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A l'occasion du cycle Le tour de Boris Lehman en 80 bobines, qui aura lieu du 19 mars au 7 avril 2003 à Beaubourg, durant lequel notamment il commentera
en direct tous ses inédits et films. Boris Lehman y présentera également le travail de ses amis et proches, de Beckett à Varda, en une quinzaine de films choisis par lui. Enfin,
pour parachever le tour du cinéaste, on pourra également le voir jouer dans quelques films de Samy Szlingerbaum, Marie André, Christel Milhavet…
" La société s’emploie à assagir la Photographie, à tempérer la folie qui menace sans cesse d’exploser au visage de qui la regarde. Pour cela, elle a à sa disposition deux
moyens. Le premier consiste à faire de la Photographie un art, car aucun art n’est fou (…) L’autre moyen d’assagir la Photographie, c’est de la généraliser, de la grégariser, de
la banaliser, au point qu’il n’y ait plus en face d’elle aucune autre image à laquelle elle puisse se marquer, affirmer sa spécialité, son scandale, sa folie (…) Telles sont les
deux voies de la Photographie. A moi de choisir, de soumettre son spectacle au code civilisé des illusions parfaites, ou d’affronter en elle le réveil de l’intraitable
réalité " |
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Drôle de petit bonhomme, classant, déclassant follement, marchant, démarchant sans relâche ni éreintement. A la voix sûr, au timbre doux (d’une douceur presque enfantine), au nez
aquilin, au regard perçant, à la silhouette tranquille : Boris Lehman, avant d’incarner l’une des démarches cinématographiques contemporaines parmi les plus stimulantes à
observer et penser, est d’abord un corps remarquable et attachant auquel manque (mais il n’est pas le seul) terriblement (ça fait déjà moins de monde) l’image originelle d’entre
toutes, celle de sa venue au monde avalisant (parce que Lehman se trouve être proche philosophiquement de Heidegger) son " être-pour-la-mort ". C’est donc aussi l’autre
image déjà manquante, la seule qu’il est certain de ne jamais voir de ses propres yeux, celle de " l’instant de sa mort " (Maurice Blanchot). La question que pose
implicitement Lehman est celle-là : quel avenir pour ma mort ?
En quoi ce matériel peut appeler de l’altérité, susciter de la communauté, créer ou réactiver du lien ou du souvenir, rapprocher du loin comme éloigner du près dans l’espace comme
dans le temps, c’est-à-dire produire du champ ? Voilà les questions posées par les circulations lehmaniennes de la vie qui se présente, à l’image (de la vie) qui (la)
représente. Mais il y a surtout cette question-là, axiale, cruciale : en quoi cette matérialisation du vécu (avec laquelle le cinéaste se vêt, dont il se nourrit) qui ne
saurait mourir, que l’on ne saurait assassiner (encore des images, toujours des images pour dire ce que l’on cherche à réduire en cendres, en poussière, au silence), peut
entretenir cette vérité fondamentale, à savoir que moi c’est tous les autres que moi en plus de ce moi qui, photographiquement, à chaque tirage photographique, devient toujours un
autre ? L’éthique du cinéaste, c’est un " Moi qui est un Nous ", " un Nous qui est un Moi " car " la conscience de soi atteint sa satisfaction
seulement dans une autre conscience de soi " (G. W. F. Hegel, La Phénoménologie de l’esprit, Paris, Aubier, 1992, vol.1, p.152-154).
Quelque part entre Penser / classer de Georges Perec et les installations " mémoratives " de Christian Boltanski, Boris Lehman pratique en forme de donation pure et
simple l’art d’un être-ensemble dont le présent du " Je me souviens " signe l’indéfectible promesse, sans finitude ni interruption permise tant qu’il y aura des femmes
et des hommes pour faire de la mémoire le lieu vivant d’un collectif ne sachant ni dissoudre ni surexposer le sujet, d’un " Je me souviendrai " à venir. Contre
l’autre promesse, paralysante celle-ci, et consignée par la photographie, celle de notre mort à venir. Contre les effets institutionnalisés d’amnésie ou de paramnésie produits
massivement et continûment par les médias et les politiques de confiscation administrative (les archives introuvables), de réification silencieuse (les monuments) et de tintamarre
annuel (les commémorations) d’une histoire murée qui ne doit pas finir par être le seul champ pratique des experts et des spécialistes (2). Contre enfin les obscurs promoteurs de
la révision et de la négation idéologiques de la mémoire (Garaudy, Faurisson) comme de " la fin de l’histoire " moins hégélienne que néo-libérale (Fukuyama).
La photographie comme passe-temps, passeuse de temps, gain de temps (préciosité acquise du temps photographique contre sa morne banalisation sous forme de fétichisation technique
ou d’obéissance aux normes sociales et familiales), temps de la désignation et de la violence ritualisée et initiatique de celle-ci, temps non de la fascination mais du discours.
Tels de petits cailloux blancs posés dans l’existentielle forêt de notre (sur)modernité, ceux scintillants (la photographie comme balise) d’un itinéraire de vie, qui les vaut
toutes et que toutes valent, et qui se confond avec son geste de cinéma. Le geste de celui qui veut (qui peut ?) tout connaître sauf sa propre fin. A jamais inachevable ce
geste qui vise (et arrive) à substituer " l’être-pour-l’œuvre " (Babel, le chantier de toute sa vie) à " l’être-pour-la-mort " sur le modèle de Marcel Proust
et de La Recherche. On imagine alors très bien le cinéaste commencer son œuvre en disant de sa voix si calme : " Longtemps j’ai photographié de bonne heure ".
Notes
7 avril 2003
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