Texte tiré de : http://www.cadrage.net/films/cache.htm
« C'est toujours au présent, finalement, que se conjugue l'oubli » (Marc Augé, Les Formes de l'oubli , éd. Payot et Rivages, 2001, p. 78)
« Les ruses de l'oubli sont encore faciles à démasquer au plan où les institutions de l'oubli, dont l'amnistie constitue le paradigme, donnent force aux abus de l'oubli qui font pendant aux abus de la mémoire » (Paul Ricœur, La Mémoire, l'histoire, l'oubli , éd. Seuil, 2000, p. 650)
Le huitième long métrage du cinéaste autrichien Michael Haneke semble partager a priori peu d'affinités, tant avec la fable anticipatrice à demi convaincante du Temps du loup (2003) porté par les questions pourtant fondamentales du désastre historique, de la loi communautaire, de la figure du réfugié et du mythe messianique, qu'avec l'insolite et audacieux accouplement du rigorisme et de l'outrance de La Pianiste (2001) adapté du récit éponyme de Elfriede Jelinek dont la philosophie esthétique était bornée par celle de Wilhelm Reich et de Theodor W. Adorno, et renouerait alors plutôt et bienheureusement avec la sécheresse clinique et constative de ses premiers films autrichiens. Citons notamment Benny's Video (1992) avec lequel Caché entretient plus d'un rapport puisque les deux films ont en commun les thèmes entrecroisés de la filiation problématisée et du refoulement mal négocié, de l'amnésie aménagée et de l'indépassable question de la responsabilité (autrement dit, les récits respectifs de ces deux films ouvrent les généalogies contrariées de leurs personnages sur le plan historique de leur inscription diégétique). Si, depuis que Michael Haneke travaille en France (depuis Code inconnu réalisé en 2000 et sur invitation de l'actrice Juliette Binoche que l'on retrouve au générique de Caché ) avec des budgets plus confortables, son cinéma a perdu en ascétisme formel marqué par l'esthétique de Robert Bresson et en distanciation critique digne du cinéma de Chantal Akerman, il a en revanche gagné en souplesse dramaturgique et narrative en accordant plus d'espace à ses personnages parce qu'aussi les acteurs qui les interprètent appartiennent au gratin de l'actorat français (Isabelle Huppert notamment, présente au générique de La Pianiste comme du Temps du loup ).
On peut tout à fait légitimement regretter le peuple sans qualités des premiers films autrichiens du cinéaste (exemplairement la famille « modèle » du Septième continent en 1989) dont Code inconnu savait encore en sa structure polyphonique et sérielle garder l'empreinte (dans ce film-ci, le personnage de Juliette Binoche n'avait d'ailleurs pas droit à un meilleur traitement quantitatif comme qualitatif que d'autres qui étaient incarnés par des acteurs moins renommés, voire inconnus du grand public). Il n'empêche qu'avec Caché Michael Haneke n'a rien lâché de sa fibre analytique et constructiviste tant sociologiquement que cinématographiquement (jusqu'à aujourd'hui le projet artistique du cinéaste aura été le plus ambitieusement et le plus intensément exprimé dans l'autrichien 71 Fragment d'une chronologie du hasard en 1994 et le français Code inconnu six ans plus tard). Caché , qui a reçu lors du Festival de Cannes 2005 un mérité Prix de la Mise en scène, est le film français le plus simple et le plus direct – le plus tranchant également comme on ne va pas manquer de s'en apercevoir – du cinéaste alors même qu'il est celui qui, en sachant entretenir une ambiance de thriller suffisamment intrigante et angoissante pour tenir en haleine et en alerte son spectateur, use intelligemment de cette tension pour inscrire dans une perspective historique, sociale et politique, le présent de son récit. Pour mettre en perspective ce récit avec le passé historico-politique du pays dans lequel Michael Haneke tourne des films depuis cinq ans maintenant, l'impassibilité de la mise en scène hanekienne qui est nécessaire à cette posture (plus perspectiviste que constructiviste ici) aurait alors à voir, dans un jeu de mots inspiré du philosophe de la déconstruction Jacques Derrida, avec « l'impassabilité », c'est-à-dire avec le passé impassable auquel, comme on va le voir bientôt en détail, sont rivés les frères ennemis de Caché . Michael Haneke use ainsi de la tension dramatique propre à son film pour symboliser la dénégation collectivement persistante de ce spectre historiquement insistant qu'est le massacre de plus d'une centaine d'Algériens par la police parisienne lors de la manifestation pacifiste initiée par le F. L. N. le 17 octobre 1961 (1) et dont l'insistance interpelle au-delà des culpabilités individuelles circonstancielles la responsabilité collective (c'est-à-dire aussi bien étatique que civile), comme il s'agissait déjà dans Bennys Video d'ouvrir, comme en un système de poupées russes formellement explicite, la culpabilité meurtrière du fils sur la responsabilité criminelle du père elle-même ouverte, dans son projet planifié d'effacement paternel des traces du meurtre filial, sur l'horreur génocidaire nazie en ce cas-là insurmontée.
« Exoçanalyser », c'est pratiquer selon Jacques Derrida une analyse au pouvoir d'exorcisme qui convient à une logique de la hantise (2), cette « exorçanalyse » relevant ainsi du domaine d'une « hantologie » (3) comme étant la science de ce qui hante toute ontologie, toute science de l'être, qui la redouble, la dédouble (qui « l'im-présente » dit Jacques Derrida), et à partir de laquelle une mémoire se déploie et se dissémine sans pour autant jamais avoir vécu présentement ce qui l'obsède parce que, d'un point de vue « hantologique », « tout commence avant de commencer » (4), et qu'aussi « le spectre, c'est l'avenir » (5). Si Caché est envisageable comme « exorçanalyse » cinématographique, c'est bien parce que, en saisissant admirablement dans son film l'essence hantologique de toute image quelle qu'elle soit et pour peu qu'on y soit attentif (incluse bien sûr – surtout – l'image la plus banale, la plus impersonnelle, d'une émission littéraire de télévision enregistrée à celles issues de l'inflation de la vidéosurveillance actuelle en passant par les images produites par le développement à bas coût des petites caméras numériques à usage domestique) par l'utilisation perverse du numérique Haute Définition (HD) troublant en les indifférenciant les différents régimes d'images du film (essentiellement les images diégétiques d'un côté et les images intra-diégétiques de l'autre que reçoit anonymement le couple bourgeois que jouent ici Juliette Binoche et Daniel Auteuil et qui lance la fiction – nous reviendrons bientôt sur ces distinctions), Michael Haneke établit les cadres d'une visibilité possible produite par l'idéologie étatique du contrôle comme par les circuits marchands de l'audiovisuel dominant et à partir d'une invisibilité concomitante dont l'insistance spectrale à venir (comme avenir aussi) pourrait être nommée « Mal d'archive » (6). C'est d'ailleurs l'établissement d'une telle invisibilité forcément corrélative de toute procédure de visibilité qui permet au cinéaste de procéder dans bon nombre de ses films à l'opération tranchante de différenciation esthétique entre la logique des industries culturelles audiovisuelles dominantes (d'Etat ou privées) d'une part et celle d'autre part relative à l'art du cinéma dans ses capacités critiques et déconstructives (par le recours de l'image et du son, du cadrage, du découpage et du montage) des mécanismes connexes de mise en visibilité et d'invisibilisation que la logique industrielle audiovisuelle modelant les représentations collectives induit.
