte déjà sur une éthique de la construction de soi dans l'incorporation des techniques et des savoirs livresques, lire, écrire. L'humanisme est un terme qui apparaît au début du 19ème siècle sous la plume du philosophe et théologien allemand Friedrich Niethammer qui en distingue l'essence de la philanthropie. L'humanisme est un mouvement d'idées, avec ses libres-penseurs et sa théorie éducative repose en particulier sur ce que l'on a appelé arts libéraux puis « humanités ». Ses origines sont aristotéliciennes et gréco-latines, sa consolidation remonte à la Renaissance et Érasme puis Montaigne en sont les grands emblèmes, avant de se poursuivre à l'âge classique et de connaître son triomphe politique avec le siècle des Lumières.

 

 

 

. Science et conscience y forment une composition qui fonctionne dans la réciprocité de ses termes : plus je sais et plus je suis humain et plus j'en ai conscience, plus je veux savoir. L'humaniste est ainsi celui qui lit et écrit en voulant faire sien deux formules : l'une du sophiste Protagoras à qui s'oppose Socrate dans un dialogue éponyme de Platon (« L'homme est la mesure de toute chose ») et l'autre de Térence, le poète latin d'origine carthaginoise à l'époque du 2ème siècle avant notre ère (« Je suis un homme et rien d'humain ne m'est étranger »). L'humanisme est une « volonté de savoir » (Michel Foucault) qui ne réfléchit pas à son fondement, injonctif et chrétien. L'humanisme a d'autres raisons, celles d'un anthropocentrisme établi par le christianisme en posant l'Homme au centre de l'univers et la nature comme son domaine réservé. Et sa déchristianisation est un procès de sécularisation qui s'est notamment traduit par la triple invention du naturalisme (la nature est un champ séparé d'exploration scientifique et d'exploitation économique), du libéralisme (en opérant une relégation de la question morale de savoir ce qu'est une vie bonne au nom de la valorisation prescriptive de la propriété privée et des libertés civiles qui permettent d'en faire respecter le droit) et de l'orientalisme (l'orient est un nom de l'autre qu'il faut coloniser). L'humanisme crée ainsi une abstraction, l'Homme, et la diversité de ses tâches concrètes dans la relégation des subalternes considérés comme des mineurs ou des minorités (les femmes, les enfants, les parias, les primitifs, les étrangers) et la domination impériale du monde dans le colonialisme et le capitalisme.

 

 

 

. L'extractivisme écocidaire et le racisme génocidaire sont les enfants monstrueux de l'humanisme. Ses trophées en sont entre autres les massacres qui ornent autant les murs de la maison des Höss que ceux des grands salons d'Orianenbrug. Le massacre des indigènes et des animaux a une histoire qui peut inclure aussi l'ethnographie et sa généalogie en a été notamment donnée par Peter Nestler dans un documentaire sur son grand-père d'origine suédoise, La Mort et le Diable (2009). Les archives du comte Eric von Rosen sont la part d'horreur dont a hérité le cinéma. La critique du ciel à laquelle s'est prêtée la modernité, avec son couple impérialité-sécularité, a ainsi mené à son obscurcissement par les cendres des cadavres brûlés, quand les « empires sur la terre » (Mohamed Amer Meziane) ont conduit aux souterrains des fours et des chambres à gaz.

 

 

 

. Dire de Steven Spielberg qu'il est un humaniste, c'est lui accorder qu'il croit en effet en l'Homme et s'il en trouve encore un, même au milieu de l'horreur, il doit alors lui consacrer un exemplum dans la tradition rhétorique médiévale elle-même issue du monde gréco-latin afin d'éduquer ses spectateurs avec l'industrie du cinéma qui prolongera à bon droit celle des livres. Le film de Jonathan Glazer traduit quant à lui un anti-humanisme comme la théorie en a été donnée à l'époque des années 60, à l'heure de l'hégémonie intellectuelle du structuralisme dans les domaines de la linguistique et de l'anthropologie, de la psychanalyse et du marxisme. L'anti-humanisme a eu trois précurseurs au 19ème siècle : Marx (l'Homme est une abstraction juridique qui masque les rapports de classe), Nietzsche (l'Homme est un appauvrissement nihiliste dans le ressentiment des forces vitales auxquelles il faut opposer la volonté de puissance d'un Surhomme qui ne l'est qu'à consentir à l'éternel retour et l'amor fati) et Freud (l'Homme est un sujet moins cartésien que celui de l'inconscient). Le terme apparaît d'abord péjorativement en 1936 sous la plume du philosophe et théologien Jacques Maritain qui veut sauver l'humanisme pour en conserver le sol chrétien. Dans la perspective anti-humaniste, l'Homme n'existe pas, c'est la fiction constituante de l'humanisme à laquelle répondent moins des substances ou des identités que des ensembles de relations. Les Mots et les choses (1966) de Michel Foucault est ainsi un chant d'adieu à l'humanisme dont le visage est en train de s'effacer sur le sable. L'anti-humaniste montre qu'il y a des collectifs humains qui ont gagé leur existence sur leur domination et la destruction d'autres collectifs. Les études décoloniales et le tournant ontologique de l'anthropologie en représentent des prolongements contemporains. Il ne s'agit ni de transhumanisme ni de post-humanisme qui sont des notions saturées tantôt de technophilie, tantôt de technophobie, mais de repenser radicalement la place de l'humain et ses rapports interspécifiques avec le vivant dans une « communauté terrestre » (Achille Mbembe).

 

 

 

. Ce qui intéresse alors Jonathan Glazer est moins un exemple individuel et inspirant, qu'un paradigme. Si le paradigme signifie d'abord un ensemble d'éléments, postulats et normes, méthodes et idées, qui font le consensus et le sol d'un domaine de recherche particulier, ainsi les paradigmes scientifiques pour l'épistémologue Thomas Kuhn, il désigne aussi pour le philosophe Giorgio Agamben un objet exemplaire et singulier qui rend intelligible une série de phénomènes disparates, ainsi l'état d'exception en paradigme du gouvernement et le camp de concentration comme paradigme biopolitique de l'occident. Avec le paradigme, le singulier éclaire le singulier, c'est un exemple qui ne sert pas à édifier mais à éclairer tous les exemples – un méta-exemple si l'on veut.

