Ghassan Salhab, la tige en fleur d'une blessure qui bouture

(entretien autour de La Vallée et L'Encre de Chine)

Le 26 mars 2016, nous nous entretenions à Paris avec le cinéaste Ghassan Salhab à l'occasion de la découverte conjointe de deux films, La Vallée et L'Encre de Chine. Huit ans ont passé depuis, l'entretien n'avait jamais été publié. On le rend public au moment de son retour à Paris à l'occasion de la sortie d'un coffret DVD par Shellac et d'une rétrospective de ses films.

 

Huit ans ont passé et si la fin de la décennie 2010 semblait prometteuse, avec les soulèvements des peuples au Liban, en France et ailleurs, les années qui ont suivi nous sont passé-e-s dessus depuis à la manière d'un bulldozer, Yémen oublié et Syrie à la croisée des destins, crise sanitaire, explosion du port de Beyrouth, fascisation planétaire et colonialisme génocidaire d'Israël qui enfonce le Proche-Orient dans la guerre.

 

Huit ans et le monde n'en finit pas d'agoniser. On y résiste comme on peut, on fourbit les armes que nous prodiguent le cinéma et l'amitié. Relire cet entretien aujourd'hui ne remédie à rien, sinon qu'il nous inspire à continuer et même si l'on ne peut pas continuer, on va continuer.

25 novembre 2024


 « Les Causes perdues sont justement celles qui auraient pu sauver le monde »

(Gilbert Keith Chesterton, Ce qui cloche dans le monde, 1910)

 

 

 

L'année 2016 pourrait bien avoir été celle de Ghassan Salhab, auteur de deux films parallèles, aussi différents (parce qu'ils relèvent d'économies de production opposées) qu'ils en reviennent au même d'une persévérance dans la nécessité du cinéma. C'est un long-métrage (le sixième ou, comme fiction, et c'est alors le cinquième depuis Beyrouth fantôme en 1998) intitulé La Vallée d'une durée de 134 minutes, produit par Abbout Production, les Films d'ici et Unafilm, montré dans plusieurs festivals internationaux depuis deux ans et distribué en France par Survivance au printemps 2016. Et c'est L'Encre de Chine, un essai vidéo de 55 minutes (au moins le dixième d'une série initiée depuis le tournant des années 1990-2000) réalisé à la main, dans un registre plus proche encore de son auteur, filmé à l'aide d'un iPhone 4s et monté à la maison, et dont la première projection aura été accueillie au FID Marseille en juillet 2016.

 

En voilà un écart, et même un grand en ce qu'il caractérise exemplairement les lignes de faille de l'œuvre, en même temps que celle-ci s'attache justement à faire disjoncter toutes les partitions catégoriques : documentaire et fiction, récit et expérimentation, figuration et abstraction, autoportraits déboîtés et fictions à la fois cryptiques et allégoriques, écritures littéraire et cinématographique. Jusqu'à finir par brouiller les lignes de démarcation entre le majeur et le mineur, tout en reconduisant cependant, partout et pour tous, en échelles macro et micro, un puissant principe de division, vital et nerveux comme un rock martial de Joy Division. En vertu des formes esthétiques caractérisées par l'écart dans les manières de faire, de produire et de réaliser, le parallélisme instruira alors un véritable champ de polarisation cinématographique. Les deux faces ou versants de l'œuvre seraient comme deux visages (celui du cinéaste et du vidéaste) ou bien encore comme deux chaînes montagneuses (le Mont Liban à l'ouest et à l'est l'Anti-Liban) dans l'intervalle desquelles règne souverainement la vallée fertile de la Bekaa. Deux pôles dès lors chargés de faire circuler une énergie magnétique afin que la polarisation se comprenne comme intermédiation et comme interpolation, comme intervallement et magnétisation rétrospective des formes. Avec correspondances en terme de sens, surimpressions réciproques des signes échangés et dissémination éparse de leurs effets.

 

Ghassan Salhab est un gymnaste passé maître en barres, à la fois parallèles et asymétriques. Ses deux manières de faire du cinéma ne sont pas dichotomiques mais bien plutôt bipolaires en redéployant autrement que leur auteur est double, il l'a toujours déjà été à l'origine, une sorte de Janus bifrons de notre temps qu'il vaut mieux affronter à deux solitudes que tout seul.

 

C'est qu'il nous faudra alors comme spectateur apprendre à investir l'écart proprement parallactique marqué par un geste de cinéma soucieux d'aller au-delà qu'à l'endroit, c'est-à-dire pas très loin généralement, où mène le soulignement des différences déductibles de frontières a priori. D'autant plus quand le cinéaste dont il est question ici dispose d'une cartographie personnelle multipolaire (né en 1958 à Dakar de parents libanais, ce Beyrouthin d'adoption a longtemps vécu à Paris). C'est qu'il nous faudra voir La Vallée et L'Encre de Chine en essayant de discuter avec ce Janus qu'est leur auteur des deux en même temps, en les confrontant dialectiquement mais sans synthèse réconciliatrice. La seule relève consistant justement à ne jamais lever le différend ni à se soustraire aux impératifs de l'antagonisme. C'est qu'il nous faudra penser essentiellement l'effet de parallaxe résultant de la mise en rapport de ces deux films dont la fourche actualise les deux tendances serpentines à l'œuvre dans une œuvre résolument bifrons : c'est-à-dire conjointement tout autant que différemment. Non seulement parce que La Vallée et L'Encre de Chine autorisent respectivement l'apparent déplacement de l'œuvre provoqué par un changement de point de vue sur elle-même donné par un film relevant de l'une ou l'autre des deux pôles ou tendances. Mais aussi et surtout parce qu'ils exposent dans le partage même de leur intervalle la « différence pure », celle de tout « élément vis-à-vis de lui-même » (Slavoj Žižek, La Parallaxe, éd. Fayard, 2008).

 

La différence au sens de la parallaxe n'indique alors rien d'autre que l'extraction décisive du réel de l'antagonisme forclos ou refoulé par toutes les parades imaginaires de l'identité. C'est pourquoi le style de Ghassan Salhab doit s'envisager dans toutes les dimensions de son tranchant : comme une pointe ou un stigmate – la tige en fleur d'une blessure qui bouture. L'écart parallactique permet à l'œuvre de se manifester sous les auspices de la dis-semblance et du dédoublement, sous la condition d'une division fondamentale, peut-être même originaire.

 

L'écart parallactique comme une parenthèse prophylactique, l'entre par le chas duquel se faufilent, dans le dos du moi, tous les autres en tête d'aiguille, le cinéaste ne ressemblant à lui-même que pour autant que son jeu donne à voir dans son je les jeux de masque et de l'avec. Tantôt dans le déploiement des fracas d'une guerre à venir que personne ne verrait arriver, sinon son prophète accidenté et amnésique (La Vallée). Tantôt dans le murmure poétique offrant en bordure du bruissement du monde le témoignage de l'impossibilité de témoigner du passé de la guerre jamais passée (L'Encre de Chine). Même seul, il faut toujours savoir être (au moins) deux afin d'être « tout à la fois le plus solitaire et le plus lié à la communauté » (Rilke).

