« Il y a dans l’attitude des hommes d’aujourd’hui une duplicité qui crée chez la femme un déchirement douloureux ; ils acceptent dans une assez grande mesure que la femme soit une semblable, une égale ; et cependant ils continuent à exiger qu’elle demeure inessentielle ; pour elle, ces deux destins ne sont pas conciliables ; elle hésite entre l’un et l’autre sans être exactement adaptée à aucun et c’est de là que vient son manque d’équilibre » écrit Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe paru en 1949 (1. Les faits et les mythes, éd. Gallimard-coll. « folio », 1976, p. 406). La duplicité masculine, parce qu’elle détermine la domination que la classe des hommes exerce sur celle des femmes dans le cadres des « rapports de sexage » (pour employer la terminologie de Colette Guillaumin), se traduit sous la forme d’un clivage, de la « double injonction contradictoire » suivante (c’est le fameux « double bind » décrit par Gregory Bateson et l'Ecole de Palo Alto dans leurs travaux sur la schizophrénie durant les années 1960). D’une part, l’égalité concrète des hommes en tant que classe de sexe dominante détermine structurellement l’égalité abstraite entre cette classe et celle des femmes ainsi vouées à l’inessentiel (divisé entre le « naturel » d’un côté et le « frivole » de l’autre), parce que le rapport de domination induit un mode fondamentalement ambivalent, puisque fait tout à la fois de relation et de privation, de ressemblance et de dissemblance.
D’autre part, la duplicité masculine selon laquelle les hommes et les femmes sont égaux pour autant que les hommes le sont plus (concrètement) que les femmes induit, dans le rapport social de domination ici privilégié, le déchirement féminin pour lequel l’égalité se dit comme un droit mais en même temps ne se vit pas comme un fait. Les femmes seraient alors littéralement les faux-semblants des hommes, leurs semblables-dissemblables, leurs égaux abstraits, leurs doubles inessentiels (les « autres » des « uns » pour parler comme Christine Delphy : ici, ici, ici et ici). « Chez l’homme il n’y a entre vie publique et vie privée aucun hiatus : plus il affirme dans l’action et le travail sa prise sur le monde, plus il apparaît comme viril ; en lui valeurs humaines et valeurs vitales sont confondues ; au lieu que les réussites autonomes de la femme sont en contradiction avec sa féminité puisqu’on demande à la ‘‘vraie femme’’ de se faire objet, d’être l’Autre » (Simone de Beauvoir, opus cité, p. 406-407). Le constat matérialiste de Simone de Beauvoir qui date déjà de plus de soixante ans n’aurait que très peu changé d’après Christine Delphy, malgré des avancées réelles dans les droits et dans les faits, abstraitement et concrètement, qui ont été obtenues à force de luttes par les militantes féministes à partir de la fin des années 1960 (cf. Genre et rapports sociaux de sexe de Roland Pfefferkorn).
La fin des années 1940 et la fin des années 1960 a vu également émerger l’époque moderne de l’art du cinéma dont la grande nouveauté s’est notamment traduite, d’après le Gilles Deleuze de la fin de Cinéma 1. L’image-mouvement (éd. Minuit-coll. « Critique », 1983) et du début de Cinéma 2. L’image-temps (éd. Minuit-coll. « Critique », 1985), par la crise de l’image-action, la montée des situations optiques et sonores pures, le ré-enchaînement des images à partir de leur écart ou disjonction. La nouveauté esthétique du cinéma moderne en tant qu’il a promu l’écart (par rapport à la norme du récit linéaire classique) et la disjonction (par rapport au tout supposément conjonctif de l’unité audiovisuelle du film) a alors inscrit la question problématique du devenir contradictoire des femmes, dont la classe est alors clivée entre les antinomies de l’adhésion aux normes masculines, de la reconnaissance égalitaire et de l’exigence d’autonomie, comme motif paradigmatique soutenant la nouvelle esthétique disjonctive. Même si l’analyse faite par Geneviève Sellier de la Nouvelle Vague (exemplaire représentante française de l’affirmation du cinéma moderne) dans l’ouvrage coordonné par Catherine Marry et Ilana Löwy et intitulé Pour en finir avec la domination masculine (éd. Les Empêcheurs de tourner ne rond, 2007, p. 221-224) rend compte des ambiguïtés d’un mouvement cinématographique « masculin singulier » (pour reprendre ici le titre de son ouvrage sur la question : La Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier, éd. CNRS, 2005), il n’en demeure pas moins vrai que la représentation au cinéma des femmes comme classe dominée et déchirée connaît alors de nouveaux déploiements propices à l’expression des temps qui alors changeaient.
La grande nouveauté de l’époque concernant la classe des femmes consistait alors dans son inclusion (bloquée depuis l’entre-deux-guerres) dans le monde du travail salarié. Il est vrai aussi que Geneviève Sellier sous-estime dans son article la puissance critique du cinéma de Claude Chabrol (Les Bonnes femmes a été à sa sortie en 1960 interdit aux moins de 18 ans, ce qu’elle ne dit pas, parce qu’il dressait un constat radical consacré à la bêtise relationnelle induite par la domination masculine). Elle oublie également de faire référence au couple égalitaire dans la création cinématographique formée par Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville à partir du début des années 1970 et surtout par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub dès le début des années 1960. Elle ne développe enfin ni le cas de Jacques Rivette (seulement cité), immense cinéaste attentif au désir d’émancipation des femmes, ni ne mentionne celui de Jacques Demy, un cinéaste proche de la Nouvelle Vague qui, on l’oublie aussi, a raconté avec L’Événement le plus important depuis que l’homme a marché sur la Lune (1973) la fiction d’un homme qui tombe enceint (une histoire alors complémentaire de la lutte des femmes pour choisir sans contrainte leur grossesse) et qui, avec Lady Oscar (1979), a proposé le récit (adapté d'un manga japonais) d'une femme qui se fait passer pour un homme à l'époque de la Révolution française.
Il serait également intéressant de s’intéresser aux cinématographies plus ou moins voisines de la France et contemporaines de la Nouvelle Vague pour y retrouver ou y découvrir des films originaux dont la modernité esthétique se conçoit en relation avec l’expression de la duplicité masculine corrélative du déchirement féminin. La sortie ou ressortie conjointe de Femmes entre elles (1955) de l’italien Michelangelo Antonioni, Hanyo (La Servante en français) du sud-coréen Kim Ki-young (1960) et Lola (1961) du français Jacques Demy offre ainsi une belle occasion, outre de revisiter (et réviser) le jugement de Geneviève Sellier, de vérifier que la modernité cinématographique, en tant qu’elle se soutient d’une esthétique disjonctive, pose à nouveaux frais la question du devenir contradictoire des femmes. En proposant de nouvelles problématisations également attentives à la fois aux formes de la domination (masculine) comme aux désirs d’émancipation (féminine), ces trois films, certes originaires de pays bien différents mais tous (Corée du sud comprise) marqués par un modèle hétéro-patriarcal relativement similaire, témoignent d’une époque où l’autonomie des femmes est un désir réel qui se paie à un prix parfois très cher mais souvent assumé (voir aussi Des nouvelles du front cinématographique (6) : sexisme et cinéma, trois études de cas). Qu’il s’agisse du suicide de l’une et du sacrifice pour une autre d’une possibilité conjugale au nom de sa carrière professionnelle dans Femmes entre elles. Qu’il s’agisse encore de l’ascension sociale bourgeoise de l’une s’appuyant sur l’assujettissement domestique d’une autre dans La Servante. Qu’il s’agisse enfin de la prostitution de l’une et de la fuite loin du cadre maternel contraignant d’une autre dans Lola. Toutes héroïnes dont la diversité sociale ne neutralise en rien l’idée de l'existence d’une communauté de destin (l’émancipation des femmes et l'abolition du sexisme) en regard de laquelle la classe dominante des hommes pourrait alors vouloir s’affranchir d’une domination qui, structurellement, les domine aussi.
« Tu t’étonnes que les autres passent à côté de toi et ne sachent pas,
quand toi, tu passes à côté de tant de gens sans savoir,
cela ne t’intéresse pas, quelle est leur peine, leur cancer secret ? »
(Cesare Pavese, Le Métier de vivre, 1952, éd. Gallimard, coll. « folio », 1958, p. 466).
Dans sa célèbre lettre adressée au cinéaste italien Michelangelo Antonioni en 1980, Roland Barthes insiste à juste titre sur la fuite de sens propre à son geste esthétique, sur la difficulté toujours plus accentuée (et cette difficulté soutient précisément le plaisir du spectateur à voir ses films), à mesure de la progression de l’œuvre, à capter et arrêter en significations définitives un sens dont la logique est justement d’être glissante et fuyante, d’être précisément toujours ailleurs, toujours hors-champ. Et quand l’auteur des Mythologies (1957), évoquant le cas précis du film Le Désert rouge (1964), écrit que : « (…) tout se noue et fait mal dans une zone seconde où les affects – le malaise des affects – échappent à cette armature du sens qu’est le code des passions » (extrait du catalogue Tutto Antonioni in 13 giorni cité par Stig Björkman, Michelangelo Antonioni, éd. Cahiers du cinéma/Le Monde, coll. « Grands cinéastes », 2007, p. 81), ses propos valent déjà pour Femmes entre elles (1955), le quatrième long-métrage du cinéaste qui reçut en son temps le Lion d’argent à la Mostra de Venise. Nombreux ont été les commentateurs (par exemple les écrivains Fabio Carpi et Italo Calvino) qui, à l’époque de la sortie du film adapté de la nouvelle Tra donna sole (Trois femmes seules paru en 1949) de Cesare Pavese, avaient insisté sur les affinités esthétiques partagées entre le cinéaste de Ferrare et le romancier de Turin.
