Le Nouveau Monde (2005) de Terrence Malick

Le passage par les Indes

 

Défini ainsi par le philosophe Alain Badiou, un monde est un site en tant qu'il accueille une collection de multiplicités, des multiples de multiples dont les séries font des relations. Ce qui y fait novation est l'apparition d'un élément surnuméraire qui s'ajoute aux multiplicités et, dans l'exception de l'événement, modifie radicalement l'ordre habituel de leur agencement.

 

Le « nouveau monde » dans la perspective de Terrence Malick montrerait trois choses : un autre monde pour ceux qui s'en croient les découvreurs (l'Amérique pour les Européens) ; un autre monde arrivant à celui qui aura toujours déjà été là (l'Europe pour les Amérindiens) ; le monde accouché dans la mise en rapport brutale de ces deux mondes. Ce n'est pas l'Europe qui a découvert l'Amérique, mais l'Amérique qui lui a autant permis de persévérer dans l'oubli de son être qu'elle y a trouvé aussi la chance d'une relance rétrospective : l'adoration dans la prière et le jeu, l'enfance et l'amour ; la déclosion par-delà toute volonté de clôture.

 

Mais les ruses de la raison le sont de l'absolu. Un mysticisme renouvelé à l'épreuve contraire de la religion, du naturalisme et de la sécularisation, s'il célèbre les retrouvailles avec le ciel au nom du transcendantalisme, consent également d'y chasser toute métaphysique indigène.

« L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,

 

Est-il déjà plus loin que l'Inde et que la Chine ?

 

Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,

 

Et l'animer encor d'une voix argentine,

 

L'innocent paradis plein de plaisirs furtifs ? »

 

(Charles Baudelaire, « Moesta et errabunda », Les Fleurs du Mal, 1857)

 

 

 

 

 

0) Qu'est-ce qu'un monde et y être souverain ? (une aire d'enfance et de jeu)

 

 

 

 

 

. Déjà, la souveraineté (Malick est le nom arabe du fils d'un père syrien chrétien, et signifie le roi ou le possesseur, le souverain veillant comme l'ange aux constructions). Si, selon la conception théologico-politique de Carl Schmitt, le souverain est celui qui se place au-dessus des autres, ses sujets, en décidant du droit d'exception, il l'est ici restrictivement dans le champ de son art en tant qu'il marque l'exception d'une vie qui se construit dans ses formes pour avérer son auto-position. Et sa liberté est souveraine et illimitée, ainsi que Georges Bataille l'a noté contre Hegel, dans la pratique de ses jeux qui, soustraits à toute utilité, sont des moyens sans fins, autrement dit les relances d'un désir qui ne connaîtra ni terme, ni achèvement, ni synthèse. La célébration esthétique du divers du monde a invité pour Terrence Malick à ouvrir des zones où la souveraineté territoriale, qui fonctionne à l'appropriation, est contestée par une autre souveraineté, celle des sujets de l'amour qui, dès Badlands (1974), refont en accéléré tous les âges du monde. L'utopie d'un paradis retrouvé en étant toujours déjà perdu. Une déterritorialisation sauvage qui s'affranchit des traditions héritées, coutumes et droit, en ayant pour impulsion l'événement de l'autre, celui ou celle pour qui l'adoration engage à la « déclosion » (Jean-Luc Nancy) dans l'ouverture d'un espace-autre, une troisième aire distincte des espaces réels et des réalités psychiques comme l'objet perdu pour le sujet mélancolique et qui est pour les personnages malickiens le paradis. Une aire de jeu – l'amour en ces gestes enfantins et le cinéma a les siens, son jeu qui articule raison sensible et raison intelligible (Schiller).

 

 

 

. Si l'ange est une figure de médiateur et d'intercesseur entre les mondes, entre le ciel et la terre, entre l'histoire et l'utopie (pour reprendre la bipolarité d'Emil Cioran), entre un monde virant à l'immonde (l'enfer sur Terre) et un autre en attente d'advenir (l'éden à venir), Terrence Malick est cet ange qui use de sa souveraineté d'artiste afin de déployer les ailes d'aires de jeu accueillant tous les anges blessés de l'utopie, les anges déchus et déplumés par la grande faucheuse de l'Histoire.

 

 

 

. Pour reprendre une distinction introduite par Donald Winicott dans Jeu et réalité (1971), le jeu s'apparenterait d'abord ici au game (le jeu y est organisé et réglé), avant d'investir le play (qui est invention et liberté dans la création). Le game c'est le « storytelling » et son économie, ses figures et ses archétypes, ses enchaînements de causalité inspirés de l’Histoire et ses vedettes. Le régime de la fable et de sa représentation, dont le classicisme en ses règles canoniques remonte à la poétique aristotélicienne, est ainsi contrarié par la masse éparse des inserts et des détails – son playground.

 

 

 

. C'est une mousse végétale et aérienne, une écume, un bourgeonnement avec ses improvisations et ses flottements, ses interruptions dans les gestes et ses suspensions dans la narration (jusqu'à un certain désordre chronologique), ses remous et battements (le plan malickien est une membrane, ventre ou paupière – une caresse), ses stases contemplatives et mystiques (un fragment du monde vivant est un temple provisoire dédié au silence), ses décentrements (jusque dans le corps et la voix qui s'en délie). Le montage avère un agencement en ramification, avec ses inserts vivants comme des présages. Un poudroiement, une pulvérulence en guise de germination, ses efflorescences et ses éclosions. Toute une parataxe, qui dit d'abord une juxtaposition de mots sans liaison, sans pronom relatif ou conjonction de subordination, avant de permettre à Jacques Rancière de caractériser la modernité d'un régime esthétique des arts, ouvert au glanage ou la cueillette égalitaire d'épiphanies non astreintes aux obligations académiques et hiérarchiques de la narration dominante.