 

Alexia Roux et Saad Chakali

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Nous voudrions commencer cet entretien avec l'idée d'écart parallactique à partir de laquelle nous essaierons de penser ensemble tous tes films, en particulier ces deux-là : La Vallée (2014) qui est sorti en France au printemps 2016 et L'Encre de Chine (2016) présenté en juillet de la même année au FID Marseille. C'est à partir d'une citation d'un poète qui t'est chère, Rainer Maria Rilke (« Ta vie se termine en aiguille dans les individualités et c'est par les vallées les plus larges que passe le sentier de sommets en sommets »), que nous voulions tout d'abord confronter les deux films. L'un des sentiers de ton œuvre passerait ainsi entre ces deux sommets que représenteraient La Vallée sur un versant macro et L'Encre de Chine sur son pendant plus micro. En conséquence de quoi, le premier film verrait-il plus large en imaginant pour le Liban, après Le Dernier homme (2006) et La Montagne (2010), une autre catastrophe (autre parce qu'elle peut advenir, parce qu'elle reste encore à venir) tandis que le second, dans la suite des essais vidéos à l'instar de Mon corps vivant, mon corps mort (2003), toucherait-il davantage à l'aiguille individuelle ayant transpercé le cœur de ta propre vie ?

 

 

 

La Vallée est effectivement un peu comme un large tableau (format paysage, comme on dit) qui tente l'ampleur, mais qui est tout de même « coincé » entre deux chaînes de montagnes (on descend d'un sommet vers cette vallée), là où L'Encre de Chine est plus dans cette aiguille individuelle qui transperce au cœur de ma propre vie, et qui a peut-être perdu le fil… La grande différence entre les deux films, c'est que La Vallée est d'abord un scénario. Évidemment, le film peut encore pas mal évoluer, changer, jusqu'au mixage même. Je prends aussi beaucoup de notes en cours, mais le film est déjà là, sur ses rails, si je puis dire, avant même de commencer toutes les démarches, d'enclencher le processus habituel. Tandis qu'avec L'Encre de Chine, il s'agit de tout autre chose. Il part de soi, ce point fixe et fuyant à la fois… J'accompagnais le film La Vallée dans les festivals et je n'arrivais pas à écrire. Je suis allé chez des amis qui vivent hors de Paris, à côté d'Angers. Et pendant mon voyage en train, je pose mon iPhone contre la vitre, tourné vers l'extérieur. Sans m'en rendre compte, je tournais mon plus long plan, qui allait se retrouver dans L'Encre de Chine. Dès qu'il y a une vitre, cet appareil a la particularité de faire le point au plus près. C'est d'ailleurs le même appareil que j'ai utilisé pour une séquence de La Vallée : Carlos Chahine, l'interprète principal du film, dort, il y a comme une route un peu floue vue à travers une vitre. Un plan tourné à New York. Par hasard, j'ai saisi cette particularité de cet appareil quant à l'avant-plan. Je ne savais pas que j'allais l'utiliser pour un film, La Vallée n'existait même pas encore sur papier. Pour revenir à L'Encre de Chine, je me souviens d'autres images tournées ailleurs, mais aussi que rien n'a été fait intentionnellement, ressentant surtout la nécessité de me questionner quant à cette fameuse « place », la place de tout un chacun en ce monde, puisqu'à ce moment là j'ai du déménager, enfin, on m'a mis dehors. Je perdais un lieu pour aller vers un autre, toujours dans la même ville, Beyrouth. À la différence de La Vallée, L'Encre de Chine a été un work-in-progress, sans idée fixe derrière la tête. Ma démarche s'est précisée au gré du temps, au fil du montage qui se construisait en même temps que filmer, recueillir. Je tournais, je glanais des images y compris d'anciennes. Je n'invoquais pas seulement des poètes vivants ou morts mais aussi parfois leurs voix, Pierre Reverdy, Paul Celan, Sylvia Plath… J'ai aussi, à l'instar de textes et de voix appartenant à ces grands poètes, plongé dans des images qui n'avaient aucune destinée première. J'ai toujours été intrigué par cette multitude d'images que les gens, que nous prenons au quotidien. À quoi, à qui sont-elles destinées ? Sont-elles assignées à rester dans une mémoire déjà morte ?

 

 

 

Il y a effectivement l'aiguille qui, peut-être parce que tu utilises un iPhone, est effilée, affinée, plus tranchante et davantage branchée sur ta propre subjectivité. La Vallée est un film qui doit aussi répondre à des normes d'écriture, de production parce que c'est une fiction. Mais ce qui est intéressant dans l'exercice de l'essai vidéo, c'est très clairement le geste de filmer qui l'emporte sur un projet qui serait celui de réaliser un film avec une histoire, un début, un milieu et une fin. Le geste est comme primordial et le film peut venir dans l'intervalle d'un moment où l'on se dit avoir suffisamment accumulé d'images et de matières pour établir un montage alors que dans La Vallée, il y a un projet qui mobilise et immobilise beaucoup plus de monde. Quand nous parlons d'écart parallactique dans l'œuvre, c'est afin de souligner ta volonté de faire nécessité vertu : la production des longs-métrages de fiction est lourde (et de plus en plus compliquée, l'accès aux salles est de plus en plus difficile, entre deux films beaucoup de temps peut passer) ; de l'autre côté, l'accès aux petites caméras domestiques incorporées dans les téléphones est facilitée et, alors, tu peux souverainement faire des images.

 

 

 

Il est passionnant de pouvoir passer d'une économie où il s'agit évidemment pour les fictions de trouver de l'argent, mais aussi et surtout de travailler avec des gens, de nouer des complicités, à une économie où le travail se fait quasiment seul (pour les essais). Deux gestes fort différents, deux compositions bien différentes. L'Encre de Chine peut être considéré à la rigueur comme un geste beaucoup plus organique car il va épouser littéralement mon quotidien, il va devenir une extension de mon propre corps parce que je tiens l'iPhone à la main. À l'inverse de La Vallée. Par exemple, je suis dans un café et je vois face à moi un mur nu. Je constate un banal jeu d'ombre et de lumière, je prends mon appareil et je filme. Un accompagnement au plus près de mon quotidien en quelque sorte. Je me lève tôt le matin, j'ai à peine les yeux ouverts et je constate à nouveau un jeu de lumière dans ma chambre alors que ma compagne dort encore, je prends mon iPhone et je filme. Voilà.

 

 

 

Ça, c'est un grand bonheur !

