« (…) chacun tend à la mort de l’autre »
(G. W. F. Hegel, La Phénoménologie de l'Esprit [1806-1807],
tome 1, traduction Jean Hyppolite, éd. Aubier Montaigne, 1941, p. 158-159)
« Nous comprenons maintenant pourquoi le Noir ne peut se complaire dans son insularité.
Pour lui il n’existe qu’une porte de sortie et elle donne sur le monde blanc »
(Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, éd. Seuil-coll. « points essais », 1952,p. 41)
« Cette vérité, nous l’avions sue, je crois, et nous l’avons oubliée :
les marques de la violence, nulle douceur ne les effacera : c’est la violence qui peut seule les détruire (…)
Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer (…) » (Jean-Paul Sartre,
préface à Les Damnés de la terre[1961] de Frantz Fanon,
éd. La Découverte-coll. « poche », 2002, p. 29)
« Autrement dit, il ne suffit pas de trouver de nouveaux termes par lesquels se définir en dehors de la tradition blanche dominante
– encore faut-il avancer d’un pas et priver les blancs du monopole qu’ils exercent sur la définition de leur tradition »
(Slavoj Zizek, Après la tragédie, la farce. Ou comment l'histoire se répète,
éd. Flammarion-coll. « La Bibliothèque des savoirs », 2010, p. 187-188)
En 2007, le cinéaste japonais Takashi Miike réalise un long-métrage intitulé Sukiyaki Western Django envisagé comme le remake version manga pop de Django, ce western italien réalisé en 1966 par Sergio Corbucci avec Franco Nero dans le rôle principal. Le personnage de Ringo dans le film de Takashi Miike était alors interprété par Quentin Tarantino lui-même, prouvant qu’il n'avait toujours pas cédé sur le plaisir du jeu (il faut l'entendre dans le film de Takashi Miike mimer en anglais l'accent japonais !). Et ce malgré toutes les critiques reçues concernant sa manière de jouer la comédie. Dans la plupart de ses propres films (y compris son tout premier essai inachevé intitulé My Best Friend's Birthday en 1987 dans lequel il tenait le rôle principal). Dans ceux de son complice Roberto Rodriguez (Desperado en 1995, From Dusk Till Dawn en 1996, Planet Terror en 2007), comme dans les films d'autres réalisateurs (entre autres Somebody To Love d'Alexandre Rockwell en 1994, Girl 6 de Spike Lee en 1996 ou Diary Of The Dead de George A. Romero en 2008).
Surtout, ce rôle secondaire manifestait de la manière la plus explicite son désir d’inscrire un futur long-métrage (qui sera Django Unchained) dans le registre, habituel chez lui, de l'hommage révérencieux et cinéphile (c'est déjà l'affiche inspirée de celles conçues par Saul Bass pour les films d'Otto Preminger à partir du milieu des années 1950 jusqu'au milieu des années 1960). Un hommage cette fois-ci logiquement consacré au genre westernien dans sa variante italienne et déjà amplement entrepris à l'occasion de son précédent film, Inglourious Basterds (2009). On se rappelle déjà que, suite au prologue consacré à la constitution de l'équipe des « bâtards » menée par le lieutenant Aldo Raine (Brad Pitt), la première séquence de Inglourious Basterds prenait appui, avec sa durée étirée, ses longues focales et sa musique opératique, sur la célèbre ouverture du film Le Bon, la brute et le truand (1966) de Sergio Leone.
Alors même que le genre visé par Inglourious Basterds était celui du film de guerre, précisément du sous-genre du film de commando exemplairement représenté par The Dirty Dozen (1968) de Robert Aldrich. La présence symbolique dans Django Unchained de Franco Nero, l'acteur de Django (son tout premier rôle), de Keoma (1976) d’Enzo G. Castellari comme de Django 2 (1987) de Nello Rossati (la suite du film de Sergio Corbucci), réitère le principe tarantinien bien connu de la citation faite corps. Et c’est Enzo G. Castellari, l'auteur de The Inglorious Basterds (1978) démarqué de The Dirty Dozen, que l’on reconnaîtra d’ailleurs dans Inglourious Basterds sous la défroque d'un officier nazi. Ou de la citation faite nom, et c’est celui d'Antonio Margheriti, servant de camouflage à l'un des « bâtards » du film de Quentin Tarantino, et qui était l'auteur en 1968 du western intitulé Avec Django, la mort est là (un film qui, surfant sur la vague du succès du film de Sergio Corbucci, n'entretient par ailleurs aucun rapport diégétique avec celui-ci).
Ce sont encore toutes les musiques écrites par le compositeur emblématique Ennio Morricone et qui, utilisées entre autres dans les deux derniers films de Quentin Tarantino, proviennent de cette frange longtemps méprisée du cinéma italien populaire qui s'est pourtant ingénié à vérifier héroïquement à partir de ses particularismes culturels le caractère universel ou générique du western, la grande invention cinématographique des États-Unis.
Ce souci quasi-anxieux, maniaque et obsessionnel de relever sur le mode de la consécration la référence au cinéma bis ou d'exploitation, s'il a été frontalement exprimé avec le diptyque Grindhouse réalisé en compagnie de Roberto Rodriguez (Planet Terror pour lui et Death Proof pour Quentin Tarantino), ne représente peut-être pas la part la plus passionnante du cinéma pratiqué par Quentin Tarantino depuis son véritable premier long-métrage en 1992, Reservoir Dogs. Les multiples hommages extrêmement référencés que le cinéaste a mis savamment en scène au bénéfice du film noir (Reservoir Dogs) et de la littérature « pulp » (Pulp Fiction en 1994), de la « blaxploitation » (Jackie Brown en 1997) et du film de kung-fu (Kill Bill volumes 1 et 2 en 2003 et 2004, dont la bande sonore citait déjà sept compositions d’Ennio Morricone) consistent en des feux d'artifice spectaculaires qui possèdent indéniablement une double valeur, en termes de jouissance et de reconnaissance.
L'excitation ludique et postmoderne du savoir du spectateur (la jouissance) ne se comprenant qu'en relation dialectique avec une entreprise de légitimation (la reconnaissance) qui fonctionne de manière récursive puisque la citation consacre le cinéaste consacrant les auteurs qu'il cite. Réciprocité structurelle donc, de la jouissance du spectateur qui est la marque de sa reconnaissance en tant qu'individu malin et cultivé et de la reconnaissance du cinéaste qui jouit, en faisant reconnaître ses multiples inspirations, de se faire reconnaître lui-même par leur biais. Mais, une fois la jouissance (du spectateur) satisfaite et la reconnaissance (du réalisateur) atteinte, il ne resterait dès lors plus grand chose à voir ou à attendre, tant chaque film de Quentin Tarantino semblerait systématiquement se contenter de répondre à la double exigence (en termes de jouissance et de reconnaissance) d'une programmation référentielle dont le ludisme explosif et frénétique représenterait l'horizon ultime – la fin comme borne au-delà de laquelle rien d'autre n'existerait : l'horizon comme une impasse.
En dehors de cette idée, maniériste et un peu épuisée, d'un cinéma d'aujourd'hui reluquant le cinéma d'hier pour se faire admirer et revenant vers les recettes d'hier afin d’en resservir les plats actualisés, aucune place dévolue au réel ne paraît dès lors plus devoir subsister. C'est bien pourquoi d’ailleurs les procès successifs concernant les déchaînements de violence dont les films de Quentin Tarantino sont régulièrement zébrés tombent toujours un peu à plat. Ratant systématiquement leur cible, ils ne saisissent rien du caractère hyperbolique d'une violence dont la représentation pop est assénée avec suffisamment d'artifice et d'exagération (ce sont encore les poches d’hémoglobine éclatant dans Django Unchained comme des citrouilles remplies de jus de tomate) pour réussir à sauter au-dessus de la bêtise pulsionnelle. Et ce, au nom de la puissance ludique et cathartique propre à une vraisemblance relative et, comme telle, normalement jamais identifiable au réel brut de la violence. Sauf que...
Le triple registre du collage de citations hétérogènes, de l'abolition des hiérarchies culturelles et de la déconstruction narrative (on ajoutera la décontraction langagière, frôlant la préciosité comme manière de distanciation), hérité de la modernité cinématographique des années 1960 (avec Jean-Luc Godard comme référence avouée, comme le prouve le nom de A Band Apart, la société de production montée par Quentin Tarantino après le succès de Reservoir Dogs), semblerait donc ne devoir nourrir aucune ambition esthétique radicale. A la grande différence, aussi, de l'auteur des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) qui a refusé de prolonger le moment déconstructif et pop des années 1960 au nom d'une poétique mélancolique du cinéma comme art disjonctif rapporté à l'histoire. Rien de tel chez Quentin Tarantino, sinon l'affirmation quasi-autistique et démiurgique du principe de plaisir joyeusement préservé de tout rapport dialectique avec le principe de réalité. La preuve en deux films.
D'abord avec le diptyque Kill Bill dont les deux « volumes » (pour reprendre la nomination choisie par le cinéaste) énonçaient le plus explicitement les principes de la compilation (play-list ou juke-box) commandant une narration entièrement soumise aux morceaux de bravoure ultra-référencés (exemplairement la séquence en anime produite par Mamoru Oshii, le réalisateur de Ghost In The Shell en 1995). Le premier volume jouait d’ailleurs tellement à fond la carte de la jouissance et de la reconnaissance citationnelles qu’il reléguait largement la question du récit, des personnages et de leurs relations dans le second volume, moins tape-à-l’œil et plus mélancolique.
La preuve ensuite avec Inglourious Basterds qui proposait de voir dans sa fiction uchronique, au nom de laquelle la vengeance d'une jeune femme juive pendant l’occupation débouchait sur l'élimination du premier cercle de l'enfer hitlérien (dont Adolf Hitler lui-même), la valorisation allégorique des puissances (de déni fantasmatique) cinématographiques opposées à l'horrible entreprise nazie de subordination du cinéma aux seuls objectifs de la propagande antisémite. Tantôt s’affirme le pur plaisir de la mise en scène indexée sur la reconnaissance citationnelle d'augustes modèles cinématographiques avoués ; tantôt c'est le pur délire fictionnel propre au genre narratif de l'uchronie qui autorise le privilège jouissif d'un imaginaire du déni censé rédimer les horreurs réelles de l'histoire.
