Swimming Pool (c) D.R. SWIMMING POOL
de François Ozon

LES COTELETTES
de Bertrand Blier

  le 30 mai 2003


texte tiré de : http://www.objectif-cinema.com/analyses/152.php

Petit aperçu en forme de mise au point de la sélection française en compétition officielle du Festival de Cannes 2003, en deux temps (Swimming Pool du sémillant François Ozon et Les Côtelettes du vieux routier Bertrand Blier) et trois mouvements (la phobie du réel, l’imaginaire ankylosé, et l’égotisme du petit commerce de cinéma autocentré), ou : comment le cinéma français se mord la queue et n’arrive à rien à force de complaisance, de suffisance et de contentement cynique


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SWIMMING POOL
Petite surface fermée pour inventaire

« (…) car le jouir du corps comporte un génitif qui a cette note sadienne (…), qui dit qu’en somme c’est l’Autre qui jouit »  Jacques Lacan, Encore, Séminaire, Livre XX, Seuil, 1975, p.33

  Swimming Pool (c) D.R.


C’est ce qu’il pouvait arriver de pire à Ozon. Après avoir joué dans Huit Femmes (2001), à la fois puérilement (un pur et simple jeu de formes à l’ingéniosité inconséquente : une sorte de miniaturisation publicitaire du cinéma conceptuel d’Alain Resnais) et à la fois servilement (en donnant la soupe professionnellement à des professionnelles de la profession aguerries – Danièle Darrieux, Catherine Deneuve, Fanny Ardant, Isabelle Huppert, Emmanuelle Béart – ou en passe de le devenir – Ludivine Sagnier), des codes de l’existence et de l’exposition de la star (c’est le lourd référentiel au cinéma hollywoodien des années 40 et 50), de son usage localisé (c’est le programme des clins d’œil appuyé au cinéma français des années 60 à 90) et de son actuelle pertinence pour le moins problématique (Huit Femmes, dans sa facture superlativement artificielle, faisait semblant d’y croire pour faire plaisir à ses actrices dans le supposé entretien de leur aura mais surtout pour installer son auteur au centre névralgique du cinéma français), le cinéaste avec son nouvel opus renouvelle l’opération de simulation et de réduction mais ici avec son propre (petit) univers, Swimming Pool étant une œuvre complètement ossifiée, pauvre petite machine fantasmatique tout juste bonne à être entretenue à l’image de son objet-titre et dont le squelette esthétique ne produit que fadeur et vacuité.

Si Huit Femmes ressemblait finalement à un remake grand public, gonflé et « césarisable » du discret Gouttes d’eau sur pierre brûlante en 2000 (adapté d’une pièce de jeunesse de R.W. Fassbinder),  Swimming Pool est une sorte de Sous le Sable (2001) enrubanné des tics post-modernes du film précédent. Ozon n’a même pas 40 ans qu’il ratiocine déjà, répétant en moins bien les figures imposées naguère avec originalité au cinéma français, se restreignant à arpenter tel un maître en son domaine son malingre périmètre d’action. Gâtisme précoce (l’homme qui entretient la piscine dans le film est un vieillard) ? On en vient même à se demander si la croyance qui sous-tendait puissamment Sous le Sable (ne jamais essayer de faire le deuil socialement encouragé d’une image pour vivre pacifiquement avec elle, coexistante avec le réel) n’était pas elle-même pure simulacre.

 

 




Ozon avait été capable de mettre en branle sur les rails d’une folie qui lui était propre la momie Charlotte Rampling, fine équilibriste sur le fil somnambulique d’une opacité magnifique – son visage nous tenait en ne lâchant rien de ce qui la tenaillait –, moins comme jeu téléguidé rigidement de près que comme présence inquiète observée de loin. Présence dont la ténuité trouvait son origine dans les nœuds de son obsession, en miroir avec ce qui obsède en propre le cinéaste qui suivait comme un aveugle confiant les trajets de cette dernière, tel Scottie avec Madeleine dans Vertigo (1958) d’Alfred Hitchcock, Sous le Sable ayant alors l’allure d’une double spirale, partant du dehors vers le dedans (l’imaginaire fantasmatique) et du dedans vers le dehors (le documentaire). Alors que dans ce présent film Ozon emmaillote son actrice dans les habits amidonnés et cintrés qu’Huppert revêtait sans maugréer dans Huit Femmes, éventant en conséquence tout mystère que peut induire une présence au profit du bouclage d’un rôle de composition confectionné au millimètre et reposant pour sa majeure partie sur les clichés attenant à un personnage d’écrivaine anglaise de plus de cinquante ans telle que l’on peut d’autant plus facilement se l’imaginer lorsqu’il s’agit de Charlotte Rampling pour l’interpréter. Coincée, rigide, névrosée forcément. Et forcément appelée à connaître la levée de ses inhibitions. Extrême classicisme de la perversité qui, effectivement, fait davantage penser à l’imaginaire de Jacques Deray faisant La Piscine (1969), qu’à celui de Luis Buñuel réalisant Tristana en 1970 (puisque Ozon s’amuse à citer les deux films).