 

 

 

. La poétique élémentaire malickienne (l'eau et l'air y dominent sur la terre quand le feu est toujours craint) cultive un émerveillement (To the Wonder, pas merveilleux pour autant). Un étonnement (thaumazein) dont Socrate disait qu'il qualifiait l'éthique du philosophe et le tonnerre en est une manifestation comme l'éclair l'est pour tous les amants. Ce qui s'imprime et s'exprime de « naissanciel » dans les plans malickiens a pour image de vérité le nourrisson d'une native et d'un colon et son geste élémentaire de pression digitale que l'on retrouvera dans The Tree of Life (2011).

 

 

 

. La poétique malickienne célèbre ainsi les retrouvailles avec le ciel mais ce n'est plus le même, un troisième ciel entre christianisme et animisme comme il y a une troisième aire, de jeu et d'amour. Une restauration du ciel quand sa critique a donné avec la sécularisation la colonisation génocidaire et écocidaire de la terre. Un passage vers les Indes qui est une métaphore de l'amour en tant qu'il est une condition de possibilité de l'événement pour un monde encore prêt pour recommencer. L'amour invite ainsi ses enfants à entrer dans la zone pour y jouer et jouir des libertés illimitées d'un « topos outopos » (Giorgio Agamben), « anywhere out of the world » (Charles Baudelaire, lecteur d'Emerson). L'amour est un nomadisme, même sur place et ses jeux d'enfants sont autant d'atopies.

 

 

 

. S'y joue la tension entre l'extravagance atopique, soit le fait même de ne pas être à sa place, et la trouvaille d'un lieu autre, ailleurs en étant ici, qui serait enfin un site pour le bonheur – une utopie.

 

 

 

 

 

1) Le contrechamp du contrechamp (perspectivisme amérindien et wagnérisme)

 

 

 

 

 

. En ouverture du Nouveau Monde : un plan d'eau en miroir du ciel. Une image mobile de l'immobile, une image mouvante de l'éternel comme le temps selon Platon. Une voix féminine off s'accorde avec l'apparition des granules vertes en tonalisant le devenir de l'être. Elle est la première voix : féminine et maternelle (elle dit l'Esprit, l'appellera plus tard Mère), incorporelle et impersonnelle. Chez Terrence Malick, l'incorporel est la voix déliée du corps et sa résonance ou tonalité tend à l'impersonnel en rendant indiscernable intériorité et extériorité (c'est la musique de fond de l'être, ouvrante, originaire : la tonalité fondamentale de l'être-au-monde qui est l'être-en-commun dont Martin Heidegger, que le cinéaste a traduit, a trouvé l'idée chez Friedrich Hölderlin).

 

 

 

. Plus tard, deux autres voix incorporelles apparaîtront, associées aux personnages de John Smith et John Rolfe : masculine, paternelle et chrétienne. Le divin est donc du côté masculin, l'animique du côté féminin. Dans l'écart entre les pôles, le mystique peut advenir, délié du théologique comme la voix l'est du corps. Et c'est le pôle féminin, face à un pôle masculin balançant entre rébellion ou trahison et renoncement, qui accomplit dans un champ polarisé la plus grande territorialisation. Au féminin reviendrait donc le mystique dans la morale ouverte et la religion dynamique ; au masculin, la morale fermée et la religion statique si l'on veut reformuler ainsi la proposition à partir des termes d'Henri Bergson dans Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932).

 

 

 

. L'ouvert est autant écartement que battement, il est fente comme l'œil qui s'ouvre, comme la bouche qui fait passer du chaos au cosmos. S'y joue la sensation de la première fois ajointé au sentiment d'un retour. Filmer en Steadicam avec l'opérateur Emmanuel Lubezki (pour leur première collaboration), c'est renouer alors avec les joies originaires de l'enfant qui court et joue, et dont les parents seraient Héraclite et Zarathoustra. Puissance native, « naissancielle » pour Hannah Arendt qui a lu et relu Augustin, de l'éternel retour en tant qu'il recommence tous les commencements.

 

 

 

. C'est le premier rôle de Q'Orianka Kilcher, d'origine quechua et péruvienne mais née en Allemagne de l'ouest. La naissance d'une actrice qui n'avait alors que 14-15 ans au moment du tournage du film. Elle est l'une des trois ondines gardiennes de L'Or du Rhin, prologue à la tétralogie du Ring ou L'Anneau du Nibelung (1849-1876) avec les trois opéras La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des dieux. La tonalité (mi bémol majeur et arpège) courant sur 136 mesures est la forme inaugurale, tourbillonnaire et native de l'œuvre qui s'ouvre à son devenir.

 

 

 

. Ce qui s'ouvre est le primat du contrechamp amérindien et son homologie avec le romantisme allemand tardif. La triade des navires rappelle la noirceur du Demeter de Nosferatu (1922) de Friedrich Murnau et celui de Werner Herzog, l'auteur d'Aguirre ou la colère de Dieu (1972) et Fitzcarraldo (1982), avait déjà utilisé le prélude à L'Or du Rhin. Le cosmos est saisi à son aurore, son fleuve qui est de légende et dont les rives s'écartent en creusant la différence, un dualisme entre les filles de l'or et de l'eau et les hommes qui rivalisent entre eux en convoitant leur trésor à l'instar des dieux, géants et nains des mythologies germaniques. La sensation du nouveau (la perspective amérindienne) s'accorde ici au retour d'une variation (wagnérienne) d'un fonds légendaire européen.