Dans les deux cas, le réel, fondamentalement traumatique, est ce qui doit précisément être évité, à l'inverse donc de ce que Jean-Luc Godard a puissamment entrepris avec ses Histoire(s) du cinéma. Les pirouettes narratives et la déstructuration chronologique que celles-ci appellent ou le perspectivisme et la multiplicité des points de vue contradictoires sur le récit que celui-là induit ne manifesteraient, là encore, pas autre chose que l'assomption postmoderne d'un ludisme jouissif offert en réaction fantasmatique contre le réel par le démiurge cinéphile à ses spectateurs évidemment reconnaissants. Blasés, ceux-ci en savent toujours plus et, habitués par l'opérabilité compulsive multi-médiatique (longtemps préfigurée par le zapping télévisuel), apprécient qu’ils soient reconnus comme tels, jouissant des contournements et autres retournements (les switch), voire des transgressions perpétrées à l’encontre de la vieille linéarité diégétique.
Ce n'est donc pas non plus de ce côté-là qu'il faudra apprécier à sa juste mesure le geste cinématographique de Quentin Tarantino, qui suscite pourtant l’intérêt et sait malgré tout remporter l'adhésion qu'en réussissant à aller au-delà de là où l’emmènent les petits jeux habituels de collage des références hétérogènes, de la confrontation superficielle des registres langagiers et de la fragmentation antilinéaire du récit auxquels ses films sont aussi trop souvent identifiés et réduits. En vérité, le cinéaste est un extraordinaire narrateur, probablement le meilleur conteur et dialoguiste du cinéma étasunien (avec les frères Joel et Ethan Coen), et qui envisage puissamment les mots comme des choses et les paroles comme des actes qui peuvent entretenir la violence, entraînant et intensifiant celle des uns ou bien différant et conjurant celle des autres.
C'est que Quentin Tarantino, qui a réalisé un bien meilleur western avec Django Unchained que ne l'était le pourtant intéressant True Grit (2010) des Coen (malgré un goût commun, probablement hérité de Howard Hawks, pour les puissances performatives de la parole), est un immense conteur, un des plus grands du cinéma contemporain. C’est qu’il est un passionnant raconteur d’histoires et créateur de personnages qui, accordant toujours plus de crédit à son goût du récit, s'affirme de moins en moins comme un petit malin postmoderne, et de plus en plus comme un auteur néo-classique pour qui le devenir des personnages doit l'emporter sur les jeux de références citationnelles, ainsi que sur les décisions arbitraires relatives à la pratique démiurgique de la chronologie chahutée, de la multiplicité éclatée des points de vue et de la narration déconstruite.
C'était il y a quinze ans la mini-révolution déjà manifestée par Jackie Brown d'après Rum Punch (1992) d'Elmore Leonard (le seul film à ce jour de Quentin Tarantino à ne pas disposer d'un scénario original), ce troisième long-métrage décisif qui a su dominer la virtuosité référentielle et narrative tarantinienne, ainsi circonscrite à une seule séquence (celle du vol des 500.000 dollars) dont le perspectivisme littéralement désœuvré (trois points de vue dont l’emboîtement équivalait à un jeu à somme nulle) ne servait alors à rien. Un perspectivisme volontairement impuissant, laissant à la trajectoire d'émancipation individuelle de son héroïne afro-américaine (incarnée par Pam Grier, l'actrice des films de Jack Hill tels The Big Bird Cage en 1972, Coffy en 1973 et Foxy Brown en 1974) le soin de trouver le principe d'une dynamisation accomplie à partir de ses propres ressources lui permettant de doubler et le marchand d'armes Robbie Ordell pour qui elle travaillait et l'agent de l'ATF Ray Nicolette qui voulait mettre la main sur ce dernier.
On verra alors en quoi le héros (afro-américain) de Django Unchained représente comme la version masculine de l'héroïne de Jackie Brown, et que cette proximité se comprend également sur le registre d'une grande tenue formelle et narrative, certes émaillée de quelques clins d’œil appuyés, de quelques zooms intempestifs coupant le vent comme des coups de kung-fu et de quelques flash-back saturés et superflus, mais surtout tendue par le rendu le plus exhaustif possible des processus d'individuation et de subjectivation vécus par le protagoniste. Les grandes coupures de Kill Bill (en deux films) et de Death Proof (en deux parties), comme s'il s'agissait de réinitialiser le récit en le refaisant partir de zéro, ou bien comme s’il s’agissait de le redémarrer pour le faire se recommencer ailleurs (mais le voir aussi finir par revenir à son point de départ), ont désormais laissé place à une structure feuilletonesque, certes en grands épisodes, mais respectant dans ses grandes lignes le vieux principe de la linéarité chronologique (comme dans les westerns de Sergio Leone en fin de compte).
Des épisodes envisagés comme de longs moments ou de gros blocs diégétiques qui arrivent à faire croire en leur indépendance narrative et qui rythment et façonnent une trajectoire subjective dont la consistance éthique touche, enfin, au réel de la période historique à laquelle Django Unchained se réfère. Inglourious Basterds fonctionnait déjà de manière semblable, mais il disposait sa fiction sous la forme de chapitres distribués en deux lignes parallèles (la bande des « bâtards » d’Aldo Raine d'un côté et l’existence périlleuse de Shoshanna Dreyfus de l'autre) qui, d'alternées, finissaient par converger dans la grande séquence accueillant la vengeance fantasmatique des Juifs et du cinéma sur les nazis et leur machine de propagande militariste et antisémite.
Django Unchained préfère pour sa part se concentrer sur son personnage éponyme (incarné par Jamie Foxx) trouvant dans la matière sociale-historique dont est faite son époque les moyens d’une lente maturation et transformation subjective. Soit un esclave du sud des États-Unis en 1858 (deux ans avant la guerre de sécession) qui va, de rencontre (le chasseur de primes King Schultz joué par Christoph Waltz de retour après sa magistrale interprétation du colonel SS Hans Landa dans Inglourious Basterds) en rencontre (le propriétaire terrien Calvin J. Candie interprété par Leonardo di Caprio et son majordome Stephen incarné par Samuel L. Jackson), progressivement s'émanciper de sa condition afin d’accéder au statut d'homme libre, et dont la liberté aura été nécessairement accouchée dans et par la violence.
La violence comme accoucheuse de l’histoire selon Karl Marx et Friedrich Engels est aussi l’accoucheuse des êtres libres, libérés des rapports sociaux hérités d’une époque déjà dépassée du point de vue des émancipés. Et c'est la nécessité de la violence objective comme principe subjectif d'émancipation qui permet, pour la première fois de manière conséquente chez Quentin Tarantino, de justifier le motif récurrent et archaïsant de la vengeance trop souvent réduite à la jouissive punition des méchants (le psychopathe Stuntman Mike dans Death Proof ou les nazis dans Inglourious Basterds).
Que le récit violent de cette nécessaire émancipation s'inscrive dans un désir de cinéma lui-même nécessairement émancipé de la plupart des tics, trucs, tropes et réflexes propres à l'esthétique tarantinienne ne représente pas, comme on va s'en apercevoir, la moindre des réussites d'un film (peut-être le meilleur à ce jour de son auteur) qui, en plus, arrive enfin à avoir le courage de se coltiner avec le réel historique conditionnant ou surdéterminant sa diégèse. Alors, s’il fallait en passer par le dynamitage symbolique de la personne du cinéaste (dans un rôle secondaire de convoyeur d’esclave réduit en poussière par Django activant l’explosion des bâtons de dynamite en sa possession) pour prendre acte d’une émancipation qui se comprend triplement (d’un personnage par rapport à son narrateur, d’un acteur par rapport à son metteur en scène comme d’un Noir par rapport à un Blanc), le film assumera d'en passer joyeusement par là, faisant de ce gag plus qu'une simple potacherie occasionnelle (comme lorsqu'il tenait dans Pulp Fiction le petit rôle du voisin raciste Jimmie Dimmick).
Et cela au nom d’une articulation esthétique des registres que l’on rapportera ici au modèle heuristique de la triade lacanienne dans la congruence structurale du symbolique (la fiction hollywoodienne), de l’imaginaire (l’histoire nationale étasunienne et l’importance que l’esclavage y a exercé) et du réel (la différence post-esclavagiste des races sociales logée dans les corps respectifs de Quentin Tarantino et de Jamie Foxx, héritiers à leurs corps défendant d’une histoire commune dont les contradictions sédimentées structurent toujours leur présent, à l'heure de la toute récente réélection de Barack Obama, le premier président afro-américain de l'histoire des États-Unis).
La jouissance et la reconnaissance habituelles relèvent alors moins, dans Django Unchained, des jeux décontractés de la citation et de la déconstruction que de l'expression subtile de ce qui, dans les mots (peu usités de King Schultz) et dans les corps (émaciés des esclaves), dans les bouches (aux dents gâtées par les bonbons comme celles de Calvin Candie) et sur les peaux (marquées par le fouet du système esclavagiste) détermine et structure les identités respectivement aliénées des dominants et des dominés. L’identité aliénée (au sens hégélien d'une conscience de soi dialectiquement dépendante d'une autre conscience de soi pour être reconnue) se manifeste d’emblée chez Quentin Tarantino par l’usage du mensonge comme acte de parole énonçant pour celui qui la profère une vérité fausse comme si elle était vraie pour celui à qui elle est destinée.
A l’exemple paradigmatique du mensonge qui structure l'existence du gang de braqueurs de Reservoir Dogs dont la « convention collective » en termes de protection des identités individuelles consistait pour chacun à user de sobriquets insolites déclinant le spectre des couleurs (un truc repris d’ailleurs du film The Taking of Pelham One Two Three de Joseph Sargent en 1974). Ainsi, Mister White (Harvey Keitel) ignore l’identité réelle de Mister Blonde (Michael Madsen), comme de Mister Orange (Tim Roth), de Mister Pink (Steve Buscemi), de Mister Blue (Edward Bunker) et de Mister Brown (Quentin Tarantino, héritant d'ailleurs de la couleur censée qualifier la peau des Noirs), à l’instar de tous et réciproquement. Sauf que ce registre de la facticité nominative partagée, en plus d’expliciter un désir de cinéma bâti sur la réactualisation des archétypes du cinéma de genre bis, incluait la figure classique du traître (probablement héritée du cinéma de Samuel Fuller et de Martin Scorsese), puisque Mister Orange (et l'orange confinant au jaune symbolise la trahison syndicale) est en fait un policier infiltré dans le gang afin de le démanteler.
L’identité nominative factice, si elle s’inscrit au départ dans une stratégie criminelle dont l’un des soucis est donc de préserver les réelles identités de ses membres occasionnels, se double d’une autre forme de facticité langagière, cachée comme telle par l’un des gangsters au nom de sa mission policière, et qui subvertit la première puisqu’elle fragilise la confiance des gangsters en renforçant d'autant plus leur paranoïa que le braquage du diamantaire (purement et simplement glissé dans l'intervalle d'une ellipse) foire brutalement. La révélation a posteriori de la folie pathologique de Mister Blonde d’une part et la confiance vraie accordée par Mister White à Mister Orange d’autre part représentent enfin deux moments privilégiés où le vrai (pathologique ou affectif) trouble le registre partagé du faux, lui-même dédoublé en faux (nominatif) à usage (collectif) criminel et en faux (langagier) à usage (individuel) policier.