 

 

 

. Steven Spielberg est un humaniste classique qui souscrit à l'exemplarité individuelle d'Oskar Schindler au nom de la bonne morale universelle ; Jonathan Glazer est un anti-humaniste moderne qui a reconnu un paradigme dans la figure de Rudolph Höss, celui de l'humaniste dans sa variante extrême quand il personnifie l'Homme et la personnification engage à la destruction automatique des autres qui ne seraient pas comme lui. Si l'on postule avec Maurice Blanchot qu'avec Auschwitz-Birkenau, « l'indestructible est ce qui peut être détruit » (L'Écriture du désastre, 1980), on différenciera alors l'humaniste qui n'y voit rien de l'anti-humaniste qui en tire les conséquences. Pour ce dernier, contrairement à Térence et Protagoras, si la mesure de toute chose est l'homme, alors il est aussi la démesure dans sa destruction et si rien de ce qui est humain ne nous étranger, il n'en demeure pas moins qu'il existe une inhumanité en l'humain qui fait son irréductible étrangeté. Le paradigme critique de l'anti-humaniste l'autorise à s'exempter des impensés de l'humanisme. L'unique fois où Steven Spielberg a eu le courage de l'anti-humanisme, c'est en réalisant A.I. (1999) puisque le dernier visage de l'humanité y aura toujours déjà été un artefact programmé à la simuler.

 

 

 

. Après Auschwitz-Birkenau et Hiroshima/Nagasaki, Günther Anders, ancien compagnon d'Hannah Arendt, a posé en théorie l'existence d'un nouveau conflit des facultés après Kant. Un divorce entre, d'un côté, la faculté de faire et celle d'imaginer et, de l'autre, entre ces facultés mêmes et la capacité nécessaire à rappeler qu'il n'y a pas de puissance de faire sans puissance de ne pas faire. On retrouverait là les relectures aristotéliciennes de Giorgio Agamben : la « puissance de » est dans le même mouvement, toujours déjà, une « puissance de ne pas » – une « puissance de ne-pas-ne pas ». Une « tenue » dirait encore Peter Sloterdijk en ceci qu'elle se comprend comme « retenue ». La contradiction interne à la modernité qui se lève avec la Renaissance, d'abord en Flandres puis en Italie et ensuite en France, et qui se poursuit à l'âge classique et au temps des Lumières, tient à ce que l'humanisme, qui prescrit de tenir ensemble science et conscience, se double du libéralisme qui abolit toute idée de vie bonne au nom d'une politique du moindre mal, autant du naturalisme qui a déterminé la crise écologique, enfin de l'orientalisme qui a justifié tous les colonialismes.

 

 

 

. Si « nous sommes capables de faire ce que nous sommes incapables d'imaginer » (René Char, Feuillets d'Hypnos), notre tâche qui demeure toujours aussi urgente consiste dès lors à refonder sur ses bases notre conscience morale dans la nécessité d'une imagination retrouvée, écrire et décrire, faire des images et montrer, affecter (Robert Antelme, L'Espèce humaine). Et cela d'autant plus que les critères du pire ont eux-mêmes été poussés, et que nous nous y sommes accoutumés (Heiner Müller). Steven Spielberg l'a compris à sa façon quand les termes habituels de la fabrication du cinéma, en employant par exemple le mot d' « action » ou en procédant à la « sélection » de ses acteurs ou figurants, lui sont finalement apparus obscène. Ainsi la sélection dont le nom d'Auschwitz est devenu l'emblème extrême caractérise en effet ce summum d'horreur managériale qu'a été le nazisme et que Johann Chapoutot a décrit dans Libres d'obéir (2020) où l'unique film qu'il cite est La Question humaine (2007) de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval, une autre œuvre hantée par le rayonnement fossile du judéocide. Il nous faut donc désormais désirer apprendre à désirer à ne pas être des monstres en refusant de céder aux pressions de l'inhumain dont est enflée notre humanité, jusques et y compris quand ces pressions se disent au nom de la raison. Et le management en fait partie quand il prescrit de faire plus avec moins en donnant toute liberté aux uns de réussir quand les autres qui ne s'y adaptent pas sont destinés à n'en être, eux, que le déchet.

 

 

 

. Cet historien important du nazisme et de ses liens avec le libéralisme considère par ailleurs que La Zone d'intérêt est « un film exemplaire pour la réflexion historique », infiniment supérieur au roman de Martin Amis qu'il n'adapte que superficiellement (le romancier ne s'intéressait qu'à la libido sadique de Höss), à l'opposé de La Liste de Schindler qu'il qualifie d'académique et où Amon Göth a droit à la représentation forcenée d'un sadisme avéré dont la fascination reste toutefois indiscutée Pour le « mauvais démirurge » selon Emil Cioran, le bien est plus difficile à communiquer quand le mal l'est davantage parce qu'il est contagieux et la contagion s'accomplit dans sa fascination même.

 

 

 

. Amon Göth et Oskar Schindler, qui ont été de bons amis, fonctionne à cet égard comme la paire d'une bipolarité schématique, l'un qui est le salaud absolu et l'autre qui est le salaud relatif. La bipolarité détermine les deux versants des séductions auxquelles le film sacrifie, d'un côté dans la représentation de la jouissance perverse du bourreau, de l'autre dans celle de la vertu exemplaire et de la consécration du « Juste parmi les nations ». La concupiscence des yeux, déjà attestée par saint Augustin, ne contredit pas l'édification morale. Encore une fois, la passéification comme pacification est une opacification. Aussi, le nom de Göth est également un quasi homonyme de Goethe, l'immense écrivain du temps de romantisme dont le chêne sous lequel il aimait rêver et écrire a été pieusement conservé par les nazis à l'intérieur de l'enceinte du camp de concentration de Buchenwald. Cet épisode est d'ailleurs raconté dans The House That Jack Built (2018) de Lars von Trier. En passant, le nom d'Amon Göth est cité à l'occasion du grand raout nazi de La Zone d'intérêt tandis que Rudolph Höss reçoit des diamants d'Oskar Schindler dans le film de Steven Spielberg.