Avant que, de manière très différente, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet ne s’intéressent à plusieurs reprises (avec De la nuée à la résistance en 1979 et la constellation de films courts suivant Ces rencontres avec eux en 2006) à cet écrivain-météore (mort suicidé à même pas 42 ans), Femmes entre elles a donc longtemps représenté la première adaptation d’un texte de Cesare Pavese. Et il est vrai que le désarroi existentiel des femmes appartenant à la bourgeoisie italienne d’après-guerre, entre hédonisme (pour celles qui, comme Mariella, adhèrent sans distance aux règles symboliques de leur monde social) et pragmatisme (pour celles qui, comme Clelia, arrivent à jouer le jeu social tout en se protégeant de ses effets les plus délétères), cynisme (pour celles qui, comme Momina, jouent le jeu en n'épargnant personne afin de s'épargner soi-même) et dépression (pour celles qui, comme Rosetta, ne réussissent plus à tirer leur épingle d’un jeu toujours plus insupportable), est un motif commun à l’auteur du Métier de vivre (1952) et du cinéma de Michelangelo Antonioni. Issu de l’école du néoréalisme (le documentaire Gens du Pô est son premier film réalisé en 1943), le cinéaste avait ensuite réalisé en forme de rupture et dépassement avec les débuts néoréalistes Chronique d’un amour (1950) puis La Dame aux camélias (1953). La même année, il réalise le premier sketch (Tentative de suicide, un court-métrage qui soumet ses trois témoignages documentaires à un procédé de mise en abyme fictionnalisant) du film collectif L’Amour à la ville dirigé par Cesare Zavattini dont la thématique revient donc en force avec Le Amiche (Les Amis en français, le titre original italien de Femmes entre elles, s’éloignant – une fois n’est pas coutume – du titre de la nouvelle adaptée, contrairement au titre français qui est devenu celui de la traduction française de la nouvelle).
A l'instar du motif du meurtre dont l'exécution, dépassant les intentions de ses auteurs pour excéder toute logique en termes de causalité (objective) et de volonté (subjective), offre le plan de consistance des trois histoires alors censurées de I Vinti (Les Vaincus en 1953) et qui revient régulièrement marquer les films du cinéaste (de Blow-Up en 1967 à Zabriskie Point en 1970), le motif corrélatif du suicide ne cessera également pas de hanter (comme possibilité ou bien comme état de fait) toute l’œuvre antonionienne, déjà avec Chronique d’un amour puis avec Le Cri (1957), L’Avventura (1960), Le Désert rouge (1964) et Le Mystère Oberwald (1980) en passant par Profession : reporter (1975). On remarquera qu'un même caractère indiscernable ou indécidable affecte les meurtres ou les suicides quand ils se produisent, comme s'ils devaient justement soutenir une fuite du sens comme l'a montré dans sa lettre Roland Barthes. Pour autant, et contrairement à Cesare Pavese qui est passé à l’acte en 1950, Michelangelo Antonioni n’a semble-t-il jamais tenté de le faire (à l’inverse par exemple de Jean-Luc Godard, qui a mis en scène plus d’un personnage suicidaire, et qui a tenté plus d’une fois de mettre fin à ses jours). Cela ne l’a pas empêché de considérer que, à l’instar de nombreux de ses contemporains, qu’ « il n'y a qu'un seul problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l'esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d'abord répondre » (pour citer la première phrase du Mythe de Sisyphe écrit par Albert Camus en 1942, éd. Gallimard, coll. « folio », 1990, p. 17).
De la même façon, quand Cesare Pavese écrit dans Le Métier de vivre, son journal publié deux ans après son suicide et traduit en français en 1958, que « tout le problème de la vie consiste à savoir comment rompre sa solitude et comment communiquer avec les autres » (opus cité, p. 186), il énonce subtilement ce qui, chez Michelangelo Antonioni, a été longtemps résumé à un seul mot (la fameuse « incommunicabilité ») devenu depuis un incontournable cliché que même Stig Björkman dans son ouvrage précédemment cité reprend à son compte sans vraiment discuter ce lieu commun. Peut-être faudrait-il reprendre ici le fil de la critique de ce cliché notamment proposé par Gilles Deleuze et récemment réactualisé par Dork Zabunyan dans son texte « Le nietzschéisme acharné de Michelangelo Antonioni » (in Les Cinémas de Gilles Deleuze, éd. Bayard, coll. « Logique des images », 2011, p. 123-141). Évoquant un faux problème qualifié de « débile » (ibidem, p. 124), Gilles Deleuze a préféré substituer au thème rabattu de l’incommunicabilité la problématique reliant fatigue du vieil Éros (« un symptôme, le plus simple, le plus délectable peut-être de la maladie des sentiments », ibid., p. 128) et inadaptation tout à la fois psychique, sentimentale et affective à un monde moderne dont les coordonnées auraient radicalement bouleversées, notamment à la suite de la seconde guerre mondiale (ibid., p. 134-135). L'incommunicabilité telle qu'elle avait déjà été mise en avant par Cesare Pavese (« Tout le problème de la vie consiste à savoir comment rompre sa solitude et comment communiquer avec les autres ») ne signifierait donc pas autre chose que le malheur de ce qui, vécu collectivement, échoue à se dire et se résoudre individuellement. Le malheur de Rosetta (Madeleine Fischer), qui tente de suicider au début du film et qui répète son geste en réussissant son coup la seconde fois, malheur auquel répond de différentes manières celui de ses amies Clelia (Eleonora Rossi Drago), Momina (Yvonne Furneaux), Mariella (Anna Maria Pancani) et Nene (Valentina Cortese), toutes impuissantes à prévenir cette répétition, est dans son caractère indicible (et même impensable puisqu'il fait fuir le sens comme l'aurait dit Roland Barthes) la résultante d'un désarroi fondamentalement collectif. « (…) les passions tristes dont souffrent les personnages d'Antonioni ne les concernent pas eux seuls ; elles permettent de cartographier les sentiments qui sont diffus au sein d'une communauté (ou d'une catégorie sociale) à un moment donné de son histoire » (Dork Zabunyan, op. cit., p. 128).
A la différence de Cesare Pavese qui avait privilégié la subjectivité du personnage de Clelia (en laquelle il disait se reconnaître), au détriment des autres personnages féminins et en reléguant les personnages masculins à l'arrière-plan, Michelangelo Antonioni aidé de ses deux coscénaristes Suso Cecci d'Amico et Alba de Cespedes (deux femmes lui permettant ainsi de mieux saisir la sensibilité de ses héroïnes) filme un pur « gestus », au sens brechtien de rapports sociaux incarnés dans un complexe de propos et de gestes a priori isolés (cf. « Nouvelle technique d’art dramatique », in Écrits sur le théâtre, éd. L’Arche, 1972 [1941 pour le texte], p. 95). Pour cela, il met au point une technique de filmage qui, culminant dans Le Cri et surtout L'Avventura, privilégie grâce à la longueur des plans (parfois ce sont des plans-séquence mais ils sont imperceptibles) et des mouvements de caméra (à peine visibles car peu appuyés) des images montrant le plus souvent trois ou quatre personnages, deux occupant l'avant-plan en train de discuter pendant que le troisième, à l'arrière-plan, les observe. A l'instar de Clelia qui observe Momina venue informer dans une galerie d'art le peintre Lorenzo (Gabriele Ferzetti, dans un rôle d'artiste malheureux qui annonce celui de l’architecte raté Sandro dans L'Avventura) de la tentative de suicide de Rosetta qui fut son modèle (elle a été et sera à nouveau pour le pire son amante), pendant que sa nouvelle compagne Nene considère également de loin la scène. Cette technique filmique induit des plans soumis à des scénographies mouvantes et compliquées semblables aux jeux de billard quand ils sont à trois, quatre, voire cinq bandes, puisque de surcroît les personnages dans le champ peuvent faire plus ou moins implicitement référence à des personnages hors-champ (on songe alors à des scénographies semblables offertes par le cinéma de Jacques Rivette, par exemple avec Hurlevent en 1985 d'après Charlotte Brontë dans lequel on trouvera significativement un billard).
Rosetta occupe alors un point de « torsion symptomale » (pour le dire de manière lacanienne) qui fait de son absence dans le champ une présence hors-champ, telle une tache spectrale pesant sur ses amis. Ceci préparant d'ailleurs à la disparition sans retour du personnage d'Anna (Lea Massari) dans L'Avventura, puis celui (presque sans retour) de Mavi dans Identification d'une femme (1982), en passant encore par l'agonie du personnage de l'écrivain Tommaso au début de La Notte (1961). Sauf que cette présence-absence spectrale n'induit, contrairement à ce que le spectateur pourrait attendre, ni culpabilité (morale et collective) ni responsabilité (individuelle et éthique). C'est comme si la tentative de suicide de Rosetta n'avait jamais eu lieu, épiphénomène vite oubliable mais, comme on va le voir, dont la tache spectrale va malgré tout persister. Ainsi, à chaque personnage sa tactique d'évitement ou de déni, sauf que leur congruence va justement déterminer la répétition de l'acte suicidaire, le grossissement de la tache sous la forme d’un cadavre. Ainsi, Lorenzo renoue sur le même mode du pis-aller sentimental avec Rosetta, alors même que c'est cette façon d'être aussi inconséquent sur le plan des sentiments qui va ramener l'amoureuse malheureuse sur le rivage du suicide (elle finira par se noyer). Alors que Momina profite cyniquement de la situation pour exercer son rôle de dominante au sein du groupe, Mariella préfère rire d'un suicide dont elle croit être épargnée en préférant la légèreté ludique des libertinages à la gravité inutilement cérémonieuse de l'amour.
Quant à Nene, cette situation lui profite objectivement puisqu'elle lui permet de récupérer Lorenzo, l'homme qu'elle aime dont l'amour lui coûtera le prix du sacrifice de sa propre carrière artistique. Seule Clelia qui a découvert le corps inanimé de Rosetta dans une chambre d'hôtel jouxtant la sienne au début du film tentera de tout faire pour extirper du cercle infernal du malheur amoureux une jeune femme dont elle sent confusément qu'elle pourrait facilement y retomber.