Toutes les séquences montrant le flic Freddy Newendyke joué par Tim Roth en train d’apprendre à investir son personnage de Mister Orange (aux côtés d'un coach afro-américain, ce qui anticipe déjà mais à l'envers les leçons de jeu du Blanc à destination du Noir dans Django Unchained), par exemple en se servant d’une anecdote racontée par l’un de ses collègues pour gagner la confiance du chef de la bande Joe Cabot, manifestent un goût du théâtre relayé par la centralité scénique du hangar vide où se cachent après coup les survivants du braquage raté. C’est d’ailleurs quasiment toute la durée de Reservoir Dogs qui s’y déroule, la narration en forme d’huis-clos du film étant entrecoupée de divers flashbacks interrompant de manière perspectiviste la linéarité chronologique du récit, un peu à la manière de The Killing (1956) de Stanley Kubrick.
Ce sens de la théâtralité, parfaitement assumé par un cinéaste qui pourrait autant revendiquer le titre de feuilletoniste que celui de dramaturge, de conteur que de metteur en scène de théâtre, trouverait à se prolonger magistralement avec la séquence géniale (peut-être la plus intense de tout le cinéma tarantinien) de la taverne française La Louisiane de Inglourious Basterds. Dans celle-ci, les personnages aux identités cachées (en fait trois faux officiers allemands, un Anglais joué par Michael Fassbender et deux « bâtards » d’Aldo Raine) étaient contraints à jouer avec des soldats nazis au jeu dit de « l’Indien » avec ses cartes posées sur le front et présentant aux autres joueurs le nom de personnages connus, fictifs ou non, qu’il faut soi-même découvrir.
Relevons en passant ces deux gags significatifs : la première figure à deviner est Winnetou, l'Indien repris par le romancier allemand Karl May des histoires de l'écrivain français Emile de Wogan dans des aventures de papier qui deviendront au début des années 1960 des films relevant d'une appropriation germanique du genre westernien ayant historiquement anticipé celle entreprise en Italie ; un nazi doit découvrir le personnage mentionné sur la carte posée sur son front qui n'est autre que King-Kong et dont il se demande en cours de partie s'il ne s'agit pas tout d'abord d'un esclave noir enchaîné. Dans les deux cas, le jeu de « l’Indien » induit la révélation d'une identité de fiction qui vient racialement troubler l'identité réelle de personnages intoxiqués par la fiction nazie de l'existence de la race aryenne. Le principe des devinettes nominatives, en radicalisant au carré le jeu langagier des actes de parole soutenant les identités simulées (ou performées en actes de paroles), venait alors accentuer l'idée hégélienne d'aliénation identitaire exigeant l'existence d'un autre que soi pour que soi-même soit reconnu pour ce qu'il est (ou ce qu'il veut faire croire qu'il est dans la poursuite de ses intérêts).
La valse du vrai et du faux, autrement dit des identités nominatives (dans le cadre du jeu) et des identités simulées (dans le cadre de la mission), s’intensifiait jusqu’à toucher à l’os du réel, la trahison du mensonge révélé comme mensonge (dans une pointe d'accent ou un geste de la main) exprimant ainsi la vérité d'une impossible conciliation entre les nazis et ceux qui, faisant semblant d'en être, sont en fait leurs pire ennemis. L'os du réel, c'est-à-dire le massacre final (sous la forme d'un « mexican standoff » pour reprendre l’expression consacrée, comme à la fin de Reservoir Dogs), et explosant au terme d'une séquence qui avait commencé sous les auspices de To Be Or Not To Be (1942) d'Ernst Lubitsch pour se prolonger sous ceux de Hangmen Also Die (1943) de Fritz Lang à partir d'un scénario de Bertolt Brecht. Comme l'expression symptomatique d’une impossibilité de continuer pour la parole mensongère à entretenir le théâtre de la (dis)simulation en prolongeant encore longtemps le différé du vrai.
La sophistique tarantinienne connaîtrait dès lors cette limite philosophique que la logomachie des personnages comme expression du règne de la logologie soit interrompue par l'affirmation intempestive d'une ontologie : l'inconscient culturel ou social compris comme socius inconsciemment incorporé ou comme habitus fait corps et gestes. La violence pulsionnelle sous la forme de décharges explosives indiquerait alors, dans la sphère agonistique de la rivalité interindividuelle habitée par ceux qui luttent pour la reconnaissance et la victoire de leurs intérêts propres, et de la manière la plus symptomatique qui soit, la suspension du faux et l'irruption corrélative du vrai. La violence relative à l'expression du vrai : preuve avec les croix gammées incisées à vif et au couteau par les « bâtards » sur le front des nazis à qui la vie est laissée afin de témoigner de leur avancée ; preuve avec la cicatrice sur la gorge de ce beau parleur qu'est Aldo Raine.
La carte du faux tombant du front comme une peau morte, c’est alors le vrai de l’incision (de la croix gammée ou de l'égorgement) qui survient. A cette aune, on comprendra peut-être mieux pourquoi, dans Reservoir Dogs, Mister Blonde s’en prend à un policier capturé après le braquage raté, en s’attaquant en particulier à son oreille qu’il découpe à coup de rasoir. On comprendra pourquoi, également, les accents imités et les manières de signifier avec ses doigts un chiffre peuvent, dans Inglourious Basterds, littéralement tuer, trahissant ce que Pierre Bourdieu a appelé des habitus. Soit les habitudes sociales et culturelles incorporées ou l'histoire individuelle des socialisations faites corps et gestes, à l'instar de la manière anglaise de signifier le chiffre quatre qui se distingue de la manière continentale (« [...] l'habitus est le produit du travail d'inculcation et d'appropriation nécessaire pour que ces produits de l'histoire collective que sont les structures objectives (e. g. de la langue, de l'économie, etc.) parviennent à se reproduire, sous la forme de dispositions durables, dans tous les organismes (que l'on peut, si l'on veut, appeler individus) durablement soumis aux mêmes conditionnements, donc placés dans les mêmes conditions matérielles d'existences » in Esquisse d'une théorie de la pratique, éd. Seuil-coll. « point essais », 1972, p. 282).
On comprendra enfin pourquoi, dans Django Unchained, King Schultz se fait passer pour un dentiste qui cache son butin dans la grosse dent creuse qui se balance au-dessus de sa carriole, usant par ailleurs du verbe français « parler » (intelligemment traduit en français par « aboucher ») pour troubler à coup de préciosité langagière des ennemis englués dans la viscosité de leur idiolecte. Oreille et dent, accent et posture : tout dans les corps et dans les bouches peut être symptôme d'une dialectique des identités aliénées, réelles et simulées ou performées, débouchant ultimement sur une vérité posturale d'un socius incorporé que le faux langagier ne saurait continuellement différer.
Le pragmatisme tarantinien se vérifierait donc à chaque fois que le simulacre langagier vient buter sur l'irrépressible et inconsciente manifestation des habitus, que le théâtre des mots joués se cogne sur les choses de la culture faite corps. Dans le même ordre d'idée (mais déclinée sur un mode mineur et rappelant lointainement la contestation des sobriquets par les gangsters de Reservoir Dogs), c'est le gag des sudistes qui, ayant revêtu les cagoules du KKK pour s'attaquer de nuit à King Schultz et Django, n'arrivent pas bien à voir à cause des trous pour les yeux mal faits, ce qui déclenche la colère de celui dont l'épouse a été chargée de les concevoir. Le mauvais théâtre du racisme sudiste vient ainsi buter sur la matérialité de sacs en toile mal troués et la remise en cause du travail gratuit des femmes appartenant au groupe en question.
Au-delà de ce gag (pas vraiment gratuit), la redéfinition radicale des positions de pouvoir et des identités révélées dans leur caractère simulé s'inscrit dans une théâtralisation assumée des enjeux « rivalitaires » (René Girard) qui, dans le nouveau film de Quentin Tarantino se joue entre, d'une part, l’impossibilité de contenir pour les amoureux enfin retrouvés Broomhilda (Kerry Washington) et Django les échanges de regards trop longtemps désirés et, d'autre part, le refus pour King Schultz de serrer la main de Calvin Candie, l'ego du premier ayant été blessé par celui du second flatté d'avoir réussi à neutraliser l'escroquerie dont il allait être la victime. Les récurrentes visions fantasmatiques de Django, croyant voir à chaque coin de séquence sa belle dont il cherche la trace, ne représentent certes pas la meilleur part de Django Unchained. Il est même évident que le personnage féminin ne possède pas beaucoup de consistance, un peu sacrifiée par rapport au reste exclusivement masculin des personnages, cette relégation étant le seul vrai point faible du film.
Pourtant, ces visions informent d'une puissance affective qui pèsera in fine sur l'importance des regards que les amoureux vont se lancer dans un lieu (le salon impérial d'inspiration romaine de Calvin Candie) où il est précisément impossible de manifester cet amour. Au risque de le dévoiler et de faire de ce dévoilement l'os qui contrariera la machination échafaudée par King Schultz pour sauver la compagne toujours esclavagée de son ami. Pendant ce temps, toujours aux aguets, le vieux majordome Stephen, exagérant sa « négritude » et simulant la claudication pour tromper la vigilance des ennemis de son maître Calvin Candie, dispose quant à lui du regard d'aigle qui saura saisir phénoménalement les signes exprimant cet amour, lui permettant de comprendre que cet amour-là trahit une mise en scène consistant en la promesse fallacieuse de l'achat de « Mandingues » (de « nègres » originaires d'Afrique de l'ouest dont la chair et les muscles sont bons pour les nouveaux jeux du cirque mortels auxquels se livre Calvin Candie se rêvant décidément Caligula sudiste), en fait un leurre cachant le rachat pour presque rien de la fiancée de Django.
L'habitus du vieil esclave Stephen ayant fait siens les intérêts de son maître au point de l'autoriser à occuper la position hiérarchique enviable de chef des esclaves de la plantation est justement ce qui lui permet de reconnaître l'amour caché de deux esclaves. L'irrépressible manifestation de l'habituss'était auparavant manifestée chez King Schultz, ému par l'histoire de Django quand il reconnut dans le prénom de sa fiancée Broomhilda la mythique Brünhilde du cycle germanique des Niebelungen. De la même façon que l'émigré-immigré allemand est touché par le signe nominatif le rappelant à la nostalgie de la culture de son pays d'origine, le chasseur de primes individualiste qu'il est devenu en arrivant aux États-Unis et qui sait mobiliser toutes les ressources intellectuelles en sa disposition (sur le plan langagier autant que juridique)ne peut accepter de serrer la main de Calvin Candiequi a révélé au grand jour la mise en scène fomentée avec l'aide de Django afin de lui arracher son esclave Broomhilda.