 

 

 

. La Liste de Schindler, c'est d'abord sa figure éponyme qui mêle à la maîtrise technique des calculs la science des apparences. Le séducteur est un calculateur doublé d'un publicitaire et il a pour bords opposés Amon Göth, son démon obscur dans la jouissance obscène et Itzhak Stern, son bon génie qui va l'aider à trianguler ce que lui avait toujours promis à son père : le comptable est aussi un médecin et un prêtre. Autrement, le soin de l'âme repose également sur une question de calcul. Tout le film, jusqu'à son usage du noir et blanc, consiste à discriminer les bons calculs des mauvais et tous reposent sur des sélections et des listes de noms. Quand elle n'émaille pas, la lumière blanche est rasante, d'abord pour avérer la proximité entre Schindler et Göth (le rasage en montage parallèle), ensuite pour marquer de nettes différences (l'autre montage parallèle entre le mariage juif, l'anniversaire de Schindler et Göth qui roue brutalement de coups la femme juive qu'il désire).

 

 

 

. Pourtant, Schindler n'a de cesse de compter, il aurait pu sauver plus de Juifs, 1.100 n'est pas un nombre suffisant. La honte submerge alors le sauveur quand Stern lui remet l'anneau fondu depuis les alliages dentaires des rescapés et fondant le zéro de toute alliance. L'arche d'alliance de l'usine d'émaillage reconvertie en fausse fabrique d'armes a son anneau et son cercle est un zéro qui fait tourner la tête de Schindler, butant à la fin sur le mur des chiffres (c'est la meilleure scène du film).

 

 

 

. Steven Spielberg calcule beaucoup lui aussi, il a toujours été très fort en arithmétique. La lumière de Janusz Kaminski, manifestement inspirée par celle de Gregg Toland pour Citizen Kane (1941) d'Orson Welles, est une opération d'émaillage pour briquer l'alternance des points de vue entre bourreaux et victimes, et astiquer la variété entre gris clair et gris foncé des plaisirs qu'il y a à en tirer, la brutalité sadique des uns et la roublardise des autres dans la survie. C'est le côté « Harcourt » de la photographie de Janusz Kaminski en recourant aux « kicks » d'éclairage qui soulignent les silhouettes d'un effet d'aura et de scintillement. Harcourt fait partie des Mythologies (1957) de Roland Barthes qui y reconnaît un mythe bourgeois, celui du théâtre qui se fait la publicité de lui-même, du cinéma qui fait « cinéma ». Contrairement à ce que l'on a pu écrire, la « zone grise » de Primo Levi n'est pas abolie, Steven Spielberg filme tout un nuancier de comportements, il passe aussi bien trop vite en faisant mal sur Auschwitz-Birkenau. Il ne peut également s'empêcher de jouer avec le barillet du suspense, le papier de travail de Stern, le pistolet de Göth qui s'enraye, les douches d'Auschwitz. Il joue encore et toujours au démiurge en sauvant la mise à quelques-unes de ses figures, et en en massacrant beaucoup d'autres avec un sens musical qui s'apparente directement au morceau de Mozart que joue au piano un SS tandis que ses camarades tuent à tour de bras. La virtuosité se veut synthèse intenable et surplomb impossible, d'autant plus que les nazis eux-mêmes se trompent, leurrés par leur propre maîtrise, puisque le morceau n'est pas du Mozart mais la « Courante » de la Suite anglaise n°2 de Jean-Sébastien Bach.

 

 

 

. Avec l'usage cahotant et style reportage de la caméra à l'épaule couplé à l'absence de raccords dans la mise à mort, Steven Spielberg exacerbe une forme immersive qui, contredisant la stylisation du noir et blanc, s'ingénierait à faire coïncider ses effets de réel pour le vrai. Il a besoin ainsi de souligner ses effets en marquant son absence de confiance au spectateur quand le regard éploré d'un homme travaillant à retirer les alliages des dents des déportés voudrait être un modèle d'éplorement pour nous qui, peut-être, souffrions d'en manquer. Cette absence d'imagination est contredite par la fascination réitérée de l'horreur par un auteur démiurgique qui force la réalité historique (si la scène de douche a été rapportée comme telle à Thomas Keneally, elle fonctionne aussi comme une machine à suspense qui, non seulement, a besoin de notre savoir, mais le partage également avec les déportées juives qui seraient ainsi dépositaires d'informations qu'elles n'auraient très probablement jamais pu avoir tant les opérations de gazage étaient alors tenues dans le plus grand des secrets). Elle justifie enfin le recours ponctuel à la couleur, précisément cinq fois : la première scène éclairée à la bougie, la petite fille rouge du ghetto aperçue deux fois par Schindler, une fois vivante puis la seconde fois morte, d'autres lueurs de bougie à l'occasion du chant du rabbin pour Shabbat et la toute dernière scène, qui fait retour au présent mais d'une autre façon que dans La Zone d'intérêt. La petite fille en est l'évident pivot symbolique, lueur d'entre toutes les lueurs qui fait passer Schindler dans la lumière de la vertu retrouvée. Et si sa présence est l'élément particulier qui active de manière hégélienne une prise de conscience générique, la couleur est aussi un artifice de pure cosmétique renvoyant l'usage du noir et blanc un binarisme symbolique, ombre et lumière, etc.

 

 

 

. Le règne partagé de la calculabilité a son aporie dans le caractère incalculable du génocide des Juifs. Steven Spielberg est un démiurge qui a retenu la leçon de François Truffaut dans L'Argent de poche (1976) : si un nourrisson tombe d'un immeuble, au cinéma il ne mourra pas. Même dans le champ imaginal et restreint de la représentation, ce pouvoir est immense et peut avoir pour justification interne la façon dont Schindler explique à Göth que le pouvoir, le vrai, consiste à ne pas passer à l'acte et même à pardonner. Ce pouvoir est ici démenti par toutes les marques d'absence de retenue dans le film. La jouissance de l'œil a des réjouissances gagées sur des pulsions scopiques visiblement irrépressibles, nudité des figurants et vrai-faux charnier. Il y a pire quand la référence au Walhalla par un nazi hystérique accréditerait l'idée que le judéocide est bien un sacrifice de type holocaustique, comme s'il fallait redire que les victimes n'ont pas été consacrées mais profanées. Tout est donc affaire de comptabilité et si, chez Steven Spielberg, le capital a pour bord le trou noir de l'horreur, des Dents de la mer (1975) à Jurassic Park, des capitalistes ont encore de la morale en associant avec leur argent à la valeur des marchandises la vertu des vies à sauver.