 

 

 

Tout à fait ! Un bonheur immédiat, irréfléchi. Au bout d'un moment, quand je commençais à voir ce qui se construisait, une certaine préparation, anticipation, est tout de même entrée en jeu, pour certains plans du moins. Pour filmer le poète Adel Nassar, j'ai demandé à un camarade de venir avec une caméra, ce qui ne m'a pas empêché de sortir mon iPhone et de filmer aussi. Les deux modes de filmage ne sont pas en opposition (les deux sont dans le film d'ailleurs), mais c'est cette espèce d'accompagnement permanent qui m'a permis de laisser place au tout possible, au risque de m'égarer. La liberté est chose pour le moins compliquée, dangereuse, elle ouvre de véritables gouffres. Elle ouvre tellement le champ, surtout que je n'avais absolument rien défini au préalable. Et dans L'Encre de Chine, au fil du processus, j'avais compris qu'il ne me fallait surtout pas refermer ce champ. Cette question de ma supposée place en ce monde se précisait encore plus, et c'est une question qui est sans réponse, puisque sans cesse remise en question par le cours des choses.

 

 

 

La Vallée est l'exploration d'une géographie déterminée, mais pas du tout sur un mode présentatif et illustratif. Ton film propose au contraire la réinvention d'un lieu existant, déplié et reconfiguré par la fiction. La géographie de L'Encre de Chine est davantage éclatée et indécidable, nébuleuse même, puisque nous ne savons pas où a été tourné tel ou tel plan.

 

 

 

C'est peut-être une géographie plus mentale mais aussi plus totale.

 

 

 

Une géographie peut-être plus libre aussi. Un cinéaste doit réfléchir à la possibilité de constituer une économie avec plusieurs faces, plusieurs manières de faire sans les hiérarchiser, afin d'échapper aux contraintes exercées par une industrie qui le prive de la possibilité de faire librement des images. Le geste doit être plus fort que les contraintes industrielles qui déterminent la possibilité de faire des films, mais en les restreignant aussi la plupart du temps.

 

 

 

Je pense que l'un des gestes primordiaux d'un cinéaste consiste soit à faire fi des contraintes, soit au contraire à s'y confronter. Dans La Vallée, je m'y confronte parce que c'est un « gros » film avec un petit budget. Je vois comment je peux le réaliser sans céder sur mon désir, sur ce que je pressens, sans le ratatiner, « en gonflant » mes possibilités matérielles, en me confrontant au vouloir dudit marché. L'Encre de Chine fait en revanche complètement fi de toutes ces contraintes, matérielle, financière, et du coup il se et me travaille autrement.

 

 

 

T'a-t-on par exemple déjà dit que tu réalisais d'un côté des films mineurs et de l'autre des films majeurs ?

 

 

 

Oui, on m'a même dit que je faisais des films mineurs entre deux films majeurs, mais hors de question pour moi de hiérarchiser mes films. L'Encre de Chine m'a quand même pris beaucoup de temps. Mais au-delà de cette question, il y a des cinéastes bien plus à l'aise dans une forme plutôt que dans une autre. Je ne m'en préoccupe pas. Peut-être que je suis très à l'aise avec mes essais filmés car je suis dans « mon » élément, c'est-à-dire l'écriture qui se découvre en cours de route. Sans dire bien entendu que La Vallée est mainstream, je ne peux que repenser à Fassbinder qui considérait qu'il était dommageable non pas d'écrire un scénario, mais que fatalement on n'écrive pas de scénario pour un film mais pour obtenir de l'argent. J'écris certes un long-métrage pour avoir de l'argent, des fonds, mais à partir du moment où je commence à écrire, je suis dans le film, au cœur même. Sans parler des notes pour le futur tournage que nul ne lira, et qui me sont primordiales… L'Encre de Chine est peut-être un objet plus mineur économiquement parlant, mais du coup peut-être est-il plus périlleux.

 

 

 

Personne ne va de l'extérieur t'imposer de contraintes.

 

 

 

Je n'ai pas cherché d'argent, je n'ai eu aucune contrainte, à l'exception de celles que je me suis librement fixées.

 

 

 

Tu composes seulement avec tous les autres qui peuplent l'intérieur de toi-même. La dispute est d'abord interne.

 

 

 

J'ai construit ce film au fil de ce que j'ai glané. Quand je tournais des plans, je n'avais aucune idée de la place qu'ils allaient occuper in fine. Je montais en parallèle tout en travaillant constamment à faire bouger les choses, les lignes. Ce n'est pas un film « fait maison » dans le sens banal du terme, il a en fait commencé à voir le jour au moment où j'ai compris qu'il fallait que je sorte sans sortir. Je m'explique. Je sors de mon appartement, d'un café, de Beyrouth, mais où suis-je ? Au Proche-Orient avec tout ce qui se passe ? J'en ressens très profondément les répercussions mais je ne vais pas prendre les armes pour autant et me battre avec je ne sais qui. Pour aller au plus simple : comment dois-je composer avec la fureur de cette région ? Et c'est là où le film s'est alors clarifié. Je me suis demandé si les poètes pouvaient nous sauver même si je ne le pense pas. Mais à partir du moment où je me pose la question, c'est que j'en émettais cependant la possibilité, même fragilement. On revient à Hölderlin, Novalis, les grands romantiques allemands. Je me suis alors retrouvé dans une situation qui m'aura pris beaucoup de semaines de réflexion. Ce n'était plus une extension de moi, mais tout simplement moi, mon être, mon parcours. Je n'ai pas pu m'empêcher de penser à toutes ces images produites et postées au quotidien sur Youtube ou sur les autres plates-formes, et aussi à ce qu'en ont fait Oussama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan, par exemple, pour leur film Eau argentée : Syrie autoportrait (2014). Je me suis donc retrouvé avec les images de ce qui se passe dans le monde pris dans sa fureur actuelle, sans me poser une seule fois la question du jugement car je ne suis pas un moralisateur. Le monde est depuis très longtemps dans un état de fureur – sauf que nous n'avions pas à subir toutes ces supposées images. Elles sont maintenant démultipliées, elles viennent de partout, y compris chez un cinéaste syrien qui tente de les organiser. J'avais vu beaucoup d'images tout en sachant pertinemment que je n'allais par les utiliser, peut-être pour me protéger de la redite. Et là, je me suis adonné à l'une de mes obsessions : j'ai écouté. On peut faire parfois les deux mais là, j'ai préféré écouter plutôt que voir, j'ai donc fermé les yeux. Non par pudeur, car pour être sincère, je suis touché par ces images mais voilà, je vis dans cette région depuis belle lurette. J'ai compris que cette guerre devait venir, pénétrer le film par le son. Je ne cherchais pas une solution, je me questionnais. Et comme je m'intéresse tout de même beaucoup à la fiction, j'ai pensé à comment le cinéma de fiction se coltine la violence en soi, et alors, je ne sais comment, m'est revenu en tête Porcherie (1969) de Pier Paolo Pasolini. Il s'y passe quelques chose qui fait penser à la situation actuelle, ce primitif, ce double, cette guerre civile constamment incivile tout compte fait. Et la violence fait toujours penser à la violence.

 

 

 

Le cinéma propose par la forme une organisation de la violence, un sens à l'insensé.