Il n'y a pas que la France contemporaine à être hantée par les fantômes de l'horreur coloniale que l'édification étatique (« archontique » dirait Jacques Derrida) de la mémoire collective nationale en ses prolongements culturels audiovisuels a scotomisés (en identifiant ainsi comme dirait Paul Ricœur amnésie et amnistie, l'Etat s'amnistiant de ses crimes en fabriquant via leur oubli l'oubli de ses propres responsabilités (7)) et dont, de façon « fantomachique » comme on dira encore avec Jacques Derrida, Caché relève en son fond politique critique. Il y a aussi l'histoire du cinéma qui hante le film de Michael Haneke et qui, en quatre temps spectraux, instruit de la façon dont le cinéaste pense esthétiquement, c'est-à-dire politiquement (8), ce que d'aucuns appellent aujourd'hui « l'impensé colonial » (9). Ces quatre temps d'une spectralité propre à l'histoire du cinéma hantant Caché et qui sont quatre films puissamment dialectiques ont pour titre The Stranger (1945) d'Orson Welles, While the city sleeps (1955) de Fritz Lang, Entre le ciel et l'enfer (1963) d'Akira Kurosawa, et enfin Lost Highway (1996) de David Lynch.
The Stranger qui a montré comment l'horreur génocidaire nazie, en déferlant via notamment un petit film d'archive projeté dans le salon bourgeois d'une femme habitant un bourgade étasunienne tranquille et qui se croyait naïvement protégée des assauts de l'Histoire, devenait par le biais télé-technologique de l'archive projetée refondant l'idée même de distance une réalité universelle, l'affaire de tous dans le monde entier.
While the city sleeps qui a montré comment l'usage politique du dispositif télévisuel s'effectuait non seulement en vertu de ses capacités de conditionnement spectaculaire mais aussi et surtout par sa force de pénétration et de surveillance panoptique des espaces privés soumis à une intense publicisation et donc à un intense contrôle normatif et punitif (on fera remarquer que le film de Fritz Lang anticipe certaines thèses du philosophe Michel Foucault portant sur ce qu'il appelait le « biopouvoir »).
Entre le ciel et l'enfer qui a montré comment la grande bourgeoisie en mal de hauteur et d'air raréfié se voyait comme fendue au laser par une impensable surveillance panoptique la reliant aux profondeurs (sous)prolétariennes (invisibles par cette même bourgeoisie) qui disposaient ainsi dans leur invisibilité même d'une sur-vision possible et d'un contrôle s'exerçant en retour sur celle-là.
Ce sont donc trois formidables courts-circuits (10) aux effets historiques, politiques, esthétiques, technologiques et psychanalytiques multiples et entremêlés dont Caché est structurellement zébré, tendu qu'il est à l'instar des films qui le hantent entre le lointain et le proche (dans l'espace et dans le temps), entre le privé et le public comme entre l'individuel et le collectif, entre le temps long de l'Histoire et l'« à-présent » de la brisure historique (11), entre l'actuel et l'intempestif selon la distinction établie par le philosophe Michel Foucault, entre les dominants et les dominés placés dans l'échelle de la stratification sociale comme l'expliquerait tout sociologue wébérien, ou encore entre les vivants et les morts, etc.
Courts-circuits de toute nature auxquels il faudra ajouter les disjonctions (Jacques Derrida parlerait quant à lui de « disjointures ») de Lost Highway , dont le principe diégétique initial vibrant d'une angoisse toute paranoïde est repris quasiment tel quel par Michael Haneke (il s'agit au commencement des deux films de l'envoi anonyme, qui ira en se répétant et en se complexifiant, d'une cassette vidéo filmant l'extérieur de la maison bourgeoise des protagonistes formant le couple de la fiction et à leur insu), et qui ouvrait son dispositif cinématographique à la hantise du plus incommensurable des dehors, celui de la folie et de la fuite consécutive hors des causalités rationnelles et des habitudes narratives. Mais Michael Haneke demeure incurablement hégélien : pour ce dernier en effet, le réel est rationnel (et il est aussi relationnel pour parler comme le sociologue Pierre Bourdieu qui s'est approprié à son compte la phrase de G. W. F. Hegel). C'est la « police » au sens de Jacques Rancière qui oeuvre dans les domaines de la politique comme de l'esthétique (12) au découpage et au partage normés des parts du sensible et du réel échues à tous mais différemment et inégalement en fonction de l'importance sociale de chacun (en héritent avec plus ou moins de bonheur selon les clivages sociaux et les inégalités de position occupée existantes les personnages de Caché ) et dont le cinéaste questionne ici la logique arbitraire dominante, qu'elle soit tout à la fois et dans leur convergence institutionnelle (l'Etat), industrielle (la télévision) et culturelle (la « mémoire collective » chère au sociologue Maurice Halbwachs (13).