 

 

 

. La Liste de Schindler a toutefois quelques éclats. Déjà le nom de Karl Marx pour rappeler au monstre à deux têtes du judéo-bolchévisme et la voix de Billie Holiday (« God Bless the Child ») qui scelle une autre alliance entre le destin des déportés juifs et celui des esclaves noirs (Steven Spielberg réalisera trois ans plus tard Amistad). Il est émaillé aussi de quelques symptômes idéologiques quand le soldat de l'Armée rouge dit aux rescapés qu'ils sont indésirables ni à l'est, ni à l'ouest, les invitant dès lors à justifier leur destination finale à Jérusalem. Sur le plan musical, l'emploi de « Por una cabeza », un tango célèbre de Carlos Gardel de 1935, semblerait une facilité (ce tango venait d'être cité par un carton hollywoodien, Le Temps d'un week-end de Martin Brest en 1992, remake de Parfum de femme de Dino Risi et unique Oscar pour Al Pacino) mais l'astuce consiste aussi à indiquer aux nazis, Schindler compris, qu'une destination privilégiée après la guerre sera l'Argentine. Il est également victime de réglages linguistiques problématiques quand, une fois écartée l'hégémonie impériale de l'anglais US, le yiddish est une langue sous-exposée par rapport à l'hébreu alors que c'était le contraire à l'époque du « Yiddishland ». La langue cultuelle l'emporte en effet dans ce film sur la langue ordinaire, y compris sur le plan musical. En effet, la chanson « Oyfn Pripetchik » de Markovich Warshawsky associée à la petite fille au manteau rouge éteint est le seul moment de La Liste de Schindler où le yiddish se fait pleinement entendre mais c'est pour se trouver aussitôt indexée sur l'hébreu. Cette composition qui servait en effet d'enseignement de l'alphabet hébreu pour les enfants apprenant à lire la Torah a un titre signifiant « Du fourneau » et le passage en question donne à entendre que près du fourneau, le maître enseigne à ses élèves que les lettres apprises sont pleines de larmes et d'exil. Le foyer des nouvelles écoles juives qui, alors, se modernisaient au tournant des 19ème et 20ème siècles, s'emplit rétrospectivement de l'horreur des fours crématoires et des bûchers. Sinon, le morceau qui fait suture à la fin entre le passé et le présent, en français « Jérusalem d'or », est une chanson qui date de 1967, l'année de la guerre des Six Jours et de la colonisation illégale du plateau du Golan syrien, de la bande de Gaza prise à l'Égypte, de Jérusalem-est et de la Cisjordanie. Le yiddish est une langue assassinée par les nazis mais elle est également survivante comme l'a montré un documentaire de Nurith Aviv alors, pourquoi ne pas la redonner à entendre ? Son auteur tient au mosaïsme qu'il reconnaît à Schindler alors qu'il est d'un catholicisme intégral comme réalisateur, misant tout en effet sur la gloire et le consensus dans l'acclamation des visibilités. Ses éclats sont le diamant caché dans le pain tandis que sont martelées des fureurs dont les sirènes sont si irrésistibles qu'il ne pourrait pas ne pas leur céder.

 

 

 

. On pourrait dans ce cadre mobiliser une distinction proposée par Walter Benjamin dans son texte intitulé « Sur quelques thèmes baudelairiens » (1939). En effet, pour caractériser la modernité comme époque du « choc » dont il emprunte la notion au sociologue Georg Simmel, l'auteur y distingue deux modalités de l'expérience : l'expérience vécue (Erfahrung) qui ouvre à la possibilité de retraduire l'aspect fragmentaire et heurté de la vie moderne en récit transmissible et l'expérience ponctuelle (Erlebnis) qui mise sur la fascination courte des fantasmagories, ces « promesses de bonheur » que trahit leur valeur commerciale et marchande. En s'inspirant de « Au-delà du principe de plaisir » de Sigmund Freud et de Marcel Proust, Walter Benjamin remarque ainsi que, dans le second cas, la mémoire volontaire est priorisée sur la mémoire involontaire que le premier cas valorise parce qu'elle promet une temporalité plus longue que celle prescrit par le choc. L'expérience vécue serait dès lors du côté de La Zone d'intérêt en pariant sur les effets différés de son travail de mise en crise de notre confort moral et de notre sensibilité, tandis que La Liste de Schindler repose sur l'efficacité des expériences ponctuelles garantissant son succès émotionnel.

 

 

 

. L'immersion, comme stratégie esthétique qui repose notamment sur le choc ponctuel et émotionnel, est dès lors incapable de faire émergence à ce nombre dont Paul Claudel a parlé, celui qui empêche de compter. La formule talmudique glissée à l'intérieur de l'anneau (« Celui qui sauve une vie sauve l'humanité tout entière ») est un zéro ouvrant à l'infini mais il est autant positif que négatif. Logiquement, la même formule peut être aussi bien retournée : « Celui qui anéantit une vie anéantit toute l'humanité ». Si les deux se valent et, partant, s'annulent, alors il faut apprendre à compter autrement en sortant de la logique des mesures et des commensurabilités, notamment entre les points de vue antagoniques des bourreaux et des victimes. L'incalculable est alors tout ce que Steven Spielberg ne peut penser tant il travaille à faire le tri entre les bons calculs et les mauvais.

 

 

 

 

 

9) Dans le film de Jonathan Glazer, la morale comptable de la vertu in extremis cède la place à la fin du déni (la « Verleugnung » selon Sigmund Freud). La traduction du déni proposée par Octave Mannoni dit « je sais bien mais quand même » afin d'aider le sujet à composer avec une partie de la réalité refusée. Ici cela se dirait ainsi : « je sais ce que je fais et j'assume sans trembler ». La Zone d'intérêt s'exempte ainsi de l'éthique de l'exemplum, ce dispositif rhétorique qui relie au Moyen-Âge des auteurs latins comme Cicéron aux moines cisterciens et sert à exemplifier la vertu individuelle, en préférant à l'exemple la valorisation de la notion de paradigme critique puisque l'exemple vaut ici pour tous les exemples de rationalité vide dont l'administration est sans faille. Steven Spielberg, lui, entretiendrait à l'aide de sa rhétorique spectaculaire un déni quant à l'humanisme. S'il est mort à Auschwitz-Birkenau, quand même, faisons comme si ce n'était pas vrai.