 

 

 

Oui. Au lieu d'aller chercher sur Youtube qui croit nous montrer des images du réel, j'ai préféré le film de Pasolini qui propose une représentation assumée puisque il s'agit d'une fiction. Et ce qui est amusant, c'est que l'extrait utilisé dans L'Encre de Chine a été trouvé sur Youtube et non à partir d'un DVD. Je suis donc resté dans Youtube, mais en glissant. Et c'est à cet instant que j'ai pris conscience que, de « là où je suis », je pouvais continuer le film parce que, à l'endroit où tu es, c'est le monde et pas seulement toi.

 

 

 

Tu insistes sur la nécessité de la fiction dans L'Encre de Chine pour mieux percevoir les bruits du monde tels qu'ils nous arrivent par le biais de tuyaux pas toujours bien embouchés. Le cinéma est effectivement une manière de mieux entendre les bruits du monde en ces désastres. À ce titre, Alain Badiou propose audacieusement que « mieux vaut un désastre qu'un désêtre » en ce que la catastrophe implique dans sa négativité même la mince possibilité pour un sursaut vital et créateur des subjectivités, notamment politiques. Lénine le disait déjà en son temps. Le désastre serait dès lors ce qui détermine l'écart parallactique au principe du champ magnétique dressé par tes deux films : celui qui arrive peut-être pour les habitants de La Vallée ; celui dont tu reviens dans L'Encre de Chine. D'un côté (de La Vallée), nous avons des travellings documentaires sur des camps de réfugiés syriens situés dans la Bekaa et d'étonnants effets spéciaux numériques ; de l'autre côté (de L'Encre de Chine), ce sont les extraits d'un corps à corps mortel issu de Porcherie de Pier Paolo Pasolini ou d'un film de propagande anti-impérialiste tourné en 1972 par Koji Wakamatsu et Masao Adachi, et puis encore quelques sons de la guerre en Syrie trouvés sur Internet. Au carrefour virtuel de ces images hétérogènes, le montage consisterait-il à en faire son miel (un « butin de guerre » aurait dit Kateb Yacine que d'ailleurs tu cites dans L'Encre de Chine) ? Convertir ainsi le documentaire en fiction et vice-versa, est-ce traduire aussi l'écriture de l'auto en celle de l'allo, l'écriture de soi-même en celle d'un autre et réciproquement ?

 

 

 

Oui, il faut essayer. Alain Badiou pense que les sociétés ont perdu l'être et quand adviennent les désastres, elles peuvent regagner l'être mais aussi perdre le corps. Cela se pose forcément à moi qui vit au Liban depuis pas mal d'années, et qui a été politiquement engagé, en raison de la cause palestinienne. Je suis un peu l'enfant de Pasolini et de Wakamatsu. Ils ont produit ces images à un moment où je n'avais pas encore la conscience de tout cela. Je suis venu après eux. Quand tu vis ici (le Proche-Orient), tu te rends compte que tu es un enfant de désastres successifs, depuis tant et tant, et que ça n'a pas empêché pour autant les civilisations de croître. Je ne dis pas que l'on ne peut vivre sans désastre, mais que ça fait partie de la condition humaine. Il semble que l'on ne peut naître et mourir que par le désastre. Et ce que dit Badiou des civilisations qui se protègent « à mort » du désastre, c'est que le « désêtre » se fait de plus en plus puissant. Cela ne signifie pas que « chez nous », il y a de l'être à n'en plus finir car le désastre est aussi la résultante du désêtre. On n'a pas eu ou bien on a perdu la capacité d'organiser ce désêtre. Si des gens sont outrés par les propos d'Alain Badiou, c'est comme s'il disait que mieux vaut la guerre que la paix. Bien évidemment, ce n'est pas ce qu'il dit. L'humain a du mal à reconnaître que mal et bien sont inséparables. On ne veut pas voir que c'est une danse qui prend un seul et même corps. Quand je fais L'Encre de Chine, je ne me pose pas toutes ces questions, elles sont inhérentes. Comment accueillir le monde pour le pire et le meilleur ?

 

 

 

La Vallée s'ouvre sur une première catastrophe, un accident de voiture d'où sort le personnage. Mais à proprement parler, on entend off un poème et on voit sur l'écran une rose, un serpent coupé en deux, un plan noir et puis le crissement des pneus d'une voiture se crashant hors-champ. C'est, mieux qu'une représentation, un agencement de signes poétiques, un emblème, celui de la poésie de l'accident, comme un blason médiéval ou un haïku. Le film commence avec des images qui pourrait parfaitement appartenir à L'Encre de Chine dans lequel on reconnaîtra une déclaration d'amour pour certaines formes poétiques venant du Japon. Peux-tu nous parler de l'ouverture de La Vallée ? Comment s'est-elle imposée à toi ?

 

 

 

J'avais ce désir d'un accident de voiture que l'on ne verrait pas. Pas même en hors champ. J'ai voulu être littéral : puisque je ne peux faire un accident pour des raisons de budget, je ne peux pas le voir, alors je ne le montre pas. Je suis parti de là. L'économie est importante pour moi. Les contraintes de budget m'incitent et m'inspirent. Je voulais aussi voir le personnage principal émerger, se dresser et sortir de terre verticalement. Je voulais le montrer d'abord et avant tout pour ne pas perdre cette idée d'avènement. Après, je ne sais pas d'où vient la fleur car au départ, elle n'avait pas été filmée pour cet usage, pas pour ce film. Oui, cette séquence s'est en quelque sorte imposée à moi.

 

 

 

Ce qu'il y a de fascinant dans ce plan de la rose, c'est d'une part qu'elle apparaît un peu défraîchie et, d'autre part, que la lumière tombe sur elle en de courts flashs de blancheur, comme une sorte de ciseaux en rappel de la discontinuité. La fleur est d'emblée menacée d'être coupée de sa tige. Après, il y a ce plan noir qui brise encore la continuité. Et cette lumière qui tombe par coupes fines rejoue la coupe – elle la re-marque aurait dit Jacques Derrida – qui se rejouera ensuite avec le motif du serpent tranché. Le discontinu est toujours déjà là.

 

 

 

Si la rose était restée dans son éclat, elle n'aurait pas eu sa place. Ce paradoxe m'interpellait. Dans L'Encre de Chine, il y a aussi des roses en pleine lumière et elles sont tout autant fanées. J'étais avec ma compagne à l'extérieur de Beyrouth, dans la région du Chouf, et je vois ces roses. J'ai de suite repensé à celle de La Vallée. La lumière, le rayon de soleil, alors que les roses sont défraîchies. Je sors mon appareil et je les filme. Je n'allais pas laisser passer cette résonance ! En ce qui concerne le serpent, j'en avais déjà écrasé un involontairement et il n'était pas question de reproduire cela pour le film. Cette bête rampante m'intéresse de toujours mais pas sur le mode biblique de la faute et de la discorde. Je me suis permis d'être terre à terre avec elle, si je puis dire. Ce qui lui arrive à ce moment précis, cet accident qui advient du coup, c'est une fatale « rencontre ». Et ce qui est intéressant avec le numérique, c'est le rapport étrange qu'il apporte aux choses (le serpent est un effet spécial). Un faux-vrai, littéralement. Si j'avais filmé l'homme qui émerge en argentique, la montagne en arrière plan aurait eu de la profondeur. Du coup l'émergence aurait été plus réaliste alors que, là, j'ai l'impression qu'il sort vraiment du pli du plan.