Femmes entre elles ne raconte alors pas d'autre histoire que celle des effets de rebond qui, entre les atermoiements égoïstes des uns et la douleur impartageable des autres, assurent au mauvais infini de la répétition mortifère sa pleine reconduction. Dans ce monde bourgeois aliéné où personne ne veut endosser ni responsabilité ni culpabilité, un suicide manqué précède, annonce et prépare un suicide réussi en venant confirmer à tous qu'il est l'indicible et bien réel, la tache impossible produite par leur absence à eux-mêmes, ainsi qu'aux autres.
Le cinéaste originaire de Ferrare parti filmer dans la ville (Turin) de l'écrivain piémontais n'a pas oublié l'héritage pictural de l'école de Ferrare où, à l'époque de la Renaissance italienne, dominaient les portraits désaffectés du peintre Cosmè Tura (on pense en particulier ici aux visages de Momina, dur, et de Nene, lointain) et les tableaux sur-cadrés de son pair Francesco del Cossa (quand Michelangelo Antonioni disperse par exemple dans le cadre ses personnages tous reliés, entre l'avant-plan et l'arrière-plan, par plusieurs lignes de cadrage géométriques). C'est qu'il est nécessaire de mobiliser les ressources plastiques d'un tel héritage pour exprimer, au-delà des mots qui manquent et des esprits qui sont désorientés, un mal de vivre qui ne s'incarne ici (un suicide répété, la première fois raté, la seconde fois réussi) que pour autant qu'il concentre et répercute, diffracte et réfracte celui de tous.
Il faut par exemple considérer la séquence de la sortie au bord de la plage, sorte d'esquisse à de nombreuses séquences similaires à venir dans d'autres films du cinéaste (de l'île de L'Avventura à la cabane de la plaine du Pô dans Le Désert rouge en passant par le désert de Mojave de Zabriskie Point), pour y reconnaître le fameux motif nietzschéen de la croissance du désert. « Le désert croît. Malheur à qui protège le désert » : cette phrase de l'ouvrage Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885) qui est au cœur de la conférence en deux cours de Martin Heidegger intitulée Qu'appelle-t-on penser ? (1951-1952) pourrait largement aider à commenter l’œuvre entière de Michelangelo Antonioni. Et la séquence en question au bord de la plage contient en elle-même tout un désert virtuel protégé par ceux qui, en s'adonnant aux plaisirs qui sont des tromperies (quand Mariella flirte avec l'amant de Momina, Cesare, joué par Franco Fabrizi), ne voient pas que Rosetta, pour sa première sortie après sa tentative de suicide, est attirée par une étrange boîte noire enroulée dans les vagues qui valent déjà tragiquement comme l’annonce de son futur linceul. Femmes entre elles multiplie ainsi les moments d'étrangeté cinématographiques, investissant les interstices (ce que disent mieux le titre original de la nouvelle, ainsi que le titre français du film) dans lesquels se nichent, tels les grains de sable de la plage, les petits événements qui offrent les variations d'une même « torsion symptomale » selon laquelle la pulsion de mort qui a emporté Rosetta est la pulsion de mort propre au groupe social auquel elle a appartenu.
Ainsi, quand Momina apparaît devant la porte de la chambre de Clelia pour s'entretenir avec le fonctionnaire de police, l'ombre de la seconde apparaît sur la porte ouverte par la première, comme si se fondaient, fugitivement et virtuellement, leurs images respectives. Ainsi, quand le groupe se pose dans un restaurant populaire de Turin, il est rejoint peu après par Cesare et le nouvel amant de Mariella qui, derrière la vitre où ils passent, semblent par un curieux reflet pénétrer dans un restaurant voisin, juste en face de celui où la caméra inscrit spatialement cette perception. Avec la boîte noire sur la plage et ce sable qui vient souiller les vêtements des bourgeois libertins en balade au bord de la plage (avant les couples de L'Avventura et de La Notte dont la relève sera symbolique offerte par la dissémination partouzarde et édénique de Zabriskie Point), ces nœuds étranges forment une constellation de taches obscures qui, du cadavre de Blow-Up à l'étrange concrétion végétale de Identification d'une femme, exposent peut-être le traumatisme de ce que Jacques Lacan nommait la « jouissance de l'Autre » : «(...) alors que l'on pourrait prétendre que, pour Lacan aussi, le ''lieu de naissance'' de la psychanalyse réside dans l'expérience traumatique que fait l'enfant de l'impénétrable ''tache obscure'' qu'est la jouissance de l'Autre, qui vient perturber le calme de son homéostasie psychique, Lacan détermine le fantasme comme une réponse à l'énigme de cette ''tache obscure'' (désignée, dans son ''graphe du désir'', par la question ''che vuoi ?'' – ''que veut l'Autre de moi ? Que suis-je [en tant qu'objet] pour l'Autre, pour son désir ?'') » (Slavoj Zizek, Le Sujet qui fâche, éd. Flammarion, 2007 [1999 pour la première édition], p. 387). La réponse fantasmatique à cette question de savoir ce que veulent les autres de moi consiste alors en un violent passage à l'acte au terme duquel le réel d'un cadavre vient symboliser le caractère collectif d'une pulsion de mort qui, au-delà de la répétition du geste suicidaire de Rosetta, tache tout le groupe. Car la pulsion induisant de trouver « satisfaction dans le mouvement circulaire de manquer son objet de façon répétée » vient clore « l'écart constitutif du désir : la boucle close sur soi d'un mouvement répétitif circulaire remplace un effort infini », la visée élémentaire de tout désir consistant alors dans le fait «de se soutenir (…) dans son état de non-satisfaction » (Slavoj Zizek, op. cit., pp. 400-401).
Entre Rosetta dont le suicide répété et la mort accomplie affirment conjointement la violence pulsionnelle des échanges symboliques soudant le groupe social dont elle relève et Clelia dont le refus de l'amour de Carlo (l'assistant de l'architecte Cesare) au nom de la poursuite de sa carrière professionnelle assurant son autonomie matérielle, autrement dit entre d’une part la figure suicidaire dont l'acte impossible parachève la perpétuelle répétition pulsionnelle en même temps qu’il rompt subjectivement avec elle et d’autre part la figure qui ne cède pas sur son désir d'autonomie se glissent les autres figures grises, du renoncement à la carrière artistique au nom de la jouissance de l'autre (Nene par rapport à Lorenzo), du cynisme protecteur en regard de la mollesse et la bêtise des autres (Momina par rapport à Cesare), et de l'hédonisme inconséquent car sans conscience (Mariella).
L'exercice minutieux de cartographie de la faillite sentimentale contemporaine (bourgeoise ici en attendant sa déclinaison prolétaire dans Le Cri) se clôt sur une image d'une remarquable modernité, en ce sens complètement optimiste malgré la tristesse relative à la mort de Rosetta et au retour de Clelia à Rome (son passage par Turin, ville de son enfance pauvre, n'ayant alors eu pour seul effet que de lui rappeler fortement la nécessité répétée de la rupture avec cette même ville). Alors que Clelia monte dans le train nocturne l'emmenant à Rome, espérant secrètement que Carlo vienne quand même lui faire ses adieux, ce dernier se présente bien mais, caché derrière un vendeur de journaux, observe le départ du train sans se montrer à celle qu'il a en toute sincérité aimée (il représente en ce sens aussi l'antithèse de l’obscur Lorenzo et du falot Cesare). Le train parti (avec Clelia dans la profondeur de champ), Carlo sort alors du champ (par la droite du cadre) : ce dernier plan amorce l'horizon ultimement moderne du cinéma antonionien selon lequel les femmes, désormais maîtresses de leur destin, n'ont définitivement plus besoin des hommes pour vivre une vie accomplie.
Malgré l’aliénation spécifique des femmes originaires de la bourgeoisie, la fin du modèle hétéro-patriarcal se devine déjà dans la fin du film Femmes entre elles.
En 1945, la Corée est libérée de la domination militaire japonaise. Les deux grands vainqueurs de la Seconde guerre mondiale, les Etats-Unis d’un côté et de l’autre l’URSS, se partagent le gâteau coréen en 1948 : le nord reviendra au second, le sud aux premiers. Il faut la guerre de Corée entre 1950 et 1953 pour entériner militairement un partage de la péninsule coréenne qui se perpétue encore aujourd’hui. Membre du mouvement nationaliste, Syngman Rhee devient le premier président de la République de Corée à partir de 1948 et, jusqu’à sa démission en 1960, établit un gouvernement autoritaire inféodé aux intérêts économiques et géopolitiques étasuniens. Réélu en 1952 puis et 1956, son impopularité grandissante alimente de nombreux mouvements sociaux qui prennent appui sur les irrégularités constatés lors du dernier scrutin présidentiel afin d’exiger l’arrêt de la dérive politique autocratique constatée.
Démissionné grâce à la forte mobilisation étudiante d’avril 1960, Syngman Rhee s’efface (en s’exilant à Hawaï) au profit de Yun Po-sun, un ancien proche du président démissionnaire qui rejoint l’opposition et participe en 1955 à la fondation historique du parti démocrate. Les élections de juillet 1960 consacrent la victoire de ce parti, et Yun Po-sun est élu au mois d’août suivant premier président de la seconde République de Corée. L’état de grâce du nouveau régime parlementaire ne durera pas : en mai 1961, le général Park Chung-hee dirige un putsch qui neutralise politiquement le président, ce dernier ne le restant formellement que jusqu’à sa démission en mars 1962. Avec ce coup d’Etat militaire largement surdéterminé par la « Realpolitik » étasunienne, le général Park Chung-hee instaure l’interruption de la démocratisation du régime afin de lui substituer un état d’exception formalisé en 1971 et qui durera plusieurs années après son assassinat en 1979, et ce jusqu’au retour des élections libres et du parlementarisme en 1987.