 

 

 

. Rudolph Höss, commandant du complexe concentrationnaire d'Auschwitz-Birkenau où périrent plus de 1.100 000 déportés juifs entre avril 1940 et janvier 1945, s'il est un exemple, est radicalement différent de l'exemplarité morale et tardive de Schindler. Son exemple est celui d'un autre vertu prôné celle-là à l'époque des débuts du capitalisme industriel : la « Sachlichkeit ». « Sache » dit en allemand « chose ». Höss est un manager qui sait faire la part des choses, bon père et mari et fonctionnaire zélé au travail. Le codage sémantique employé pour neutraliser l'horreur de ses missions dit ainsi la violence de la langue autrement décrite par le philologue Victor Klemperer dans LTI (1947), ce journal écrit entre 1933 et 1945 pour y décrire la langue du IIIème Reich.

 

 

 

. Le terme de « Sachlichkeit » possède également une autre acception. Felix Nussbaum, un peintre juif allemand mort à Auschwitz-Birkenau en décembre 1944, a fait partie du courant dit de la « Nouvelle Objectivité ». Et il a peint le désastre en cours jusqu'en 1944 en recourant à une palette de couleurs qui contredit le recours au noir et blanc de Steven Spielberg sous le double prétexte, matériel, des archives photographiques et, imaginaire, d'un monde en noir et blanc parce que triste. C'est encore le cas du peintre David Olère, survivant des Sonderkommando d'Auschwitz-Birkenau. Jonathan Glazer propose de son côté de renouer avec la « Nouvelle Objectivité », notamment son courant vériste. Il utilise une palette de couleurs plus grande, le blanc éclatant des vêtements du dimanche, le vert du jardin, le bleu du ciel, le rouge des flamboiements nocturnes, les couleurs vives des fleurs, qui les oblige à être affectées par le savoir de leur environnement – infectées, irradiées. Un nom de plante herbacée retiendra ici l'attention, cité par Hedwig : phlox dit « flamme » en grec.

 

 

 

. Être d'un monde, c'est y consentir en s'y conformant, c'est autrement dit se plier à son régime spécifique de sensibilité, soit dit encore accepter son consensus esthétique. La Zone d'intérêt est un film sur le « sensorium commun » (Kant) d'un type particulier, un idéalisme transcendantal revu et corrigé par le nazisme. Un consentement qui induit l'abaissement des normes de l'insupportable et le renforcement de celles du tolérable. Cris et coups de feu, fumée et odeurs, rougeoiements nocturnes et grondement du crématorium fixent ainsi les seuils d'une immunité collective, d'un système de défense non seulement imaginaire ou idéologique mais sensible et esthétique. Jonathan Glazer établit notamment deux espèces de registre, celui des sensibilités anesthésiées et celui des sensibilités aiguisées. D'un côté, le bruit de la locomotive et des barrières électrifiées est perçu avec le maximum de charge de sens dont l'enseignement nous a été donné par le travail historique, au risque d'une accoutumance dans la répétition qui, avec la durée du film, nous les ferait oublier. De l'autre, le maître et son fils se réjouissent de distinguer un héron huant dans un paysage sonore que déchirent les balles tirées et les exécutions sommaires, les ordres hurlés et les cris de douleur. Acquise à la cause nazie mais sans en avoir cependant cultivé les immunités esthétiques, la mère d'Hedwig Höss ne peut en supporter les émanations toxiques et quand elle s'en va, sa fille jette dans la chaudière sa lettre de départ comme on se débarrasse d'un cadavre en le jetant au four, cette chaudière dont on retrouvera exactement le même modèle dans le musée d'Auschwitz. On pourrait encore évoquer les enfants du couple Höss qui se distinguent par un dégradé de sensibilités (l'aîné est déjà un petit nazi, son cadet joue aux dés comme l'enfant d'Héraclite quand l'une des deux sœurs peine à dormir, cachée dans le placard ou disant distribuer du sucre à on ne sait qui). T.W. Adorno et Marx Horkheimer ont ainsi montré dans La Dialectique de la Raison que l'usage du chloroforme pouvait informer d'un monde de l'expérience anesthésiée où la douleur supportée ne laissait plus de traces dans la mémoire. Le « prix du progrès » est celui de la réification autant que de son oubli.

 

 

 

. Tant pis, alors, si l'odeur du crématoire est nauséabonde et si la fumée noire peut parfois obscurcir le ciel. Tant pis si le bruit du four fait trembler les fondations de la maison jusque sous nos sièges de spectateurs. Tant pis si la baignade finit avec des bouts d'os dans le nez. Tant pis si les abeilles butinent et, avec la pollinisation, cultivent un miel qui aura toujours un goût de cendre. Tant pis si la petite fille Höss a du mal à trouver le sommeil en regardant au loin la cheminée brûler Tant pis si le bourdonnement drone relie les ouvrières de la pollinisation avec les appareils télécommandés qui participent aujourd'hui à d'autres essaimages dans la surveillance et la colonisation. Tant pis, enfin, pour une perspective dont l'invention picturale, avec la perspective conique expérimentée par Filippo Brunellescchi et théorisée par Alberti, en ouvrant à un monde de représentation dans la domination du monde par le calcul (la « mathesis universalis » des Grecs, poursuivie par Descartes et Leibniz), bute sur le mur de l'enceinte du camp. Et que l'autre côté du mur, qui recoupe structurellement l'écran de projection, des gens crient sans fin – hier en Algérie, aujourd'hui à Gaza. La perspective répartit les individus comme suit : les uns sont des projectiles et les autres, le déchet de leur projet de colonisation génocidaire du monde inauguré par la grande projection occidentale.

 

 

 

. Steven Spielberg est encore un humaniste. Le réalisateur y croit, c'est un homme du monde d'avant en jugeant bon de légender les souvenirs, y compris dans un traitement émotionnel et dramatisant des faits historiques, pour commémorer et édifier en restaurant le fait qu'il y a quand même un peu de bon et de l'héroïque en dépit du règne despotique du mauvais. Jonathan Glazer a compris, comme avant lui Adorno et Horkheimer, Günther Anders et Heiner Müller, Jean-Luc Godard et Nicolas Klotz que la modernité avait anéanti dans les chambres à gaz et les crématoires l'idéal humaniste de la vertu par incorporation des techniques du livre et de la lecture, des savoirs et des connaissances. Ce n'est pas énoncer sa nullité, mais préciser qu'elle est aussi nécessaire qu'insuffisante. Même Vercors l'a montré en publiant clandestinement Le Silence de la mer (1942).