 

 

 

Il faut sacrifier le réalisme mimétique au bénéfice de la poésie.

 

 

 

On m'a proposé en post-production de recréer l'effet de profondeur et j'ai refusé. C'est l'un des rares moments où ce que j'imaginais advenait. Il était évident que cet homme allait émerger. D'ailleurs c'était écrit dans le scénario. Et je voulais cette sensation, j'ai alors mis la caméra au ras du bitume. Et comme on a filmé chronologiquement, je me suis dit : ça y est, le film enfin commence. Et c'est en filmant cette séquence que j'ai senti qu'il y aurait peut-être quelque chose qui n'était pas écrit dans le scénario, qui ne pouvait être écrit. Il y a tous ces menus détails, une rose, un serpent, une danse, un chant murmuré, les surimpressions, qui font qu'à la fin c'est plus bien qu'un scénario filmé. Je voulais te parler des montagnes car dans L'Encre de Chine, on en voit aussi. C'est en fait des images tournées mais non utilisées pour une autre vidéo, un triptyque consacré à la Divine comédie de Dante et qui s'intitule Le Massacre des innocents (2010). Le titre correspond à une peinture de Nicolas Poussin. J'ai tourné ce plan de montagnes avec ce qu'on appelle une équipe B, en même temps que le tournage de La Montagne (2010). Je devais terminer le triptyque juste après le long-métrage. Ce plan est constitué d'un travelling-avant en direction du Mont Sannine, au Liban, qui dans ce triptyque représentait le purgatoire de Dante, là où les êtres humains attendent de connaître leur destination finale.

 

 

 

Le purgatoire est une zone intervallaire, un site intermédiaire.

 

 

 

Ces images étaient dans mon ordinateur, « archivées », et je pense qu'elles illustrent assez bien la formule de Lavoisier selon laquelle « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Les choses prennent, trouvent leur place, ou non. Elles attendent leur moment, mais elles peuvent aussi à jamais être perdues. Ah toutes ces images à jamais perdues ! À propos du purgatoire, l'idée aussi était de ne pas y arriver, on y va, on s'y rend, mais sans jamais l'atteindre. Un point inatteignable, tel l'horizon… Je ne m'en suis rendu compte qu'au moment où j'ai intégré la séquence dans L'Encre de Chine. Ces images avaient enfin trouvé leur place, indirectement, et il a fallu un autre travail effectué six ans plutôt.

 

 

 

L'image du purgatoire peut apparaître dans plusieurs de tes films si l'on considère que dans La Vallée, on est à la Bekaa, c'est-à-dire dans une zone intervallaire – ce que l'on nommerait, inspiré par Lucrèce, un intermonde. On commence dans La Vallée avec une fleur, on finit avec des embrasements lointains qui peuvent d'ailleurs être apparentés à des fleurs avec leurs corolles ouvertes. À propos de cette idée d'embasement et d'intervalle, on voulait insister sur les cadres et la manière dont ils sont très affirmés dans tes films. Il y a des cinéastes dont on remarque tout de suite les cadres très composés, Buster Keaton et John Ford, Yasujirô Ozu ou Alfred Hitchcock par exemple. Indéniablement, tu appartiens à cette « tradition » : le cadre se manifeste sensiblement, y compris quand il est formellement redoublé. Des seuils le redoublent, notamment des fenêtres, des seuils, des portes, des pare-brises – autant de passages entre le dedans et le dehors. On passerait alors de l'embrasement à l'embrasure. L'embrasure a aussi pour sens celui des fortifications médiévales. C'est l'ouverture dans le parapet par lequel on y glissait un canon pour tirer.

 

 

 

On les appelle aussi des meurtrières.

 

 

 

La condition même de tes images ne serait-elle alors pas l'expérience même de la guerre ? La guerre crépite dans ton cinéma, que ce soit dans La Vallée ou dans L'Encre de Chine, elle crépite d'ailleurs de bien des manières : par le biais des sons et des images trouvées sur Youtube, mais aussi avec tout ce qui s'est enroulé dans ta propre trajectoire biographique. D'une certaine manière, si la détresse fait les poètes, la guerre en serait le fondement.

 

 

 

Quand tu dis guerre, on pense forcément à l'ennemi, c'est à dire à l'autre. Et qu'est-ce que l'autre ? Il peut être autant familier, fraternel même, qu'étranger, il peut être les deux à la fois bien entendu. Et cela peut être soi aussi. La plus régulière, la plus intense de toutes les guerres, soi. La destruction, l'autodestruction, de toujours.

 

 

 

C'est Francis Scott Fitzgerald disant que « toute vie n'est qu'une entreprise d'autodestruction ».

 

 

 

Oui, c'est un très beau texte. Tel est peut-être mon geste de cinéaste, je regarde, même si je suis en guerre, même si je suis défait. Ne pas perdre de vue. Sinon tu te fais descendre. Enfin, c'est très difficile de parler de tout cela. Un plan, un cadre, tout le hors, que donne-t-il à voir, entendre ? Je me souviens de l'invasion israélienne du Liban en 1982, ils avaient assiégé Beyrouth, l'ouest de la capitale. À un moment donné, je suis sur le toit de la maison d'un ami qui était proche d'une ligne de front. On pouvait voir au loin les tanks, l'artillerie, le feu qu'ils crachaient, les avions piquer, lâcher leurs bombes, leurs missiles. Je n'avais encore fait aucun film à part quelques bouts en 16mm et 8mm, je n'avais à l'époque aucune intention de faire du cinéma (je ne suis pas un précoce, petit, je voulais être champion de foot ou de boxe, je rêvais de libérer la Palestine, je voulais être un nouveau Che). Plus tard, je me suis demandé ce que j'avais alors vu. Étais-je un témoin, ou un simple voyeur ? Cela ramène forcément à Paul Celan. Je vois donc les avions israéliens qui foncent sur Beyrouth à basse altitude (les fedayins et les autres combattants n'avaient pas de missiles pour les descendre). Et c'était plus impressionnant que dans n'importe quel foutu blockbuster. J'étais à cet endroit précit précis, spectateur de l'énième destruction de ma ville. Et l'on se demande inévitablement si l'on n'est que ça, misérable spectateur. Et c'est un sacré spectacle que la destruction, on a beau le dire et le redire, c'est le plus saisissant et le plus terrible de tous les spectacles. Plus d'un miroir m'a rappelé à cette auto-destruction plus tard. Mais je m'égare ! Dans L'Encre de Chine, je reprends un extrait du livre de Koji Yoshida, Ozu ou l'anti-cinéma, quand, s'interrogeant sur le cinéma et le réel, il dit qu'Ozu place sa caméra à l'endroit de l'exécution, qu'elle scrute calmement le monde juste avant qu'il ne meure. Ce calmement est effrayant. Mais je ne suis pas sûr que la caméra puisse (encore ?) enregistrer cela… Ça m'a pris des années pour comprendre qu'il ne me suffisait pas de voir pour voir. Regarder, voir, c'est précisément le témoignage de l'incapacité de pouvoir voir. D'où l'importance de sortir de la lumière, de s'en extraire. Elle aveugle. Je rappelle que je suis aussi un Africain (pas seulement parce que j'y ai passé mes treize premières années, c'est l'une de mes identités), et que se mettre à l'ombre est primordial, vital même. La vue se perd sinon.