C'est un paradoxe scénaristique bouleversant dans Django Unchained : l'habitus qui, chez King Schultz, le pousse à outrepasser ses petits calculs utilitaristes (l'emploi de l'esclave Django afin d'échanger son aide dans la quête de trois « Wanted Men » contre la promesse de sa liberté) en proposant un partenariat inégal (Django devient à son tour chasseur de primes mais payé moins de la moitié des sommes totales récoltées) débouchant sur l'amitié (la quête de son coéquipier identifiée à celle du héros mythologique Siegfried devenant alors la sienne), est le même qui le pousse au refus de la poignée de mains. La prégnance de cette blessure narcissique (Calvin Candie aidé par Stephen ayant découvert la supercherie qu'il avait savamment mise en scène en compagnie de Django) est telle qu'elle va entraîner un nouveau « mexican standoff » au début duquel King Schultz tue Calvin Candie puis perd dans la foulée la vie. Les vies de Django et de Broomhilda risquent alors d'être anéanties par suite de l'impossible maîtrise de soi du seul ami du héros, regrettant juste avant d'être abattu son incapacité à contenir ou dépasser son honneur bafoué.
La sauvegarde de l'honneur aura ainsi été plus impérieuse que celle de la vie – celle de King Schultz ainsi que celle, dès lors plus que compromise, de ses amis. Si l'os du socius compris comme habitus (les regards amoureux de Broomhilda et Django d'un côté et de l'autre la poignée de main refusée par King Schultz) est bien ce sur quoi butent les artifices langagiers, l'impossibilité de continuer à jouer le jeu théâtral du faux au nom de l'expression irrépressiblement corporelle du vrai n'induit pas pour autant l'arrêt définitif de la dialectique des identités réelles et simulées. Au contraire, l'explosion de la violence propose la radicale redéfinition des enjeux et des positions, la nouvelle situation obtenue étant dès lors susceptible de valoir comme synthèse provisoirement constituée et donc en attente (hégélienne) de la confrontation avec une nouvelle antithèse, une nouvelle négation dont résultera une autre synthèse en tant que « négation de la négation ».
Si la référence culturelle à la mythologie des Niebelungen participe à nourrir l'amitié de King Schultz envers Django, elle instruit l'allégorisation de la trajectoire accomplie par ce dernier, frotté à un imaginaire culturel européen et germanique au sein duquel on reconnaîtra, entre autres choses, le roman Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (1795-1796) de Johann Wolfgang von Goethe (un ouvrage que Karl Morgenstern qualifiera en 1820 de « roman de formation » ou « Bildungsroman »). N'est-il d'ailleurs pas question de théâtre dans ce roman narrant comment le jeune Wilhelm Meister part à la découverte du monde en intégrant une troupe errante grâce à laquelle il va comprendre que la fiction littéraire et dramatique est un excellent moyen dialectique de concilier la sphère de l'idéal et le monde de la vie ?
Après la mort de King Schultz, Django évite de justesse une séquence de torture mortelle. Surtout, il prouve qu'il a retenu les leçons de son compagnon en jouant du verbe avec une telle intelligence qu'il arrive à se défaire des convoyeurs (parmi lesquels, comme on l'a vu, Quentin Tarantino lui-même) qui étaient payés pour l'emmener finir sa vie au fond d'une mine. Il pourra dès lors et souverainement revenir venger son ami décédé (ainsi que l'esclave D'Artagnan dont on va bientôt parler), et réussir à définitivement délivrer sa fiancée des chaînes de l'esclavage. « L'exercice a été profitable, Monsieur » aurait pu souffler au cadavre retrouvé de son ami l'homme qui s'est inspiré de lui comme d'un maître en aisance langagière afin de s'émanciper de ses maîtres esclavagistes.
Et ce d'autant plus que cette phrase, prononcée par le jeune héros de Moonfleet (1954) de Fritz Lang d’après le roman éponyme de John Meade Falkner (équivalent paradigmatique, dans l'art du cinéma, du « Bildungsroman » en littérature), est devenue le viatique de toute la cinéphilie depuis qu'elle a été utilisée comme titre de l'ouvrage posthume du critique Serge Daney publié en 1993 par les éditions P.O.L. Il y aurait donc les maîtres qui nous sont imposés dans la logique subie de la domination et les maîtres qui s'imposent et que l'on se donne dans celle, désirée, de l'émancipation. Mais, dans les deux types de maîtrise (celle qui augmente comme celle qui diminue sa puissance d'être), des leçons de choses sont toujours susceptibles d'être tirées.
Et c'est toute l'émouvante intelligence du cinéphile Quentin Tarantino que de proposer avec Django Unchained la mise en regard productive de la reconnaissance d'un cinéaste envers les maîtres cinématographiques qui l'ont autorisé à s'écarter des chaînes de la servilité académique et de la reconnaissance d'un personnage envers ceux dont il aura croisé sa route et qui l'auront aidé à se libérer des chaînes de la servitude esclavagiste.
Cette dialectique de la maîtrise et de la servitude conceptualisée par G. W. F. Hegel, un philosophe qui fut par ailleurs le contemporain de Goethe, est aussi ce qui se reconnaît et s'hérite dans l'allégorisation de la trajectoire de Django via la référence germanique au mythique Siegfried et au cycle des Niebelungen. « Se présenter soi-même comme pure abstraction de la conscience de soi consiste à se montrer comme pure négation de sa manière d’être objective, ou consiste à montrer qu’on n’est attaché à aucun être-là déterminé, pas plus qu’à la singularité universelle de l’être-là en général, à montrer qu’on n’est pas attaché à la vie. Cette présentation est la double opération : opération de l’autre et opération par soi-même. En tant qu’elle est opération de l’autre, chacun tend à la mort de l’autre. Mais en cela est aussi présente la seconde opération, l’opération sur soi et par soi ; car la première opération implique le risque de sa propre vie. Le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu’elles se prouvent elles-mêmes et l’une à l’autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort », ainsi que l'écrit Hegel dans la langue difficile de La Phénoménologie de l’Esprit écrite entre 1806-1807 (tome 1, traduction Jean Hyppolite, éd. Aubier Montaigne, 1941, p. 158-159).
Traduisons dans le contexte de notre analyse du film de Quentin Tarantino. « Se présenter comme pure abstraction de la conscience de soi (…) comme pure négation de sa manière d'être objective » signifie que Django, aidé par les bons conseils de King Schultz, a dû revêtir provisoirement les oripeaux détestables (pour lui et pour ses pairs de l'économie esclavagiste) du négrier afin d'approcher Calvin Candie et le convaincre qu'il est ce qu'il est alors qu'il est autre que ce qu'il paraît être. « (…) montrer qu'on n'est pas attaché à la vie » se déduira alors, dans une des séquences les plus moralement courageuses du film, du fait que Django n'encouragera même pas King Schultz (il le découragerait plutôt) dans le rachat de l'esclave D'Artagnan, pauvre « Mandingue » fuyant sa condition et rattrapé par les chiens de Calvin Candie.
La mort par dévoration du vieil esclave étant assumé par celui dont l'éthique secrète lui commande fermement de refuser le soulagement de sa conscience (qui le trahirait) au sujet d'un meurtre programmé dont la responsabilité relève directement du pouvoir répressif du maître esclavagiste. Au risque encouru d'apparaître aux yeux des autres esclaves présents comme le traître obéissant à la cause de l'oppression esclavagiste. « Cette présentation est la double opération : opération de l’autre et opération par soi-même. En tant qu’elle est opération de l’autre, chacun tend à la mort de l’autre. Mais en cela est aussi présente la seconde opération, l’opération sur soi et par soi ; car la première opération implique le risque de sa propre vie » : Django, en risquant sa propre vie pour s'émanciper et émanciper celle qu'il aime, risque de se faire détester à mort par ceux-là même partageant la condition qui fut la sienne et qui continue à l'être pour celle qu'il aime. Se présenter comme une pure abstraction, une pure négation induit bien « le risque de sa propre vie » afin faire de sa conviction en soi le moyen d'emporter la conviction des autres que soi-même, maîtres comme esclaves.
Et le fait que « chacun [tende] à la mort de l'autre » n'exprimerait alors pas autre chose que l'idée, essentielle, selon laquelle la mort du maître esclavagiste donnée par le serviteur esclavagé n'est rien moins que nécessaire.
« Le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu’elles se prouvent elles-mêmes et l’une à l’autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort ». D'où le privilège accordé dans la démonstration hégélienne à la figure de l'esclave, l'inactivité de la figure complémentaire et antagoniste du maître étant comprise en relation dialectique avec le travail exécuté dans la contrainte de l’esclave. Car l’esclave représente la principale force motrice dans le travail de la négation de l’Être. Certes, la brutalité du maître s'enracine dans l’existence subordonnée de l’esclave travaillant, par crainte de sa mort, au bénéfice du maître qui pourrait décider de lui ôter la vie, à l'instar de ce que fit Calvin Candie pour D'Artagnan. Mais l’esclave est actif, jouissant d'une relation directe à l’Être.
Une relation de l’esclave à l’Être qui est une relation elle aussi dialectique, l’Être étant nié pour être transformé par le travail contraint de l’esclave sous la forme de biens et de marchandises. Affirmant en conséquence que l’esclave aiguillonné par la crainte de la mort devient l’agent de la transformation et de la révolution historique, Hegel conclut alors que l’historicité de l’existence humaine est intrinsèquement liée à la question de la violence. Un monde entièrement pacifique ou apaisé offre une représentation consensuelle en contradiction avec la vision dialectique et agonistique de l'historicité exprimée par Hegel et dont héritera Karl Marx (en renversant dialectiquement l'idéalisme hégélien des consciences de soi en lutte en matérialisme de la luttes de classes), l’existence humaine n'étant du coup pleinement saisissable qu'en termes de lutte à mort pour la reconnaissance de soi et de ses intérêts (de classes aurait ainsi ajouté Marx).
« Là où règne la violence, il n'est de recours qu'en la violence ; là où se trouvent les hommes, seuls les hommes peuvent porter secours » écrivait Bertolt Brecht dans Sainte Jeanne des Abattoirs (1929-1932). Ou, dit autrement : « Seule la violence aide, où la violence règne » pour reprendre le titre secondaire (inspiré de la phrase de Brecht) du premier long-métrage Nicht Versöhnt (1965) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub.