 

 

 

. Cet humanisme-là est mort à Auschwitz-Birkenau, à nouveau à Hiroshima et Nagasaki, ajourd'hui à Gaza. Il l'avait déjà été, Aimé Césaire l'avait rappelé en 1951, durant la traite négrière et le commerce transatlantique des esclaves, le système plantationnaire, l'extermination des amérindiens et la colonisation génocidaire par l'occident du reste du monde – toutes réalités qui font le sol du 20ème siècle et dont Hannah Arendt a fait la généalogie dans les Origines du totalitarisme. Ses cendres peuvent recouvrir aussi l'idéal de l'animalisme qui n'est pas hétérogène au pire puisqu'il aura été partagé par les nazis, en particulier Höss lui-même qui aime tant sa chienne et son cheval.

 

 

 

. On le sait, Steven Spielberg estime Stanley Kubrick, la preuve en est avec sa reprise du A.I., en passant son plus beau film qui touche à la limite de l'humanisme. On sait aussi qu'il n'a pas pu mener à bien son projet sur le judéocide, Aryan Papers, notamment aussi en raison du succès de La Liste de Schindler. Ce qui ne l'a pas empêché d'avoir cette formule au sujet du film de son ami, et que Terry Gilliam, qui déteste le film de Steven Spielberg, a rapportée : « L'histoire de Schindler est un succès dans une histoire de l'humanité qui est un échec ». C'est Jonathan Glazer qui est pourtant le plus radicalement kubrickien des deux en extrayant l'épistémè qui fait la géologie sédimentée de la profondeur de champ quand elle mathématise le contrôle et la guerre, le parcage et la balistique.

 

 

 

. L'hyperréalisme est une autre voie que celle de la « Nouvelle Objectivité ». Il se dédie à cartographier de manière diagrammatique, avec son souci radical de la précision et de la netteté, « l'inquiétante étrangeté de l'ordinaire » (Stanley Cavell). Ou plutôt le familier en tant qu'il est inquiétant et qu'il invite à l« estrangement » (« ostranenie » de Viktor Chklovski et « Verfremdungskeit » de Brecht) qui dit moins la distanciation que la défamiliarisation, l'étrangeté du familier. Les représentants de la patrie (Heimat) et de son expansion coloniale vers l'est (Lebensraum) le sont aussi de ce qu'il y a de plus inquiétant (unheimlich) dans le domestique (heimlich). Après Jacques Tati, Stanley Kubrick et Chantal Akerman, Martin Parr déjà cité et pourquoi pas aussi David Lynch autrement travaillé par cette esthétique, Jonathan Glazer est le dernier hyperréaliste en cinéma qui pousse le réalisme dans les retranchements de son diagramme.

 

 

 

. La Zone d'intérêt n'oublie pas non plus de re-suturer ce qui a été délié dans la concurrence des mémoires quand Hedwig, la femme de Höss, plus frontalement idéologique que son mari, emploie avec sa mère le syntagme nazi de « judéo-bolchevisme », modèle intolérable de notre sinistre « islamo-gauchisme » contemporain. Juifs et communistes étaient en effet alors les deux faces d'une même réalité sociopolitique que les nazis se sont engagés à annihiler. Le film de Jonathan Glazer propose également d'utiliser des visions nocturnes filmées en caméra thermique. Avec son usage, l'antagonisme apparaît comme la part spectrale, revenante et refoulée de l'image numérique dont la production a aboli le négatif caractérisant la période de l'analogique. Le court-circuit des régimes de visibilité peut enfin rappeler à l'actualité de nos propres surveillances et panoptiques, tandis que l'incandescence des gris témoigne de la chaleur des corps, à l'instar des photographies d'Antoine d'Agata qu'il a prises durant la crise sanitaire de 2020, indique tout ce qui les enfièvre et les irradie.

 

 

 

. Parmi les foyers de contamination et d'irradiation, il y a notamment la lecture du conte Hansel et Gretel qui recoupe les vues nocturnes filmées en caméra thermique. L'histoire d'enfants échappant dans une forêt à une sorcière anthropophage qui veut les mettre au four, et qui y finira à leur place, explore un mythe à plusieurs brins. D'un côté, le nazisme a été une opération de captation et de reconversion d'un fonds culturel germanique afin d'établir son propre mythe, ignorant les renversements d'une histoire qui fonctionne de manière ambivalente. Pour les Höss qui s'identifient aux enfants contre la sorcellerie juive et pour la petite Polonaise qui, si elle y pense quand elle dispose ses pommes et poires pour les prisonniers comme Hansel et Gretel distribuent d'abord des cailloux blancs puis des morceaux de pain rassis pour se retrouver dans la forêt, s'identifierait à ces derniers contre la sorcellerie nazie. Sa mère la rejoint une fois dans la zone des grisailles thermiques puisqu'elle ajoute à la solidarité minimale de sa fille, même en étant sanctionnée par la violence SS, le dégoût du linge séché par les vents chauds du crématorium. L'une et l'autre sont les figures minimales et exceptionnelles d'un rapport affronté à la réalité extrême du négatif. De l'autre, la collecte des contes des traditions populaires par les frères Jacob et Wilhelm Grimm a servi une vaste et impressionnante entreprise philologique, cette discipline qui étudie une langue à partir de sa littérature et de ses documents écrits, au service de la constitution d'une linguistique nationale appropriée aux futures aspirations modernes, impériales et séculières de l'État prussien. Parmi ces contes, certains sont franchement antisémites à l'instar du Juif dans les épines. L'une des régions de l'invention philologique d'alors aura été également consacrée à l'invention orientaliste de la figure du sémite et celui-ci a deux visages : le juif est un arabe de l'intérieur et l'arabe, un juif de l'extérieur. La biologie raciale embraiera sur la philologie pour fixer dans le sang et l'hérédité les traits d'un élément étranger et pathogène au corps national. Les forces d'occupation de l'Allemagne ont d'ailleurs pris la décision d'interdire la publication des contes de Grimm en prétextant que leur cruauté ainsi que leur antisémitisme avaient participé aussi à emplir le ventre de l'imaginaire nazi.