 

 

 

. Elle est l'ondine qui garde avec ses sœurs et frères le trésor d'abondance de l'Amérique. Et le nain Alberich, qui serait-il ? C'est aussi John Smith, cet homme à la peau sombre, le captif de la caverne obscure de la cale du navire où il est fait prisonnier pour rébellion et sa prière reçoit du ciel l'eau de l'ondine (dès que les colons mettent le pied dans l'eau, ils y crachent dedans). L'homme l'est de la clôture, qui se répétera avec le leitmotiv de l'ouverture resserrée en condition de possibilité du regard qui accentue l'intérieur sombre et la lumière venue de l'extérieur. Il est déjà aussi saisi dans l'adoration, prélude à la (possibilité de la) déclosion. Un autre renversement dont la coloration est à nouveau européenne et mythique : le colon rebelle s'apparente à Danaé, fille du roi d'Argos et d'Eurydice avec qui s'unit Zeus en une pluie d'or et dont l'union donnera naissance au héros Persée.

 

 

 

. L'ondine amérindienne a une constellation de noms pour auréoler son mystère : un vrai, d'origine Powhatan, est en réalité double (Matoaka, la fleur née entre deux ruisseaux et Amonute, l'initiée au rite chamanique du rêve de vision) et un surnom qui a fait sa légende (Pocahontas signifie la hardiesse de l'indomptée). Elle recevra ensuite un prénom d'adoption attestant son occidentalisation dont l'origine est moins grecque que juive (Rebecca apparaît dans la Genèse, c'est l'épouse d'Isaac décrite à son apparition comme la porteuse de cruche, liée encore à l'eau). Le premier nom à deux brins n'est jamais donné parce qu'il aura toujours déjà été perdu, c'est le secret même de sa perte. Seule le surnom de Pocahontas est donné dans le générique-début et Le Nouveau Monde serait aussi une relecture atypique du diptyque Disney de 1995-1998, un essai de biographie imaginaire qui pourrait s'apparenter encore aux Vies imaginaires de Marcel Schwob en 1896, d'autant que cet écrivain consacre l'un de ses contes à Pocahontas. Enfin, la femme qui a la nostalgie du pays natal perdu, effacé par la colonie nommée Virginie, dit enfin son rapport sororal avec la Vierge Marie. L'ombre du couple amoureux-incestueux de Paul et Virginie (1788) de Bernardin de Saint-Pierre hante les grands amoureux malickiens et leurs amours respectifs sont des archipels, des îles.

 

 

 

. Le contrechamp indigène renvoie les colons européens à en être le contrechamp : il n'y a pas de champ-contrechamp car tout champ est le contrechamp d'un contrechamp. Exactement comme il n'y pas les uns (devant) et les autres (derrière), mais le primat de l'autre avant tout un et moi qui ne suis que l'autre de l'autre. Le renversement des points de vue est ainsi leur dialectisation qui invite à penser en termes de parallaxe et de perspectivisme : varier les points de vue n'instruit pas de relativiser le vrai mais, tantôt d'avérer la vérité de la relation et du relatif (pour Alfred Whitehead, Gilles Deleuze et l'anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro), tantôt d'identifier l'antagonisme qui en dernière instance détermine la pluralité des points de vue (pour Slavoj Žižek). L'autre n'est pas celui que je considère comme un objet mais, au contraire, le sujet qui me perçoit bien avant que je ne le sache (ce chiasme peut s'énoncer aussi avec la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty). Enfin, ce que voient arriver les Amérindiens au tout début est, si l'on suit Histoire de Lynx (1991) de Claude Lévi-Strauss, ce qu'ils avaient peut-être toujours attendu puisque leur univers mythique accorde une place fondamentale et originelle à l'autre, le « décepteur » ou « trickster » qui fiche la pagaille et oblige à redéfinir le monde réglé de son jumeau démiurgique.

 

 

 

. Le perspectivisme rappelle au colonialisme occidental qu'il est soumis à la perspective amérindienne, autant qu'il est animé de mythes formalisés par le romantisme tardif. Le Nouveau Monde continue La Ligne rouge (1998) qui citait Tabou (1930) de Friedrich Murnau et Robert Flaherty, l'un des films préférés d'Eric Rohmer qui avait écrit à son sujet que les mélanésiens étaient des corps noirs dans lesquels coulait du sang grec et blanc. Dans le film de Terrence Malick, on y admirait une « aurore aux doigts de rose » digne d'Homère. La métaphore apparaît plus de vingt fois dans l'Odyssée et deux fois dans l'Iliade dont l'inspiration est pleinement opératoire dans La Ligne rouge. On pense alors à l'étude ethnographique des mélanésiens des îles Trobriand par le fondateur du fonctionnalisme en anthropologie, Bronislaw Malinowski : Les Argonautes du Pacifique occidental (1922). Le risque est en effet, sous prétexte de retourner la hiérarchie des points de vue, de coiffer la perspective amérindienne de mythologies européennes. La déconstruction du fait colonial resterait alors encore captive de la colonialité. Inspiré d'un texte éponyme de Jean-Luc Nancy, L'Intrus (2004) de Claire Denis y réfléchissait au même moment. On y trouve un plan qui s'apparente au dernier du Nouveau Monde : le plan d'un arbre comme une greffe (un arbre mélanésien dans une forêt suisse ou, dans un jardin anglais, un arbre américain). L'enfant métis serait ainsi un « sauvageon » au sens du rejeton d'un arbre greffé que serait sa mère. Avec L'Intrus, l'expérience personnelle de la greffe (de cœur) avait déjà permis à Jean-Luc Nancy de penser à nouveaux frais les rapports de l'identité et de l'immunité, de l'étranger et de l'étrangeté.