Alors, nul besoin de message politique, nulle nécessité didactique, nulle obligation à l'énonciation littérale d'une prise de conscience individuelle puis collective, la manifestation de la violence s'affirmant, en situation d'oppression et d'exploitation, comme pédagogie émancipatrice appelant la répétition, l'émulation et l'imitativité : ainsi, quand Django se libère à la fin du film des convoyeurs d'esclaves, il n'a certes aucun mot à adresser à ses pairs en esclavage mais il laisse ouverte la cage à ses autres occupants. Et ces derniers en souriant montrent qu'ils ont pourtant parfaitement compris ce qu'il leur restait à faire.
A l'opposé du récit uchronique de la vengeance fantasmatique de la juive et cinéphile Shoshanna Dreyfus offert de manière quasi-compensatoire par Inglourious Basterds, Django Unchained propose plus subtilement de vérifier l'actualité du modèle hégélien de la dialectique du maître et de l'esclave par rapport à la question de la domination raciste telle qu'elle a façonné l'histoire étasunienne via l'économie esclavagiste. Du coup, il y a un grand intérêt heuristique à rapprocher la proposition cinématographique de Quentin Tarantino de l'ouvrage de la philosophe Susan Buck-Morss qui, intitulé Hegel & Haiti (éd. Léo Scheer-coll. « Lignes », 2006 [2000 pour l'édition originale]), interroge le paradoxe selon lequel le programme émancipateur de la philosophie des Lumières n'a pas su inclure la rupture avec le système esclavagiste dont la France alors bénéficiait, l'idéalisme des Lumières venant alors buter sur l'os des intérêts matériels de l’État français.
Ce faisant, Susan Buck-Morss demande de réfléchir à l'élaboration par Hegel du passage de la dialectique du maître et de l’esclave dans La Phénoménologie de l'esprit afin de savoir s'il témoigne d'une cécité cohérente avec les contradictions de l’époque ou bien s'il représente a contrario une tentative de critique de cette situation contradictoire. « Hegel écrivit ainsi son texte à l'encre, invisible, de la réalité historique contemporaine » (opus cité, p. 50) postule la philosophe qui émet l’hypothèse selon laquelle Hegel aurait réussi à vectoriser son discours philosophique en le faisant passer du stade de l'abstraction spéculative à celui, concret, d'une opposition dialectique directement issue du réel social-historique. De ce point de vue circonstancié, Hegel aurait alors véritablement permis de rendre le rationnel réel (op. cit., p. 65), ainsi que le préconisait idéalement son geste philosophique (par exemple dans la préface des Principes de la philosophie du droit en 1820).
La Révolution haïtienne « "entra dans l'histoire avec cette singulière particularité d'être impensable lors même qu'elle eut lieu" » (Susan Buck-Morss citant l'anthropologue haïtien Michel-Rolph Trouillot, ibidem, p. 48). Cet « événement remarquable » (ibid., p. 49) de l'histoire mondiale n'a certes pas empêché le philosophe allemand, comme en témoigne sa période berlinoise, de revenir vers un conservatisme de pensée justifiant (par exemple dans les Principes de la philosophie du droit dans lesquels Karl Marx y voyait « la misérable arrogance du fonctionnarisme prussien » et surtout dans ses Leçons sur la philosophie de l'histoire données entre 1822 et 1830) la promotion du discours eurocentriste en harmonie avec la progressive substitution impérialiste du vieillissant modèle économique de type esclavagiste par le nouveau modèle économique de type colonialiste. Le racisme culturaliste persistant de Hegel n'aura pourtant pas eu, selon Susan Buck-Morss, entièrement raison d'un moment « où la dialectique de la reconnaissance devient la thématique de l'histoire mondiale, le récit de la réalisation universelle de la liberté » (ibid., p. 64).
Slavoj Zizek s'appuie à son tour sur l'analyse de Susan Buck-Morss pour affirmer que la Révolution française a été révélée dans son caractère universel seulement à partir du moment où elle a été répétée, ni comme tragédie et ni comme farce, par la révolte des esclaves de la colonie française de Saint-Domingue aboutissant sur la proclamation de la République d'Haïti en 1804 : « Le jour où, en écho à la Révolution française, les esclaves noirs d’Haïti se révoltèrent au nom des mêmes principes de liberté, d’égalité et de fraternité, ce fut "l’épreuve, le baptême du feu pour les idéaux des Lumières françaises" » (in Après la tragédie, la farce ! Ou comment l'histoire se répète, éd. Flammarion-coll. « Bibliothèque des savoirs », 2010 [2009 pour l’édition originale], p. 174).
Il y aurait alors matière à dédoubler la dialectique du maître et de l'esclave, en identifiant deux manières pour l'esclave d'imiter le maître. Ou bien l'esclave imite le maître afin de s'identifier à son pouvoir et d'en bénéficier pour son propre compte : et c'est l'option choisie par Stephen qui finit par devenir dialectiquement le maître de son maître (comme le singe au-dessus de son épaule), la révélation de la supercherie de King Schultz et de Django prouvant qu'il est devenu indispensable à la maîtrise et la clairvoyance de Calvin Candie. Ou bien l'esclave imite le maître afin de s'inspirer de ses manières de faire (d'agir et de parler, de tirer au pistolet comme d'argumenter), de telle sorte que la violence du maître lui soit retournée par l'esclave même qui aurait dans ce registre tout appris de ce dernier : et c'est l'option privilégiée par Django, qui aura suffisamment appris d'un maître progressivement aimé (King Schultz), tellement habile dans l'art de s'avancer masqué et de dégainer le premier qu'il fallait imiter cette aisance langagière afin de réussir à s'émanciper et émanciper celle qu'il aime des maîtres détestés de l'économie esclavagiste, esclaves ralliés à leur cause inclus à l'image de Stephen.
« Les ex-esclaves d’Haïti prirent les slogans révolutionnaires français plus à la lettre que les Français eux-mêmes : ils ignoraient toutes les restrictions implicites qui abondaient dans l’idéologie des Lumières (liberté – mais uniquement pour les sujets "adultes" dotés de raison, non pour les barbares sauvages et immatures qui allaient devoir suivre un long traitement éducatif avant de mériter la liberté et l’égalité…). Cela donna lieu à de sublimes moments "communistes", comme la fois où la soldatesque française (dépêchée par Napoléon pour mater la rébellion et rétablir l’esclavage) parvint à proximité de l’armée noire des esclaves (auto)libérés. Lorsqu’ils entendirent un murmure initialement indistinct s’élever de la foule noire, les soldats supposèrent d’abord que ce devait être là quelque chant de guerre tribal ; mais, en s’approchant, ils comprirent que les Haïtiens entonnaient La Marseillaise, et ils commencèrent à se demander tout haut s’ils ne combattaient pas du mauvais côté » (Slavoj Zizek, op. cit., p. 174-175).
Et ce n'est vraiment pas la moindre des qualités de Django Unchained que d'autoriser à reconnaître ici, au cœur de sa fiction historiquement située, et dans un court-circuit que Walter Benjamin aurait décrit comme une « image dialectique », l'exemple immortel et générique de l'insurrection des esclaves d'Haïti. Comme, et c'est une autre « image dialectique », le petit cours rapide de phrénologie proposé par Calvin Candie à ses invités, expliquant que la raison de l'impuissance des Noirs réside à l'intérieur de leur crâne, ne peut pas ne pas se comprendre en relation dialectique avec le racisme négrophobe affiché par Goebbels dans Inglourious Basterds. C'est bel et bien un même imaginaire commun (le racisme biologique, déjà critiqué par Hegel dans sa ) qui relie par-delà les différences historiques le propriétaire sudiste et le ministre de la propagande nazi. Un imaginaire légitimé par les sciences de l'époque (Michel Foucault aurait parlé, avec son ouvrage Les Mots et les choses en 1966, d'« épistémè ») et matériellement soutenu par le système esclavagiste jusqu'au 19ème, avant que le colonialisme ne prenne le relais pendant un siècle, ses effets continuant à s'exercer (par hystérésis postcoloniale) encore aujourd'hui.
« Autrement dit, comment résister à la tentation de se définir soi-même en référence à quelque identité mythique et totalement extérieure ("les racines africaines"), laquelle, en coupant les liens avec la culture "blanche", prive du même coup l’opprimé d’un jeu d’outils intellectuels déterminant pour son combat (à savoir la tradition égalitaro-émancipatrice) aussi bien que d’alliés potentiels » explique encore Slavoj Zizek (ibid., p. 187). On touche peut-être là à l'os du différend largement médiatisé existant entre Quentin Tarantino et Spike Lee. Ce dernier avait déjà amplement critiqué le premier par son utilisation abusive de l'insulte « nigger » répétée 38 fois dans Jackie Brown, alors même que les personnages qui l'utilisent dans le film sont en majeure partie des Afro-américains (en particulier le machiavélique Ordell Robbie génialement interprété par Samuel Jackson) qui, en situation d'interlocution réelle, useraient tout autant de la même insulte dans un cadre d'interactions langagières compréhensible à partir de ce que le sociologue Ervin Goffman aurait appelé le « retournement du stigmate » (cf. Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, éd. Minuit, 1975 [1963 pour l'édition originale]).
Aujourd'hui, Spike Lee renouvelle sa critique (le terme est répétée cette fois-ci 110 fois), en étendant surtout le registre de la polémique au fait, comme il l'écrivit lui-même dans un tweet, que « l'esclavage aux États-Unis n’est pas un western spaghetti à la Sergio Leone. C’était un Holocauste. Mes ancêtres étaient esclaves. Volés à l’Afrique. Je les honorerai ». Ce n'est pas la première fois que Spike Lee critique les manières de représenter dans les films hollywoodiens les populations issues de l'ignoble commerce des esclaves africains, tombant notamment sur Flags Of Our Fathers (2006) de Clint Eastwood qui aurait selon lui minoré l'importance, pendant la guerre du Pacifique, des soldats afro-américains lors de la conquête de l'île japonaise d'Iwo Jima en mars 1945 (ce qui peut d'ailleurs expliquer pourquoi Spike Lee a voulu rectifier sur ce sujet précis le tir en réalisant Miracle At St. Anna en 2008, un film hélas jamais distribué en France portant sur la campagne d'Italie pendant la seconde guerre mondiale vue du point de vue de ces soldats afro-américains appelés les « Buffalo Soldiers »).
On peut légitimement se demander si un réalisateur n'a pas autre chose à faire qu'à réduire la vigilance critique au rôle de censeur de la représentation cinématographique (à partir d'une position éthique semblable à celle régulièrement occupée par Claude Lanzmann, qui avait par ailleurs et paradoxalement aimé Inglourious Basterds alors même que le film dérogeait sans vergogne à la réalité historique de la seconde guerre mondiale). Ceci ne devant pas non plus empêcher Spike Lee d'insister avec raison sur les réflexes racistes qui ont tellement prévalu sur la production hollywoodienne qu'ils peuvent encore persister.
