2012 aura-t-elle été une grande année murnalcienne ? Ouverte avec La Folie Almayer de Chantal Akerman, un film
littéralement possédé par le spectre de Tabou de Friedrich Wilhelm Murnau, cette année s'est terminée avec le troisième long-métrage du cinéaste portugais dont le titre (mais pas que le
titre) évoque irrésistiblement l’ultime film du cinéaste allemand, mort à 42 ans d’un chute en voiture du haut d’une falaise californienne une semaine avant la première new-yorkaise de son
dernier film prévue le 18 mars 1931. Comme le dit très bien Miguel Gomes lui-même dans un entretien donné
aux jeunes réalisateurs allemands Ulrich Köhler et Maren Ade (celle-ci a d’ailleurs participé à la coproduction germano-franco-portugaise-brésilienne de Tabou) pour le quatre-pages de
promotion de son film proposé par le Groupement National des Cinémas de Recherche : « Le travail de Murnau est important pour chacun d’entre nous bien que certains en soient plus conscients
que d’autres ». L’importance artistique du cinéma de Friedrich Murnau n’est pas nouvelle, elle est déjà effective à l'époque même où le cinéaste allemand tournait ses plus grands films, chez
les futurs maîtres du cinéma classique John Ford (qui s’est rendu en Allemagne pour le tournage de Four Sons en 1927) et Alfred Hitchcock (qui a coécrit The Blackguard dont le
tournage dans les studios de Babelsberg à Potsdam près de Berlin lui permit d’assister au tournage du film Le Dernier des hommes en 1924). Quant aux surréalistes, ils vouaient une
passion sans bornes pour Nosferatu (1922) dont le célèbre carton dans sa version française (« Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre »)
exerça une fascination sur beaucoup d’entre eux, à l’instar de Robert Desnos. Bien années plus tard, Alain Resnais qui a toujours reconnu sa dette envers le surréalisme le prouve encore
avec la citation du même carton dans Vous n’avez encore rien vu également sorti en 2012. Le
spectre murnalcien réapparaîtra avec force chez les cinéastes de la Nouvelle Vague qui avaient élu Sunrise (1927) comme étant de leur point de vue le plus grand film de tous les temps
(Eric Rohmer a par ailleurs soutenu en 1977 à l’Université Paris-I Panthéon-Sorbonne une thèse d’État intitulée
« L’Organisation de l’espace dans le Faust de Murnau »). Et le fantôme de Friedrich Murnau n’aura dès lors eu de cesse de
revenir hanter par vagues plus ou moins discrètes ou affirmées le cinéma moderne, conscient d’une dette inextinguible envers l’auteur de Faust, une légende allemande (1927). C’est le cas
aujourd’hui avec Un homme qui crie (2010) du cinéaste tchadien Mahamat-Saleh Haroun, parfaitement conscient
de l’inspiration qu’a représenté pour son propre film le souvenir du film Le Dernier des hommes. C’est également le cas avec la puissante version du mythe faustien délivrée à nouveau
l'année dernière par le cinéaste russe Alexandre Sokourov. Enfin, le dernier plan de 4:44. Last Day on Earth (2011) d'Abel Ferrara est une variation explicite du final de
Nosferatu).
Le fait notable consisterait alors moins dans la révélation de la prégnance du fantôme murnalcien sur le meilleur du cinéma mondial que dans la progressive affirmation de l’importance du film Tabou sur les autres films les plus connus et plus traditionnellement cités (comme Nosferatu et Sunrise) de Friedrich Murnau. L’importance actuelle de Tabou est attestée entre autres avec certains films de Terrence Malick, particulièrement The Thin Red Line en 1998 (soit vingt ans après Days Of Heaven qui était plutôt placé sous le signe de City Girl réalisé en 1930) et The New World (2005). Ou encore avec L’Intrus (2005) de Claire Denis. Pourquoi donc le fantôme de Friedrich Murnau hante-t-il le cinéma à ce point ? C’est que le cinéaste allemand est le premier grand artiste du spectral et de la hantise, celui qui aurait peut-être compris le premier, et cela dès son premier long-métrage intitulé Le Cavalier bleu (1919), que l’appareil cinématographique restituait des fragments du monde matériel sous la forme d’images flottantes à la lisière du jour (l'être) et de la nuit (le néant), de l’actuel et du virtuel. Des images spectrales, troubles et troublantes, inquiètes et inquiétantes, des images étranges exprimant une réalité différenciée ou altérée, offrant à la perception des choses jamais pleinement présentes comme telles, ni tout à fait mortes ni tout à fait vivantes, et du coup dotées d’un grand pouvoir de fascination et de subjugation psychique. « Le cinéma est psychique, a dit Epstein. Ses salles sont de véritables laboratoires mentaux où se concrétise un psychisme collectif à partir d’un faisceau lumineux » (Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie, éd. Minuit-coll. « Arguments », 1956, p. 205). C’est que, contemporain des analyses de Jean Epstein, Friedrich Murnau a si bien compris le pouvoir hallucinatoire et hypnotique du médium cinématographique que la plupart de ses fictions mettent en récit des mécanismes de charisme et de séduction, d’envoûtement et de fascination, d’ensorcellement et de possession exercées par des subjectivités intéressées à dominer d’autres subjectivités. Et cela afin de les subordonner à distance, de les contraindre sans jamais que la contrainte soit physique et matérielle, de les circonvenir sans les encercler, de les captiver sans les capturer. On aura reconnu entre autres le scientifique schizophrène de Der Januskopf (1920) et les histoires d’héritage et de famille compliquées des films Le Cavalier bleu, La Découverte d’un secret (1921) et La Terre qui flambe (1922). Ce sont également le vampire de Nosferatu. Eine Symphonie des Grauens ainsi que l’esprit luciférien dans Faust (1926). Ce sont encore les deux figures de la tentation, la brune ensorceleuse de Sunrise et le bel ouvrier ténébreux de City Girl. C’est évidemment cette figure paradigmatique représentée par le héros éponyme du film Tartuffe (1926) d’après Molière, le personnage par excellence du charmeur et du séducteur intéressé dont on s'amuserait à suivre à la trace les multiples avatars dans l'œuvre d'un Claude Chabrol par exemple).