 

 

 

. À la fin du film de Terrence Malick, ce qui coule est un devenir d'indifférenciation relative de toutes les verdeurs, continentales et atlantiques, d'Europe et d'Amérique. Avec la présence de l'enfant métis, le devenir est enfin, plus qu'au métissage, à la créolisation (Édouard Glissant) car ses effets sont incalculables. Quand Rebecca dit en avoir fini avec la nostalgie du pays natal, ce paradis perdu, elle admet qu'elle est partout chez elle. Entre histoire et mythe, elle est une figure singulière de l'universel, l'héroïne d'une mondialisation qui délie la déterritorialisation de toute appropriation.

 

 

 

. Europe / Océanie / Amérique, allers et retours : le retour au romantisme (Chateaubriand avec René et Atala, déjà), avec ses revisitations antiques et ses développements tardifs (Richard Wagner) jusqu'à l'expressionnisme (Friedrich Murnau) est un détour nécessaire pour faire le pas de côté et frayer dans le contrechamp, posé comme toujours déjà originaire et ouvrant à la novation longtemps promise du hors-champ : un même monde ressaisi dans la pluralité spirituelle de ses bords métaphysiques. Les primitifs ne sont dès lors plus les enfants d'un âge du monde dédié au progrès et promis à la maturité, mais les premiers d'un nouvel âge qui est l'enfance même du monde.

 

 

 

 

 

2) D'Emerson à Cavell, de Malick à Pocahontas (une autre histoire de transcendantalisme)

 

 

 

 

 

. « Qu'est-ce que la Russie ? Qu'est-ce que la Russie ? » était la question d'Andreï Tarkovski dans la formulation proposée par Gilles Deleuze. « Qu'est-ce que l'Amérique ? Qu'est-ce que l'Amérique ? » serait dès lors celle de Terrence Malick et il sait parfaitement que cette question-là a déjà été posée par les pionniers de la philosophie que sont aux États-Unis les transcendantalistes.

 

 

 

. Le transcendantalisme est la première philosophie étasunienne, dont ses initiateurs sont Ralph Waldo Emerson et Henry David Thoreau, fondateurs en 1836 d'un club dédié à en promouvoir les idées. Il s'agissait alors de s'émanciper de la tutelle culturelle de la Grande-Bretagne en retraduisant en contexte étasunien les acquis de l'idéalisme allemand de Fichte et Schelling, disponibles grâce aux versions données par Madame de Staël et Victor Cousin. Contre l'empirisme qui soumet la raison aux sens, le transcendantalisme pose que les conditions de possibilité de la connaissance (c'est le sens de transcendantal que Kant a repris des théologiens du Moyen-Âge) prescrivent à l'esprit l'intuition de son auto-transcendance. D'un côté, ce mouvement est contemporain du romantisme européen ; de l'autre, sa dimension spirituelle se veut universelle en dialoguant avec le bouddhisme. Cette théorie plaide notamment pour la confiance en soi en la reconnaissant dans l'autre avec l'amitié. C'est un individualisme réfractaire à l'État et soucieux de renouer avec une nature originelle dont l'Europe aura consacré la perte et dont l'Amérique célèbre les retrouvailles.

 

 

 

. Stanley Cavell relit Emerson un siècle et demi plus tard et lui reconnaît un air de famille avec la philosophie de Ludwig Wittgenstein dans sa valorisation du langage ordinaire et ses jeux, ainsi que sa préférence mystique du sens contre le dogmatisme systématique du vrai. Stanley Cavell en tire aussi des leçons concernant le cinéma, avec des ouvrages comme La Projection du monde, À la recherche du bonheur, Le Cinéma nous rend-il meilleurs ? et Philosophie des salles obscures. Contre tout conformisme dont l'État est l'organisateur, l'individualisme prôné par le transcendantalisme tend à un idéal démocratique qui peut s'apparier à la cause féministe (avec Margaret Fuller) comme avec l'anarchisme (Walden de Henry David Thoreau reste un modèle pour l'éco-anarchisme actuel). On remarque à cet égard un goût prononcé chez Terrence Malick pour les réfractaires et les figures d'insubordination, de Badlands (1974) jusqu'à Une vie cachée (2019) et une vie de Jésus (The Way of the Wind sortira en 2025). On soulignera également que la plupart de ses films ont la guerre comme seuil ou sol : Corée pour Badlands, Première Guerre mondiale dans Les Moissons du ciel, Seconde Guerre mondiale et Bataille du Pacifique pour La Ligne rouge, premières guerres des colons contre les tribus amérindiennes du Nouveau Monde, guerre du Vietnam dans The Tree of Life et, à nouveau, la Seconde Guerre mondiale dans Une vie cachée.

 

 

 

. Le perfectionnisme moral contre le conformisme a pour condition de possibilité la « self-reliance » (la confiance). Terrence Malick a suivi à Harvard des cours donnés par Stanley Cavell, grand lecteur de Ralph Waldo Emerson. La confiance est non seulement le transcendantal de l'amour mais aussi du perfectionnisme. Le princesse déchue Powhatan est ainsi la grande figure de l'amour, une héroïne amérindienne du transcendantalisme qui est le premier courant philosophique étasunien. Quand Gangs of New York (2002) de Martin Scorsese fait une généalogie raciale de l'Amérique, Le Nouveau Monde propose de son côté de faire une archéologie du transcendantalisme en voyant l'Amérique comme une aire de confiance et de jeu arrachée à la violente confrontation entre la tradition cosmogonique amérindienne et la projection coloniale et impériale européenne.