 

 

 

C'est encore une fois une position intervallaire.

 

 

 

Oui, mine de rien, la lumière n'est jamais suffisante.

 

 

 

Il y a un plan comme ça dans La Vallée, un plan dont le statut est un peu indécidable. Une image sort de la blessure du personnage principal et tout le haut de l'image est cramé, on a l'impression de voir Beyrouth brûler mais tout le bas est dans l'ombre, dans la nuit la plus noire. On a l'impression d'une image barrée, scindée – l'image même de l'écart parallactique.

 

 

 

C'est après la séquence où le personnage a reçu la crosse de kalachnikov sur la tête. Un plan qui a aussi été filmé avec un iPhone, pendant le montage même, de la salle même de montage. On avait cette vue sur Beyrouth sous une violente lumière. Je voyais ce « plan » et je voyais mes plans déjà filmés, côte à côte presque. Un peu comme pour L'Encre de Chine et d'autre essais, comme 1958.

 

 

 

Parce qu'en ce cas, tu montes et tu filmes en même temps.

 

 

 

Oui. Pour revenir au montage de La Vallée, le personnage reçoit un coup sur la tête, il y a aussitôt un plan noir, puis ce plan de Beyrouth « brûlant », puis nous sommes dans le laboratoire dans la pénombre, un autre personnage dit un poème (il est devant nous mais ses lèvres ne remuent pas), un poème où je me suis permis d'ajouter des lignes de Rilke aux miennes. Michèle Tyan, la monteuse (avec qui j'ai plus d'une fois travaillé) me demande ce que je pense de ce plan au laboratoire – vient-il au bon moment ? — alors que j'en étais encore dans l'entre. Je suis un peu de l'ancienne école : je me pose toujours la question du frottement entre deux plans.

 

 

 

Aller d'un plan à l'autre ne va pas de soi, il s'y joue aussi une forme de violence.

 

 

 

Pour résumer, il y a deux écoles de montage : celle qui veut que ce soit fluide, qui ne veut pas nous faire sentir qu'il y a une coupure, et l'autre qui veut tout le temps ou presque nous rappeler à cette coupure, cette plaie. Je reviens encore à ce plan de Beyrouth « brûlant ». En intégrant ce plan, qui ne demandait que d'être enregistré, la catastrophe en fin du film prenait brusquement encore plus de sens pour moi. La catastrophe advenait avant même, inéluctablement. Un flash-forward, comme on dit dans le jargon. Mais bon, je n'ai plus revu le film. Il vaut mieux pas, car je risque fort d'avoir envie de retourner au montage. Et ce serait sans fin !

 

 

 

C'est comme avoir envie de retoucher un texte au fil des relectures, comme un repentir.

 

 

 

N'en parlons pas. Tant que ce n'est pas publié, je n'ai de cesse de réécrire.

 

 

 

Du coup, on peut enchaîner avec ce motif privilégié à un niveau obsessionnel dans ton cinéma : la surimpression, qui engage des questions de conflictualités, d'antagonismes qui se jouent directement dans les images. On a parlé de ce plan partagé entre l'obscurité de la nuit et la brûlure. Pour prendre le premier exemple proposé par La Vallée, lors du trajet en voiture, on a l'impression d'avancer et de reculer en même temps. De plus, les superpositions font que toute l'interrogation portant sur le personnage de l'amnésique appartient aussi au paysage et inversement. On se demande soudain s'il y a une surimpression dans L'Encre de Chine.

 

 

 

Il y en a qu'une seule et j'ai tenu à ce qu'elle soit unique même si, au départ, je n'en voulais pas. C'est au moment où j'extraie mon image de la photo de classe à Dakar et qu'arrive en surimpression l'image des fedayins filmés par Kōji Wakamatsu sur mon visage d'adolescent. Un signe annonciateur, si je puis dire.

 

 

 

C'est la même photo que l'on voit dans La Vallée.

 

 

 

Oui, sauf que dans L'Encre de Chine, c'est un gros plan, très « pixelisé ». En ce qui concerne les surimpressions, il y a inévitablement un geste esthétique. On a souvent peur de ce mot, esthétique, mais la beauté du monde risque de brûler à tout instant. La beauté est condamnée à disparaître à n'importe quel moment. Par exemple, dans The Assassin (2015) de Hou Hsiao-hsien, les ellipses sont encore plus tranchantes que l'espèce de couteau que porte Yin-niang, la sublime héroïne du film. Il ne s'agit pas seulement d'une brèche dans le récit mais dans l'image même, comme pour lui rappeler sa mortalité. Pour en revenir aux surimpressions, elles sont comme des terrains sans cesse glissants, et qui viennent troubler sérieusement l'écran, cette surface, qui viennent troubler notre rapport à elle.

 

 

 

Et, donc, il n'y a pas qu'une seule couche à l'écran...

 

 

 

Plus d'une, oui, mais peut-être aussi aucune. Tout cela ne serait qu'artifice. Comme dans ce vieux conte chinois où un mandarin voulant éliminer un rival engage un assassin pour lui arracher son masque pendant son sommeil. L'assassin tue le rival, lui arrache son masque, mais surprise, il y a un autre masque en-dessous. Il l'arrache, mais il y a encore un autre masque en-dessous, puis un autre, et encore un autre, jusqu'au matin où on surprend l'assassin et le tue.

 

 

 

La surimpression viendrait neutraliser un adjectif que l'on t'attribue souvent, et à tort, celui d'être contemplatif.

 

 

 

Oh, je ne suis vraiment pas un contemplatif. Mais nous savons bien pourquoi on m'attribue ce mot, il suffit de ne pas être porteur d'un message, quel qu'il soit, de ne pas être dans une dramaturgie classique, de ne pas démultiplier les angles, sans parler de la supposée action.

 

 

 

La surimpression contrarie la contemplation en ajoutant du brouillage et de l'opacité. Le cinéma nous rappelle que les choses sont fondamentalement opaques, l'idée consistant peut-être à voiler les choses pour en même temps mieux les dévoiler. C'est un battement continuel comme celui du papillon dans La Vallée, comme une sorte de pliure de ou dans l'image.

 

 

 

Je me souviens d'un film vu dans un ciné-club il y a fort longtemps, où clairement le réalisateur avait du mal à passer d'un plan à un autre. Soit c'était un fondu au noir, soit un fondu enchaîné. Cela m'avait pas mal perturbé. C'est quelque chose qui m'a beaucoup questionné par la suite. Certains cinéastes, et pas des moindres, ne se préoccupent pas de ce « passage ». Ils passent d'un plan à l'autre s'en fichant comme d'une guigne de la question. La surimpression peut susciter un beau trouble, comme ce vers de Rilke, « tout ange est terrible ». Elle peut créer une troisième image, elle peut même éliminer l'image. Elle pourrait, ce n'est tout de même pas rien une image.