Dans l'œuvre cinématographique murnalcienne, Tabou réalisé à partir d’intuitions proposées par le documentariste Robert Flaherty et coécrit avec Edgar G. Ulmer brille d’un éclat particulier qui bénéficierait rétroactivement et involontairement des légendes auréolant depuis ce temps l’histoire de la production mouvementée du film (cf. Patrice Rollet, « L'origine du monde » in Passages à vide. Ellipses, éclipses, exils du cinéma, éd. P.O.L., 2002, pp. 21-46). Ce dernier aurait été censément « maudit » parce qu’il aurait été réalisé en violation d’un certain nombre d’interdits (ou « tabous » puisque le terme d’origine polynésienne, attesté par le navigateur James Cook, désigne des prohibitions à caractère sacrée) régissant entre autres l’ordre symbolique des Maoris sur l’île de Bora-Bora en Polynésie française. L’établissement du quartier général de la production du film sur le site d’un ancien cimetière Maori, le tournage au large de récifs considérés comme sacrés ainsi que les mauvais sorts jetés par Hitu, le vieil homme interprétant dans le film le sorcier maudissant les amours de la prêtresse sacrée Reri et du pêcheur de perles Matahi, tout cela aurait donc participé à projeter une ombre maléfique défavorable au film. Plusieurs accidents (noyade, intoxication, explosion) ont effectivement émaillé un tournage long (18 mois) et difficile, dont le terme (et pas le moindre) aurait alors consisté dans la mort même, accidentelle, de Friedrich Murnau. Il n’en fallait pas davantage pour voir de Tabou ce film privilégié qui témoignerait d'élans contradictoires résultant de l'ambivalence des fantômes accueillis par la machine cinématographique (comme on l'avait vu avec Metropolis en 1927 de Fritz Lang).
Les observations ethnographiques proposées par Robert Flaherty (dans l’optique peut-être de réussir à faire en Polynésie ce que l’anthropologue Bronislaw Malinowski faisait au même moment en Mélanésie) se mêleraient ainsi de manière indiscernable à la vision plastique d’un cinéaste allemand qui aurait projeté sur la toile blanche d’une culture « primitive » locale le grand récit romantique de l’humanité virginale disparue. Le passionnant récit des heurts de la tradition (l’économie des biens et des échanges symboliques propre à la culture Maori) et de la modernité (l’économie capitaliste imposée par l’ordre colonial français en 1898) se serait alors fondu avec l’expression inconsciente de projections fantasmatiques européennes qui auraient fini par se prolonger avec la prétendue malédiction ayant accompagné la réalisation du film. Dans la lignée de la peinture de Paul Gauguin (qui partit vivre à Tahiti et Hiva Oa de 1891 jusqu’à sa mort en 1903) et de l’œuvre littéraire de Victor Segalen (qui séjourna à Tahiti entre 1903 et 1904, peu de temps après le décès du peintre), Tabou représenterait ainsi les ambivalences (post)coloniales structurant le regard occidental. Un regard désireux de faire du lointain et de l’ailleurs le lieu paradoxal d’une critique de la brutalité instrumentale occidentale valant aussi comme l’opérateur d’un retour mythologique et fantasmatique au paradis perdu de l’enfance de l’humanité.
A une époque universitaire actuellement marquée par la poussée anglo-saxonne des Cultural Studies et des Colonial Studies, Tabou serait ainsi le film idéal pour exprimer le caractère contradictoire des rapports sociaux et symboliques faits d’idéalisme métaphysique et de volonté ethnographique, d’autocritique sincère et d’exotisme ésotérique que le monde occidental a projetés sur les sociétés qu'il a colonisées. Tabou, ce serait ainsi le cinéma comme projection occidentale et comme critique de cette projection, comme légende (que le monde occidental projette sur les autres mondes non-occidentaux colonisés) et comme rétroprojection sous la forme d’une prophétie auto-réalisatrice (par le biais de laquelle la légende finirait par se réaliser en réalisant la culpabilité occidentale, se substituant ainsi à la réalité perdue de vue des rapports de force entre l'ordre colonial et la résistance des colonisés).
Du point de vue contemporain, Tabou contiendrait ainsi en un seul film le rêve à haute teneur fantasmatique de trois mondes perdus : la fiction d'une enfance virginale de l’humanité ; l'origine du cinéma abolie avec la fin du muet ; le portrait d'une société coloniale clivée, idéale à vivre pour ses maîtres mais aussi impossible à supporter pour ses esclaves. En regard de cette triple perspective, il faudra alors se demander si les films respectifs de la belge Chantal Akerman (La Folie Almayer) et du portugais Migues Gomes (Tabou) retiennent du Tabou de Friedrich Murnau la possibilité ou bien l'impossibilité d'une double réconciliation (du cinéma avec ses origines comme du présent post-colonial avec son passé colonial).