Sauf que, du point de vue de l'émancipation telle que Django Unchained en pose frontalement la question (à la fois dans son caractère situé comme dans sa visée potentiellement universelle), le problème relèverait moins de la désinvolture stylistique du film de Quentin Tarantino qu'il appartiendrait au registre de la promotion morale, adossée au respect des victimes de l'histoire, des bonnes et des mauvaises manières de représenter l'histoire de l'esclavagisme étasunien (le « western-spaghetti » étant alors ici identifié du côté des mauvaises façons de faire).
Le fait que, dans Django Unchained, la reprise de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave s'effectue en miroir d'un moment historique (l'esclavagisme étasunien) qui a largement informé la question raciale et raciste aux États-Unis comme elle s'effectue en regard de la variante italienne du western (considérée comme « bâtarde » et méprisée du point de vue étasunien qui, à l'époque des « westerns-spaghettis », pouvait se permettre d'êtrevaguement racisant), variante elle-même infusée de références culturelles allemandes inattendues et prestigieuses, vaut sur le plan politique pour l'affirmation « transgénérique » (Marie-José Mondzain) d'une bâtardise volontaire au nom de laquelle déduire de l'hybridation des citations hétérogènes le plus réjouissant des antiracismes.
Et c'est bien pourquoi, en toute logique, les conservateurs aux États-Unis détestent le film de Quentin Tarantino qui raconte comment un Noir a tout à apprendre des Blancs (dans l'usage des mots comme d'une arme et des armes comme d'arguments d'autorité pour faire avancer une cause individuelle suffisamment exemplaire pour appeler l'imitation collective) afin de se défaire des Blancs perpétuant une oppression individuelle inséparable de son caractère collectif. Au terme d'un récit configuré par la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave, Django use aussi bien des mots que King Schultz lui a appris à le faire, alors qu'au début du film, ravagé par la douleur du fouet et la honte du stigmate, il ne savait pas lire.
Et, aussi bien sapé que Calvin Candie (il lui a même volé ses propres vêtements), le héros manifeste à la toute fin du film une fierté d'être dont le rayonnement ne s'arrête pas au charisme d'un seul individu fanfaronnant de savoir faire accomplir à son cheval quelques pas de danse (quand, au début du film, le fait seulement pour un Noir de monter un cheval apparaissait comme un écart insupportable aux Blancs). Car cette fierté d'être, rompant avec la peur et la honte ravageant tous les esclaves croisés en chemin, aura aussi été parfaitement identifiée par Stephen, avant que Django ne le contraigne à coups de pistolet à passer du stade du simulacre (ses faux boitements) à celui de la réalité (ses genoux sont brisés).
« Tu ne pourras pas tuer tous les Blancs de la Terre » dit, en substance et avant de mourir dans l'explosion de la plantation, le représentant accompli (à nouveau extraordinairement incarné par un Samuel Jackson méconnaissable) de la servilité, reconnaissant ainsi dans la trajectoire particulière de Django la « singularité universelle » d'une émancipation générique, valable pour tous, et dont le cheminement dialectique ne pouvait pas ne pas ignorer devoir emprunter des éléments (l'usage des mots comme des armes et des armes comme des mots) issus du monde des dominants.
« On devrait donc légèrement corriger le propos de Carmichael [Stokely Carmichael, auteur en 1967 avec Charles V. Hamilton de l'ouvrage Le Black Power. Pour une politique de libération aux États-Unis, éd. Payot & Rivages-coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2009] : ce que les oppresseurs craignent vraiment n’est pas quelque autodéfinition totalement mythique sans lien aucun avec la culture blanche, mais une autodéfinition qui, en s’appropriant certains éléments clés de la tradition égalitaro-émancipatrice "blanche", redéfinit cette même tradition, la transformant non tant dans ce qu’elle dit que dans ce qu’elle tait – oblitérant ainsi les restrictions implicites qui ont de facto exclu les Noirs de l’espace égalitaire. Autrement dit, il ne suffit pas de trouver de nouveaux termes par lesquels se définir en dehors de la tradition blanche dominante – encore faut-il avancer d’un pas et priver les blancs du monopole qu’ils exercent sur la définition de leur tradition » (Slavoj Zizek, ibid., p. 187-188).
L'hommage aux ancêtres de Spike Lee ne devrait, à ce titre, vraiment pas autoriser sa cécité volontaire, par exemple devant ce plan de Django Unchained si simple et si éloquent montrant une giclée de sang arrosant des pousses de coton. Devant surtout l'efficace stratégique et pratique, théorique et pratique (comme on l'a vu avec l'exemple haïtien), d'une pareille dialectique s'agissant de celle de l'émancipation générique.
Au cours de son apprentissage (notamment dans l'usage des armes à feu), Django s'exerce au tir en visant un bonhomme de neige. On aurait tort d'y voir seulement le symptôme persistant de la « coolitude » d'un réalisateur décontracté qui s'amuse comme un gosse des codes de la représentation cinématographique en sachant comment séduire en un éclair ses spectateurs blasés. Parce que ce bonhomme de neige symbolise tout autant le monde blanc que le héros devra combattre de plus en plus frontalement, tout autant que cette fragile et ironique construction de glace annonce la figure plus obscure de Stephen, le Noir qui simule et exagère la négritude afin d'endormir les ennemis, noirs ou blancs, de son maître blanc, Calvin Candie. Stephen est ce Noir à la peau noire qui joue du masque de sa négritude au bénéfice du masque qu'il préfère : le masque blanc.
Alors, il n'y aura pas de hasard si Django, dans son rôle de (faux) négrier moquant le vieux majordome, l'interpelle la première fois qu'il le voit en le traitant de « Boule-de-Neige ». Ces deux personnages représentent ainsi deux manières, moins complémentaires qu'antithétiques, de jouer du faux pour avoir accès au vrai, les figures du négrier pour l'un et du « vieux nègre » pour l'autre ne valant que comme stratégies transitoires ou circonstanciées, en tous les cas antagoniques et nécessaires pour démasquer les intérêts camouflés de l'un ou cacher les siens en les dérobant au regard de l'autre. Au final, s'affirment dialectiquement deux manières en lutte réciproque d'être Noir dans un monde blanc : en s'identifiant aux intérêts des Blancs (Stephen) ou bien en s'inspirant des Blancs pour mieux les combattre (Django).
« Nous comprenons maintenant pourquoi le Noir ne peut se complaire dans son insularité. Pour lui il n’existe qu’une porte de sortie et elle donne sur le monde blanc » relevait déjà Frantz Fanon dans son ouvrage Peau noire, masques blancs (éd. Seuil-coll. « points essais », 1952, p. 41), insistant sur la motivation du Noir de fuir son être afin de s'approprier la seule « porte de sortie » existante, celle qui« donne sur le monde blanc. D’où cette préoccupation permanente d'attirer l'attention du Blanc, ce souci d'être puissant comme le Blanc, cette volonté déterminée d'acquérir les propriétés de revêtement, c'est-à-dire la partie d'être ou d'avoir qui entre dans la constitution d'un moi » (op. cit.,p. 41). On le sait, l'essai du psychiatre d'origine martiniquaise Frantz Fanon avance une interprétation psychanalytique de la « question noire » permettant au Noir de « se libérer de l'arsenal complexuel qui a germé au sein de la situation coloniale » (ibid., p. 24).
« Ce travail vient clore sept ans d’expériences et d’observations ; quel que soit le domaine par nous considéré, une chose nous a frappé : le nègre esclave de son infériorité, le Blanc esclave de sa supériorité, se comportent tous deux selon une ligne d’orientation névrotique. Aussi avons-nous été amené à envisager leur aliénation en référence aux descriptions psychanalytiques. Le nègre dans son comportement s’apparente à un type névrotique obsessionnel ou, si l’on préfère, il se place en pleine névrose situationnelle. Il y a chez l’homme de couleur tentative de fuir son individualité, de néantiser son être-là. Chaque fois qu’un homme de couleur proteste, il y a aliénation. Chaque fois qu’un homme de couleur réprouve, il y a aliénation » (ibid., p. 48). Django Unchained aura ainsi proposé l'examen, frotté à une relecture circonstanciée de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave (par ailleurs jamais ignorée par Frantz Fanon dans son analyse propre), de deux types d'hommes aliénés, ceux qui, à peau noire, revêtent des masques blancs.
Il y a donc le type d'hommes auprès desquels il faudra ranger Stephen dont le credo serait le suivant : « Le Noir veut être comme le Blanc. Pour le Noir, il n’y a qu’un destin. Et il est blanc. Il y a de cela longtemps, le Noir a admis la supériorité indiscutable du Blanc, et tous ses efforts tendent à réaliser une existence blanche » (ibid., p. 185). La duplicité de Stephen n'aurait alors pas d'autre source que le privilège de la domination blanche grâce à laquelle il pourrait (fallacieusement) échanger son statut d'esclavagé contre celui de dominant des dominés. Et cette duplicité trouverait à se prolonger dans la figure intermédiaire et autrement aliénée de la prostituée noire de Calvin Candie (sorte de double occupant le niveau supérieur de Broomhilda, elle aussi contrainte à la prostitution).
En même temps que le mépris qu'elle professe à l'encontre de celui qui se présente (fallacieusement, mais cette fois-ci en toute connaissance de cause) sous la défroque du négrier marchand de « Mandingues » exprime aussi son dégoût des Noirs jouissant d'une liberté seulement exercée au détriment de leurs pairs. Et il y a donc aussi le type d'hommes auquel appartient Django, ces hommes qui ont pu commencer à se dire intérieurement ceci : « Je me découvre, moi homme, dans un monde où les mots se frangent de silence ; dans un monde où l’autre, interminablement se durcit » (idem). Puis comprendre cela : « Le Noir, à certains moments, est enfermé dans son corps. Or, ''pour un être qui a acquis la conscience de soi et de son corps, qui est parvenu à la dialectique du sujet et de l’objet, le corps n’est plus cause de la structure de la conscience, il est devenu objet de conscience'' » (Fanon citant Maurice Merleau-Ponty, ibid., p. 182).
Il faudra alors être attentif à l'enchaînement des stations ponctuant le roman de formation du personnage de Django : d'abord l'esclave mutique puis l'homme à cheval, ensuite le dominé qui surjoue exagérément sa condition par les habits bleus satinés de valet français 18ème siècle (l'artifice valant déjà pour un début de distanciation ironique) et le cow-boy (exactement habillé comme le personnage de Little Joe dans la sériée télévisée Bonanza)qui se fait passer pour négrier, enfin l'homme émancipé ayant revêtu les oripeaux aristocratiques du maître (Calvin Candie) qui singeait la culture française en ignorant que le nom de D'Artagnan donné à l'un de ses esclaves provenait d'Alexandre Dumas (dont le père était un général mulâtre originaire de Saint-Domingue, victime des purges raciales dans l'armée napoléonienne à l'époque de l'insurrection !).