 

 

 

Si on voulait différencier les deux films, on dirait encore que L'Encre de Chine est énigmatique alors que La Vallée est mystérieux. L'énigme consiste à faire sentir et deviner, à suggérer.

 

 

 

J'en dis peu, peut-être parce que je n'en sais pas davantage.

 

 

 

Quant au mystère, il nomme l'initiation aux choses cachées qui ne le sont plus pour les initiés. Et c'est ce mot que nous retenons pour La Vallée à propos des personnages qui vont involontairement être initiés au désœuvrement incarné par l'amnésique quand L'Encre de Chine laisse affleurer des choses dont il n'est pas possible de frontalement témoigner. C'est aussi un film qui expose une plus grande part non de subjectivité mais de biographie, même s'il te faut user de poètes comme autant de masques.

 

 

 

Oui, c'est un peu mon « portrait chinois ». Celui d'un homme pas mal défait (dans le sens politique du terme, mais pas seulement), dans un monde qui n'a de cesse de se défaire. En tout les cas, je pense que le cinéma, comme la poésie, va à la recherche du mystère, de la vérité donc, mais sans jamais pouvoir le et la trouver. Cette fondamentale quête. Certains en ont conscience, d'autres pas. Les poètes peuvent-ils encore nous sauver, nous éclairer ? Mais déjà, peuvent-ils, eux-mêmes, s'en sortir ?

 

 

 

Est-ce que les poètes ne sont pas les gardiens de ce qui précisément doit rester mystérieux ? Est-ce que l'on ne doit pas craindre le dévoilement perpétuel et la surexposition des choses ?

 

 

 

Absolument et c'est pour ça que des poètes comme Hölderlin ou Novalis se sont vus comme étant ceux qui allaient déchiffrer ce mystère, sans pour autant le dévoiler. Cet incroyable fardeau qu'ils se sont assignés. Comme Icare, ils ont brûlé parce qu'ils se sont approchés du soleil de trop près.

 

 

 

On pourrait dire que La Vallée est un film d'auteur mais aussi qu'il est un film de genre jouant avec les codes, au risque de cliver les spectateurs qui ne désirent que l'un des deux aspects à l'exception de l'autre. Tes films n'ont pas qu'un seul visage, ils ont un dos aussi. « De deux choses pas l'une » pour citer Jean-Luc Godard, un cinéaste qui t'est cher.

 

 

 

J'ai eu le même problème avec Le Dernier homme (2006), qui jouait plus encore avec les codes. Je suis lucide sur l'idée que le genre fait partie du cinéma, qu'on le détourne ou non. Dans Le Dernier homme par exemple, le vampire est un pur instrument de fiction, d'abord littéraire avant de devenir un genre cinématographique par excellence. Le fait de ne pas mettre des croix ou de l'ail dans ce film, ce n'est pas pour court-circuiter le genre, bien au contraire, je me permets de dialoguer avec lui, plus particulièrement avec Nosferatu de Friedrich Murnau, le film qui m'a probablement le plus ébranlé. Et quand on dialogue (chose rare, j'en conviens), nous ne sommes pas forcément d'accord, des brèches s'ouvrent.

 

 

 

Tu prends la question du genre au sérieux.

 

 

 

Oui. Le cinéma est l'art de donner corps, et le genre est un corps effectif. Mais il faudrait aussi rappeler ce qu'est le cinéma moderne. Ceux que l'on appelle les grands modernes sont ceux qui ont fait corps avec les ébranlements du monde, qu'il s'agisse des guerres ou d'autres événements. Le genre, comme tout le reste, a été, est constamment ébranlé. Quand on prend au sérieux quelque chose, on s'y frotte, on s'y cogne, rien n'est acquis. Le corps tombe, tout corps peut tomber.

 

 

 

Il y a aujourd'hui un fort ressentiment contre la modernité, contre le cinéma de la Nouvelle Vague, en France.

 

 

 

Ce n'est pas seulement du conservatisme. Les promoteurs du ressentiment veulent d'un côté bénéficier de ce mouvement (ils ne veulent pas vraiment revenir avant 68) et en même temps ils veulent conserver une certaine immobilité. Ça ne va pas. Le monde est mouvement perpétuel ou n'est pas.

 

 

 

La modernité s'impose à des artistes comme par exemple le cinéaste algérien Tariq Teguia qui t'a fait jouer dans son film Révolution Zendj (2013), qui y trouvent des outils afin de rendre sensible aux mouvements tectoniques travaillant la réalité environnante, et cela dans un récit moins linéaire qu'épars ou parcellaire. Être moderne consisterait à penser que là où l'on vit, ce n'est ni le début, ni la fin – ou alors ce ne serait, littéralement, qu'être au milieu, divisé par lui.

 

 

 

Oui, la modernité s'est imposée à nous. Si Tariq Teguia arrive à ébranler autant de jeunes réalisateurs algériens, c'est parce qu'il a jeté brusquement à l'écran cette fragmentation, cette rupture, ces césures. Et en plus, dès son premier long-métrage, l'amour est là, la quête. On a d'un côté l'amour comme puissance de civilisation et de l'autre une envie de déconstruction. Ces jeunes artistes algériens se reconnaissent dans cette tentative de joindre les deux bouts. La grande différence entre Tariq et moi serait que lui pense que c'est possible alors que moi, non, je ne peux plus. Même si en faisant des films, je travaille de fait un peu cette possibilité-là. C'est quand même un peu un signe d'amour un film, même é-perdu.

 

 

 

Dans tes films et en particulier les deux derniers en date, il y a un espace très grand, accordé à l'idée d'impuissance qui n'est pas le contraire du pouvoir mais la puissance de ne pas faire. La puissance comprise depuis Aristote et ses relectures par Giorgio Agamben comme puissance de faire comme de ne pas faire – comme puissance de ne-pas-ne-pas-faire. L'impuissance se manifeste déjà dans le corps accidenté de l'amnésique, comme dans le petit trafic des autres personnages interrompu par la guerre. Pour L'Encre de Chine, le film s'essaie à composer poétiquement le témoignage de l'indicible exercice de la guerre en toi. Cette impuissance est un puissant désœuvrement, nécessaire à l'avènement du sentiment amoureux. Dans La Vallée par exemple, les personnages joués par Carole Abboud et Fadi Abi Samra ont une relation. Il y a une séquence où le second embrasse la première qui, face à nous, semble être ailleurs à l'instar de ce que l'actrice incarnait déjà dans Terra Incognita (2002). Et puis, à la fin du film, ils sont tous les deux entrelacés sur un lit dans une situation de tendresse qui n'était pas présente dans la scène précédente, davantage marquée dans le faux-raccord des désirs. Dans le désastre surgit la possibilité de l'amour authentique, moins comme prise que comme abandon, déprise.