Si La Folie Almayer est le premier roman de Joseph Conrad écrit entre 1889 et 1895, ce livre a surtout représenté pour son auteur, né en Ukraine, d’origine polonaise et qui pris la nationalité anglaise en 1886 (l’année où il obtint son brevet de capitaine au long cours), sa première aventure littéraire, portée par une écriture marquée par l’abandon de la langue maternelle et l’épreuve de la langue étrangère. Premier opus d’une trilogie dite « malaise » qui contiendra également Un paria des îles (1896) et La Rescousse (1920), La Folie Almayer manifeste ainsi l’exil littéraire d’un homme qui n’écrit pas dans l’idiome maternel (le polonais auquel succédait d'ailleurs chez lui la maîtrise du français). A l’instar de son contemporain Franz Kafka qui écrivait en allemand alors que sa langue de naissance était le tchèque. Ce nomadisme littéraire, largement entretenu par la fragilité historique des frontières européennes d’alors et la carrière maritime embrassé par l’écrivain, peut représenter une position antagonique aux dominations du « monolingue » comme l’aurait dit Édouard Glissant, le poète créole qui identifiait et récusait l’identité génétique à racine unique, la mesure réglée du folklore et du melting-pot, ainsi que la prévisibilité contrôlée du métissage. Comme la « littérature mineure » de Franz Kafka pour Gilles Deleuze et Félix Guattari, le geste littéraire exilique de Joseph Conrad est imprégné des forces vitales d'un multilinguisme forcément ouvert à l'hétérogène. Autrement dit, l'imprégnation est ici (pour employer le vocabulaire d’Édouard Glissant) celle de la diversité rhizomatique des formes de vie en leur « digénèse », de la démesure baroque du « tout-monde » qui est « chaos-monde », et de l’imprévisibilité du monde se « créolisant ». La folie en question est celle qui s’empare du personnage d’Almayer. Ce Blanc qui semblerait avoir fondu en lui les délires des héros éponymes des films Aguirre, der Zorn Gottes et Fitzcarraldo réalisés par Werner Herzog respectivement en 1972 et 1982, rêvant d’un empire (non plus en Amazonie mais) en Malaisie et finissant dans les ruines circulaires d’un amour ressassé, délirant et impossible pour Nina, sa fille de sang. De sang mêlé dont la « créolité » incarnerait alors la négation de la position atavique et raciale occupée par ce dernier. Eh bien, cette folie est devenue aujourd’hui celle de Chantal Akerman elle-même, qui livre avec La Folie Almayer un exemple radicalement anti-académique d’adaptation pour le cinéma (avec reconstitution historique en prime) d’une œuvre réputée de la littérature occidentale. La folie du film recoupe en effet celle de son personnage principal, en même temps que les motifs de la déterritorialisation et du nomadisme (linguistique, mais pas seulement) n’ont jamais cessé de travailler en profondeur la trajectoire cinématographique d’une artiste (un-e des plus cinéastes de notre temps) issue d’une famille juive originaire d’Europe centrale. Il suffit déjà de considérer les grandes séries à partir desquelles dresser la carte d’un geste de cinéma qui a fait de la marche et du travelling latéral une démarche esthétique privilégiée (avec Béla Tarr, c’est d’ailleurs l’autre grande référence des grands films tournés par Gus van Sant durant la première moitié des années 2000). Il y a ainsi les films qui ont la bougeotte, comme ces road-movies (proches en esprit du cinéma pratiqué par Wim Wenders) à la même époque que sont Je, tu, il, elle (1974) et Les Rendez-vous avec Anna (1978). Il y a aussi ceux qui ont été réalisés outre-Atlantique, et qui souvent intègrent dans les processus même de la création cinématographique l’abîme séparant l’Europe et les États-Unis (Hotel Monterey en 1972, News from Home en 1978, New York, New York bis en 1984, Histoires d’Amérique en 1989 ou encore Un divan à New York en 1996). Il y a encore cette magnifique tétralogie documentaire en forme de boussole ou de rose des vents, composée de D’est (tourné en 1993 après le démantèlement du régime soviétique), Sud (tourné en 1999 au Texas), De l’autre côté (tourné en 2002 de part et d’autre de la frontière américano-mexicaine) et Là-bas (tourné en 2006 à Tel-Aviv et monté à Paris). Il y a enfin cette dynamique transdisciplinaire qui détermine chez Chantal Akerman l’alternance des courts et des longs métrages, des fictions et des documentaires, des films tournés pour la télévision et ceux destinés aux musées d’art contemporain (sans compter les ouvrages que la cinéaste a pu écrire, comme Une famille à Bruxelles publié par les éditions de l’Arche en 1998). Comment donc la mobilité et la folie de Chantal Akerman peut-elle alors recouper celles de Joseph Conrad ? Et comment de tels recoupements peuvent-ils entrer en résonance avec Tabou de Friedrich Murnau ?