Le texte de Hubert Niogret intitulé « La Servante » et paru dans le numéro d’été de la revue de cinéma Positif (n° 617/618, juillet-août 2012) a parfaitement raison d’insister sur l’originalité de Hanyo comprise en relation avec l’importance historique du contexte, autrement dit la période comprise entre l’été 1960 et le printemps 1961. Cet intervalle aura été effectivement profitable à un cinéaste, Kim Ki-young, qui a décidé d’investir la libéralisation politique en cours pour mettre en œuvre un projet radical : Hanyo (La Servante en français). Ce film représente pour son auteur un moment à ce point important (on aurait presque envie de dire matriciel si la fiction n’appelait pas une critique aussi violemment radicale de la famille hétéro-patriarcale et de sa reproduction) qu’il en réalisera plusieurs remakes : Woman On Fire (1971), The Insect Woman (1972) et The Insect Woman (1982).
Contemporain du grand cinéaste japonais naturaliste Shohei Imamura (qui réalise en 1963 un film intitulé La Femme insecte !), Kim Ki-young est l’autre grand cinéaste sud-coréen avec Im Kwon-taek, même si ce dernier bénéficie d’une plus grande reconnaissance internationale (et notamment française depuis les sorties à succès de La Chanteuse de Pansori en 1993, du Chant de la fidèle Chunyang en 2000 et de Ivre de femmes et de peinture en 2001). Alors qu’ils ont commencé à tourner des films à peu près au même moment, aux alentours des années 1950 (La Province de Yanksiang en 1955 pour Kim Ki-young et Adieu fleuve Duman d’Im Kwon-taek en 1956 sont leur premier long-métrage), Im Kwon-taek dispose d’un œuvre forte d’une centaine de titre (jusqu’à Souvenir en 2007), quand Kim Ki-young n’a réalisé qu’une douzaine de longs-métrages jusqu’à Carnivore en 1984. Son décès accidentel avec son épouse dans l’incendie de sa maison en février 1998 n’a pas à l’époque aidé une entreprise légitime de reconnaissance. Pourtant, ce cinéaste est adulé depuis de plusieurs années par de nombreux réalisateurs plus jeunes qui, de Park Chan-wook à Bong Joon-ho en passant par Kim Ki-duk et Im Sang-soo, n’ont jamais cessé de clamer que Hanyo représentait aujourd’hui le manifeste classique d’un désir de cinéma alors brutalement moderne et radicalement transgressif. D’ailleurs, Im Sang-soo a lui-même initié en 2010 son propre remake du film-phare de Kim Ki-young intitulé The Housemaid et projeté en compétition officielle du Festival de Cannes.
La rétrospective de l’œuvre ici méconnue de Kim Ki-young à la Cinémathèque française en décembre 2006, et surtout la restauration de Hanyo en partenariat avec la Korean Film Archive et la World Cinema Foundation de Martin Scorsese autorisent enfin la nouvelle visibilité d’un film proprement hallucinant. Il l’est probablement davantage d’ailleurs que son remake sud-coréen de 2010, ainsi que des films pouvant légitimement lui être rapprochés, comme The Servant (1963) de Joseph Losey, Les Abysses (1963) de Nico Papatakis à partir de l’histoire des sœurs Papin dont s’était déjà inspirée Jean Genet pour sa pièce Les Bonnes (1947), voire Roulette chinoise (1976) de Rainer Werner Fassbinder ou encore La Cérémonie (1995) de Claude Chabrol. Sait-on que l’actrice qui incarne la servante dans le film de Kim Ki-duk, autrement dit Lee Eun-shim dans le rôle de Myeong-sook, a été à ce point identifiée à son personnage hué par un public hystérique lors des projections du film dans la Corée du sud de 1960-1961 que sa carrière en a été irrémédiablement brisée ?
Pourtant, Hanyo ne ressemble vraiment pas, loin s’en faut, au lynchage en règle d’une domestique dont les fantasmes sexuels débridés et la méchanceté diabolique finissent par nuire et même détruire une petite famille bourgeoise modèle qui, dans son grand cœur, lui aurait donné la possibilité généreuse de travailler dans de bonnes conditions. Au contraire, le film de Kim Ki-young fait preuve d’un sens obstinément rigoureux et conséquent de la dialectique qui, multipliant thèses et antithèses, ou mieux négations et négations de la négation, lui permet de tordre et vriller sur lui-même son sujet afin de lui faire cracher tout son jus. Radicalement hégélien, Hanyo consiste en effet en une puissante représentation allégorique de la dialectique du maître et de l’esclave qui, à chaque séquence, monte d’un cran ou même mieux se tord autour de son axe comme autant de tours d’écrou afin d’entortiller l’objet du film (et lui tordre le cou comme tente de le faire l’époux sur celui de la servante), aussi fascinant que viscéralement haï : la famille hétéro-patriarcale sud-coréenne.
Monter d’un cran : c’est alors l’importance de l’escalier et de ses marches structurant la verticalité ascendante (symbolisant le désir d’ascension sociale) ou descendante (manifestant l’angoisse de la régression et de la chute) de la maison dans laquelle vient se lover la folie individuelle et collective de protagonistes dont la bêtise respective alimente structurellement le chaos pulsionnel général.
Tour d’écrou : c’est alors l’importance des travellings, ou bien latéraux qui, de droite à gauche comme de gauche à droite (comme une écriture en boustrophédon), glissent le long du balcon pour relier par-delà l’escalier qui sépare les deux espaces la chambre des époux à celle de la domestique.
L’investissement cinématographique de la maison, à partir de son escalier central, conduit à proposer une série de plongées (selon que la caméra est située en haut) et de contre-plongées (selon qu’elle est située en bas) qui dialectise le positionnement des personnages, tantôt dominants, tantôt dominés, le rapport de domination ne cessant donc de se traduire en interchangeabilité positionnelle. Ce sont encore ces séries articulant d’autres travellings, avant comme arrière, qui s’éloignent des fenêtres (et des vitres sur lesquelles coule une pluie abondante et quasiment ininterrompue), ou bien qui reviennent afin d’instruire une dynamique faite d’alternance entre contraction et dilatation, grossissement et écrasement. Comme si la perception filmique elle-même plongeait dans une vision (au moins autant organique que mentale ou psychique) d’une maison subjectivée par le délire (notamment sexuel) de ses propres habitants.
Tous éléments stylistiques qui font donc système en même temps qu’ils relaient ou font rebondir la dynamique dialectique générale que peut encore exprimer le plan sur lequel s’imprime le générique-début, soit les mains des deux enfants de la famille qui s’amusent en créant et s’échangeant des figures géométriques avec un élastique. A chaque passation de l’élastique entre les deux joueurs, c’est une nouvelle figure géométrique proposée qui vient à son tour symboliser la perpétuelle reconfiguration diabolique des relations nouées entre la servante, le mari, son épouse et leurs deux enfants (un jeune garçon mesquin et son aînée, une jeune adolescente handicapée affligée de deux béquilles). A mesure que le récit monte d’un cran en termes de tension relative à la promiscuité de personnages qui se méfient les uns des autres pour finir par se haïr et se souhaiter la mort (en tentant même de l’infliger), la narration propose à chaque fois un nouveau tour d’écrou dialectique afin de rendre manifeste le caractère d’oppression générale propre aux rapports de domination et auxquels ni les dominés bien sûr, mais ni les dominants non plus, ne peuvent échapper. Jusqu’à ce que le final de Hanyo, véritable twist digne de The Woman In The Window (1945) de Fritz Lang (et plus récemment Audition du cinéaste japonais Takashi Miike en 1999), offre l’ultime tour (d’écrou : pourquoi pas, au vu d’une narration qui rétrospectivement projette le doute sur son récit, ne pas penser alors au Tour d’écrou écrit par Henry James en 1898 ?) du film sous la forme d’une virevolte dont le spectateur ne sait pas d’abord, tant il est sonné, si elle est virtuose ou révoltante. Si elle est scandaleuse parce que déniée et inassumée. Ou bien, mieux, si, en étant totalement assumée, elle désire en fait scandaliser.
Au bout du dernier tiers, la tension dans Hanyo a atteint son paroxysme. En effet, la servante devenue la maîtresse de l’époux contraint par sa conjointe à s’exécuter en suivant les ordres de la première afin d’éviter que la révélation publique de leurs turpitudes ne jette le discrédit sur leur famille décide de se suicider avec l’homme qu’elle aime follement. Tous deux boivent, l’un après l’autre, une eau mêlée de poison (la mort-aux-rats ayant servi à exterminer les rongeurs tapis dans les recoins de la maison nouvellement agrandie) qui vient à bout de leur vie. On relèvera que, en toute logique systémique, le recours au poison aura été lui aussi dialectisé à plusieurs reprises : Myeong-sook fait semblant d’en donner au garçon qui ne cessait pas de la moquer au début, et ce dernier qui croit avoir été empoisonné meurt accidentellement en tombant de l’escalier ; sa sœur tentera pour se venger d’empoisonner pour de vrai la domestique mais échouera, ainsi que sa mère qui croit avoir versé le produit dans le plat destiné à la servante alors qu’en fait celle-ci l’a remplacé par de l’eau sucrée afin de confondre toute tentative de meurtre à son encontre. Pendant que la servante meurt allongée sur les marches du fameux escalier (telle une portée musicale à l’image de celle feuilletées par le pianiste), ce dernier agonise aux pieds de sa compagne qui, jetée dans le travail de la couture afin de gagner le salaire que son mari ne touche plus depuis qu’il a progressivement abandonné son poste de professeur de musique à l’usine, ne le voit presque pas mourir à ses pieds. Cut.
Nous comprenons alors que ce récit est la transposition subjective, à forte teneur fantasmatique, d’une lecture d’un fait divers faite par l’épouse à son mari pendant que les enfants s’amusent avec leur élastique, et que la servante remplit discrètement ses fonctions domestiques. Le dernier plan consistant alors en une adresse directe et frontale aux spectateurs (particulièrement masculins) effectuée par le personnage masculin expliquant, l’air incroyablement enjoué, qu’il faut toujours se méfier des choses du sexe si l’on veut préserver sa famille de la honte, de la dégradation et du chaos. Si ce rappel à l’ordre semble représenter à première vue un geste de déni hypocrite par rapport au reste du film (sur le mode : « rien n’a eu lieu, ce n’était qu’un mauvais rêve, rentrez chez vous et dormez tranquilles »), son ressort comique (le personnage est hilare en s’adressant aux spectateurs) le rend totalement non-crédible. Ultime tour d’écrou dialectique qui parachève la puissance de grotesque et de bouffonnerie dont a puissamment témoigné Hanyo, mais qui appartient aussi à tout le cinéma sud-coréen.