Ce questionnement cinématographique passe par l'usage de l'image dans le sens de ses vertus hantologiques afin de contester la violence symbolique relative à l'arbitraire intéressé d'une telle politique de découpage, de partage et de marquage de ce qui mérite sensiblement d'être vu, entendu, cru, su et retenu, et ce qui vaut de rester impensé, impensable, oublié, effaçable (14). Dans la fiction que livre Caché , cela donne l'existence surexposée de Georges, l'animateur médiatique interprété par Daniel Auteuil qui s'invite ainsi par le truchement de son émission littéraire hebdomadaire diffusée en différé (preuve télé-technologique de notre modernité comme « discordance des temps » selon le philosophe Ernst Bloch) dans plusieurs centaines de milliers de foyers pendant que, reléguée derrière le périphérique, la vie du personnage que joue Maurice Bénichou, Magyd, souffre d'une visibilité d'autant plus nulle qu'elle est littéralement écrasée, hantée tant par la sous-exposition de sa propre vie précaire rabattue sur le traumatisme nationalement refoulé du 17 octobre 1961 qui lui a dérobé ses parents que par la surexposition de celui qui aurait pu mais n'est jamais devenu son demi-frère. L'angoisse relative à l'image ne se comprend que de façon hantologique, et ce d'emblée dans Caché : une image expose peut-être moins qu'elle ne cache beaucoup, l'image ne désignerait au fond – c'est là son impensé – que ce qu'elle rate (involontairement) ou masque (consciemment). Si ce constat important qui dialectise la nature de n'importe quelle image (comme cache et comme cadre avait déjà en son temps remarqué le critique de cinéma André Bazin) n'est pas d'une radicale originalité esthétique quand on le rapporte à l'œuvre cinématographique d'un réalisateur comme Brian de Palma par exemple, on doit par contre reconnaître la singularité de la démarche hanekienne qui subordonne cette dialectisation à une logique derridienne – donc déconstructive – de la hantise (comme trouble brouillant toute approche compréhensive du réel sur une base seulement ontologique et historiciste, positiviste) et de l'archive comme manque d'une mémoire à venir dont l'ambition politique est aujourd'hui, à l'ère du révisionnisme d'état exprimé par la loi UMP du 23 février 2005 (15), particulièrement précieuse.
« Rien n'est moins sûr, rien n'est plus clair aujourd'hui que le mot d'archive (…) Rien n'est plus trouble et plus troublant. Le trouble de ce qui est troublant, c'est sans doute ce qui trouble et brouille la vue, ce qui empêche le voir et le savoir, mais aussi le trouble des affaires troubles et troublantes, le trouble des secrets, des complots, de la clandestinité, des conjurations mi-privées mi-publiques, toujours à la limite instable entre le privé et le public, entre la famille, la société et l’État, entre la famille et une intimité encore plus privée que la famille, entre soi et soi » a écrit Jacques Derrida dans Mal d'archive (16). Le mal d'archive dont le névrosé Georges est en vive proie dans Caché , et dont l'essence est d'être tout à la fois psychique et « hypomnésique » (17), compulsionnelle et nomologique (18), acquiert au fur et à mesure du déroulement du film de Michael Haneke un développement spectatoriel, et ce grâce à un dispositif cinématographique dans lequel quatre régimes d'images spécifiques produisent, par l'indiscernabilité de leur jointure et du glissement de l'un à l'autre autorisée par l'emploi du numérique (HD), un trouble angoissant propice à la contamination, à la spéculation comme à l'hallucination, au délire d'interprétation comme à la hantise. Le dernier plan de Caché n'a par exemple pas d'autre fonction esthétique que de relancer la machine hanekienne de dissémination d'un sens général qu'aucune image du film ne devra fixer ou totaliser, bien que l'on puisse dans cette fin ouverte au moins se permettre d'y dénicher la symbolique de la présente réconciliation égalitaire des fils s'effectuant (malignement ou bénignement) contre l'autorité hiérarchique, inégalitaire et « archontique » des pères anciennement divisés, réconciliation s'effectuant sur le seuil de l'institution scolaire analysable comme relais privilégié de la reproduction des grands récits historiques, comme fabrique des mythes nationaux et dont la devise républicaine reste : « Liberté, égalité, fraternité ».
Parce que la paranoïa intrinsèque aux protagonistes craignant pour leur vie, pour leur fils, pour leur santé mentale, pour l'avenir de leur couple, puis transmise aux spectateurs qui en héritent par effet d'identification classique, est justifiée par la prolifération contemporaine des petites caméras domestiques, la multiplication sécuritaire des caméras de vidéosurveillance urbaine et l'inflation de la sphère télévisuelle (à partir de quoi d'ailleurs le cinéma comme art spécifique et supposément autonome tend de plus en plus vers l'absorption intégrale et l'indifférenciation dans le grand bain de la production hyper-industrielle des marchandises audiovisuelles), Caché peut avec la plus grande intensité hantologique qui soit ouvrir le champ de ses images à une spectralité de plus en plus insistante et suffisamment ouverte (19) pour accueillir l'archive, problématique tant institutionnellement que subjectivement, du massacre des Algériens lors du 17 octobre 1961 et dont l'absence douloureuse et la hantise deviennent par le biais du dispositif cinématographique mis au point par le cinéaste parfaitement générales, c'est-à-dire universelles. Images diégétiques dont l'objectivité ne relève que du point de vue du cinéaste racontant son histoire, images intra-diégétiques filmées par celui ou ceux qui dans la fiction harcèlent les protagonistes (dans la réalité elles sont toujours du cinéaste bien sûr : de là à conclure au sadisme démiurgique de ce dernier…) et dont l'identité demeurera jusqu'au bout ambiguë, images mentales furtives assaillant la conscience de Georges (20), images extraites enfin du flux informationnel télévisuel branché sur la « misère du monde » et que le cinéaste filme parfois plein cadre : le dispositif quadrangulaire de Caché est doté de ce lissage numérique permettant de glisser d'un régime d'images à un autre, parfois à notre insu (ainsi le premier plan – une façade de maison filmée en un long plan fixe – ne relève pas du premier régime comme on pouvait s'y attendre malgré le fait que sur celui-ci s'y inscrit le générique du film mais d'emblée du deuxième : « Tout commence avant de commencer » avait-on bien prévenu sous le signe de Jacques Derrida), quelquefois on ne sait plus (le dernier plan du film pourrait tout aussi bien appartenir au premier, au deuxième ou au troisième des régimes d'images en question). Ce qui oblige conséquemment à un questionnement permanent qui répond structurellement à l'autoréflexivité esthétique (21) qui marque depuis son premier long métrage la modernité cinématographique du cinéma hanekien dont l'un des axes de recherche principaux est justement la quête adornienne dure de l'authenticité de l'art du cinéma distinguée de l'écoulement homogène et vide des fluides marchandises de la consommation audiovisuelle.