D’abord, cette évidence : La Folie Almayer s’inscrit à plusieurs titres dans une relation en miroir avec La Captive (2000). Les deux films partagent le même acteur principal (Stanislas Mehrar), le même désir de se confronter avec des chefs-d’œuvre de la littérature moderne (le premier roman de Joseph Conrad succède aujourd’hui à La Prisonnière de Marcel Proust, le cinquième tome publié en 1925 à titre posthume de A la recherche du temps perdu), la même ambition romanesque permettant de renouer avec l’héritage du cinéma classique, la même envie de questionner l’obsession mortifère propre à la domination masculine et la subordination des femmes qu’elle prescrit. La prise en compte des différences formelles permet aussi de distinguer et de singulariser l’originalité esthétique du nouveau film de Chantal Akerman. Au rapport hétérosexuel et marchand structurant la relation entre Simon (Stanislas Mehrar) et Ariane (Sylvie Testud) s’est désormais substituée la double problématique du patriarcat et de la hiérarchie raciale qui participe à creuser toujours plus la distance entre Almayer (Stanislas Mehrar) et sa fille Nina (Aurora Marion). Et si La Captive se concluait hier sur de terribles ondes marines et vénéneuses enroulée autour du bouleversant poème symphonique L’Île des morts (1909) de Sergueï Rachmaninov (composé dans l’inspiration des cinq toiles éponymes d’Arnold Böcklin peintes entre 1880 et 1886), les eaux lourdes et végétales, létales et fangeuses immergent et recouvrent aujourd’hui une grande partie de La Folie Almayer. Comme noyé dans une humeur saturnienne et mélancolique, La Folie Almayer baigne dans l’insondable chagrin d’un père qui pleure toutes les larmes de son corps sa fille qui l’abandonne, et dont il accepte in fine l'abandon comme seul (et terrible) royaume à souverainement régenter. Dorénavant, Stanislas Mehrar n’incarne plus, comme dans La Captive, le maniaque fétichiste du contrôle dont l’obsession lui donnait finalement les allures du passeur Charon, ayant présentement pris acte avec son rôle d'Almayer douze ans après de la pente d’un abandon loin de tout contrôle qui lui ouvre les portes d’un enfer perpétuel, végétal et tropical, sans retour ni rémission. Après les réminiscences cinéphiliques de Sunrise de Friedrich Murnau et d’Alfred Hitchcock (Rebecca en 1940 et surtout Vertigo en 1958) dominant le paysage du film précédent, règnent désormais les fantômes de Tabou de Friedrich Murnau et I Walked With A Zombie (Vaudou) réalisé par Jacques Tourneur en 1943. Là où finissait un Simon moins orphique que vampirique qui revenait des enfers marins qu'il avait lui-même entrouverts, commence et émerge Almayer, en proie à une passion incestueuses (et donc taboue) qui littéralement l'épuise et le zombifie. Enfin, le premier accord du prélude à Tristan et Iseult (1865) de Richard Wagner, telle une bouffée opiacée, a désormais remplacé les mouvements spiralés du poème symphonique de Sergueï Rachmaninov. La maladie qui innervait le jaloux Simon en le poussant à radicaliser sa volonté de contrôle s’est donc transmuée en mélancolie poisseuse et suintante qui entraîne une passivité parfois brisée par quelques intensités bestiales et orageuses, aussitôt oubliées au profit du retour presque utérin à la touffeur d'une jungle autant physique que mentale. Soit l’inconsolable et ruisselant amour pour Nina, qui pousse au flux et au reflux les intensités affectives, et qui contraint à saturation les couleurs (surtout les verts, presque agressifs) d’un film dès lors aussi chaud et organique qu’une peinture tahitienne de Paul Gauguin.
La Folie Almayer, c’est également, et d’emblée, la folie de Chantal Akerman. Folie que d’avoir déjà initié un projet dont même Arte ne voulait pas soutenir financièrement l’équipée.
Folie que de s’être ensuite autorisé à accepter pour la première fois un tournage précédé par aucun découpage. Folie que d’avoir enfin décidé de laisser infuser dans un espace cinématographique
habitué au contrôle une folie bien réelle qui rôde tout le long de ses bordures, et qui trouve son obscure origine biographique dans l’assassinat d’une partie de sa famille à Auschwitz. Le «
cœur mort » de Nina résonnerait ainsi de celui de la mère de la cinéaste qui l’énonçait ainsi après l’impossible expérience des camps de la mort. Quant au père qui, sur conseil de son
mentor (joué par Marc Barbé), veut soustraire sa fille de son environnement social immédiat afin de lui donner une éducation européenne, il agirait aussi en écho du propre père de la réalisatrice
qui fit de même avec la mère de cette dernière alors que la sévérité de l'orthodoxie judaïque régnait dans la famille. La folie qui finissait par assaillir l’héroïne éponyme de Jeanne
Dielman, 23, quai du commerce, 1080, Bruxelles (1975), alors qu’elle avait mis au point un insolite système de contention mettant à contribution autant l’aliénation domestique que la
prostitution occasionnelle, peut enfin aujourd’hui être saisie, après l’inaugural Saute ma ville (1968) tourné à seulement 18 ans, comme un mal avec lequel réussir à négocier les ruses
formelles d’un film pour qu’il soit conforme esthétiquement avec son récit. La folie, c’est par exemple la première séquence du film, qui semblerait rejouer les vertiges schizophréniques de la
séquence du Silencio dans Mulholland Drive (2001) de David Lynch, avec ce chanteur kitsch digne d’un
film de Wong Kar-Waï ou d'Apichatpong Weerasethakul qui est assassiné pendant son play-back. A la suite de quoi Nina, indifférente au drame et continuant d'onduler les bras comme les
autres danseuses à côté d'elle, prend finalement le relais en chantant « live » face caméra la prière catholique Ave Verum Corpus (d’après le motet de W. A. Mozart) appris en pension, et
dans un geste de défi combinant à la fois le souvenir des héroïnes éponymes de Monika (1952) d’Ingmar Bergman (pour le regard-caméra) et de Mouchette (1967) de Robert Bresson
(pour le chant entonné après la violence). La folie, c’est, autre exemple, le jeu absolument hors-norme de Stanislas Mehrar, dont la parole s’écrase dans sa gorge pendant que sa bouche ne laisse
plus fuir que quelques grommellements presque inaudibles, dont le regard gris ne fixe plus rien d’autre qu’un ailleurs sans limite, dont le visage pâle paraît rongé par un mal intérieur et
indicible, et dont enfin le corps lourd est saisi d’intempestifs tremblements localisés, des spasmes comme les formes gestuelles d’un texte illisible : la folie d’Almayer. La folie, ce sont
encore ces tempêtes répétitives et diluviennes qui semblent emporter des pans entiers des péripéties imaginées à l’occasion de l'adaptation du récit de Joseph Conrad, pour ne plus laisser
qu’un archipel formé par les affects isolés d’un père, automate déboussolé, et d’une fille, cyborg revêche et rebelle. Parmi les îles de cet archipel éclaté, on retiendra également cet
extraordinaire plan en forme de long travelling latéral qui perd de vue parmi les hautes herbes le père et son mentor partis à la recherche (pire, en chasse) de Nina emmenée par sa mère
durassienne (qui ressemble tant à la folle femme du Gange hantant les bords de India Song en 1974), les hommes ressemblant alors au pasteur Powell et les femmes aux enfants de The
Night Of The Hunter (1955) de Charles Laughton. La folie, ce peuvent être enfin ces étranges disjonctions spatio-temporelles. Concernant le temps du récit et son inscription historique, on a
en effet l’impression que le film fait commencer son récit à l’époque coloniale où Joseph Conrad lui-même écrivit son texte, pour le poursuivre au temps du colonialisme français finissant et
l'achever à l’époque postcoloniale contemporaine. Ce que l'on remarque de manière maximale quand Nina sort de la pension (dirigée en off par Chantal Akerman elle-même), ressemblant comme
une soeur à l'héroïne autobiographique de Portrait d'une jeune fille de la fin des années 1960 à Bruxelles (1994). S’agissant de sa localisation
géographique, La Folie Almayer est censé se dérouler en Malaisie, mais le film a en fait été tourné au Cambodge (Bophana Production de Rithy Panh a d'ailleurs participé à la réalisation
du film). Et l'on y croise, mis à part les acteurs français et les figurants cambodgiens, des acteurs peut-être originaires de Polynésie française (pour Aurora Marion, dont le prénom permet par
ailleurs de tenir ensemble le film de Friedrich Murnau et l’affection pour une grande actrice akermanienne, Aurore Clément), d’Indonésie (lors du plan-séquence du retour de la Mecque du
musulman), des Philippines ou de Madagascar (pour l’interprète du personnage de Daïn, Zac Andrianasolo).