Cette passion sud-coréenne du grotesque et du bouffon, autrement dit du rire à partir du pire (l’humour permettant ainsi de faire passer la pilule de l’obscène, comme du sucre par-dessus du poison), est lors de cette dernière séquence inséparable du trouble quant à l’origine du déploiement fantasmatique d’un cauchemar retraduisant dans la famille du film le cauchemar vécu par la famille du faits divers (et en cela d’ailleurs, Hanyo se distingue tant de The Woman In The Window et Audition que de son propre remake réalisé par Im Sang-soo). En effet, ce délire prend-il sa source dans l’oreille du personnage qui écoute (le mari) ou bien dans l’oreille du personnage qui lit (l’épouse), dans l’oreille des enfants qui jouent à côté tout en écoutant distraitement ce que se disent leurs parents ou bien dans celle de la servante qui apparaît derrière la porte afin d’effectuer son service ? Cette indistinction du point d’origine à partir duquel se branche la perspective narrative est riche de significations possibles ou équivalentes. Le délire est-il le fait d’un personnage ou bien de plusieurs ? Telle séquence appartiendrait-elle à ce personnage et telle autre séquence appartiendrait-elle à un autre ? La mort du cadet résulte-t-elle du fantasme inavoué de la sœur dont elle est le souffre-douleur ? La liaison adultère de l’époux avec la servante (déjà chauffé par deux de ses élèves ouvrières de l’usine, la première se suicidant pendant que la seconde est celle qui lui présente Myeong-sook) relève-t-elle de l’espace fantasmatique de l’époux ? Le sens de l’abnégation prend-il son origine dans la tête de l’épouse, pendant que le pouvoir de la servante sur cette famille bourgeoise est-il le fruit de son délire à elle ?
S’il est rigoureusement impossible de trancher entre toutes ces versions possibles, et si cette impossibilité donne au film de Kim Ki-young un côté perspectiviste nietzschéen (bien que la question de la morale des maîtres et des esclaves paraisse ici devoir davantage s’inspirer de la philosophie hégélienne) qui n'a pas été conservé par Im Sang-soo dans son remake de Hanyo, il n’en demeure pas moins passionnant que Hanyo ait su déployer un étrange espace cinématographique à la fois subjectif-fantasmatique et pluri-individuel. Sans compter qu’il est particulièrement difficile de marquer nettement le passage narratif entre la situation objective de la famille de Hanyo et le délire fantasmatique qui en révèle les démons refoulés.
Plus précisément, le film a réussi à inventer et mettre en place une machine grotesque et effrayante, fascinante et délirante, car branchée dans la subjectivité de ses personnages afin de rendre compte du plus profond de leur être (social ou symbolique tout autant que mental ou psychique) de leur accord complexe, compliqué car contradictoire, avec les rapports sociaux de domination qui les déterminent à la fois objectivement et subjectivement. Car, comme l’affirme le constructivisme structuraliste du sociologue Pierre Bourdieu, les structures objectives n’apparaissent légitimes et pertinentes que pour autant qu’elles se doublent et se dédoublent en structures subjectives. C’est bien dans les institutions et dans les têtes que la domination se fonde en fondant, en même temps et dialectiquement, sa légitimité.
La dialectique du maître et de l’esclave : tel serait donc exemplairement le récit allégorique proposé par les films précédemment cités de Kim Ki-young, mais aussi de Joseph Losey, Nico Papatakis, Rainer Werner Fassbinder, Claude Chabrol, Takahi Miike et Im Sang-soo (mais on aurait pu citer tant d’autres films consacrés à ce sujet, de la version de l’ouvrage d’Octave Mirbeau Le Journal d’une femme de chambre réalisée par Luis Buñuel en France en 1964 à celle mise en scène par Jean Renoir à Hollywood en 1946). Car, dès qu’il y a de la domesticité entendue à l’époque moderne comme rapport social de subordination salariée du travail domestique externalisé ou sous-traité de l’épouse (qui l’accomplissait jusque-là gratuitement et au bénéfice de son conjoint et de ses enfants) à une personne extérieure (payée pour faire office de servante), il y a la reproduction de rapports de servitude résultant de la conjonction du salariat et du patriarcat. Envisagée dans une perspective dialectique, cette reproduction de la domination se complique quand le maître découvre qu’il est l’esclave de son esclave, ce dernier se découvrant alors lui-même comme maître de son maître. Du monde antique au monde féodal en passant par le monde bourgeois, l’aliénation de l’esclave ne cesserait par conséquent pas de toujours cacher celle du maître, déniant pour lui ce qu’il affirme pour l’autre qu’il domine dans un jeu tordu de miroirs, de reflets dans d’autres reflets et d’images inversées.
On le sait, la « dialectique du maître et de l’esclave » n’est pas qu’une formule proposée par le philosophe G. W. F. Hegel dans sa Phénoménologie de l’esprit en 1807 (section B, IV, A). Elle en constitue le passage le plus fameux, commentée et discutée par plusieurs générations de philosophes (de Jean Hyppolite à Alexandre Kojève qui, dans son Introduction à la lecture de Hegel en 1947, en fait le point névralgique de tout l’hégélianisme au point que cette lecture influencera profondément le marxisme français d’après-guerre). Certes, s’il ne faut pas se méprendre sur les notions hégéliennes de « maître » et d’« esclave » qui désignent moins des « entités socio-symboliques » que des « figures opposées de la conscience » (Olivier Tinland, Maitrise et servitude. Phénoménologie de l’esprit B, IV, A de Hegel, éd. Ellipses, 2003, p. 63), il n’est pas non plus interdit de vérifier dans le particularisme de la situation décrite par le film de Kim Ki-young sa valeur d’universalité telle qu’elle se réfléchit dans la valeur d’universalité appartenant à ce moment de la pensée hégélienne. En effet, la conclusion de cette dernière (rassemblée dans cette phrase du philosophe : « La vérité de la conscience autosubsistante est par conséquent la conscience servile ») signifierait ceci. D’abord, « le fait que le maître ne travaille pas pour lui-même le rend dépendant du serviteur, dans la mesure où il a besoin de lui pour pouvoir jouir de la chose : la maîtrise s’avère comme dépendance à l’égard de la servitude ». Ensuite, « l’être-reconnu du maître par le serviteur ne s’accompagne pas d’une reconnaissance en retour du serviteur par le maître : la condition de possibilité d’un authentique être-reconnu – la stricte réciprocité de la reconnaissance – fait défaut, et le maître, au-delà de son illusoire certitude d’être autosubsistant, ne peut se reconnaître en sa vérité que dans l’objectivité décevante du serviteur ». Enfin, « la conscience servile constitue bien la vérité de la conscience maîtresse, au sens où elle va s’affirmer comme le dépassement de l’impasse de la maîtrise : à la faveur d’un retournement de perspective, le serviteur va réussir là où le maître a échoué, en s’appuyant sur le travail de la chose pour compenser les insuffisances structurelles du rapport de maîtrise et de servitude » (Olivier Tinland, opus cité, p. 41).
La sexualisation de la dialectique du maître et de l’esclave proposée par Hanyo extériorise le contenu libidinal d’une « lutte pour la reconnaissance » (pour citer le titre d’un ouvrage du philosophe allemand contemporain Axel Honneth cherchant à renouveler l’héritage hégélien : La Lutte pour la reconnaissance, éd. Le Cerf, 2000) qui s’exerce à l’intersection des rapports sociaux de classe (la prolétaire Myeong-sook issue de la campagne et le couple bourgeois et citadin) et de sexe (les deux femmes d’un côté et l’homme de l’autre). Cette « intersectionnalité » doit en réalité se comprendre structurellement comme congruence de rapports sociaux par ailleurs spécifiques (la sociologue Danièle Kergoat parle à leur sujet de « coextensivité » et « consubstantialité » dans son ouvrage intitulé Se battre, disent-elles..., éd. La Dispute, 2012). Plus radicalement encore, la procréation en tant qu’appropriation du corps des femmes par les hommes accompagne la sexualisation des rapports domination au point où la grossesse de l’une (celle de la servante devenue compagne illégitime) va être sacrifiée (sous la forme d’un avortement) au bénéfice de la préservation de la grossesse de l’autre (celle de l’épouse socialement légitime). Alors commence le chantage manifestant l’essence dialectique des rapports entre les maîtres et les esclaves. D’abord, la servante fait chanter l’époux qui, ayant couché avec elle, refuse de l’avouer à son épouse. Ensuite, l’avortement (alors interdit en Corée) de la servante lui permet de peser d’un pouvoir encore plus grand sur une famille qui, sur le plan domestique, est dominée par les valeurs maritales et genrées d’abnégation de l’épouse au point où le refus du scandale public bénéficie donc au chantage exercé par la première.
Enfin, après plusieurs tentatives de meurtres, le double suicide de l’époux et de la servante manifeste symboliquement le triomphe contradictoire de la femme au foyer dont la légitimité dans l’abnégation lui aura quand même coûté la vie de son fils cadet, ainsi que celle de son mari. Le mari qui domine son épouse et sa servante parce qu’elles sont des femmes se voit ainsi dominé par elles, la première parce qu’elle incarne les valeurs domestiques et familiales propres à une sphère privée qui doit être censément préservée de toute intrusion par la loi, la seconde parce qu’elle le fait chanter en usant des prescriptions explicites et implicites concernant l’ordre symbolique hétéro-patriarcal réglementant les rapports sexuels.