 

 



Si l’aspect « œuvre policière à l’anglaise » de Swimming Pool, convoquant l’atmosphère délétère des romancières modernes du genre telles Ruth Rendell, P.D. James ou Patricia Highsmith (2), suscite un peu plus d’attention que la réactivation poussiéreuse du « whodunit » à la Agatha Christie de Huit Femmes, si Ludivine Sagnier peut à la limite convaincre (et on imagine que son Pygmalion l’est davantage que nous, à voir avec quelle complaisance il s’attarde sur ses rondeurs) en fétiche sexuel de notre temps (sous influence « loanesque »), sorte de « bimbo » à la vulgarité exposée « plein soleil », il n’empêche que le nouveau film d’Ozon peine à égaler ses modèles avoués, tant le Joseph Losey de Secret Ceremony (1968) pour tout ce qui concerne la lutte entre de deux natures tout aussi dissemblables que fascinées l’une par l’autre et sommées par un artifice de convention scénarique de vivre momentanément sous le même toit, que Barton Fink (1991) des frères Coen pour la description mentale des obscurs mécanismes de la création artistique. On ne s’attardera pas à faire la comparaison, défavorable pour Ozon, avec le récent Dancing de Patrick Mario Bernard, Pierre Trividic et Xavier Brillat, 1000 fois plus singulier et imaginatif sur un sujet similaire, simplement parce qu’ils filmaient concrètement des processus de cristallisation créatrice qu’Ozon évacue à coup d’ellipses paresseuses.

On regrette les oeuvrettes aussi vives et ouvertes comme pouvaient l’être Une Robe d’été (1996) et Regarde la mer (1997) qui, aussi en partie grâce à leur format bref (un court et un moyen métrage), savaient éviter la graisse (référentielle, narrative) pour aller directement à l’essentiel (l’identité, la pulsion) sans passer outre la force énigmatique auréolant cet essentiel que seuls le découpage et le montage avaient su instiller. Ozon apparaît bien meilleur sur les courtes distances, sec, tranchant, que pour les longues foulées, vite à bout de souffle, répétitif. On se souvient que dans Sitcom (1999), un rat permettait par son intrusion dans l’espace familial à chacun des personnages de se libérer positivement d’une libido névrotiquement cadenassée sous des couches et des couches de convention. Le film n’avait alors rien d’autre à dire mais le disait avec la netteté d’un graphiste « ligne claire », son seul mérite étant donc de valoir pour le mot d’ordre (en gros, n’importe quoi sans hiérarchie de nature peut servir de catalyse psychique, de libération libidinale, de catharsis de l’imaginaire) d’une œuvre cinématographique dont le devenir semble déjà tracé d’avance, d’une extrême concertation et qui, Sous le Sable figurant jusqu’à présent d’heureuse exception, tâtonne toujours, rumine pas mal, piétine en fait.

 




Un rat donc, la mort d’un jeune d’origine maghrébine pour les héros du film suivant (Les Amants criminels en 2000) (2), un jeune homme paumé offert sur le plateau de l’ogre qu’interprétait Bernard Giraudeau dans Gouttes d’eau sur pierre brûlante, l’absence d’un être aimé dans Sous le Sable, la mort de la figure patriarcale dans Huit Femmes, une pétasse blonde dans Swimming Pool… Le fantasme n’explique rien et rien n’explique le pourquoi du fantasme. Il n’y a rien à voir ou à comprendre (sous le sable ou dans la piscine, d’où la fonction purement utilitaire de la figure incarnée par Ludivine Sagnier, simple pied de biche d’une imagination sclérosée, celle de l’écrivaine comme de son créateur), le fantasme déchargeant celui ou celle qui en est la proie d’en rendre compte, de rendre des comptes. Ultime « ruse de la raison » qui justifie hors tout logos n’importe quelle dévoration, le fantasme n’est qu’une image, la pointe la plus contractée d’un imaginaire souvent mou, manière d’interface (ici la piscine) réalisant la jonction d’une subjectivité (Sarah Morton que joue de manière appliquée Charlotte Rampling) et des représentations collectives auxquelles Ozon n’élude en rien l’actuelle médiocrité (3), et dont la stupéfiante mobilité, lorsque l’on s’y soumet, peut emmener très loin à l’intérieur de soi (on en ramène de l’abjection, de la force, du courage, un roman, un scénario). Jamais hors de soi puisque alors c’est le réel qui génère ce type de mouvement.