Déterritorialisation maximale, à laquelle correspondrait une sorte de « détemporalisation » complémentaire : La Folie Almayer plonge dans le « chaosmos » (Félix Guattari) propre à la vie du « tout-monde ». Qui est ce « chaos-monde » à l’endroit duquel Almayer, la quadruple incarnation de la race blanche, de la bourgeoisie occidentale, de la domination masculine et de l’hétéro-patriarcat, affronte dans l’amour pour sa fille qui le lui refuse la réalité d’un mouvement de « créolisation » induisant l’obscur travail dénié de la « digénèse ». En ce sens, le film de Chantal Akerman fait écho à certains films de Claire Denis, L’Intrus et White Material en 2010, le premier par rapport à la poésie « archipélique » de Glissant et le second par rapport au souvenir du Un barrage contre le Pacifique (1950) de Marguerite Duras. Almayer, c’est donc la bête de l’inceste dans la jungle étouffante de la pureté de la race. Comme un avatar improbable du tigre amoureux de Tropical Malady (2004) d’Apichatpong Weerasethakul. Almayer, c’est l’homme blanc qui délire la race impure et mélangée de sa fille, et qui fait de ce délire une autorisation fantasmatique pour une montée maladive de sève incestueuse. Au chant inaugural de Nina (l’enfant hybride et mutant dont le prénom, identique à celui de l’héroïne de Black Swan de Darren Aronofsky en 2010, dit et redit non) dont les cheveux noirs ondulés prolongent les vagues obscures de la mer environnante, répondent les fuites verbales et délirantes du père qui finit, dans le très long et inoubliable plan final, dans l’océan d’un chagrin littéralement inépuisable, interminable. « Demain, j’aurai oublié » ressasse-t-il : c’est que le futur devenu hypothétique indique une temporalité qui ne passe plus, qui ne coule plus, coincée dans la boucle du désespoir. Le temps n’a désormais plus cours, et quand le soleil vient un moment caresser le visage d’un homme si jeune et si vieux, c’est pour le recouvrir d’un linceul gelé. Le zombie Almayer, ailleurs et sans terre autre que celle d’une insondable mélancolie dont la cerne est le seul empire au fond gagné. Quant à sa fille, ni d’ici ni de là-bas, elle figure une autre sans-terre, un écoulement sans feu ni lieu autre que la haine des hommes et des Blancs qu'elle pisse contre un mur en sortant de pension. Elle l'éternelle sauvageonne indifférente à la peine du père et à la mort de l'amant, toujours-déjà ailleurs dans l'idéale relève des femmes échouant à s'émanciper des catégories sociales, sexuelles et raciales (cf. Des nouvelles du front cinématographique (37) : Vénus noire d'Abdellatif Kechiche). Si la déterritorialisation est bien une créolisation, les plus difficiles affections humaines (comme la haine et le ressentiment, l’inceste et la mélancolie) participent de ses mouvements de fond, de ce raz-de-marée au ralenti. Et si le chagrin d’amour est un milieu et un climat, c’est définitivement la jungle tropicale, alanguie et ruisselante, touffue et orageuse : celle de La Folie Almayer.
Ainsi que l’écrivait la jeune critique de cinéma Lotte H. Eisner au Film Kurier à Berlin en 1931 : « Le dernier film de Murnau est une œuvre où se font entendre en ton mineur les
sons d’un Aloha Oé mélancolique. Elle déborde de cette nostalgie douloureuse qui planera toujours autour de la recherche du temps perdu, et cela non seulement parce que nous tâchons d’interpréter
rétrospectivement l’accomplissement fatal d’un destin ; Murnau, le créateur, a disparu, et le paradis que ce magicien a évoqué pour nous avait déjà été détruit depuis bien longtemps » (cf.