 

 

 

. L'exception polonaise, si elle est minimale, contrevient toutefois, même relativement, au lourd préjugé anti-polonais de Shoah de Claude Lanzmann qui voit en effet davantage l'antisémitisme en prolongement de la judéophobie des masses catholiques de Pologne que chez les cadres supérieurs et intellectuels nazis. Surtout, la jeune Polonaise trouve pendant ses missions nocturnes un écrin contenant une partition, celle d'un intellectuel juif qui a connu l'enfer du ghetto de Cracovie et a été déporté à Auschwitz-Birkenau : l'historien Joseph Wulf. Une voix-off en précisera alors le détail. Quand au petit matin elle joue sa musique, une chanson qui s'intitule « Rayon de soleil », c'est en étant auréolée d'une lumière dont la douceur est exceptionnelle. L'errance de la partition a trouvé son hasardeuse destination dans un moment de piano qui est une prière muette donnée à l'absent, la manifestation d'un reste, une survivance échappée de la broyeuse nazie. Cette histoire est authentique et elle a été racontée au cinéaste par la femme âgée qui aura inspiré ce personnage.

 

 

 

 

 

10) Steven Spielberg s'accroche à l'humanisme, cette arche perdue, sans voir qu'il est pour elle son Roi pêcheur comme on en retrouve pourtant chez lui la récurrente figure arthurienne, entre autres dans Indiana Jones et la Dernière Croisade et Ready Player One. Avec La Liste de Schindler, il serait l'aventurier d'une arche retrouvée, celle de son héros éponyme. Il croit ainsi qu'un point de couleur rouge dans un océan de cendre peut aider un profiteur de guerre à cesser d'être un salaud. Lui-même est par ailleurs victime d'un conflit des facultés quand, durant la fameuse scène des douches, deux réalités se télescopent en lui, celle des faits historiques (le gazage des Juifs avec le Zyklon B) et celle de la cinéphilie (Psychose). Il joue sur notre savoir des faits tout en faisant durer la scène de telle sorte que l'on puisse voir et imaginer que les victimes savaient ce qu'elles ne pouvaient pas savoir. Et pourtant, l'eau tombe en lieu et place du gaz, attestant ainsi, non par défaut mais par excès, l'impossibilité de filmer le gazage. Malgré tout, dotée du pouvoir de son démiurge, la douche cesse de tuer alors qu'elle a tué, dans les faits d'histoire comme dans les chefs-d’œuvre de la cinéphilie. Pour être consolatoire, la fiction se doit d'être une illusion ambiguë, voire fallacieuse.

 

 

 

. Pour consoler, il faut et relativiser (par les nombres, 1.200 face à six millions) et réviser (la douche lave en ne faisant pas couler le poison qui aura fait la fortune de BASF). L'humanisme est une arche perdue en pouvant s'apparenter à un négationnisme acclamé pour sa force émotionnelle. L'empereur du moindre mal est celui d'une comptabilité biaisée parce qu'elle a un besoin impératif d'un rachat, même partiel, pour ne pas voir la vérité de l'autodestruction du programme humaniste.

 

 

 

. D'une arche, l'autre : le parc, le camp. Il demeure étonnant que Steven Spielberg ait à la fois travaillé sur un film qui se passe dans un parc (Jurassic Park) et un autre dans un camp (La Liste de Schindler). Dans le premier, les monstres s'en échappent ; dans le second, les monstres en sont les organisateurs. Ce qui reste impensé est que l'un des pères symboliques de Steven Spielberg, Walt Disney, a eu l'idée d'un parc d'attraction dédié à son bestiaire seulement quelques années après la guerre et la découverte des centres de mise à mort de masse nazis (Disneyland a été inauguré en 1955 et Arnaud des Pallières, auteur de Drancy Avenir en 1997, a rappelé ce fait dans Disneyland, mon vieux pays natal en 2001). Le parc est un dispositif essentiel à l'humanisme, ainsi que l'a montré Peter Sloterdijk dans Règles pour un parc humain (2000) puisque les notions d'élevage, de sélection et de domestication de l'être humain par lui-même lui sont consubstantielles. Nietzsche en avait déjà alerté quand sa critique des figures de l'enseignant et du prêtre visait un élevage sans autre but que le contrôle et la discipline pour eux-mêmes qui sont des mutilations pour la liberté et la souveraineté. Si, pour Peter Sloterdijk, l'humanisme classique est mort en 1945, notamment en raison de la substitution de la république des lettres par l'empire des télécommunications, sa refondation oblige à l'explicitation rationnelle de ce qu'il appelle son code anthropotechnique.

 

 

 

. En 1946, Martin Heidegger répondait à Jean Beaufret au sujet du destin de l'humanisme après la Seconde Guerre mondiale. La mise en valeur de l'Homme avait en effet conduit à l'inflation catastrophique de la sphère technique au détriment de la clairière de l'être dont l'étant humain est le gardien. Plus d'un demi-siècle après, Peter Sloterdijk en relance le constat à l'époque des télécommunications qui, autrement, participent aussi à abolir le programme humaniste qui doit se refonder sur ses bases à partir de la critique de ses anthropotechniques. Entretemps, Philippe Lacoue-Labarthe en a concentré les enjeux dans une formulation aussi explosive et scandaleuse qu'elle est vraie philosophiquement : « Le nazisme est un humanisme » (La Fiction du Politique, éd. Christian Bourgois, 1988, p. 81).

 

 

 

. Steven Spielberg ressemblerait au père de La Vie est belle (1997) de Roberto Benigni, son jumeau qui interprète un père juif déporté racontant une histoire à son enfant pour lui faire croire que le centre de mise à mort est en réalité un camp de vacances, une base de loisirs. La fiction ne tient plus ici du semblant qui a rapport avec le réel, mais de l'illusion qui veut s'y substituer. Mais il faut aller plus loin encore que Steven Spielberg et Roberto Benigni réunis. Ce n'est pas que le père raconte un bobard à son enfant qui est gentiment abusé par lui, mais l'enfant qui fait comme s'il ne savait pas que son père lui racontait une histoire. Mais lui sait bien ce qu'il fait et nous, nous le savons aussi.

 

 

 

. Voilà bien un terrifiant symptôme. On en retrouvera d'autres expressions dans le cinéma hollywoodien récent : dans Oppenheimer de Christopher Nolan (il faut sauver le soldat Oppenheimer de l'accusation fallacieuse de communisme parce que, si nous n'avions pas eu la bombe A, les nazis l'auraient eue, eux) ; et dans Once Upon a Time... in Hollywood de Quentin Tarantino (on réécrit l'histoire des sixties en substituant à sa tragédie le jeu de massacre de ses inconséquences jouissives). D'un côté la relativisation (les nazis ont gagné, la bombe est là et hante notre monde) ; de l'autre, la révision (l'uchronie y trouve son aporie dans son incapacité critique).