La longue vue frontale type Lumière qui ouvre Caché nous fait entrer de plain-pied dans « l'ère du soupçon » (Nathalie Sarraute) comme la chose était inimaginable à l'époque de l'invention du cinématographe en 1895 et de la doxa positiviste et historiciste qui régnaient alors dans les champs politique et universitaire. Il y a d'ailleurs dans le film de Michael Haneke une puissance esthétique d'excentration accrue à force de multiplier ce type de vues dont on comprend vite que la nature frontale ne saurait nous donner tous les gages d'une pleine assurance sur ce que ces plans contiennent ou masquent et sans plus bien savoir en fin de compte à partir de quel point de vue justement elles sont filmées, comme si l'entière vérité de celles-ci résidait ailleurs que dans leur maigre contenu événementiel (une façade de maison, une route campagnarde, une rue de banlieue, un couloir de HLM : mais il s'agit là de relier en un même continuum politique ce qui est socialement et territorialement segmenté). Cette puissance d'inquiétante étrangeté à partir de la représentation des choses les plus banales, cette puissance centripète d'excentration du sens, de désignation d'un dehors plus grand que le dedans de ces images, de mise sous haute tension du champ par le hors champ de celles-ci, permettent au cinéaste de réarmer les puissances cinématographiques et dialectiques du hors champ valant désormais comme étant le spectre du champ là où la plupart du temps les industries de l'audiovisuel le liquident (c'est la fonction esthétique remplie par la piscine dans Caché comme lieu symbolique privilégiant la surface à la profondeur et d'apprentissage par la jeunesse des normes culturelles occidentales de compétition et d'élimination, de valorisation des gagnants et de dévalorisation des perdants), et conséquemment de déstabiliser les certitudes pauvres du dedans des images par les riches incertitudes de leur dehors. Si le champ d'une image relève de l'ontologie (de ce qui est), le hors champ de son dedans, son dehors appartient quant à lui au domaine hantologique. Ce qui est (vu, entendu, c'est-à-dire su ou au moins cru) est alors redoublé, dédoublé, « imprésenté » par ce qui n'est pas ou plus ou a été ou serait ou encore aurait pu être (vu, entendu…). Cette doublure hantologique de la façade ontologique des images de Caché (que l'on pourrait encore qualifier du concept de « virtuel » privilégié dans les travaux du philosophe Gilles Deleuze 22)) participe de la ruine subtile de toute pensée historiciste comme de l'idéologie contemporaine de la communication avec son utopie fallacieuse de la transparence des êtres (23) dans laquelle croit se lover confortablement la bourgeoisie du film de Michael Haneke alors que l'autocontrôle et l'intériorisation répressive des affects (la crise de larmes de Georges derrière la porte de sa cuisine le dérobant à la surveillance de ses amis) que ce discours exige conduisent in fine à l'opacité des relations interindividuelles jamais aussi grande ici (le supérieur de Georges en sait-il par exemple plus que ce qu'il dit sur l'histoire de ces cassettes dont il aurait reçu un exemplaire à son bureau ?) malgré le recours – le secours – des tables et des architectures de verre.
La hantise grandit en incluant la participation spectatorielle, le mal d'archive devient général de part et d'autre de l'écran de projection (qui mérite dans ce cas parfaitement son nom) tant l'absence de celle-ci entendue comme étant ce qui relance et dissémine le sens se fait cruellement et de plus en plus sentir. « Ca apparitionne » dirait Jacques Derrida, cela veut dire qu'il y a là alors possibilité d'halluciner, c'est-à-dire de voir ce que l'on ne peut ou veut habituellement voir. Ainsi l'image à forte valeur psychanalytique (à la symbolique castratrice) d'un coq à la tête tranchée qui appartient au contentieux lointain de Magyd et de Georges et l'évocation d'une dénommée Marianne lors du dîner entre amis et qui demeurera hors champ durant tout le film peuvent apparaître comme les signes épars et diffus d'une nation républicaine en proie à une inquiétude persistante relative au déni institutionnel de la violence sanglante du fait colonial que l'oubli de la « bataille de Paris » du 17 octobre 1961 nourrit spectralement (24). Ainsi le mot d'ordre sportif « La victoire a un prix » qu'une affiche expose dans la chambre du fils du protagoniste peut valoir, outre le grégarisme inhérent au darwinisme social et à l'idéologie méritocratique promus par l'industrie du sport aujourd'hui (que l'on se souvienne seulement de la misère symbolique où cette idéologie conduisait le pongiste meurtrier et suicidé de 71 Fragments d'une chronologie du hasard ), tant pour les agissements de ce dernier quand il était enfant (25) que pour la victoire algérienne lors de la guerre d'indépendance dont le coût humain inclut un massacre comme celui du 17 octobre 1961 ainsi que le sort politique et social fait consécutivement aux anciens colonisés comme à leurs descendants tous relégués dans les ban-lieues, telle la banlieue parisienne qu'hier encore on appelait la « ceinture rouge » (26). Le nom de l'avenue permettant à Georges de retrouver via l'élucidation du contenu des cassettes vidéo reçues la trace de Magyd afin de le confondre comme étant l'individu responsable de l'envoi de celles-ci porte le nom du dirigeant communiste Lénine. Ce qui autorise à rappeler avec l'historien Gilles Manceron (27) que le 17 octobre 1961 est le plus grand massacre parisien de prolétaires depuis la Commune de 1871, ce rappel permettant de comprendre que Michael Haneke a évité intelligemment l'ethnicisation d'une question (celle du sort des colonisés et de leurs descendants français) rien moins qu'historiquement politique et sociale (28), comme de démontrer par l'angle hantologique que l'ontologie relative à la thèse conservatrice (c'est-à-dire aujourd'hui libérale) de la « fin de l'histoire » initiée par Francis Fukuyama et évoquée bourgeoisement lors d'une soirée mondaine est plus que frelatée. Elle est même inconsistante (« Le spectre a un avenir » répétons-nous avec Jacques Derrida) malgré cette idée persistante que le réel peut être soumis avec la même aisance technique et programmatique aux fonctions effacement, rewind et forward du magnétoscope. Et les travellings latéraux en boustrophédon effectués ici – et souvent dans ses films – par le cinéaste, à l'instar de ceux qu'aimaient à pratiquer dans son œuvre Stanley Kubrick, soit de droite à gauche puis de gauche à droite ou l'inverse (voir la séquence de la piscine par exemple), renchérissent sur cette situation qui ne produit, à force d'être vécue de façon déshistoricisée et dépolitisée, que du surplace, du présent ressassant, de la perte de sens, de l'entropie et du vide de temps en temps déchiré par une décharge électrique figurant une autre histoire et une autre communauté politique possibles.