Lotte Eisner, Murnau, éd. Ramsay Poche Cinéma, 1964, p. 197). « Les vrais paradis sont les paradis qu’on a perdus » : c’est ce qu’affirmait déjà l’écrivain Marcel Proust dans la
deuxième partie du Temps retrouvé, quinzième et dernier volume du cycle romanesque À la recherche du temps perdu publié en 1927 à titre posthume. On aura par ailleurs reconnu là
l’horizon esthétique du cinéma de Terrence Malick dont la récente acmé (moins To the Wonder sorti en 2013 que The Tree Of Life en 2010 (partie 1 et partie 2)) a
précisément consisté à plonger dans toute l’immémoriale matière du monde afin d’y extraire l’essence d’une perte originelle et perpétuellement répétée qui serait constitutive de la subjectivité
humaine. Chez le cinéaste étasunien (quand son aérienne inspiration ne souffre pas du plomb de l'ambition démiurgique), l’enfance représente le seul paradis terrestre pour autant qu’il est moins
présentement vécu que toujours remémoré, paradis retrouvé pour autant qu’il est toujours-déjà perdu, paradis présent mais seulement au passé. De leur côté, L’Intrus de Claire Denis
(d’après le texte éponyme de Jean-Luc Nancy) et La Folie Almayer de Chantal Akerman (d’après le premier roman de Joseph Conrad) proposent de manière critique la relecture du vieux motif
rousseauiste du paradis perdu au miroir post-colonial de la réalité du mélange des races sociales et des cultures. « Le monde se créolise » avait l’habitude de dire le poète Édouard Glissant. Autrement dit, l’irrémédiablement perdu pour les héros masculins des films de Chantal Akerman et de Claire Denis
est la résultante de l’immanquablement promis par l’ordre raciste du pouvoir colonial : la pureté raciale de la domination blanche, matériellement impossible du point de vue des conditions
concrètes du colonialisme. Tabou de Miguel Gomes prend ainsi place dans cette passionnante constellation cinématographique, ne serait-ce que parce que le troisième long-métrage du
cinéaste portugais propose une structure narrative en diptyque consistant à renverser dialectiquement celle du film de Friedrich Murnau. Alors que « Le Paradis » et « Le Paradis perdu »
représentaient les deux panneaux du premier Tabou (celui de Friedrich Murnau) suturés sur le mode narratif de l’ellipse séparant deux moments du récit (le monde avant la fuite des
amoureux interdits et après celle-ci), « Le Paradis perdu » puis « Le Paradis » représentent à l’inverse les deux panneaux du second Tabou (celui de Miguel Gomes) qui s’articulent à
partir d’un enchaînement plus inattendu, et pas seulement narrativement. Il ne s’agit désormais plus d’ellipse, mais d’une césure au caractère tout à la fois narratif et formel. Ce n’est pas la
première fois que le cinéaste portugais imagine un tel dispositif cinématographique schizoïde. Après La Gueule que tu mérites (2004) dans lequel le merveilleux du conte (inspiré de
Blanche-Neige et les sept nains) venait en un second temps relever le désarroi existentiel d’un trentenaire qui, habillé en cow-boy pour une fête de fin d’année scolaire, apprenait à
devoir rompre avec son enfance pour en retrouver le paradis sous la seule forme de l’imagination et de la mémoire. Après Ce cher mois d’août (2008) au cours duquel le documentaire
ethnographique consacré aux bals populaires de la région portugaise de l’Arganil offrait une accumulation suffisante de matériaux pour autoriser une bifurcation fictionnelle sous la forme d’un
amour interdit (entre un père et sa fille, comme dans La Folie Almayer) raconté à partir même de la matière collectée lors de la première partie du film. Donc après ces deux premiers
films, voici désormais Tabou qui reprend du deuxième film le motif de l’amour tabou et du premier celui de la disparition dans la collure d’un personnage (une étrange maladie – une
dépression qui prenait l’allure d’une rougeole – l’obligeait à demeurer hors-champ pendant que les nains s’occupaient de lui) afin de faire de sa déhiscence centrale le moyen esthétique d’une
ré-articulation entre les registres hétérogènes de la représentation et de l'histoire, du discours et de la mémoire. En même temps que cette césure structurale autorise à joindre autrement
l’actuel et l’inactuel (cette jonction du passé et du présent qui, pour Giorgio Agamben, se nomme exactement le contemporain).
Si Tabou de Miguel Gomes a été tourné en noir et blanc, la première partie (portugaise) l’a été en 35 mm. en suivant fidèlement le scénario pendant que la seconde (africaine) l’a été en
16 mm. à partir d’une plus grand improvisation ménagée au tournage. « Le Paradis perdu » raconte l’existence de trois femmes dont la plus âgée, Aurora (le même prénom que l'actrice principale de
La Folie Almayer, probablement un autre clin d’œil à Friedrich Murnau), se plaint auprès de sa voisine Pilar des mauvais traitements que lui ferait subir Santa, la femme d’origine
cap-verdienne chargée de s’occuper d’elle. Le comportement d’Aurora ne cesse par ailleurs de témoigner des vertiges de la maladie et de la vieillesse : elle perd souvent la tête, disparaît pour
être retrouvée dans un casino sans un sou en poche, raconte aussi d’étranges rêves. Et soudain, elle est hospitalisée, perd l’usage de la parole, puis meurt. Mais, avant de mourir, elle a lâché
un nom (ou plutôt, elle l’a écrit en traçant avec son doigt les lettres dans la paume de la main de Santa) : Ventura (comme le héros du grand film, En avant, jeunesse, réalisé en 2006 par un autre cinéaste portugais contemporain, Pedro Costa). Une fois la cérémonie de mise en
terre achevée, Pilar et Santa font alors la connaissance de l’énigmatique Ventura qui se trouve avoir été l’amant d’Aurora. Alors, il raconte aux deux femmes l’histoire d’amour impossible (elle
était mariée à un autre) qu’ils vécurent il y a quelques décennies en plein cœur de l’Afrique, à l’époque où le Portugal jouissait encore de son empire colonial. C’est ainsi que commence « Le
Paradis » qui, contrairement à une première partie plutôt minimaliste et sobre, propose une forme décontractée et insolite dont l’esprit serait celui du pastiche de plusieurs formes populaires
datées, à mi-chemin du faux film muet, du roman-photo et du film d’aventures. En partant d’une anecdote racontée par un parent concernant une domestique noire brutalisant sa patronne blanche et