Cet enchaînement narratif manifeste ainsi le caractère allégorique de l'émancipation progressive d'un Noir passé par divers degrés dans la reconnaissance (par le monde blanc) d'une conscience de soi noire. Comme cet enchaînement allégorique autorise à tenter de penser une constellation de l'histoire de l'émancipation au sein de laquelle il serait parfaitement légitime de rapprocher Django Unchained de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave réfléchie à l'aune de la révolte des esclaves de Saint-Domingue, comme des réflexions psychanalytiques d'un intellectuel antillais qui s'engagea dès l'insurrection de 1954 auprès des Algériens en guerre contre le joug colonial français et pour leur indépendance.
Dans la radicale préface rédigée pour l'ouvrage Les Damnés de la terre (1961) de Frantz Fanon, Jean-Paul Sartre s'adresse directement aux Français en leur expliquant ceci : « (…) les pères, créatures de l'ombre, vos créatures, c'étaient des âmes mortes, vous leur dispensiez la lumière, ils ne s'adressaient qu'à vous, et vous ne preniez pas la peine de répondre à ces zombies. Les fils vous ignorent : un feu les éclaire et les réchauffe, qui n'est pas le vôtre. Vous, à distance respectueuse, vous vous sentirez furtifs, nocturnes, transis : chacun son tour ; dans ces ténèbres d'où va surgir une autre aurore, les zombies, c'est vous » (éd. La Découverte & Syros, 2002, p. 22). Ou ceci : « Nos victimes nous connaissent par leurs blessures et par leurs fers : c'est ce qui rend leur témoignage irréfutable. Il suffit qu'elles nous montrent ce que nous avons fait d'elles pour que nous connaissions ce que nous avons fait de nous » (op. cit., p. 22). Ou encore cela : « Quels instincts ? Ceux qui poussent les esclaves à massacrer le maître ? Comment n'y reconnaît-il pas sa propre cruauté retournée contre lui ? » (ibid., p. 25).
Que la peur change de camp et les zombies esclavagés dans la nuit du début du film de Quentin Tarantino sont alors devenus ceux qui, ne craignant pas de retourner la cruauté des maîtres contre eux-mêmes, retournent le fouet et le feu contre leurs premiers propriétaires (tel cet homme aux chiens joué par Tom Savini, l'homme des effets spéciaux « gore » des films de zombies de George A. Romero) tout en éclairant la nuit de l'esclavage avec les flammes finales du brasier de l'émancipation. Que la peur change de camp et les esclaves qui ont peur et regardent leurs pieds quand ils avancent enchaînés au début de Django Unchained expérimentent à partir du savoir de leurs blessures une puissance d'être dont l'augmentation est proportionnellement corrélée à la diminution de celle de leurs oppresseurs. « La première chose que l’indigène apprend, c’est à rester à sa place, à ne pas dépasser les limites ; c’est pourquoi les rêves de l’indigène sont des rêves musculaires, des rêves d’action, des rêves agressifs. Je rêve que je saute, que je nage, que je cours, que je grimpe. Je rêve que j’éclate de rire, que je franchis le fleuve d’une enjambée, que je suis poursuivi par une meute de voitures qui ne me rattrapent jamais. Pendant la colonisation, le colonisé n’arrête pas de se libérer entre neuf heures du soir et six heures du matin » (ibid., p. 53-54).
Ou encore : « Cette impulsion à prendre la place du colon entretient un tonus musculaire de tous les instants. On sait, en effet, que dans des conditions émotionnelles données la présence de l’obstacle accentue la tendance au mouvement », ainsi que l'écrit Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre (ibid., p. 55). Une autre façon, d'ailleurs relevée par Susan Buck-Morss (in Hegel & Haïti, op. cit., note 89, p. 59), pour l'intellectuel martiniquais de réintroduire la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave héritée peut-être de lectures sartriennes et telle qu'elle brille aujourd'hui dans le récit proposé par Quentin Tarantino, dont l'inscription historique dans le réel du racisme issu de l'esclavagisme étasunien n'empêche nullement un décollage allégorique au nom de l'universel et transhistorique désir d'émancipation.
C'est que Django Unchained ressemble moins en l'exposé didactique des raisons d'abolir l'esclavage à partir des arguments d'autorité de Frederick Douglass (voire, après la période esclavagiste et les séquelles racistes laissées au cœur de la société étasunienne, de W.E.B. Du Bois, l'un des fondateurs du National Association for the Advancement of Colored People ou NAACP en 1909) qu'il propose de voir dans l'expérience historique de l'esclavage aux États-Unis un moment privilégié pour dégager la forme structurale d'une trajectoire d'émancipation qui passerait forcément par le modèle heuristique hégélien de la dialectique du maître et de l'esclave. Et, de la même façon que, au cours de cette trajectoire, Django use pour la toute première fois du fouet (claquant comme un coup de feu qui réellement impressionne) dont sa peau a souvent dû endurer la foudre en le retournant contre un maître jouissant de corriger une autre esclave, Frantz Fanon a retourné, à l'époque de Peau noire, masques blancs, les arguments progressistes de Jean-Paul Sartre au point de considérer pour ce dernier sa préface rédigée au livre Les Damnés de la terre comme l'occasion d'une sévère autocritique.
Au sujet de Jean-Paul Sartre (qui fut l'auteur de Orphée noir, préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor publiée par les éditions PUF en 1948), Frantz Fanon écrit par exemple : « Pas encore blanc, plus tout à fait noir, j'étais un damné. Jean-Paul Sartre a oublié que le nègre souffre dans son corps autrement que le Blanc. Entre le Blanc et moi, il y a irrémédiablement un rapport de transcendance » (Peau noire, masques blancs, op. cit., p. 112). Et puis aussi ceci : « Si les études de Sartre sur l’existence d’autrui demeurent exactes (dans la mesure, nous le rappelons, où L’Être et le Néant décrit une conscience aliénée), leur application à une conscience nègre se révèle fausse. C’est que le Blanc n’est pas seulement l’Autre, mais le maître, réel ou imaginaire d’ailleurs » (note 22, idem).
Le rapport de transcendance qui fait du Blanc non seulement « l'Autre, mais le maître » du Noir est précisément ce qu'apprend à transcender progressivement Django dans une dynamique suffisamment universelle (même si elle n'est jamais énoncée comme telle par son représentant afin d'éviter au film tout didactisme) pour éviter d'identifier son combat à une « négritude » que valorisait hier Léopold Sédar Senghor. Et qui se déduit hélas un peu trop facilement de la position identitaire et communautaire occupée aujourd'hui par Spike Lee dans sa critique du film de Quentin Tarantino. « Le nègre vise l’universel, mais, à l’écran, on maintient intacte son essence nègre, sa ''nature'' nègre », ainsi que l'écrit Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (ibid.,p. 150). Ce que l'on pourrait se retraduire ici comme suit : « le nègre Django vise sur l'écran de projection du film de Quentin Tarantino l'universel, mais, à l'écran des protestations communautaires (noire ou blanche), on maintient intacte son essence nègre, sa ''nature'' nègre ».
On pourra dès lors repenser à la manière grotesque et carnavalesque, pop et hyperbolique dont Quentin Tarantino envisageait généralement la question de la violence, déconnectée de tout rapport au réel, juqu'à ce que Inglourious Basterds veuille enfin en redistribuer ses cartes (même si cette redistribution faisait en ce cas précis confiner l'uchronie non pas vers les rivages du révisionnisme historique mais vers ceux, fantasmatiques, du clivage fétichiste à visée compensatoire). C'est qu'il s'agit désormais, pour Django jeté dans l'obligation d'une émancipation universelle relevant et sublimant tout à la fois les chasses à primes, la quête de la bien-aimée et la vengeance individuelle, d'incarner une violence qui, loin de répéter à l'identique celle des oppresseurs, s'en différencierait radicalement. C'est que ces derniers violentent au nom de l'exercice de leur domination quand leurs victimes violentent sur la base du refus de celle-ci.
On pourrait alors user de la distinction benjaminienne avancée dans le texte intitulé Critique de la violence (1921) entre « violence mythique » reproduisant la norme du droit et « violence divine » qui l'interrompt. « Si la violence mythique est fondatrice de droit, la violence divine est destructrice de droit (...) » (in Œuvres I, éd. Gallimard-coll. « folio-essais », 2000, p. 238). La lecture zizekienne de la différenciation benjaminienne entre deux formes antagoniques de la violence accentue le caractère révolutionnaire de la « violence divine ». « Par conséquent, pour reprendre les termes de Badiou, la violence mythique appartient à l’ordre de l’Être tandis que la violence divine relève de l’ordre de l’Événement : il n’existe aucun critère ‘‘objectif’’ nous permettant de qualifier un acte de violence divine ; le même acte qui, aux yeux de l’observateur extérieur, n’est qu’un débordement violent peut relever de la violence divine aux yeux de ses auteurs. Puisqu’il n’y a pas de grand Autre garantissant la nature divine de l’acte, c’est au sujet seul de prendre le risque de l’interpréter et de l’assumer comme un acte de violence divine » (Slavoj Zizek,Violence. Six réflexions transversales, éd. Au Diable Vauvert, 2012 [2008 pour l’édition originale], p. 266).
Ce sujet, bien évidemment ici, c'est Django et les flammes apocalyptiques qu'il déchaîne en toute fin de film accomplissent la nature divine de la violence qu'il a exercée à l'encontre des figures idéal-typiques et complémentaires ayant allégorisé l'oppression, le Blanc sudiste passionné de phrénologie Calvin Candie et son majordome servile, le Noir Stephen.
Mais, revenons à nouveau à Jean-Paul Sartre et sa brûlante préface à l'ouvrage tout aussi incendiaire de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre : « Ils sont coincés entre nos armes qui les visent et ces effrayantes pulsions, ces désirs de meurtre qui montent du fond des cœurs et qu’ils ne reconnaissent pas toujours : car ce n’est pas d’abord leur violence, c’est la nôtre, retournée, qui grandit et les déchire ; et le premier mouvement de ces opprimés est d’enfouir profondément cette inavouable colère que leur morale et la nôtre réprouvent et qui n’est pourtant que le dernier réduit de leur humanité » (op. cit., p. 26). Et puis un peu plus loin : « Cette vérité, nous l’avions sue, je crois, et nous l’avons oubliée : les marques de la violence, nulle douceur ne les effacera : c’est la violence qui peut seule les détruire (…) Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer (…) » (ibid., p. 29).