Par la prise en compte des effets réels de la hantise spectrale et du mal d'archive, Caché est un brillant exercice « exorçanalytique » qui ouvre l'art du cinéma sur une politique rigoureuse de problématisation de l'histoire nationale au travers des formes individuelles de son vécu, ce que le film de Michael Haneke partage tant avec Le Promeneur du champ de Mars (2005) de Robert Guédiguian (qui entre autres visait le retour, par-delà le fantôme encombrant et « vieille France » de François Mitterrand, du spectre d'un socialisme de combat débarrassé de l' aggiornamento libéral mitterrandien dont le passé vichyste reste trouble) qu'avec De l'Histoire ancienne (2001) d'Orso Miret (qui montrait bien à quel point notre présent souffre d'une continuité historique brisée avec le passé vichyste, ouvrier et résistant issu de la Seconde guerre mondiale). Par l'« exorçanalyse » cinématographique proposée ici, il sera facilité de saisir au mieux la violence policière banalisée actuelle exercée envers les post-colonisés, la relégation sociale de ces derniers (et l'hypercorrection linguistique comme le dirait Pierre Bourdieu du fils de Magyd ne compense pas les symptomatiques cicatrices que son visage arbore), comme le traitement politique global de ce que les puissances occidentales nomme « la question arabo-musulmane » (de l'occupation impériale étasunienne en Irak à la guerre d'occupation coloniale israélienne en territoires palestiniens) et dont les spectateurs rendus indifférents à force de l'anesthésie propre à l'accoutumance spectaculaire ne peuvent prendre véritablement connaissance par les « infos » qu'ils en reçoivent. D'où que Georges soit assailli d'images mentales au départ imprécises à la vue des vidéos anonymes reçues (29) et qu'ailleurs il ait failli être renversé en sortant d'une commissariat par un jeune cycliste d'origine africaine roulant à contresens comme Michael Haneke pense « à rebrousse-poil » (Walter Benjamin) une histoire (individuelle mais aussi collective, coloniale comme post-coloniale) qui revient à la façon d'un boomerang en pleine face du protagoniste et par extension sur nous tous. En s'inventant probablement une culpabilité nouée dans son enfance puis refoulée suite à l'enlèvement en direction de l'orphelinat du fils des ouvriers assassinés de ses parents alors qu'il n'est objectivement le responsable ni du massacre du 17 octobre 1961 bien sûr (comme Jack Torrance dans Shining de Stanley Kubrick en 1980 n'est en rien responsable – même s'il en hérite de la folie assassine – du génocide amérindien dont le sang remonte à gros flots l'ascenseur de l'Overlook Hotel) ni du départ de Magyd (les responsables en sont les parents et cette décision a forcément à voir avec cet événement même si les articulations demeurent floues et donc propices aux interprétations spectatorielles ; quant à revoir sa vieille mère incarnée par Annie Girardot, cela n'aidera en rien à éclaircir cette histoire pour Georges sauf à remettre une couche sur cette autre culpabilité relative aux relations appauvries que ce dernier entretient avec elle), le personnage de Daniel Auteuil se voit petit à petit possédé, tel Hamlet (ce personnage shakespearien qui est l'une des boussoles de Jacques Derrida dans Spectres de Marx ), par un retour aberrant de mal d'archive dont relèvent dans ses indéterminations impensées (par lui comme par la société dans laquelle il vit) tant la question coloniale que celle du « néocolonialisme post-colonial » actuel, nommé, critiqué et déconstruit à juste titre par le mouvement politique des « Indigènes de la République » récemment constitué. (30)
Les ressources culturelles, sociales et symboliques, les biens mobiliers et immobiliers dont dispose la classe bourgeoise urbaine à laquelle appartient Georges (les murs de livres et de films vidéo qui structurent son salon) participent d'une philosophie ontologique dont l'ordinaire solidifiant (c'est-à-dire aussi réifiant) est normalement protecteur des assauts imprévisibles d'une hantologie qui dévore celles et ceux qui comme Magyd et son fils sont faiblement protégés, démunis, c'est-à-dire maigrement dotés des mêmes capitaux et des mêmes biens (cette maigre dotation encourageant les ressentiments de tout sorte) et dont les différenciations spécifiques analysées par la sociologie critique et constructiviste de Pierre Bourdieu (selon cet axe de recherche fondamentale qui veut que la lutte des classes soit également tramée d'une autre lutte, plus wébérienne que marxienne, qui est une lutte de classement) ont nourri les habitus et les trajectoires sociales si divergentes des frères ennemis de Caché . L'atonalité du registre narratif, la grisaille d'une image dont l'essence numérique livide accuse le terne des existences et des lieux, le jeu délibérément outrancier ou falot de grands acteurs tels Juliette Binoche et Daniel Auteuil interprétant des personnages « sans qualités », voire médiocres et même un peu vils (quand le cycliste et son assurance devant la vulgarité de Georges que lui assure la présence dans son dos d'un commissariat, Magyd et sa douceur s'affaissant jusque dans le suicide, ou son fils et son extraordinaire correction linguistique devant laquelle défaillit Georges, impressionnent de par leur dignité, et ce durablement), souvent filmés de dos, de loin ou en contre-jour (perverse est la façon dont Michael Haneke affadit ainsi le prestige de ses acteurs afin de les conformer aux rôles qu'ils jouent) sont des éléments esthétiques qui rendent ainsi encore plus frappant, encore plus terrifiant, le plan-séquence, fixe, large, frontal et relativement court du suicide impavide de Magyd, la gorge tranchée, le sang giclant sur le mur, le corps chutant lourdement sur la table de la cuisine d'un petit logement HLM, ce dernier s'offrant en un douloureux holocauste à un Georges aussi électrisé puis défait que doit l'être le spectateur dans la salle. L'imprévisibilité incisive de cet acte, la sécheresse de son traitement hyperréaliste (Michael Haneke est vraiment imbattable sur le terrain de la représentation de la plus grande violence de la manière la moins spectaculaire qui soit, du viol furtivement entraperçu du personnage de Florence Loiret-Caille dans Le Temps du loup au plan-séquence de dix minutes de la famille autrichienne martyrisée de Funny Games ), son effectuation d'emblée dans le plan et plein cadre, la concentration de sa densité rendue concrète par le fait qu'il s'agit là d'une seule prise, tout cela renforcé par l'engourdissement esthétique général auquel contribue le numérique HD, font que cette image en son pouvoir de heurt et d' « à-présent » hantera – elle hante déjà – comme aucun cadavre télévisé ne le peut tant l'audiovisuel se charge de liquider toute idée de hors champ, de durée, de densité concrète, de rendu des choses réelles comme de leur pouvoir de court-circuit.