de la photographie illustrant la couverture de l’album d’un groupe pop tournant au Mozambique durant les années 1960, l’esprit de Miguel Gomes a suffisamment vagabondé pour l’inviter à revisiter
de manière à la fois élégiaque et ironique l’ultime chef-d’œuvre de Friedrich Murnau afin qu’il aide à (faire) réfléchir à la question du caractère postcolonial de la société portugaise. Entre
les investissements humanitaires de la militante catholique et la vie romanesque fabuleuse et oubliée de sa voisine gâteuse, comme entre les travaux domestiques silencieusement effectués par la
femme noire et l’épuisant labeur du peuple colonisé alors en train imperceptiblement de se soulever, Tabou veut instituer l’originale perspective à partir de laquelle le passé colonial
de la société portugaise peut légitimement s’envisager sur un mode moins historique et objectif qu’imaginaire et poétique. Entre la voix du vieux Ventura et les images projetées par Pilar (qui va
quelquefois au cinéma) et Santa (qui apprend à lire en s’attaquant chaque nuit à la découverte de Robinson Crusoé écrit par Daniel Defoe en 1719) et dans l’indistinction frappant
l’origine mentale des images projetées (Pilar ? Santa ? Ventura ?) et le trouble d’une évocation subjective au style indirect peut-être marquée par la fabulation, il y aurait donc le silence
perdu des voix des héros de naguère. S’ils ne parlent pas comme dans un film muet, les personnages moins muets que sourds n’empêchent pas le spectateur de rester attentif aux bruissements du
monde environnant, permettant ainsi à Tabou d’éviter l’écueil de l’hommage consensuel et compassé dans lequel The Artist (2010) de Michel Hazanavicius était tombé. L’intervalle
séparant « Le Paradis perdu » du « Le Paradis » permettrait ainsi à Miguel Gomes de faire entendre un bien étrange silence auquel la discipline historique ne prête pas une oreille suffisamment
attentive. Un silence qui serait celui des corps amoureux ressuscités par la fabulation légendaire frottée aux vieilles habitudes représentatives romanesques comme hollywoodiennes, et qui
finirait par buter à la fin du film sur le chant indigène tonitruant, grondant contre l’ordre colonial et s’abattant sur lui comme une lame de fond semblable à ce flot d’enfants filmé en
travelling-arrière. Pendant ce temps, une fabulation est censée laisser la place à une autre. L’amour mythifié car dignifié, haussé par l’empreinte du souvenir des films de jadis, finit sur le
seuil où commence le récit d’emblée mythologique et sonorisé d’une libération nationale qui s’accapare le cadavre de la romance sentimentale (celui de l’ami de Ventura assassiné par Aurora parce
qu’elle craint qu’il aille informer son mari de la situation) pour en faire le premier colon assassiné inaugurant la geste épique et lyrique narrant le soulèvement des peuples contre le
colonialisme. Une fiction chassant l'autre, et c'est, du coup étrangement, le réel de la guerre d'indépendance des peuples colonisés qui se met alors furieusement à ressembler à l'imaginaire d'un
film d'aventures coloniales, suranné et muet.
Après le renard dans le poulailler ouvrant Ce cher mois d’août, le crocodile (appelé Dandy en clin d'œil au film australien Crocodile Dundee réalisé par Peter Faiman en 1986) de Tabou réitère un même désir de dénicher via un animal totémique le merveilleux (placé d’emblée comme horizon avec La Gueule que tu mérites) à l’endroit même où il est censé être introuvable (les bals populaires de la première partie documentaire du film de 2008, l’histoire coloniale et africaine du Portugal dans le seconde partie du film de 2012). Un autre rapport à l’histoire proche est-il possible qui résulterait de la manière dont les formes de représentation et de récit populaires ont littéralement imprimé la rétine et le pouvoir d’évocation des subjectivités ? Au-delà de l’ironie volontaire et assumée de la partie intitulée « Le Paradis » avec ses héros qui relèvent tout à la fois d’un pastiche de roman-photo colonial à la Out Of Africa comme d’une déclinaison africaine des aventures des Beatles, Miguel Gomes soutiendrait l’idée selon laquelle le seul paradis appartient moins à l’économie coloniale qu’il demeure celui de la subjectivité évocatrice, ressuscitant un monde qui n’a jamais vraiment eu lieu dans des formes qui ont elles-mêmes disparu. Ventura revoit peut-être son histoire amoureuse avec les yeux embués de romances diverses lues dans les journaux ou bien vues dans le cinéma de quartier à l’époque où ils existaient encore. Pilar écoute cette histoire en y projetant peut-être ses propres élans sentimentaux refoulés derrière le masque impassible de la militante catholique. Santa enfin pense probablement que les amours des Blancs les empêchaient de voir ce qui se tramait dans les marges ou les bordures de leur vie sentimentale : la résistance à la tutelle coloniale et l’irrépressible désir de l’émancipation. Pourquoi alors Tabou bouleverse-t-il moins que le film Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) du thaïlandais Apichatpong Weerasethakul ou que Independencia (2009) du cinéaste philippin Raya Martin, alors qu’ils partagent des préoccupations esthétiques communes ? L’imaginaire proposé par les formes populaires en lieu et place d’une amnésie d’origine étatique était précisément l’originale perspective respectivement investie par les cinéastes thaïlandais et philippin afin de proposer que les fantômes offerts par l’art du cinéma viennent combler les trous de mémoire dans la culture populaire et suppléer aux manques délibérés de l’histoire officielle. Le cinéaste portugais, pour sa part originaire d’un pays souffrant aujourd’hui davantage d’endettement que de censure d'État et d’amnésie, constitue moins les nouvelles archives d’une histoire populaire jamais consignée qu’il veut rédimer une époque impossible à sauver du seul point de vue pour lui légitime, celui, légendaire, de l’évocation subjective imprégnée des imaginaires populaires : le roman de la nostalgie coloniale. Au risque (qui est celui du déni fétichiste) de ne rien laisser passer, de ne rien voir des violences coloniales passées et des souffrances postcoloniales présentes.