 

 

 

. La Confiance en soi (1841) d'Emerson qui appelle celle de l'autre ; la « désobéissance civile » avec Walden (1854) de Henry David Thoreau et ses enfants rebelles qui sont ses ancêtres peut-être ignorés de lui, John Smith et Pocahontas ; la rencontre sensuelle chez Walt Whitman et chez les amants qui rabattent le caquet de la violence de la langue, le monolinguisme de l'autre selon Jacques Derrida, en lui préférant celle des gestes (la gestique est le traducteur universel entre les langues particulières, elle donne plus au corps tout en donnant à la voix un statut délié et incorporel). Si les enfants qui s'aiment et qui jouent s'épanouissent dans leur milieu charnel propre, en ouvrant ainsi une troisième aire favorable aux utopies concrètes comme aux extravagances atopiques, c'est en anges qui partagent une vie cachée comme c'est le cas d'autres amoureux malickiens, dans Badlands, Les Moissons du ciel et Une vie cachée justement. Dans ce dernier film, une citation sublime de George Eliot, la romancière britannique de l'époque victorienne, et issue de son roman Middlemarch (1871), en refermait le tombeau en valant pour les amoureux du cinéma de Terrence Malick : « car le bien croissant du monde dépend en partie d'actes non historiques ; et si les choses ne vont pas pour vous et moi aussi mal qu'elles auraient pu aller, nous en sommes redevables en partie à ceux qui ont vécu fidèlement une vie cachée et qui reposent dans des tombes délaissées ».

 

 

 

. En amont du transcendantalisme, il y a le libéralisme de John Locke (dont John Smith est le ventriloque en arrimant la liberté individuelle au travail de la terre qui légitime son appropriation) et le perfectionnisme de Jean-Jacques Rousseau (celui-ci en cultive la nostalgie avec le mythe du bon sauvage qu'il oppose aux violences sociales de la propriété). Le transcendantalisme, cet idéal kantien revu et corrigé par des auteurs étasuniens, a des proximités avec le bouddhisme et le romantisme, c'est un conséquentialisme anti-utilitariste (l'intérêt moral pour les conséquences des actions excède la seule sphère de l'utilité). Il promeut une éthique de la vie bonne (c'est un eudémonisme) dont l'idéal politique est démocratique (avec toutes ses extensions, le pacifisme et le végétarisme, la Beat Generation et les hippies). Manquerait cependant au tableau l'un des plus grands contradicteurs du transcendantalisme, Herman Melville, l'auteur de Confidence Man (1857) traduit en français par Le Grand Escroc. L'utopie de la confiance a été en effet aussitôt trahie par la liberté d'entreprendre chère à Benjamin Franklin et cette trahison par l'économie est ce contre quoi se constitue Pocahontas dans le point de vue de Terrence Malick, mêlant pour l'avenir le rêve et l'histoire. Le motif melvillien de la confiance trahie est au centre des Moissons du ciel (1978).

 

 

 

. Le transcendantalisme voudrait peut-être éviter également l'écueil du naturalisme qui pose, au moins depuis Descartes et la sécularisation du christianisme, l'existence d'une nature comme un domaine séparé et susceptible de tous les accaparements. D'où sa critique de l'utilitarisme qui radicalise ses origines libérales. Les colons appellent ainsi les indigènes : les « naturals ». Le naturalisme leur appartient, eux qui les voient sortir de la forêt comme s'il s'agissait de ses extensions (l'homologie du guerrier et des arbres ou herbes derrière lesquels il se cache a déjà été investi par Anthony Mann dans L'Appât en 1953). Couper du bois ou abattre des indigènes c'est idem. Si Anthony Mann a vu le naturalisme, Terrence Malick voit plus loin en reconnaissant une autre ontologie, l'animisme (pour reprendre une distinction de l'anthropologue Philippe Descola), dont il examine les métamorphoses quand la pluralité des esprits devient une Mère qui s'oppose au Père auquel ses deux amants s'adressent. L'animisme altéré au contact du christianisme s'apparenterait à la réalisation concrète de l'Esprit hégélien ou, mieux, de l'Absolu de Friedrich Schelling dont les Âges du monde (1815) sont une influence plus manifeste pour The Tree of Life. La voix y est l'intériorisation d'une liberté en excès issu d'un ouvert originaire, un mouvement de retrait préalable à la naissance du divin, une potentialité excédant ses effectuations. Un mysticisme.

 

 

 

. On pourrait dire de l'héroïne malickienne ce que Nietzsche disait déjà d'Emerson : « Emerson a cette gaieté bienveillante et pleine d'esprit qui désarme le sérieux. Il ne se rend pas compte à quel point il est déjà vieux, à quel point il sera encore jeune à l’avenir ». Pocahontas est une ancêtre imaginaire de l'Amérique rêvée par le transcendantalisme même si ce dernier n'avait pas d'yeux pour les Amérindiens. Une sœur Powhatan de la Malinche pour les Mexicains, l'esclave amérindienne nahua offerte à Hernan Cortez lors de la conquête de l'empire aztèque au 16ème siècle et un symbole contradictoire où la traîtresse à sa race est une traductrice duplice dont la cause tient du mélange dans la créolisation et de la vengeance de son sexe face aux violences de son clan.