Ce qui fut alors, du point de vue conservateur, voire réactionnaire, lu comme l'apologie barbare de la violence a été particulièrement bien compris par tous les « damnés de la terre », opprimés parce qu'exploités, minorés parce que racisés, qui finissent tous par comprendre un jour ou l'autre que, en regard de la domination et de sa persévérance structurelle à assurer les conditions matérielles et idéelles ou idéologiques de sa reproduction, « seule la violence aide, où la violence règne ». La beauté du geste cinématographique initiée par Quentin Tarantino avec Django Unchained aura dès lors consisté à affirmer l'actualité de la nécessité de la violence, dépassée dans son caractère strictement vengeur et punitif comme on l'a vu dans les précédents films du cinéaste, pour être désormais perçue comme l'indépassable condition de toute trajectoire d'émancipation déployée à partir d'une situation historique d'oppression semblable à celle produite par le système esclavagiste étasunien.
Et l'affirmation de l'émancipation, inscrite structuralement dans le balancement dialectique hégélien du maître et de l'esclave, prendra nécessairement la forme de l'affrontement entre celui qui, tel Django, veut échapper à la servitude noire et celui qui, si proche de lui parce que Noir comme Stephen, désire coller avec le maximum de servilité à la servitude établie par les maîtres blancs. « Cette agressivité sédimentée dans ses muscles, le colonisé va d’abord la manifester contre les siens. C’est la période où les nègres se bouffent entre eux et où les policiers, les juges d’instruction ne savent plus où donner de la tête devant l’étonnante criminalité nord-africaine », ainsi que l'affirme Frantz Fanon dans Les Damnés de la Terre (ibid., p. 53-54) dans une analyse qui vaut, structuralement, autant pour le colonisé nord-africain que pour l'esclavagé afro-américain.
« Forcément, on bute sur soi-même. On découvre ici le noyau de cette haine de soi-même qui caractérise les conflits raciaux dans les sociétés ségréguées (…) Encore une fois, l’objectif du colonisé qui se bat est de provoquer la fin de la domination. Mais il doit également veiller à la liquidation de toutes les non-vérités fichées dans son corps par l’oppression (…) La libération totale est celle qui concerne tous les secteurs de la personnalité. L’embuscade ou l’accrochage, la torture ou le massacre de ses frères enracinent la détermination de vaincre, renouvellent l’inconscient et alimentent l’imagination » (ibid., p. 297).
Comme l'a avancé Quentin Tarantino au Comic-Con lors de l'édition de 2012, Django et Broomhilda von Shaft seraient en fait les ascendants (les arrières-arrières-arrières grands parents !) de John Shaft, le héros d'une série de films (Shaft en 1971 et Shaft's Big Score en 1972 de Gordon Parks, mais aussi Shaft In Africa de John Guillermin en 1973 et la série télévisée Shaft réalisée entre 1973 et 1974 par Gordon Parks) relevant de la fameuse « blaxploitation » auxquels a rendu hommage Jackie Brown. Pour l'anecdote, un remake de Shaft fut entrepris en 2000 sous la directement de John Singleton, avec dans le rôle-titre (tenu hier par Richard Roundtree) Samuel Jackson, l'acteur interprétant ici Stephen !
Un autre tour de roue de la dialectique du maître et de l'esclave qui intéresse surtout parce que, s'agissant au moins du premier film de la série, le détective privé Shaft représentait explicitement la retraduction de la politique révolutionnaire des « Black Panthers » à laquelle il fut lié en pratique individualiste du redressement civil ou pénal des torts vécus par ses pairs. Un moyen pour le personnage de continuer à faire de la politique autrement afin d'éviter la clandestinité et la brutale répression perpétrée à l'encontre des militants du groupe par la FBI, même si la posture du détective privé incarne symptomatiquement aussi le reflux de la politique d'émancipation noire prônée par les « Black Panthers ».
Quand on sait l'influence que les écrits de Frantz Fanon, et en particulier Les Damnés de la terre, ont exercée sur les militants du mouvement du « Black Panther Party For Self-Defense » (par exemple ses fondateurs Huey P. Newton et Bobby Seale, mais aussi Elridge Cleaver), et quand on a saisi à quel point la mobilisation de la pensée du psychiatre martiniquais et militant du FLN a été productive pour comprendre le film de Quentin Tarantino, on constate d'autant mieux à quel point Django Unchained possède une indéniable valeur généalogique, concernant tant Jackie Brown et la « blaxploitation » auquel ce film se rattache de manière cinéphilequele western dont la déclinaison italienne, du milieu des années 1960 au milieu des années 1970, a été contemporaine de la montée, en Italie comme dans le monde entier, d'un gauchisme frotté à un tiers-mondisme nourri (notamment en Afrique) des textes de Frantz Fanon.
Le mépris qui s'exerce encore de nos jours sur les « westerns-spaghettis » (qualification initialement conçue comme stigmatisante) induirait qu'il n'y aurait dès lors pas grand-chose à penser de films aussi divers et réussis que Tire encore si tu peux (1967) de Giulio Questi, Tue et fais ta prière (1967) de Carlos Lizzani ou encore Et le vent apporta la violence (1969) d’Antonio Margheriti (dont le patronyme est, nous l'avons vu, cité en clin d’œil dans Inglourious Basterds). Sans oublier la passionnante série de films réalisés par Sergio Corbucci qui, outre Django (1966), a également tourné les passionnants Le Justicier du Minnesota – Minnesota Clay (1964), Navajo Joe (1966), Le Grand silence (1968), El Mercenario (1968) et Campañeros (1970). N'est-ce pourtant pas le militant communiste Franco Salinas (scénariste entre autres de La Bataille d'Alger de Gillo Pontecorvo en 1966, de Costa-Gavras et de Francesco Rosi) qui a écrit El Chuncho, quien sabe ? (1966) de Damiano Damiani, bel exemple de « western-Zapata », ce sous-genre du « western-spaghetti » investissant l'histoire de la guerre des États-Unis avec le Mexique entre 1846 et 1848 afin de commenter de manière indirecte et détournée les luttes d'indépendance tiers-mondistes de l'époque ?
N'est-ce pas Jean-Luc Godard qui, à l'époque de la période militante et maoïste, a lui aussi investi la forme populaire du « western-spaghetti » pour réaliser durant l'été 1969 Vents d'est avec Jean-Pierre Gorin et Daniel Cohn-Bendit Vents d'est, le film fondateur du groupe Dziga-Vertov ? D'autres films ont encore été réalisés, proposant des mises en scène inventives et des récits forts aux résonances politiques réelles : c'est la « Trilogie Chuchillo » de Sergio Sollima composée de Colorado (1966), Le Dernier face à face (1967) et Saludos hombre (1968) avec Tomas Milian dans le rôle de Manuel « Cuchillo » Sanchez. Enfin, n'oublions pas de mentionner Il était une fois la révolution (1971) de Sergio Leone (cet arbre majestueux qui ne doit pourtant pas cacher la forêt touffue du western italien) et ses références au chinois Mao et l'anarchiste russe Mikhaïl Bakounine.
Enfin, le beau Mon nom est personne (1973) de Tonino Valerii initie la vogue du « western-fayot » qui annonce une fin de règne dominée par les potacheries du duo formé par Terence Hill et Bud Spencer, Les Quatre de l’Apocalypse (1975) de Lucio Fulci (un film à mi-chemin du western, du fantastique et du film d'horreur) et le lyrique et mélancolique Keoma (1976) d’Enzo G. Castellari avec son Indien christique joué par Franco Nero représentant concomitamment le chant du cygne de l'acclimatation italienne (sous le soleil d'Almeria en Espagne) d'un genre spécifique à l'histoire étasunienne et pourtant vérifié dans son potentiel à la fois commercial et allégorique, populaire et politique. Autant dire universel.
Acclimatation qui avait été préfigurée par la vogue allemande des westerns racontant au début des années 1960 les aventures de Winnetou et Old Shatterland : « Les conditions économiques empêchaient pratiquement de faire un film en Italie en 1964. En 1962, la vague des péplums avait cessé brutalement. En 1963 s'est produit l'énorme krach de la Titanus et toutes les banques ont arrêté le crédit. Et c'est à cause du succès de la série allemande Winnetou de Harald Reinl, que le western a intéressé les producteurs italiens » : l'homme qui parle ici est Sergio Leone (in Cinéma 69, n°140, novembre 1969), et l'on comprend alors de quelle manière Inglourious Basterds (un film dont certaines parties sont les plus réussies du cinéma tarantinien, mais qui est raté dans sa ligne générale) déploie malgré tout l'espace nécessaire à cet accomplissement artistique représenté par Django Unchained.
Si le fait que Quentin Tarantino ait cité dans Kill Bill 2 une musique de Riz Ortolani extraite du film Le Dernier jour de la colère (1967) de Tonino Valerii manifestait déjà un sens de la relève citationnelle des petits maîtres au bénéfice de celui qui sait se faire reconnaître en leur rendant hommage, Django Unchained porte bien plus loin un projet de cinéma dont la cinéphilie lui a permis de découvrir dans le cinéma bis (qu'il vienne des Allemands, des Italiens ou des Afro-américains) la matière inattendue d'une « créolisation » (comme l'aurait dit Edouard Glissant) dont la radicalité en termes d'historicisation et de politisation l'autorise désormais à amplement dépasser et sublimer ses propres petites habitudes postmodernes. Donc, rien à voir avec l'exercice de style référentiel, virtuose et vain de The Quick And The Dead (1995) de Sam Raimi dans lequel jouait déjà Leonardo DiCaprio.
Ce qui était préfiguré par Jackie Brown et amorcée (sans complètement convaincre) dans Inglourious Basterds séduit définitivement dans Django Unchained, que l'on regarderait peut-être dans quelques années comme l'équivalent artistique d'un film de Sergio Leone pour notre temps. L'exercice de la dialectique du maître et de l'esclave aura été bel et bien profitable à un « bâtard » de cinéma qui a enfin su percevoir tout le potentiel esthétiquement et politiquement émancipateur véhiculé par les mélanges cinéphiles les plus hétérogènes, et dont l'impureté créole (comme le punch dans le roman d'Elmore Leonard !) est la garante éthique du plus authentique antiracisme.
Au fait, en romani, « Django » signifie « Je m'éveille ». Et c'est le prénom du guitariste manouche Django Reinhardt qui a inspiré le personnage du film éponyme de Sergio Corbucci auquel celui de Quentin Tarantino rend hommage via l'apparition de l'acteur Franco Nero, dont le nom signifie quant à lui « noir » en italien. Cinéma créole, on vous dit !
Mardi 22 janvier 2013