On l’a compris, Hanyo multiplie les vrilles et les torsions : comme le film de Kim Ki-young passe du constat clinique de l’intrication des rapports sociaux de domination dans la sphère domestique au film d’horreur (voire le film fantastique comme l’a fait remarquer le critique Jean-Baptiste Thoret) en finissant par la farce grotesque, la domination se comprend en se dédoublant en domination des dominés et domination des dominants pour déboucher sur la relève finale et frontalement exposée du déni et du refoulement collectif. Entre Psycho (1960) d’Alfred Hitchcock (comment ne pas y penser en effet devant sa maison quasi-gothique, son escalier mortel et sa « folle du logis » ?) et Susana la perverse (1951) de Luis Buñuel (deux films marqués par une même folie bourgeoise momentanément déniée dans un semblable final amnésique), Hanyo dispose d’une radicalité dialectique au terme de laquelle se trouve particulièrement reposer la question hégélienne de l’« Aufhebung ». Autrement dit la « suppression d’un terme qui se trouve en même temps conservé comme moment de l’élévation à un terme supérieur, lequel constitue la vérité du premier » (Olivier Tinland, op. cit., p. 65).
En quoi consiste ici cette relève ou ce surpassement ? Car, si d’un côté la famille de Hanyo se reconnaît dans celle du fait divers dont elle se fait la lecture propice à lever en elle la pâte des fantasmes, de l’autre elle dénie aussi par le fantasme avoir vécu ce que nous avions cru jusque-là qu’elle l’avait objectivement vécu. Le fantasme devient alors le lieu subjectif d’une reconnaissance paradoxale : les personnages de Hanyo ne sont réellement monstrueux que pour autant qu’ils décident d’être aveugles aux mécanismes de la domination en même temps qu’ils comprennent imaginairement le caractère fallacieux de leur cécité. La cécité est donc autant le signe d’une reconnaissance que de son refoulement. La reconnaissance réciproque de la folie de l’autre comme reflet de sa folie propre (la reconnaissance de la folie de la servante induit donc la reconnaissance de celle du mari, de son épouse et de leurs enfants) jouit d’un refoulement qui ne fait que retarder le retour dans un réel toujours plus violent du refoulé traumatique. Le refus du réel de la domination pour les personnages du film de Kim Ki-young signifie donc a minima sa reconnaissance fantasmatique et subjective, au moins sa subjectivation. En attendant d’autres torsions, d’autres négations de la négation, pour une autre « Aufhebung » qui alors représenterait le moment (politique) de l’objectivation. Entre Hanyo et L’Empire des sens (1976) de Nagisa Oshima par exemple, pourrait être tracée la ligne moins de démarcation que de passage entre le fantasme comme lieu subjectif du refoulement et le passage à l’acte comme défoulement par la réalisation du fantasme jusque dans la mort (du maître domestique acceptant dans le film de Nagisa Oshima l’ultime dépossession phallique en se séparant de son reste offert sous la forme de son pénis à son ancienne servante devenue son amante, Sada Abe). Il n’y a donc pas d’avenir pour la famille bourgeoise hétéro-patriarcale, sinon sous la forme négative du refoulement par ses dominants et ses dominés des rapports sociaux qui fondent leur aliénation mutuelle, leur étranglement commun.
« Mais s'il y a un sens du réel, et personne ne doutera qu'il ait son droit à l'existence, il doit bien y avoir quelque chose que l'on pourrait appeler le sens du possible. L'homme qui en est doué, par exemple, ne dira pas : ici s'est produit, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici pourrait, devrait se produire telle ou telle chose ;
et quand on lui dit d'une chose qu'elle est comme elle est, il pense qu'elle pourrait aussi bien être autre »
(Robert Musil, L’Homme sans qualités, nouvelle éd. Seuil, 2004 [1930 pour l’édition originale], tome 1, § 4, p. 34-35)
Le premier long-métrage de Jacques Demy est probablement l'un des plus beaux films de la Nouvelle Vague principalement dominée par les critiques des Cahiers du cinéma désormais passés à la mise en scène, tels Claude Chabrol (Le Beau Serge en 1957), François Truffaut (Les 400 coups en 1959), Jean-Luc Godard (A bout de souffle en 1959 également), Jacques Rivette (Paris nous appartient tourné à partir de 1958 et sorti en 1961), Éric Rohmer (Le Signe du Lion réalisé en 1959 et sorti en 1962). Produit par Georges de Beauregard (le producteur A bout de souffle qui avait été convaincu par Jean-Luc Godard de s'intéresser au projet de Jacques Demy), Lola est loin pourtant de ressembler à l'idée que ce dernier s'en avait préalablement faite, quand il rêvait encore d'une comédie musicale en couleurs et en cinémascope. En 1964, Les Parapluies de Cherbourg, le premier film français entièrement chanté dont l’originalité fut récompensée par une Palme d’or, saura se rapprocher de cet idéal en réussissant dans la foulée à acclimater dans le paysage du cinéma français le genre exemplairement étasunien de la comédie musicale. Il n'empêche que Lola, bénéficiant aujourd'hui d'une magnifique restauration numérique réalisée sous la houlette d'Agnès Varda (la compagne du cinéaste décédé en 1990) et les auspices de Raoul Coutard (le chef opérateur de Lola comme de A bout de souffle), représente une œuvre absolument essentielle pour comprendre l'esprit du temps « Nouvelle Vague ».
Film paradigmatique, Lola représente en effet la synthèse cinématographique idéale entre, d’une part, la représentation sensible d'une jeune génération désœuvrée incarné par le beau Marc Michel dans le rôle du mélancolique Roland Cassard et par la belle Anouk Aimée dans celui tout aussi mélancolique de Cécile, une danseuse qui sous le nom de Lola est contrainte à la prostitution. Et, d’autre part, l'expression moderne d'un art du cinéma qui sait se nourrir à la source de deux histoires bien distinctes (la dédicace à Max Ophüls et la référence déjà bien présente à la comédie musicale hollywoodienne). Cet effort synthétique servant alors à dynamiser le présent quand se combinent en un kaléidoscope les captations documentaires de fragments autobiographiques de la ville de Nantes, du cinéma le Katorza au théâtre Graslin en passant par le passage Pommeraye et la brasserie La Cigale.
Le premier long-métrage de Jacques Demy contient également en puissance la plupart des films qu'il réalisera durant les années 1960, tant le jeune cinéaste rêvait à cette époque d'une œuvre peuplée de personnages récurrents sur le modèle esthétique du cycle romanesque La Comédie humaine (1830-1856) de Honoré de Balzac, alors l’influence littéraire majeure partagée par la Nouvelle Vague. En effet, le personnage de Lola revient dans Model Shop (1969) tourné à Los Angeles ; on retrouve Roland Cassard enrichi dans Les Parapluies de Cherbourg et y épouse Geneviève (Catherine Deneuve) qui pour sa part dit fréquenter Cécile Desnoyers (Annie Duperoux) ; une conversation du film Les Demoiselles de Rochefort (1967) évoque la mère de la jeune Cécile, Madame Desnoyers (Elina Labourdette) qui avoue ici à Roland avoir été heureusement préservée de l'amour d'hommes aimant jouer, ce qui ouvre tout un espace au long-métrage suivant intitulé La Baie des anges (1963) et consacré à l'univers des casinos à Nice ; une référence dans la bouche de Roland Cassard au conte de fées invite également à faire le rapprochement avec Peau d'âne (1970) d'après Charles Perrault ; et même Une chambre en ville (1982) fait un rapide clin d'œil à Lola par le biais d’une note de réparation d'un téléviseur dans le magasin tenu par le personnage de Michel Piccoli. Si Lola est un film central et décisif en regard de toute l'œuvre de Jacques Demy, il l’est également rapporté à la détermination de la vocation cinématographique de ses héritiers, Christophe Honoré, mais aussi Valérie Donzelli, mais déjà Oliver Ducastel et Jacques Martineau auteurs de Jeanne et le garçon formidable (leur premier long-métrage tourné en 1997 en forme de comédie musicale avec Matthieu Demy), mais encore avant eux André Téchiné, Paul Vecchiali et Jean-Claude Guiguet.
Film idéal en regard de la Nouvelle Vague, Lola l’est en effet parce qu’il se situe à la fois complètement dedans et un peu en dehors aussi. D’une part, parce que son auteur ne vient pas des Cahiers du cinéma mais, comme Alain Cavalier et Louis Malle, de l'IDHEC, l'école du cinéma devenue la Fémis en 1986. D’autre part, parce que le film a été tourné à Nantes et non pas à Paris, même si Roland Cassard fait mention d'un copain abattu du nom de Poiccard… autrement dit Michel Poiccard, le héros de A bout de souffle. Lola est enfin le film cinéphile parfait, en ce sens qu'il a su parfaitement combiner influences hollywoodiennes (les comédies musicales réalisées par Stanley Donen et produites pour la MGM par Arthur Freed, comme On The Town en 1950 avec ses trois marins interprétés par Frank Sinatra, Gene Kelly et Jules Munchin) et références européennes. On pense par exemple à son effort subtil d’appropriation de l'archétype de la femme fatale formalisé dans La Boîte de Pandore de Frank Wedekind en 1894, et dont se sont plus ou moins directement inspirés Georg W. Pabst avec l’héroïne éponyme de Loulou (1929), Josef Von Sternberg avec la Lola-Lola de L'Ange bleu (1930) et Jean Renoir avec la Lulu de La Chienne (1931). Evidemment aussi Max Ophüls avec Lola Montès (1955) et même Lolita de Vladimir Nabokov édité à Paris en 1955 avant son adaptation cinématographique par Stanley Kubrick en 1962 (en attendant Lola, une femme allemande de Rainer Werner Fassbinder réalisé en 1981).