 

 

 

. De l'autre côté des fosses d'aisance de la révision et de la relativisation, il y a Rudolf Höss, d'abord secoué de spasmes mais s'il crache deux fois, il ne vomit pas vraiment (la culpabilité n'est définitivement plus son affaire), avant de nous adresser un regard-caméra. Le bourreau nous regarde – à quoi pense-t-il, alors ? Il dirait, peut-être : « je suis injugeable parce que je suis le plus kantien des kantiens en ayant fait mon devoir ». Sa maxime pourrait être en effet la même : « Agis de telle sorte à ce que ton action puisse servir de loi universelle ». Jacques Lacan y est revenu quand il décrit comment Kant et Sade pouvaient valoir de jumeaux dès lors que le formalisme de l'un pouvait croiser le sadisme de l'autre. Définitivement, l'humanisme de la Renaissance et des Lumières est mort. Et l'ouverture à l'actualité du quotidien du musée d'Auschwitz en fixe les limites et les vanités. La mémoire et la pédagogie du désastre sont si aisément anéanties par le savoir de ce qui se passe aujourd'hui, Ukraine, Ouïghours, Gaza. Nous savons et ne faisons rien. Rudolph Höss sait, lui, qu'il sait ce qu'il fait et il repart dans la nuit, peut-être surpris que l'on entretienne les ruines de son œuvre. Höss descend alors les escaliers en ayant pour contrepoint la musique obsessionnelle de Mica Levi qui part des souterrains pour creuser des tombes dans le ciel, pendant du Dies Irae dans le sabbat des sorcières de la Symphonie fantastique (1830) revu et corrigé par Wendy Carlos pour Shining (1980) de Stanley Kubrick. La nuit noire finale ouvre à nos plus inactuelles obscurités.

 

 

 

. Au musée d'Auschwitz-Birkenau, a toujours répondu la maison-témoin des Höss, la propriété bourgeoise en avant-poste de la projection impériale et coloniale nazie à l'intérieur de l'Europe, le musée de la propriété privée et de la domestication ajointé aux horreurs de l'extermination. Le dispositif muséal est un formalisme vide quand il peut servir toutes les causes, les mieux intentionnés comme les pires. Il peut également embrayer sur des dispositions spectaculaires et touristiques qui, aujourd'hui, obscurcissent le devoir institutionnel et civique de mémoire en étant subsumé sous les injonctions d'une médiatisation des narcissismes ainsi que le documente Austerlitz (2016) de Sergueï Loznitsa, tourné dans le camp de concentration d'Orianenburg-Sachsenhausen.

 

 

 

. Steven Spieberg et Jonathan Glazer seraient comme les jumeaux des cosmogonies amérindiennes collectées par Claude Lévi-Strauss dans Histoire de Lynx (1991). Coyote et Lynx forment une dualité gémellaire distincte des mythes gréco-latins des jumeaux, les uns qui s'harmonisent (les dioscures Castor et Pollux), les autres qui rivalisent (avec Romulus et Rémus). Dans les mythes amérindiens du sud et du nord, les jumeaux composent une polarité ouverte, réversible et instable. L'un est dit le « jumeau démiurge » qui organise le monde ; l'autre est le « jumeau décepteur (ou trickster) » qui fiche dedans la pagaille. Steven Spielberg est le démiurge qui a le pouvoir de consoler les enfants ; Jonathan Glazer, celui qui déçoit la consolation pour ne pas se réconcilier.

 

 

 

. Entre eux, il y a une faille et si l'un veut la combler à la marge, l'autre montre qu'elle blesse toujours. L'exemplarité de l'un est ce à quoi l'autre s'exempte en lui préférant un paradigme de modernité, rationnel et vide, instrumental et froid, qui n'aura en rien été remis en cause après 1945. Encore une fois, Philip K. Dick a tiré de la science-fiction des puissances prophétiques quand il a montré, avec Le Maître du Haut Château (1962), que les nazis avaient en vérité gagné la guerre.

 

 

 

. Entre le film d'une opacification même si elle est pavée des bonnes intentions de l'édification et celui d'une clarification qui dérange les assises culturelles de notre confort moral, la perspective diverge et ce qui fait loucher est la permanence du réel génocidaire qui fait toujours notre actualité. L'humaniste œuvre par « passéification », édification et exemplarité morale en opacifiant le problème propre à l'humanisme dont un versant est naturaliste et l'autre est son racisme, tandis que l'anti-humaniste opère par clarification radicale des bords extrêmes de l'humanisme, en usant d'un hyper-réalisme qui instruit son approche diagrammatique et permet d'identifier le paradigme d'une modernité qui est la dialectique négative de la raison dont notre époque n'est toujours pas sortie. La seconde position est évidemment plus inconfortable que la première. Elle est plus périlleuse en en diminuant les assurances ou immunités symboliques, savoir et musée, vertu morale et devoir de mémoire, des conditions nécessaires mais non suffisantes à reproduire le pire. Diminuer n'y est pas en effet abaisser mais réduire jusqu'à toucher à la radicalité d'un désir de déclosion de l'humanisme.

 

 

 

. À l'exemple rassurant de vertu dont l'exemplarité est ce qu'il faut restaurer à l'humaniste pour consoler du pire puisqu'il y a encore du meilleur en l'Homme, l'anti-humaniste répond par un paradigme vérifiant qu'est humain ce qu'il y a de plus inquiétant comme l'écrit Martin Heidegger dans son Introduction à la métaphysique à partir de sa traduction de vers de l'Antigone de Sophocle. Radicale est l'humaine souveraineté dans l'inquiétant dont Rudolph Höss est un visage extrême.

 

 

 

. Comme l'écrit Giorgio Agamben dans Qu'est-ce que le contemporain ? (2008) : « Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps ». Et la saisie critique de notre temps, parce que la crise est omniprésente, se doit d'être archéologique en proposant des formes neuves qui aident à penser ce qui résiste à l'être. Des formes capables, disait Adorno, de témoigner autant de la souffrance humaine que de l'inhumain qui l'aura rendue possible.

 

 

12 septembre 2024