 

 

 

C'est là que je rejoins un peu Tariq. Mais je ne sais si c'est la possibilité d'un amour authentique, dans l'abandon, ou une consolation, l'abandon dans la consolation… J'ai connu plus d'une des guerres libanaises (certes pas aussi intensément que quelqu'un qui n'a jamais quitté le Liban) et il y a ce constat que plus d'un a pu faire : dans le désastre, la palpitation, le battement, est plus fort que jamais car la mort est là, si proche. Donc la vie est aussi très proche. C'est une banalité mais l'existence aussi est banale. Mais quand le désastre est sans égal, qu'il vous terrasse, qu'en est-il ? Je voudrais croire à cette possibilité. Dans La Vallée, je tenais peut-être à me rappeler à cette possibilité, même si elle n'est que consolation.

 

 

 

Pour continuer à filer ce motif du désœuvrement, c'est aussi l'affaire du spectateur. Le désœuvrement est organisé par le film et comme forme d'impuissance il peut être refusé. Au prétexte de ce refus, le spectateur se cantonne à demander au réalisateur ses intentions. Pour revenir à notre expérience de spectateur, le film nous voue tellement au désœuvrement que quand Carlos raconte son bout de mémoire revenue, on y est presque indifférent au sens où on ne vais pas surinvestir les informations données alors que la tension devrait être maximale.

 

 

 

C'est un risque d'avoir mis cette séquence. Quand j'ai écrit le scénario, il ne disait rien. Et au fur et à mesure de ma préparation, l'idée de le faire parler à commencer à germer pour mettre encore plus en avant – et là je reprends votre terme – le désœuvrement de cet homme, mais aussi sa furie, notamment à travers son regard dans le dernier plan du film. Ce n'est pas seulement à nous que ces informations ne servent à rien (d'autant plus que la fin est toute proche), mais à lui aussi. Il sait à nouveau, et ce qu'il sait lui est vain.

 

 

 

L'impuissance c'est aussi l'abandon. Dans ce mot, il faut entendre le don. Ces deux films suscitent aussi l'abandon du spectateur. Il faut lâcher prise. Les films donnent beaucoup, c'est aussi reconnaître dans le don la capacité de l'abandon propre aux spectateurs. Ils doivent aussi s'abandonner à ce qui est suspendu.

 

 

 

J'essaie de laisser au spectateur le soin de trouver sa place « face » à ce qu'il voit, entend. Mais je sais que l'abandon est chose rare. C'est effrayant que de s'abandonner.

 

 

 

C'est même une question de déplacement : on vient déjà avec une place et l'enjeu du film est de nous déplacer. À la fin du film, on n'est pas dans la même position initiale.

 

 

 

Il y a forcément un déplacement qui se comprend aussi comme une altération, une modification.

 

 

 

Il y aurait encore deux ou trois choses à dire concernant le désœuvrement. Les animaux dans tes deux films viennent également soutenir cette idée, notamment l'abeille qui meurt dans L'Encre de Chine, mais aussi l'âne coiffé d'un keffieh de La Vallée. Il ne faudrait surtout pas réduire ces animaux à de purs symboles.

 

 

 

Beaucoup de gens le font d'autant plus que je viens du Proche-Orient où les signes sont confondus avec les symboles et inversement. Et les deux sont en abondance ! Je n'ai pas toujours envie de détromper. Non pas parce que je ne voudrais pas me justifier, mais plus simplement parce que j'essaie d'y apporter une confusion, une ambiguïté. Loin d'être évident tout cela, tant est grande l'impérieuse volonté de codifier le monde à grand coup de symbolique en tout genre. La liberté du spectateur est loin d'être gagnée. Et je parle autant de la mienne, je vois après tout bien plus de films que je n'en tourne !

 

 

 

La liberté peut faire peur, surtout quand elle se noue avec l'égalité. La puissance politique du désœuvrement engage également de dire que les identités, ainsi que les appartenances communautaires tombent comme des peaux mortes. Et l'amnésique vient déjà avec ça et devient à ce titre à la fois un ange annonciateur et une figure surinvestie de libido.

 

 

 

Par les hommes autant que par les femmes d'ailleurs.

 

 

 

En effet, les hommes ont une certaine manière, presque érotique, de lui tourner autour. Il y a aussi quelque chose de très fort par rapport à ces assignations qui réifient les subjectivités en les appauvrissant alors qu'elles sont tellement multiples, de face comme de dos. Et l'amnésique vient accidenter tout cela, involontairement mais souverainement, à son corps défendant.

 

 

 

Du coup, il va ébranler encore plus la question identitaire. On a déjà tellement de difficulté à être ce que l'on croit être. Par bonheur, certains comprennent que ce que l'on est, est un devenir, parfois une démultiplication. La question identitaire est importante au Liban, aussi pauvre et restrictive soit-elle. En fait, non, elle n'est pas une question, elle est affirmation, chose figée… L'amnésique est un étranger parmi eux, il l'est aussi à lui même, et, dans le mot étranger, je n'oublie pas d'entendre le mot étrange. Il est alors en position de mettre involontairement de la discorde dans cette bande car ils ne savent pas quoi faire d'un corps qui les dérange, les perturbe, les excède.

 

 

 

Il y a aussi une raideur qui est une droiture des corps dans ton cinéma, exemplairement celui de Carlos Chahine alors même qu'il est blessé. La puissance intrinsèque au statisme de l'amnésique dans La Vallée tiendrait aussi ce qu'elle offrirait un indice de quelques rapports indicibles pour parler comme Daniel Bougnoux. Rapports entre l'antique guerre civile (qui se disait en grec stasis parce que la guerre se lève et se tient sur ses pieds à l'intérieur de la famille et de la cité divisées), ses prolongements incivils (au sens où elle participe non à la restauration de l'ordre mais à l'intensification maximale du désordre) et la promesse incertaine d'une amnistie (valorisée par la cité athénienne comme cet inoubliable qui, restant cependant possible, ne doit pas non plus être rappelé par d'incessants procès). En miroir du statisme de l'amnésique de La Vallée, l'indicible noué à l'inoubliable serait-il alors dans L'Encre de Chine constitutif chez toi de ces embrasures ouvertes sur autant d'embrasements ?

 

 

 

Il est évident que ces corps-là sont des corps indicibles. Et peut-être qu'à force de les filmer, quelque chose adviendra. À leur corps défendant. Sans jouer sur les mots. Pour sûr que je bute contre eux, qu'ils butent entre eux. En tournant mon premier long-métrage, Beyrouth fantôme (1998), je me souviens d'une séquence où des personnages arrivent dans une chambre d'hôtel et demandent des comptes à celui qui est « revenu » d'entre les morts. Je me disais que ces personnages étaient les dépositaires de la guerre civile, dans leur rigidité comme dans leur incapacité. Les corps sont dépositaires, ils sont les héritiers et les gardiens d'un mystère qu'il faut savoir approcher sans vouloir le percer à jour. On risque de s'y brûler.

 

 

Paris-Pantin-Saint-Denis, 28 mars 2016

 

(relu à Beyrouth, 15 novembre 2016)