A ce point de hantise, Magyd n'en pouvait plus, indépendamment de savoir s'il est l'auteur revanchard ou non des vidéos envoyés aux protagonistes. Hanté par cet homme dont on ne saura jamais s'il était gonflé d'aigreur contre ce faux frère dont la réussite médiatique cachait la précarité de ses conditions d'existence (cette même réussite dorénavant ne peut plus se concevoir sans poser la réalité de ce qu'elle dérobe ou refoule), Georges – et à ses côtés tous les spectateurs de Caché – devient alors à son tour contaminé par la logique de la hantise, c'est-à-dire par un mal d'archive qui nous concerne et nous emporte tous dans ses manifestations symptomatiques et névrotiques tant que l'impensé colonial avec ses déclinaisons néocoloniales et postcoloniales le restera. Dans les manuels scolaires et dans les textes de loi, dans la gestion politique sécuritaire des quartiers socialement défavorisés et dans les institutions de la République inégalitaire, du côté des responsables politiques comme de celui des intellectuels qui souvent conseillent ces derniers, dans les médias comme dans les têtes, à droite comme à gauche.
« Il est aujourd'hui admis que l'écriture de l'histoire est un enjeu de luttes politiques acharnées pour légitimer un rapport de force présent. Que le passé est construit en fonction du présent. Il est fait de dissimulations et d'occultations dues à une sélection de certains faits historiques et à leurs interprétations hétérogènes. L'histoire de l'émigration-immigration et, à travers elle, celle de la colonisation, relève de l'illustration paradigmatique de ce travail d'occultation. En quelque sorte, la place de l'émigration-immigration est la même que celle des premiers concernés, les émigrés-immigrés et leurs enfants, qui confine à l'invisibilité. En ce sens, l'histoire, la mémoire, sont des champs de luttes qui reflètent fidèlement l'état des rapports de force et de domination d'une société donnée. Elles sont l'ultime terrain sur lequel l'injustice historique et l'exclusion sociale, qui devient mémorielle, se perpétuent. » (31)
DU MEME AUTEUR:
- "La Circularité infernale de la pussiance"
URL:http://www.cadrage.net/films/apocalypse.htm
- "Histoire de Marie et Julien"
URL:http://www.cadrage.net/films/marie_et_ju/marie_et_ju.html
NOTES
(1) Rappelons ici que la date du 17 octobre 1961, longtemps recouverte de l'ombre portée par les neuf morts du métro Charonne lors de la grande manifestation de gauche contre la guerre d'Algérie organisée le 08 février 1962, ne doit pas masquer le fait que les meurtres d'Algériens résidant en France avaient commencé bien avant cette date fatidique, qu'ils s'étaient intensifiés depuis le mois de septembre 1961, et qu'ils ont continué après. Lire sur ce point de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961 , éd. Seuil – coll. Points, 1991.
(2) In Spectres de Marx , éd. Galilée, 1993, p. 84.
(3) Ibidem, p. 31.
(4) Ibid., p. 255-256 (ce passage porte sur le caractère fétiche de la marchandise selon Karl Marx).
(5) Ibid., p. 71.
(6) Jacques Derrida, Mal d'archive , éd. Galilée, 1995 : la « prière d'insérer » de cet ouvrage insiste sur l'urgence brûlante de « l'impatience absolue d'un désir de mémoire » dont brûlent tant le film de Michael Haneke sorti le 05 octobre 2005 que la jeunesse stigmatisée des quartiers de la relégation sociale et insurgée trois semaines seulement après la sortie de Caché et ce trois semaines durant. Lire de Yann Moulier Boutang, La Révolte des banlieues ou Les Habits nus de la République , éd. Amsterdam, 2005.
(7) La Mémoire, l'histoire et l'oubli , opus cité , pp. 585-589.
(8) Lire de Jacques Rancière : La Mésentente. Philosophie et politique (éd. Galilée, 1995) et Malaise dans l'esthétique (éd. Galilée, 2004).
(9) Entre autres, lire de Benoît Falaize, « Histoire scolaire et impensé colonial » : http://www.hermes.jussieu.fr/rephisto.php?id=5
(10) Le film d'Orson Welles ne fait-il d'ailleurs pas référence, avec sa séquence finale du clocher dont la grande aiguille embrochera le nazi camouflé que joue le cinéaste, au célèbre vers de Hamlet de William Shakespeare « The Time is out of joint » ? « Le Temps est hors de ses gonds » n'est-elle pas aussi cette phrase sur laquelle revient en profondeur… Jacques Derrida dans Spectres de Marx afin de penser un temps non linéaire, mais brisé, spectral ?
(11) L' « à-présent », c'est-à-dire le « Jetztzeit » selon le philosophe Walter Benjamin entendu comme rupture du temps « homogène et vide » habituel, « dialectique à l'arrêt » et cassure du temps jeté « hors de ses gonds » comme chez William Shakespeare. Cf. « Thèses sur la philosophie de l'histoire » in Œuvres II . Poésie et révolution , trad. française par Maurice de Gandillac, éd. Les Lettres nouvelles, 1971, p. 286 sq.
(12) Idem .
(13) Lire Les Cadres sociaux de la mémoire , éd. Alcan, 1925 [rééd. Albin Michel, 1994] et La Mémoire collective , éd. P. U. F., 1950 [rééd. Albin Michel, 1997].
(14) De Walter Benjamin à Tzvetan Todorov en passant par Michel Foucault et Jacques Derrida sans oublier Enzo Traverso et Benjamin Stora au sujet de la mémoire de la guerre d'Algérie (lire La Gangrène et l'oubli , éd. La Découverte, 1991), combien de penseurs, philosophes et historiens, qui ne cessent pas de rappeler que l'histoire est d'abord écrite et produite par les dominants (les vainqueurs aurait dit Walter Benjamin), puis seulement ensuite l'historiographie vaut comme correction interminable pendant que les dominés entrent dans la bataille mémorielle afin de rompre avec le consensus historique en place. Parce qu'il faut bien distinguer la mémoire de l'histoire : « La mémoire a une vocation singulière, liée à la subjectivité des individus et des groupes, l'histoire a une vocation universelle » explique Enzo Traverso (in Le passé, mode d'emploi. Histoire, mémoire, politique , éd. La Fabrique, 2005, p. 28). « L'histoire et la mémoire ont leurs propres temporalités qui se croisent, se télescopent et s'enchevêtrent constamment sans pour autant coïncider. La mémoire est porteuse d'une temporalité qui tend à remettre en cause le continuum de l'histoire » renchérit l'historien ( ibid. , p. 42) en réfléchissant ensuite sur les thèses hétérodoxes de… Walter Benjamin.