Ozon, en ne sortant pas de ses gonds, en remplissant consciencieusement son cadre, visse au plus serré les boulons d’un dispositif assez scolaire d’indiscernabilité entre la réalité et l’affabulation (4), disséminant tout le long de ses changements de séquence des interstices susceptibles d’appeler le spectateur au délire d’interprétation (encore eût-il fallu que l’histoire intéresse un tant soit peu et n’ait pas cet air de déjà-lu ou vu), et a ainsi décidé d’évacuer tout dehors et toute rencontre avec le réel en tant qu’altérité (le rat de Sitcom en est la représentation cauchemardesque et radicale) que le programme du film et son programmateur – croit-il – ne pourraient absorber au risque de l’anéantissement. D’où la problématique réussite claustrophobe, frileuse et mortifère de ce musée de cire qu’était Huit Femmes, en ce sens que le film est l’opération visant à enfouir la singulière position assumée par Sous le Sable (qui n’était que le portrait elliptique d’une femme et rien qu’une femme), un accident dont visiblement Ozon ne cherche pas aujourd’hui à réitérer les puissances insondables et déstabilisatrices (5), porté par une actrice qui était ce corps enchaîné au rocher de son fantasme mais qui fuyait loin vers le réel (c’est-à-dire toujours loin vers elle-même en tant qu’elle est cet « Autre » dont parlait Lacan plutôt que celle que se représente le cinéaste), entraînant à sa suite celui qui la filmait dans une posture non de fabrication ou de rétention mais de captation. Ozon originalement capturé plutôt qu’habituellement capturant.

 

 



C’est finalement quand il va voir ailleurs (c’était la leçon de Une Robe d’été) qu’Ozon intéresse et pas quand il décrète qu’il est le seul à jouir au plus haut point de ses petites entreprises. Ou bien le fantasme dévore mais demeure sous la coupe savante de la maîtrise du cinéaste marionnettiste qui le met en branle dans un coin de scénario, ou bien c’est le réel qui déborde (de la piscine) mais Ozon, artiste essentiellement phobique, ne souhaite être dans ce cas dans la continuité ni de Rossellini, ni du premier Bergman (Sous le Sable était pourtant son Monika (1953) à lui), ni de Godard, ni de Pialat (qu’il a étudié à la fac, tout s’expliquerait donc). La peur de toute intrusion – « l’Autre » en tant qu’il est désiré comme seulement, ou indésirable et à éliminer, ou intéressant dans la mesure où il est susceptible de subordination – limite drastiquement la portée esthétique et politique du cinéma ozonien, englué dans la (dé)monstration d’une possible inspiration à partir de l’imaginaire frelaté de son temps (le roman-photo, la sitcom, la télé-réalité) dans la réinvention d’une veine de polar anglais, au cinéma du moins, dévitalisée (6). Frayant sur ses maigres plates-bandes tel un petit propriétaire foncier dont l’unique souci est, semble-t-il, de faire fructifier son étique patrimoine cinématographique en en vérifiant d’abord et avant tout la fonctionnalité, Ozon (nous) fatigue vite. Et à chaque film, de plus en plus vite. Du réel sinon le cinéma étriqué d’Ozon (nous) étouffe. Ou bien comme dans Swimming Pool coule à pic.

 

LES COTELETTES
Pièce de bouche(rie) avariée


« Le retour actuel (…) aux ambiguïtés idéologiques [les idées réactionnaires, inégalitaires, hiérarchiques, contre-révolutionnaires], de plus en plus souvent assumées, nous ramène aux années trente, aux troisièmes voies, aux syncrétismes (« ni droite, ni gauche »), bref aux non-conformismes jadis étudiés par Loubet del Bayle, et aux oxymores de type «révolution conservatrice» » Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Editions du Seuil et La République des Idées, 2002, p.53

Les Côtelettes (c) D.R.