Mais la perfection du film de Jacques Demy ne réside pas seulement dans son idéale situation en regard de l'histoire du cinéma qui venait d'avoir lieu (le cinéma classique, européen comme hollywoodien) comme celle qui était alors en train de s'accomplir (la Nouvelle Vague et l'invention du cinéma moderne). Elle vaut surtout pour le film lui-même, bénéficiant par exemple d'un haut degré de précision dans la construction diégétique. La présence en arrière-plan des grues des chantiers navals participe bien sûr de l'inscription topographique, documentaire et autobiographique de la fiction, comme elle sert aussi à marquer significativement un désir « constructiviste » dont on trouvera une nouvelle expression, par exemple avec la séquence d'ouverture du film Les Demoiselles de Rochefort et son pont transbordeur. Lola réussit en fait le tour de force d'agencer et constituer ensemble des éléments a priori éloignés, voire antinomiques. Par exemple la spontanéité (avec les acteurs – même si les dialogues ont été postsynchronisés) et la structure (la rigoureuse série de rimes et d'échos à partir desquels s'organise sur le plan narratif le récit) ou bien la légèreté (des personnages quand ils ne veulent jouir de rien d'autre que du présent qui s'offre à eux) et la gravité (de ces derniers quand ils savent que leur destin vient dans la seconde de se jouer).
Pas un hasard alors si de nombreux films de Jacques Demy, peut-être sur l'inspiration des films à l’humeur océanique de Jean Grémillon, plantent leur fiction respective dans des villes côtières. Ainsi, Nantes avec Lola et Une chambre en ville, Nice pour La Baie des anges, Cherbourg avec Les Parapluies de Cherbourg, Rochefort pour Les Demoiselles de Rochefort, Los Angeles avec Model shop, Saint-Tropez pour La Naissance du jour (1980) d'après Colette, Marseille avec son ultime long-métrage Trois places pour le 26 (1988) sont ces sites urbains qui réitèrent un même désir d’ici ouvert sur ailleurs. Au-delà donc de seulement proposer le raccord entre influences d'ici (l'Europe) et d'ailleurs (Hollywood), la ville côtière comprise dans sa dimension double ou plutôt biface (derrière c’est la stabilité du continent, devant ce sont les mobilités promises par la mer ou l'océan) représente dès lors le lieu privilégié articulant les opposés afin de faire saillir dans l'unité de façade (des personnages et des situations) les mouvements contradictoires qui, en coulisses, en nourrissent les douloureux tiraillements. Déjà, le proverbe chinois peut-être fictif qui introduit Lola, entre conte moral à la Éric Rohmer et parabole à la Jean-Pierre Melville, indique d'entrée de jeu les élans contradictoires des affections quand il s'agit pour les personnages de distinguer ce qui relève de leur vouloir et ce qui appartient à leur pouvoir : « Pleure qui peut / Rit qui veut ».
Si les miroirs (comme chez Max Ophüls) et les fenêtres (comme chez Jean Renoir) abondent ici, c'est bien pour soutenir un geste esthétique (Gilles Deleuze aurait à juste titre parlé d’« images-cristal » lorsque « le passé ne succède pas au présent qu’il n’est plus [puisqu’] il coexiste avec le présent qu’il a été » : Cinéma 2. L'image-temps, éd. Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 106 : cf. Des nouvelles du front cinématographique (54) : Jerzy Skolimowski, cinéaste réfractaire) dont la dynamique fondamentalement relationnelle, reliant les séquences en fonction d'un jeu serré de rimes visuelles et d'échos sonores (d'images actuelles comme virtuelles aurait encore dit Gilles Deleuze), appelle autant de rebondissements qu’elle promet d'ouvertures. Et si le rebondissement induit l'idée de bifurcation insoupçonnée, l'ouverture marque sa possibilité en tant qu’elle pèse sur la réalité des trajectoires accomplies. Légèreté intempestive du présent quand il bifurque d’un côté, et de l’autre lourdeur tragique du réel quand pèse en lui son rival mimétique, autrement dit le possible.
C’est que, chez Jacques Demy, le « constructivisme » sur le plan de la structure narrative ne cesse jamais d’induire sur le plan diégétique un « possibilisme » relatif à la situation de personnages qui, dans le même mouvement, sont et auraient pu être. Ainsi, le marin étasunien Frankie fait rebondir chez Lola/Cécile l'image de son ancien amour parti (Michel dont elle ignore qu'il est revenu riche d'Amérique), pendant que cette même image rebondit sur la montée du désir de la jeune Cécile Desnoyers pour ce même marin, au point où sa fuite finale en direction de Cherbourg induira (hors-champ) la révélation d'un roman familial truqué par sa mère (l'oncle que la petite Cécile retrouvera est en réalité son père). Ainsi, le départ de Roland pour l'Afrique du sud (il en reviendra riche dans Les Parapluies de Cherbourg) provoqué par le retour de Michel réitérera pourtant la figure du retour du fils prodigue (Michel est le fils de la mère de la propriétaire de la chambre de Roland). En même temps que les imprévisibles retrouvailles de Michel avec Cécile/Lola pèseront sur les ultimes inflexions de sa destinée, lorsqu'elle finit par retomber sur ses pieds en retrouvant l'homme qu'elle aime, le père de son fils, Yvon, dont elle découvre qu'il est en plus devenu riche. Ou bien encore, l'invitation à dîner par la mère de Cécile Desnoyers à Roland avant son départ pour des aventures inconnues laisse deviner, autant chez la mère que chez sa fille, des espérances sentimentales qui ont été autant déçues pour la première qu'elles se formuleraient plutôt sur le mode de l’avenir pour la seconde.
La ronde ophülsienne à laquelle nous convie donc Jacques Demy est servie par une maestria probablement inégalée. Déjà parce que cette ronde sentimentale semble d’ailleurs toujours au bord de sa transmutation virtuelle en comédie musicale. Les corps bougent comme s'ils se préparaient à danser, les paroles se disent en rimant comme si elles allaient servir le texte d'une chanson de la même façon que les voix se tiennent prêtes comme si elles allaient se mettre à chanter (la participation musicale de Michel Legrand au film, la première du duo qu'il a longtemps formé avec Jacques Demy, se traduit en particulier ici au titre-phare Lola interprétée par Agnès Varda). La bordure entre la prose (le mélodrame) et la poésie (la comédie musicale) relaie ainsi les jeux de rimes (dans l'image) et d'écho (dans le son), comme elle relie et transcende les oppositions habituelles (entre légèreté et gravité, autrement dit entre constructivisme dans la narration et spontanéisme dans l'expression). C’est cette bordure qui traverse ainsi le théâtre urbain significatif de la ville côtière (parce que biface) en l'innervant des circuits cristallins de l'actuel et du virtuel tels qu'ils permettent que le présent, en s'ouvrant sur d'imprévisibles bifurcations et en se gonflant de l'image tous les possibles sur lesquels a triomphé le réel, devienne un destin.
Quand la jeune Cécile va s’amuser à la fête foraine avec Frankie, comme enivrée par les notes en cascade de clavecin du Clavier bien tempéré de Jean-Sébastien Bach, un inoubliable frisson parcourt l'image qui ne se réduit pas seulement au trouble érotique vécu par une adolescente soudainement devenue femme (il faut d'ailleurs un magnifique ralenti pour saisir après-coup la fulgurance de cette transformation dont on se dit qu'il offre probablement le soubassement stylistique des ralentis propres au cinéma de Wes Anderson). C'est que son destin pourrait ressembler à celui de sa moins jeune homonyme (que Roland compare à cette dernière à l'époque où elle avait justement son âge), qui a couché avec Frankie parce qu'il lui rappelait Michel, qui devint enceinte de ce dernier avant qu'il ne disparaisse dans la nature, et qui dès lors fut contrainte à la prostitution pour survivre. La possibilité de la prostitution, doublant cette autre possibilité déjà évoquée consistant en une des hantises de tout le cinéma de Jacques Demy, à savoir l'inceste (de Peau d'âne au film Les Demoiselles de Rochefort en passant par Trois places pour le 26), est ce qui précisément effraie Madame Desnoyers. Mais cette possibilité détermine en même temps l’émancipation et la fuite de sa fille (selon un schéma déjà envisagé dans le court-métrage La Mère et l’enfant produit en 1959 par le ministère de la santé), alors même qu’elles ignorent l'existence de l'autre Cécile. Cette femme qui hante Roland depuis qu'il est par hasard tombé sur elle dans ce dédale urbain offert par le passage Pommeraye, cet espace urbain paradigmatique dévolu à l’exposition de la fantasmagorie de la marchandise (comme l’a montré Walter Benjamin dans Paris, capitale du XIX siècle entre 1927 et 1929) accueillant la rencontre (vécue sur le mode d’un retour cher à Maurice Blanchot) de Cécile (qui se prostitue sous le nom de Lola) et de Roland (qui deviendra diamantaire dans l’intervalle séparant Lola des Parapluies de Cherbourg).
Des existences grosses de l'image des autres, même inconnues (la jeune Cécile par rapport à Cécile/Lola) ; des personnages ignorant que leur trajectoire répète celle d'autres personnages, mêmes connus d'eux (comme Roland par rapport à Michel, le premier rêvant même d'une île du Pacifique où échoua un temps le second). Lola est ainsi tissé d'une trame situationnelle et relationnelle qui finit par doubler le monde objectif des personnages d'un autre monde, spectral et mental, fait de coïncidences quasi-télépathiques (on retrouverait là le caractère merveilleux et magique propre aux contes de fées). Un monde formé par l'impensable rencontre de ce que ces êtres furent, sont, seront et pourraient tout à la fois devenir. Cette densité temporelle assure ainsi une consistance supra-individuelle (et inconsciemment collective) à des personnages qui vivent une vie bien plus intense qu'ils ne peuvent l'imaginer. Et d'autant plus complexe qu'est grande la perspective « possibiliste » privilégiée par le cinéaste, dans la continuité intellectuelle de la philosophie de Sören Kierkegaard et de la littérature de Robert Musil par exemple.