(15) L'alinéa 2 de l'article 4 de cette loi dispose que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l'histoire et aux sacrifices des combattants de l'armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit » (lire Claude Liauzu, « Une loi contre l'histoire », Le Monde diplomatique , n° 613, avril 2005 et Sandrine Lemaire, « Une loi qui vient de loin », Le Monde diplomatique , n° 622, janvier 2006). Devant le tollé soulevé par la démonstration d'un tel révisionnisme d'Etat le président de la République Jacques Chirac a autorisé le retrait de l'alinéa 2 de l'article 4 incriminé. Le problème est que c'est toute la loi qui est en cause (tel son article 1 qui dit : « La Nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l'œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d'Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française » ; ainsi que l'effrayant article 13 qui prévoit « le bénéfice d'une indemnisation forfaitaire pour les personnes de nationalité française (…) ayant fait l'objet (…) pendant la période du 31 octobre 1954 au 3 juillet 1962 de condamnations et de sanctions amnistiées, de mesures administratives d'expulsion, d'internement ou d'assignation à résidence », c'est-à-dire entre autres pour les anciens chefs de la fascisante OAS...)
(16) Op. cit. , p. 141.
(17) Comme pourrait le dire le philosophe derridien Bernard Stiegler. L'archive ne pouvant se réduire à aucune mémoire vive ou subjective en particulier puisque ses supports artificiels sont multiples et constituent préalablement nos flux de conscience (Bernard Stiegler parle de milieu ou de fonds « pré-individuel », par exemple dans De la misère symbolique 1. L'époque hyperindustrielle , éd. Galilée, 2004 et De la misère symbolique 2. La catastrophè du sensible , éd. Galilée, 2005), elle excède la mémoire subjective du personnage et questionne par extension la mémoire collective dans laquelle celle-ci s'inscrit bien qu'elle en cristallise de façon paradigmatique les enjeux symboliques .
(18) Comme l'archive est rendue possible par la pulsion de mort et l'institution patriarcale de la filiation et de la domiciliation originaires, elle est cet « inappropriable » qui exproprie le personnage névrosé de la vérité obscure de son être (le parricide refoulé selon Sigmund Freud, le père absent de Georges et celui assassiné de Magyd) et du site originaire qui le fonde en terme psychogénétique et sociogénétique. Ce qui dans le film de Michael Haneke se justifie complètement par la présence lors de l'enregistrement de l'émission littéraire de Georges de Mazarine Pingeot, longtemps fille « cachée » du président de la république François Mitterrand qui, on a tendance à un peu l'oublier aujourd'hui au vu de l'inflation de livres commémorant les dix ans de la disparition de ce dernier, a défendu en tant que Ministre de l'intérieur en 1954 (puis en tant que Garde des Sceaux en 1956 et 1957) une position colonialiste dure en ces termes sans équivoque : « L'Algérie, c'est la France ». La loi du 24 novembre 1982, impulsée par François Mitterrand lui-même, au sujet des réhabilitations des cadres, officiers et généraux condamnés ou sanctionnés pour avoir participé à la subversion contre la République lors du fameux Putsch d'avril 1961, prouve également ô combien que l'amnésie collective peut se conjuguer (comme on l'a vu précédemment en suivant Paul Ricœur) avec l'amnistie d’État.
(19) Il fallait donc que le scénario soit très elliptique – on pense d'ailleurs au sens du non-dit des pièces du dramaturge anglais Harold Pinter –, que le traitement tant psychologique que factuel de celui-ci soit très impressionniste afin de laisser comme dirait Umberto Eco « l'œuvre ouverte » à l'investissement libidinal spectatoriel. Celui-ci pouvant par exemple se saisir d'une peinture plutôt abstraite et horizontale présente dans le salon spacieux des protagonistes pour y déceler la Seine charriant les cadavres de la guerre d'indépendance algérienne, sorte de Léthé gorgé du sang de l'émancipation hors du carcan colonial qu'une séquence littéralement au rasoir dans le film résumera implacablement dans le sens du « Jetztzeit » benjaminien, de « l'à-présent » d'une visibilité historique réaffirmée de la façon la plus jaillissante, la plus imprévisible et la plus mortifère qui soit tant le déni aura été grand. L'affiche de Caché – une giclure de sang sur fond blanc – ne s'expliquera pas autrement.
(20) On notera que c'est à partir du son, de la voix déstabilisée de ce dernier lors du visionnage d'une des cassettes vidéo reçues, que nous comprenons pour la première fois que son cerveau est le lieu de production de telles images qui sont d'anciennes traces mnésiques très longtemps considérées par le personnage comme ensevelies, hors d'atteinte et inoffensives, dorénavant réveillées, réanimées dans leur pouvoir de hantise. « Comme on le sait bien, la psychanalyse accorde une place centrale à la mémoire. La névrose, en effet, est censée reposer sur ce trouble particulier du rapport au passé qu'est le refoulement. Le sujet a écarté de sa mémoire vive, de sa conscience, certains faits et événements survenus dans sa petite enfance et qui sont, d'une manière ou d'une autre, inacceptables pour lui » (Tzvetan Todorov, Les Abus de la mémoire , éd. Arléa, 2005, p. 23).
(21) La blague à carburation lente racontée à table par le personnage de Denis Podalydès invité avec d'autres lors d'un dîner préparé par le couple du film met en abyme tant le talent de narrateur angoissant de Michael Hanke (à son point de plus grande puissance de terreur dans Funny Games en 1997) que sa volonté de mise en rapport de ce qui semblait a priori ne pas pouvoir l'être (ici dans cette histoire d'homme et de chien qui ont la même date de naissance, là dans cette fraction de la bourgeoisie qui se croyait protégée des courts-circuits de l'histoire, des contradictions sociales et de la « fracture coloniale »). Mais cette blague fonctionne aussi symboliquement comme le révélateur justement de la possibilité kafkaïenne du chien derrière le visage humain tel que Georges peut en arborer un.