 

 

 

. On trouvera par ailleurs dans le cinéma étasunien, et significativement dans les marges d'Hollywood comme en dehors de ses bordures, d'autres exemples d'auteurs travaillés par l'actualité des motifs du transcendantalisme : chez Jonas Mekas (Walden, 1968), Robert Kramer (Route One/USA, 1989) et Kelly Reichardt (Old Joy, 2006), encore dans Into the Wild (2007) de Sean Penn (et l'acteur a joué deux fois chez Terrence Malick, dans La Ligne rouge et The Tree of Life).

 

 

 

. « C'est sur nos propres pieds que nous marcherons, c'est avec nos propres mains que nous travaillerons, ce sont nos propres idées que nous exprimerons. Une nation d'hommes existera pour la première fois parce que chacun se croit inspiré par l'âme divine qui inspire tous les hommes » (Ralph Waldo Emerson, Nature, 1836). Pourtant, le concept emersonien de nature pose un double problème alors même qu'il semble pourtant contester l'ontologie naturaliste typique de la sécularisation et de la modernité séparant les choses naturelles de leurs représentations culturelles. D'un côté, la nature emersonienne rejoindrait la « philosophie de la nature » schellingienne en posant la réunification de la nature et de l'esprit qui sont les deux versants complémentaires de l'être, la première étant faite d'extériorité quand la seconde est d'intériorité. Sauf que cette perspective demeure captive d'une ontologie qui, dans la continuité de l'idéalisme kantien, abolit toute idée de métaphysique sous prétexte de s'émanciper ontologiquement de la tutelle théologique. Cette abolition s'inscrit dans un processus de sécularisation qui s'est soldé par la rivalité dans l'impérialité des nations européennes et leur extension coloniale a institué le racisme moderne en ayant pour conséquence les ravages écologiques de l'industrialisme, de l'extractivisme et du capitalisme fossile. L'anglicanisme marque à cet égard pour le royaume britannique la rupture avec la papauté et l'identité confessionnelle nouvelle d'une monarchie qui devient impériale à partir du 16ème siècle.

 

 

 

. De l'autre, l'abolition de la métaphysique au nom de l'idée qu'il n'y a qu'un monde et, par voie de conséquence, aucun sur-monde ne fait aucune place aux cosmologies amérindiennes. Ainsi, Emerson adresse en 1838 une lettre au président des États-Unis d'alors, Martin Van Buren, en faveur des Cherokee chassés de leurs terres mais en souscrivant à leur « infériorité éternelle ». La limite du concept de nature, partagée par Emerson comme par son prédécesseur Schelling, exerce ses effets de clôture face aux métaphysiques indigènes. Terrence Malick tenterait d'y répondre par la voix féminine d'un animisme renouvelé, à l'épreuve des voix masculines encore redevables de la théologie chrétienne, mais ce mysticisme reste lui aussi captif d'une ontologie qui, si elle oppose la spiritualisation de la nature à la naturalisation de l'esprit, refuse toute idée de réalité transmondaine.

 

 

 

. Le Nouveau Monde est organisé autour d'une tension entre l'individualisme démocratique d'Emerson, Thoreau et Whitman et l'émergence d'une nouvelle collectivité politique avec Richard Wagner, ainsi celui de l'opéra Parsifal et cela s'atteste dans la triangulation entre éros, philia et agapè : l'amour est rédempteur en étant renoncement (la totalité que prescrit la variation infinie du leitmotiv laisse place à une dialectique sans interruption des continuités et discontinuités dont la déliaison est le secret). L'Éros de la passion charnelle jusqu'à être belliqueuse n'étouffe donc pas les deux autres amours : l'amour inconditionnel et divin (agapè) et l'amour raisonnable des nouvelles formes de relation (philia). Alors l'adoption l'emporte, même provisoirement, notamment avec ses rituels chamaniques du côté des Powhatans, sur le modèle occidental de la domestication avec ses partages symboliques, nature et culture pour le naturalisme comme espace extérieur et masculin pour la production et espace intérieur et féminin pour la reproduction. Avec l'adoption, la filiation n'apparaît plus dès lors que comme un cas particulier de la « philiation » (Marie José Mondzain).

 

 

 

. Ce qui s'est inventé de démocratie avant son institution américaine, c'est dans l'acte d'amour, l'événement dans la déliaison subjective des attaches organiques, traditionnelles et communautaires, et la confiance faite à l'autre venu de l'autre rive. Cela se raconte dans les opéras de Richard Wagner, ici avec ce miraculé qu'est John Smith (et il l'est deux fois, parce que Powhatan l'a sauvé de la sanction paternelle comme en raison d'un mensonge qui l'aura fait passer pour mort).

 

 

 

 

 

3) Courant de conscience et polyphonies incorporelles (narration décentrée, indirecte, libre)

 

 

 

 

 

. Répondre à sa constitution, écrivait Emerson, c'est faire retentir l'universel qu'il y a dans ma voix à moi. Et ce retentissement singulier de l'universel résonne avec l'idéalisme post-hégélien de Schelling puisqu'il contracte son être hors de lui-même. Trouver sa voix pour parler au nom des autres en les laissant parler pour moi (Stanley Cavell, Les Voix de la raison) ; y participe le discours indirect libre (les analyses linguistiques de Mikhaïl Bakhtine sur Balzac et Dostoïevski : dialogisme et polyphonie croisent le discours neutre avec le monologue intérieur des personnages). Les voix incorporelles sont la polyphonie spirituelle tonalisant concrètement l'universel : la Raison dans l'Histoire mais contre Hegel et sa hiérarchie des races est ce que rédime l'Absolu schellingien en tant qu'il est une déchirure originelle dont les conséquences s'évaluent entre potentialités et réalisations.