C'est d'ailleurs cette densité qui arrache in fine le personnage de Lola de la série archétypale et fantasmatique déclinant le cliché de la femme facile et fatale inscrite dans la série genrée des Lulu, Loulou, Lola-Lola et autres Lolitas. Au contraire, Lola est le nom fictif affirmant la réelle division constitutive d'une femme aliénée qui sait bénéficier sur la scène de la prostitution de l'attention des hommes, qui n'ignore pas non plus être totalement dépendante d'eux en privé, mais qui n'en reste pas moins attachée à cette liberté minimale grâce à laquelle son désir de départ de Nantes demeure matériellement préservée de toute attache masculine, son fils Ivon excepté. C'est alors que s'accomplit la fin de Lola, chef-d'œuvre dans le chef-d'œuvre, bouleversant d'intelligence et de sensibilité. Alors que Cécile affirme à Roland qu'elle veut partir de Nantes, mais seule parce qu'elle ne désire plus, depuis sa première histoire d'amour interrompue, faire sa vie avec un homme, refusant ainsi en toute sincérité l'offre tout aussi sincère de son ami d'enfance, l'inespéré Michel revient alors dans son existence, prêt à faire de sa nouvelle richesse la matière d'un nouveau départ pour la femme et l'enfant dont il dit qu'il n'a jamais cessé, tout le temps de son absence, de les aimer. Cécile aurait-elle donc été, à l'instar d'une héroïne rohmérienne (telle celle de Conte d'hiver réalisé en 1992), récompensée de sa persévérance et de sa ténacité, de sa fidélité et de sa croyance dans un premier amour dès lors comme ressuscité ?
Oui et non est la réponse doublement possible et infiniment subtile d'un film qui propose ainsi un original happy-end affecté de cette « torsion symptomale » (pour employer une formule lacanienne) selon laquelle le bonheur est irrémédiablement malheur, dans le même temps cristallin. En effet, alors que Michel emmène dans sa voiture américaine (elle lui donnait au tout début du film des faux airs du Jean-Pierre Melville de A bout de souffle) sa compagne et son fils retrouvés, Cécile qui aura donc réussi à se séparer de Lola, son autre identité sociale faute de mieux, se retourne en voyant Roland le long des quais de Nantes en direction du bateau qui l'emmènera via Amsterdam en Afrique du sud.
Ce que l'héroïne comprend de manière fulgurante, c'est que le premier amour conservé n'est peut-être plus l'amour du moment présent, c'est que la possibilité du vrai amour avec Roland va probablement peser de tout son poids présent et à venir sur la réalité de sa petite famille reconstituée, c'est que sa joie relative aux retrouvailles avec l'homme qu'elle croit avoir continué d'aimer paraît devoir se redoubler et se charger de la tristesse propre à la séparation avec un homme dont elle semble découvrir, trop tard, qu’elle l’aimait vraiment.
Le plus grave peut-être est d'imaginer le contrechamp (par pudeur probablement, Jacques Demy ne le filme pas mais n'en suggère pas moins la virtualité) du regard de Cécile dans celui de Roland qui aurait quant à lui pu reconnaître la femme aimée dans la voiture filante de Michel. On se souvient que, avant son départ, celui-ci a entendu de la bouche de sa mère et de sa sœur que Michel, le premier amour de Cécile, est enfin revenu en ville. Il est alors probable que Roland, en apercevant Cécile en compagnie de Michel, comprenne à tort qu'elle lui a menti en affirmant qu'elle partait seule (ce qui était pourtant vrai au moment de sa déclaration). Entre la possibilité pour Cécile d'une histoire d'amour sacrifiée au nom d'une plus ancienne et qui n'est plus et la fausse perception pour Roland d'une femme qui aurait pu l'aimer si les circonstances avaient été différentes, c'est la plus totale incompréhension, la plus absolue méprise, le faux-raccord radical, aussi radical que celui s'affirmant lors du dernier regard échangé, à la fin de A bout de souffle, entre Michel Poiccard agonisant et Patricia le regardant mourir.
Il faut donc la légèreté intempestive du présent qui bifurque (et la bifurcation pourrait dès lors rédimer tout le passé) et la pesanteur tragique sur le réel du possible (et l’avenir probable est alors plombé par un autre avenir seulement possible) pour faire des existences dans les films de Jacques Demy des destins qui, frappant les spectateurs s’étant en eux reconnus, infiniment bouleversent par leur universelle exemplarité. « Du possible, sinon j’étouffe » disait Sören Kierkegaard. Chez Jacques Demy, le possible (une autre vie, bien meilleure que celle-là), en étouffant le réel (cette vie-là, la seule vécue), charge l’existence d’une angoisse toute destinale (pour user ici d’un langage heideggerien) : le possible, c’est la vie devenue destin parce qu’elle est ainsi tout en étant en même temps grosse de la promesse non exaucée d’une autre bifurcation seulement possible. Le destin ne désigne donc plus la vie telle qu’en étant il ne pouvait en être autrement, mais la vie telle qu’en étant il aurait pu en être autrement. D’où que la mélancolie domine l’esprit d’une œuvre cinématographique pour laquelle la vie comprise comme destin est inséparable dans son devenir réel de l’étroite compréhension d’autres devenirs possibles.
A la mesure des films suivants (la trajectoire de Roland répétant sans bonheur celle de Michel dans Les Parapluies de Cherbourg, Cécile à nouveau seule, même privée de son enfant et retombant dans une situation quasi-prostitutionnelle dans Model Shop), on se dit alors que, pour Jacques Demy, la légèreté est le masque pudique ou le mode éthique privilégié pour exprimer, différemment mais tout aussi puissamment que le deuxième mouvement dit « Allegretto » de la 7ème Symphonie (1811-1812) de Ludwig Von Beethoven qui scande Lola, l’affect signant le destin quand il est certain que l’existence vient d’être frappée du coin de la possibilité. Cet affect est celui dont aurait parlé de manière apocryphe Vincent Van Gogh et tel qu’il se formule dans A nos amours de Maurice Pialat (1983) : à savoir que « la tristesse durera toujours ». L’œuvre de Jacques Demy serait alors comme l’équivalent cinématographique des Regrets (1553-1557) de Joachim du Bellay.
« Le fait est que ce sacrifice paraît aux hommes singulièrement lourd ; il en est peu pour souhaiter du fond du cœur que la femme achève de s’accomplir ; ceux qui la méprisent ne voient pas ce qu’ils auraient à y gagner, ceux qui la chérissent voient trop ce qu’ils ont à y perdre » (Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe 2. L’expérience vécue, éd. Gallimard-coll. « folio », 1976, p. 660). Duplicité masculine et déchirements féminins, en tant qu’ils forment l’expression des contradictions du rapport social sexiste, puisque la classe dominante des hommes est elle-même dominée par le rapport de domination qui détermine la subordination de la classe des femmes, offrent la matière cinématographique diversement explorée par les films de Michelangelo Antonioni, Jacques Demy et Kim Ki-young entre le milieu des années 1960 et le début des années 1960. Dans Femmes entre elles et dans Hanyo (La Servante), la fraction de la bourgeoisie (petite pour le film de Kim Ki-young, moyenne pour celui de Michelangelo Antonioni) pour laquelle, comme l’aurait dit Pierre Bourdieu, la composition organique de capital exige un fort taux de capital culturel (les personnages sont pianiste et modiste, architecte et décorateur, peintre et sculptrice) propose un modèle particulièrement schizoïde de rapports sociaux de genre. Ainsi, l’encouragement masculin à l’autonomie des femmes se paie dans Hanyo (La Servante) par l’institution, au sein même de la classe des femmes, d’une hiérarchie entre la maîtresse de maison citadine et son employée domestique originaire de la campagne, Myeong-sook. Puisque le travail domestique ne paraît pas pouvoir se partager entre l’épouse (jamais nommée) du pianiste Dong-sik et ce dernier, la première refuse alors la hausse de sa charge de travail domestique induite par l'agrandissement de la maison familiale pendant que la seconde, comprenant que sa salarisation a été initiée afin de compenser cette surcharge, n’envisage, au risque de la psychose, rien d’autre que la voie psychotique d’une « rivalité mimétique » (René Girard) afin de lui permettre de s’imaginer l’égale de sa patronne.
Ainsi, un semblable appel de la classe des hommes à l’autonomie féminine se traduit dans Femmes entre elles par le suicide de Rosetta, le modèle du peintre Lorenzo dont les atermoiements professionnels et sentimentaux ne se suspendent que parce que sa nouvelle compagne, Nene (en tout point l’antithèse de Clelia), lui sacrifie la promesse d’une carrière artistique propre. Enfin c’est, dans Lola, la femme divisée, qui tantôt se prénomme Lola quand elle habille la contrainte prostitutionnelle des mousses froufrouteuses du chant et de la danse (Lola ressemble alors un peu à Rita Hayworth dans le rôle éponyme de Gilda de Charles Vidor en 1948), tantôt se prénomme Cécile quand elle élève seule l’enfant de l’homme dont l’absence confine à l’abandon conjugal. En regard de la situation déchirée vécue par cette dernière, sa jeune homonyme, Cécile Desnoyers qui ne la connaît pas se projette pourtant dans un avenir indistinct pouvant tout autant répéter le destin de son aînée qu’il peut aussi le rédimer. Entre l’hétéronomie concrète et l’autonomie abstraite, entre les divisions interclassistes (entre les classes de sexe) et les clivages intra-classistes (internes aux classes, en particulier ici entre femmes), entre les doubles injonctions contradictoires (à la ressemblance humaine et à la différence des sexes) que la duplicité masculine maquille en considérations égalitaires, les femmes n’ont alors pas d’autre marge de manœuvre que le refus conscient de l’impossible intériorisation de normes schizoïdes si elles veulent en effet éviter de devoir affronter leurs résultantes possibles sous la forme du suicide et du sacrifice de soi ou de la psychose et de la prostitution. Comment cela ? Par l’extériorisation consciente et politisée d’un désir d’émancipation en regard duquel l’égalité ne serait plus une formalité conditionnelle mais l’inconditionnelle réalité.
Samedi 25 août 2012