(22) Par exemple Cinéma 2. L'image-temps , éd. Minuit – coll. « Critique », 1985.
(23) Cf. Philippe Breton, L'utopie de la communication. Le mythe du village planétaire , éd. La Découverte, 1992.
(24) Il a fallu 38 années et Jean-Luc Einaudi en particulier pour traduire pour ce crime d'Etat l'ancien préfet de Paris Maurice Papon : Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris , op. cit. , pp. 355-369.
(25) Georges ne voulait apparemment pas avoir pour demi-frère Magyd, c'est-à-dire le fils du couple d'ouvriers algériens qui travaillaient alors dans la ferme de ses parents, et intriguant comme un gosse jaloux peut le faire contre cela, il croit avoir agi de façon à ce que Magyd ne devienne jamais son frère. Une quarantaine d'années plus tard ce dernier n'hésitera pas à terminer cette histoire interrompue en se tranchant la gorge devant Georges. Ce plan-séquence frappe sensiblement – à proprement parler il s'agit là d'un pur symptôme – comme en un rappel foudroyant des performances sanglantes des actionnistes viennois dans les années 60 tel Otto Muehl. On fera remarquer que Maurice Bénichou, qui interprète Magyd avec une sensibilité et une douceur admirables renforçant l'imprévisibilité traumatique de l'acte commis par son personnage, est un acteur d'origine pied-noir et non d'origine maghrébine, et ce dernier interprétait également un vieux Maghrébin dans l'inoubliable plan-séquence se passant dans une rame de métro avec deux « Indigènes » et le personnage de Juliette Binoche dans Code inconnu . Il y a là une façon intelligente de montrer par le seul emploi des acteurs et de leurs rôles la réversibilité des catégorisations « Arabe » et « Français » qui ne sont que l'avers et l'envers d'un seul et même arbitraire masqué par une égalité républicaine davantage formelle que réelle, celui du nationalisme républicain et du racisme politique structurel qui lui est corrélatif .
(26) « C'est bien parce que l’État a promu une conception de la filiation indigène dans laquelle les générations successives se reproduisent sur la base de leur inscription dans une transmission héréditaire impropre à humaniser correctement, qu'il a pu faire de la préservation du corps politique constitué par la nation authentique l'essence même de sa politique » (Sidi Mohammed Barkat, Le Corps d'exception. Les artifices du pouvoir colonial et la destruction de la vie , éd. Amsterdam, 2005, p. 43). Il suffit dans Caché de montrer la façon dont la police effectue une « descente » sur demande de Georges chez Magyd et son fils emmenés ensuite dans le fourgon grillagé des forces de l'ordre pour comprendre dans quel passé colonial et dans quel présent postcolonial s'origine la légitimité de la violence policière et pour saisir la réalité de l'hérédité politique dont ont hérité Magyd comme son fils, celle du « corps d'exception » infériorisé à l'époque coloniale du Code de l'indigénat et brutalisé à mort tels les parents de Magyd lors du 17 octobre 1961.
(27) Lire Marianne et les colonies. Une introduction à l'histoire coloniale de la France , éd. La Découverte, 2005.
(28) Jacques Rancière souligne qu' « Il y a vingt ans, nous n'avions pas beaucoup moins d'immigrés. Mais ils portaient un autre nom : ils s'appelaient travailleurs immigrés ou, tout simplement, ouvriers. L'immigré d'aujourd'hui, c'est d'abord un ouvrier qui a perdu son second nom, qui a perdu la forme politique de son identité et de son altérité, la forme d'une subjectivation politique du compte des incomptés. Il ne lui reste alors qu'une identité sociologique, laquelle bascule alors dans la nudité anthropologique d'une race et d'une peau différentes. Ce qu'il a perdu, c'est son identité avec un mode de subjectivation du peuple, l'ouvrier ou le prolétaire, objet d'un tort déclaré et sujet mettant en forme son litige » (in La Mésentente , op. cit. , p. 161).
(29) Trois possibilités : ces vidéos sont le fait, ou de Magyd seul, ou de son fils seul, ou des deux ensemble (puisqu'au moins l'une d'entre elles a été tournée à l'intérieur même de leur appartement). Elles n'ont en tous les cas d'usage esthétique que de rappeler aux oublieuses mémoires et aux consciences fragmentaires dans quelle société socialement clivée et dans quelle histoire fracturée nous vivons. Georges souffre en partie d'une amnésie produite par l'immense œuvre de dépolitisation actuelle à laquelle la télévision (c'est-à-dire lui-même) n'est pas innocente et qui l'autorise à croire que son existence présente n'est le produit d'aucun montage (comme une émission de télé peut être montée), n'est sous-tendue par aucune base historique discordante comme par aucune logique de contradictions sociales à laquelle il participe comme nous participons tous, que nous le voulions ou non . Au-delà du périphérique, il y aura pour tous les bourgeois (ici parisiens) le rappel de l'existence reléguée et stigmatisée de prolétaires régulièrement racisés auxquels ils sont structurellement, socialement comme historiquement, liés et que le nom de Lénine éclaire encore. La prise en compte de ces relations n'a pas d'autre nom que celui de politique en tant que publicisation et universalisation du tort subi (Jacques Rancière, ibid .).
(30) Lire l'« Appel pour des Assises de l'anti-colonialisme post-colonial » lancé en janvier 2005 sur le site Internet : http://www.indigenes.org/ . Et puis ceci pour mettre un point final quant aux supposées ambiguïtés relatives au nom éminemment politique de ce collectif : « Il n'y a pas aujourd'hui des Français d'ascendance coloniale et migratoire qui seraient fascinés par l'indigénat de leurs ancêtres au point de vouloir s'y enfermer et d'en calquer un supposé comportement victimaire. Mais il y a bien des Français pas comme les autres qui analysent le regard dépréciateur, le déni de droit et les discriminations qu'ils subissent comme la persistance d'une figure de l'indigène logée dans leur corps » (Nacira Guénif-Souilamas, « La réduction à son corps de l'indigène de la République » in La Fracture coloniale (sous la dir. de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire), éd. La Découverte, 2005, p. 200).
(31) Abdellali Hajjat, Immigration postcoloniale et mémoire , éd. L'Harmattan, 2005, p. 54.
Mai 2006
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