Le rêve de singes poilus, le dandysme du crocodile et les amours contrariés d’avatars de Clark Gable et Katharine Hepburn (Aurora ressemblant dans la première partie du film davantage à Gena Rowlands) souffriraient ainsi d’une moindre nécessité en regard des primates aux yeux rouges allégorisant les communistes exterminés du film d’Apichatpong Weerasethakul ou de la famille Robinson retirée dans une jungle de studio devant la progression de l’armée étasunienne dans le film de Raya Martin. Malgré son indiscutable sincérité et l’inventivité formelle dont il témoigne, Tabou peinerait enfin à opacifier l’extrême lisibilité de ses intentions quand Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies antérieures) et Independencia savaient davantage créer la surprise tout en ne lâchant rien sur l’émotion du spectateur. Comme si la fantaisie habituelle de l’auteur (l’un des plus passionnants du cinéma portugais actuel) s’était un peu figée dans une posture plus sérieuse (heureusement malmenée par le côté pop de la seconde partie), encline à s’envisager comme un objet culturel privilégié pour études post-coloniales. De ce point de vue-là, des films portugais aussi différents que Non ou la vaine gloire de commander (1990) de Manoel de Oliveira et En avant, jeunesse de Pedro Costa expriment autrement et mieux la réalité (post)coloniale partagée par le Portugal et certaines parties de l'Afrique centrale ou de l'ouest. Soit parce que, comme chez Manoel de Oliveira, la saudade relative à l’empire colonial portugais défait est constituée comme seule chose à sauvegarder du passé colonial portugais. Soit parce que, comme chez Pedro Costa, la puissance de figuration et de récitation poétiques des ouvriers d’origine cap-verdienne des quartiers populaires de Lisbonne offre le contrechamp lyrique et populaire de la contre-histoire oliveirienne du Portugal comme puissance nationale passée mais concourant éternellement à l'esprit du monde (contre-histoire prolongée avec Christophe Colomb, l’énigme en 2007). Coincé entre ces deux chefs-d’œuvre, Tabou ne mobilise sa croyance dans les puissances obscures et primitives du cinéma que pour sauver le seul meuble digne d’être sauvé issu de la liquidation du passé colonial. Le seul paradis : l’évocation subjective et passablement légendaire du passé vécu, ainsi que les représentations imprégnées des imaginaires collectifs que cette évocation même suscite chez ses auditeurs. Ce n’est certes pas négligeable si l’on considère que l'horizon esthétique et politique proposé par Miguel Gomes tord le bâton dans un sens (la nostalgie populaire nationale pour l'époque coloniale) en ignorant superbement qu'il en existe dialectiquement un autre (la mélancolie des exils postcoloniaux portant les stigmates hérités de la même époque).
« Tabou raconte ainsi, en même temps que l'épanchement d'un songe dans la vie réelle, l'histoire inverse d'une incarnation et le passage du peu au trop de réalité » (Patrice Rollet, opus cité, p. 40). Si le fantôme de Friedrich Murnau n'a jamais cessé de hanter les réalisateurs ayant encore un peu à l'esprit une haute idée de ce que peut le cinéma (sur son versant autant ontologique comme le disait André Bazin que sur celui d'une « hantologie » comme l'aurait proposé Jacques Derrida), Tabou apparaît aujourd'hui peut-être comme un film privilégié pour notre époque : celui dont le spectre reviendrait rôder afin d'éclairer les ambivalences (coloniales, néocoloniales, post-coloniales) de notre temps. Un temps qui, pour les uns, devrait être celui du ressentiment victimaire envers l'ancienne métropole coloniale, alors que, pour les autres, il représenterait l'opportunité d'une réaction nostalgique en faveur des supposés bienfaits ou « apports positifs » du colonialisme. Ceux qui restent pour leur part refusent ces deux postures en se demandant notamment comment le tort subi par les colonisés d'hier se perpétue, renouvelé (après avoir été longtemps refoulé), sous les formes actuelles du néocolonialisme (là-bas) et post-colonialisme (ici). Du côté de « l'épanchement du songe dans la vie réelle », on reconnaîtrait plutôt Tabou de Miguel Gomes qui ne préserverait de l'héritage murnalcien que le fantasme originaire d'un paradis perdu (dont on peut légitimement se demander s'il est le même de part et d'autre de la barrière coloniale). Pendant que, du côté du « du passage du peu au trop de réalité », on reconnaîtrait davantage La Folie Almayer de Chantal Akerman qui expose l'excès délirant d'un amour incestueux afin de réfléchir en particulier sur les radiations post-coloniales de la démence raciale originaire de l'époque coloniale. Tantôt le tabou qualifierait (dans le film de Miguel Gomes) le fantasme d'un paradis perdu intrinsèque au moment colonial. Tantôt tabou serait (dans celui de Chantal Akerman) l'amour impossible du père et de la fille exprimant malgré lui l'impossibilité des identités raciales pures. Entre ces deux perspectives enfin, se manifesteraient autant les ambivalences propres du film (lui-même occupant la position du fantasme originaire) de Friedrich Murnau que les divergences concernant la lisibilité politique des rapports (de continuité ou de rupture) entre le passé (colonial) et le présent (post-colonial).
Vendredi 26 avril 2013
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