 

 

 

. Répondre à l'éducation selon Emerson et Stanley Cavell invite à ce que l'autre puisse poursuivre, qu'il soit un relais. Converser pour grandir en sauvant sa part d'enfance, de nouveauté et d'utopie. La voix, comme intérieure et incorporelle, est ainsi une conversation dialogique et polyphonique. Comme l'a dit Sandra Laugier, traductrice de Cavell, ce dernier a fait revenir la voix en philosophie.

 

 

 

. Le courant de conscience rompt avec la tradition classique et dramatique du monologue intérieur, en étant plus délié et dissociatif. Il est une invention de la psychologie du pragmatiste William James, frère d'Henry, qui anticiperait aussi la phénoménologie husserlienne, exemplaire pour témoigner des inventions littéraires de James Joyce et Virginia Woolf, Claude Simon et William Faulkner. Le courant de conscience est comme un fleuve d'or, Rhin ou rivières américaines, et ses fluences et écoulements ont pour embranchement le flottement incorporel et polyphonique des voix.

 

 

 

. Michel Chion parle, lui, d'une « narration décentrée » caractéristique du cinéma de Terrence Malick qui repose sur un tressage de voix-off désaxées par rapport à l'action (l'intériorité y est ainsi privilégiée). Le décentrement s'allie aux trajectoires de déterritorialisation des personnages, aux vagabonds de l'amour qui ont leurs extravagances (Thoreau), aux accidentés mutuels de la projection coloniale de l'occident qui en sont les naufragés et les rescapés – les « occidentés » (Jacques Lacan).

 

 

 

 

 

4) La Raison dans l'Histoire et les ruses de l'Absolu (limites du perspectivisme)

 

 

 

 

 

. Le Nouveau Monde est un film hégélien mais tout entier tourné et retourné contre Hegel, dialectiquement. Le Hegel dont il est ici question est celui de La Raison dans l'histoire, publication posthume de son introduction aux Leçons sur la philosophie de l'histoire (1837). Il s'agit pour le philosophe allemand de célébrer le triomphe du christianisme sur toutes les autres formes de spiritualité, religions naturelles et animisme, polythéisme et monothéismes musulman et juif, parce qu'il consacre la Raison en reconnaissant le divin non dans une essence séparée mais dans l'Homme. Pour le cinéaste, ce n'est pas l'animiste qui est l'enfance primitive de l'Absolu et le chrétien qui en personnifierait l'âge adulte dans le visage de l'esprit universel, mais l'indigène qui par amour est la porteuse de vérité du sens du monde, l'accoucheuse d'un pur devenir dans l'impurification et la différenciation. Si le « noûs » (l'Esprit ou la Raison en langage hégélien) commande au sens de l'Histoire ainsi qu'à son progrès logique et téléologique, la ruse en gouverne la raison en roulant aussi pour l'Absolu de Schelling, avec ses versants, Nature et Esprit, la première qui est toute intériorité et le seconde, toute intériorité. Et ses enfants sont ceux qui s'aiment et jouent, loin de tout essaimage quand l'essaim dit pour les abeilles la recherche d'une nouvelle colonie. « Tout sert notre progrès au Nouveau Monde, même les revers, les vents contraires et les contre-courants. Malgré les intempéries et les bourrasques en nombre, les passes difficiles, le navire dans l'ensemble, continue incontestablement à faire voile vers son but. » écrit Walt Whitman dans son Manuel d'Amérique (1892) mais son transcendantalisme serait malgré tout encore davantage hégélien que schellingien.

 

 

 

. L'Amérique reste encore inapprochable (Stanley Cavell) et sa part native rappelle à tout commencement qu'il est un éternel retour. Et il revient dans la figure particulière qui incarne l'esprit du monde : l'indigène acculturé à la logique occidentale, non pour s'y dissoudre dans l'assimilation, mais y inséminer l'espérance dans l'événement et l'utopie dont elle a été porteuse. Occidentaliser l'indigène aura tenu à indigéniser l'occidental. Quand il y a rencontre avec l'autre, l'altération est toujours réciproque et seul l'amour dans la confiance faite à l'autre qui vient de l'autre rive pourra faire exception à l'ordre des rivalités antagoniques. Le ciel est retrouvé mais c'est d'un autre ciel dont il s'agit et il s'oppose à la sécularisation qui a fait la critique du ciel pour ensuite envahir la terre (avec la colonie anglaise de Jamestown en 1607) et y creuser à l'intérieur (pour trouver de l'eau ou de l'or). L'abolition du ciel a en effet abouti à l'enfer des empires et leur rivalité sur et sous la terre, voilà l'histoire méconnue de la sécularisation, écologique et raciale (Mohamed Amer Meziane). Le seul eldorado digne d'être découvert puisqu'il ne serait ni prédateur ni déprédateur, l'ultime métaphysique qu'il nous resterait après la dissipation des métaphysiques par la sécularité : c'est le ciel intérieur des amoureux, même si l'un fuit (John Smith dans les déserts du nord de l'Amérique) et l'autre se tait en sachant être l'amour d'après (John Rolfe arrive en Amérique deux fois endeuillé, de sa femme et leur fille). Sa tonalité est donnée par le concerto pour piano n°23 de Mozart, la musique accompagnant le « vert paradis des amours enfantines » (Charles Baudelaire).

 

 

 

. L'héroïne est donc une figure de l'entre-deux, elle nage en évitant de se noyer entre deux eaux, les eaux de l'ici et celles de l'ailleurs. Entre deux noms plus un (Matoaka dit la « fleur entre deux ruisseaux », Pocahontas « la hardie, l'impertinente, l'indomptée », Rebecca la « porteuse d'eau ») ; entre deux collectivités humaines (la tribu des Powhatans et le groupe des colons anglais) ; entre deux continents (Amérique et Europe) ; entre deux hommes (John Smith et John Rolfe) ; entre mythe ou légende et histoire (comme Zaphira dans La Dernière Reine d'Adila Bendimerad et Damien Ounouri) ; entre deux mondes (la mondialisation et la mondialité de Jean-Luc Nancy, la globalisation et la créolisation qui en résulte tout en s'y opposant de façon incalculable, la fin du monde dans l'immonde ou bien dans sa relance native) qui sont en vérité deux âges du monde.

 

 

 

. Le passage par les Indes dit ainsi l'amour en paradis perdu pour John Smith cédant à l'appel des devoirs impériaux. La métaphore dit aussi le Royaume de souveraineté pour son éternelle aimée.

 

 

 

. Triste et vagabonde, Moestra et Errabunda comme le poème de Charles Baudelaire. Le cinéma de Terrence Malick est une célébration du « vert paradis des amours enfantines » et sa passion des robinsonnades s'élève contre Daniel Defoe, moins pour reconstruire l'idéal édénique de l'utopie libérale que pour inventer des aires de jeu et d'enfance pour les amoureux. Son geste est polarisé entre « le Royaume et le Jardin » (Giorgio Agamben). Le paradis ne s'y retrouve que toujours déjà perdu, tandis que le royaume est encore à venir. Entre le toujours-déjà et l'à-venir, entre spleen et idéal, entre la nostalgie et la mélancolie (mieux, entre la mélancolie du passé et celle de l'avenir, la saudade pour les Portugais), l'instant se charge d'éternel comme chez Charles Baudelaire.

 

 

 

. Matoaka/Amonute/Rebecca meurt dans un précipité d'ellipses, elle disparaît dans la collure comme la Gertrud de Carl T. Dreyer. Elle répète un motif, celui du lit qu'elle cherche à fuir. Elle va plus vite aussi que son enfant qui joue avec elle et la cherche en en étant l'avenir ; elle est la nomade, l'outlandish (Herman Melville). Une « enfant sauvage » (Terrence Malick y penserait d'autant plus que le film éponyme de François Truffaut a été la raison pour laquelle il a voulu travailler avec Nestor Almendros sur Les Moissons du ciel) quand, malgré talons et corset auxquels elle se soumet en bridant son corps, elle conserve le rituel de fertilité des ancêtres (avec le plat de poissons) lors de la récolte des feuilles de tabac. D'ailleurs, ce n'est pas le seul reliquat des mondes anciens quand on voit en effet dans une rue de Londres un enfant tenir un arbre de Mai, vieux symbole de fertilité et survivance du paganisme. Les survivances sont ainsi la part spectrale de l'universel. Une forme de vie se reconnaît des frères humains et non humains à la cour d'Angleterre, avec le raton laveur encagé et l'homme africain, autres figures de la sécularisation et de la déterritorialisation. Elle est l'enfance interspécifique d'une terre appelant à la « communauté terrestre » (Achille Mbembe).

 

 

 

. Une comparaison est encore possible entre la fin du Nouveau Monde et celle de Shining (1980) de Stanley Kubrick : dans le labyrinthe de buis dont le modèle est autant grec que son jardin est anglais, donnant une image de la domestication de nature dans la perspective occidentale, un enfant y perd son père en retrouvant au dehors sa mère (Stanley Kubrick), quand un autre perd sa mère avant de retrouver son père pour repartir avec lui en Amérique (Terrence Malick). L'Amérique est donc un jardin à l'extérieur du jardin, le Royaume au-delà du Paradis où la triade familiale s'ouvre à une nouvelle triangulation pour l'enfant qui n'a plus que l'un de ses deux parents présents. L'absent ouvre ainsi au vide et, avec lui, aux battements des cœurs et des paupières, mais aussi des pieds et des mains, paumes ouvertes (pronation) ou retournées (supination), une aile pour la Nature en ses gravités et une autre pour l'Esprit allégé. Alors, la main qui blesse peut être celle qui caresse (Hegel et Parsifal), une adoration dans la déclosion, au-delà de toute clôture occidentale (Jean-Luc Nancy).

 

 

 

. Un péril demeure cependant, le nuage sombre que n'éclaircit pas totalement la clairière du Nouveau Monde : que l'indigène serve seulement à la rénovation du transcendantalisme, qu'il représente également l'auxiliaire spirituel d'un renouveau d'un ethnocentrisme occidental, et qu'il soit encore le bon Vendredi nécessaire à Robinson pour connaître enfin le repos en son dimanche. L'île des robinsonnades en royaume des amours nomades n'échapperait pas à la clôture ontologique pour le lecteur d'Emerson, Cavell et Heidegger qui désire le ciel, mais pur de toute métaphysique.

 

 

 

. Si le processus de civilisation (Norbert Elias) est un processus d'allègement et d'antigravitation (Peter Sloterdijk), c'est tout le cinéma de Terrence Malick qui balance entre les bulles de savon (l'aire de jeu et d'enfance, de confiance et de désobéissance des amoureux, leur extravagance atopique et édénique) et la forme monumentale des cathédrales (la requalification du mysticisme s'enfle de référentiels chrétiens que vérifie l'abus des focales courts, acté dès The Tree of Life). Les deux ailes de souveraineté de l'ange intercesseur, quand la légèreté de l'une ne contredit pas suffisamment la lourdeur de l'autre, l'apparentent dès lors à l'albatros de Charles Baudelaire, le volatile des océans qui invite à l'ailleurs mais dont les ailes de géant, aussi, l'empêchent de marcher.

 

 

 

12 septembre 2024