Les Valseuses en 1974, Buffet froid en 1979, Les Côtelettes en 2003 : Blier est un cinéaste viandard et la viande chez lui se mastique chaude ou froide, c’est selon. Froide lorsqu’il s’agit de rentrer dans le lard des scènes (de cul : exemplairement Les Valseuses), du sens (évidemment Buffet froid, sommet de son cinéma, de l’absurde dans le meilleur des cas, tout simplement absurde dans le pire des cas), des clivages politiques (et Les Côtelettes est contemporain des dernières élections présidentielles de 2002 dont on sent bien ici l’acrimonieuse volonté de leur faire rendre gorge). Chaude lorsqu’il s’agit de réchauffer sur la plaque du cinéma un roman (Les Valseuses), un scénario original (comme par exemple celui de Buffet froid), une pièce de théâtre (Les Côtelettes).

Crudité des situations comme saucissonnées dans un filmage qui se voudrait être surréaliste (avec citations maigres de Magritte et de Buñuel à la clé ici), cuisson minutée de dialogues entrelardés de mots d’auteur rissolés aux petits oignons, mise en scène qui est toujours à la fois une mise en bouche (les acteurs comme incarnation des mots de l’auteur) et une mise en boîte (scandaliser le bourgeois, opération cinématographique ultime !), réalisée à l’étouffée (le studio plutôt que le réel, le huis-clos plutôt que l’espace dont l’ouverture sur le dehors, réduite ici dans une sorte de zapping de cartes postales distribuées en arrière-fond telles des transparences d’un autre temps, ne pourrait être complètement circonscrite par la maîtrise de marmiton qu’est Blier) : loin du mijot tavernierien analysé par Serge Daney (7), le centrisme blierien vise quant à lui non pas un quelconque régime de représentation à feu doux (Tavernier est un réalisateur sagement cultivé et civiquement concerné) mais plutôt à ménager non pas successivement mais simultanément le chaud et le froid (Blier est un anarchiste de droite (8) – voilà son centre à lui – doublé d’un vieux dégoûtant). C’est la spécificité d’un auteur qui a su, reconnaissons-le lui, accommoder les restes du cinéma de (son) papa (Bernard père) avec les braises ou les piments de la modernité (la dette envers Godard, toujours reconnu).

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Le réchauffement, lorsqu’il s’agit d’un réalisateur aussi « maître-queue » que l’est Blier, ce fut une femme frigide qui arrivait enfin à jouir (Miou-Miou dans Les Valseuses, Carole Laure dans Préparez vos mouchoirs en 1978). Vision platement misogyne (la réaction s’effectuait face au féminisme d’alors), bien pauvre en teneur scandaleuse car majoritaire en son temps. C’est aujourd’hui, figure amorcée par Mon Homme en 1996 avec Anouk Grinberg, une femme brûlante (ici une femme de ménage d’origine maghrébine – on appréciera l’audace de l’adéquation soleil/Maghreb) qui réveille par ses ardeurs et de leur torpeur des hommes bien fatigués. Vision déroutante de naïveté (n’est pas Imamura qui veut), riche en gâtisme avancé (le fantasme de la femme-objet réconciliant les hommes murés dans leur dégoût existentiel), aboutissant à une maxime du genre : « Baisons la mort avant qu’elle ne nous baise ». La Mort, ici une vieille maquerelle plus ridicule qu’autre chose (Catherine Hiegel de la Comédie française, prise elle aussi par derrière !), est très loin d’égaler celle, autrement plus mystérieuse et terrorisante, du dernier film d’Ingmar Bergman en date, En Présence du clown (1997), vers laquelle le réalisateur semble pourtant avoir lorgné. A son détriment tant Blier joue dix coudées en dessous de son modèle.

Si Blier est un cinéaste viandard comme on l’a dit, pratiquant le « gueuloir » grâce à ces énormes caisses de résonance que sont ses acteurs (comme souvent, deux « valseuses » mais ici particulièrement rabougris (9)), c’est parce qu’il possède un goût prononcé pour les acteurs « mastoc » (ou « comac » comme aurait dit son père) qui, bouffant de ses réparties salées, les débitant en rafales au risque de l’assourdissement et les assaisonnant à leur sauce, sont en général un régal pour un public facilement emballé par des numéros de cabot au poil près. Acteurs bleus et/ou sanguins (Gérard Depardieu et Patrick Dewaere hier, voire Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle dans Calmos en 1976 (10)), brûlés et/ou cramoisis plus récemment (Alain Delon dans Notre Histoire en 1984, tous les acteurs des Acteurs – cette pathétique opération de sauvetage d’un brochette représentative des vieilles croûtes du cinéma français, le Huit Femmes de Blier – en 2000, Philippe Noiret et Michel Bouquet aujourd’hui).

 




On retrouve dans ce cas précisément Godard et son affinité pour les acteurs en fin de course, à l’aura étiolée. Le seul problème, c’est que Blier refuse catégoriquement toute hétérogénéité (sans compter qu’il n’est pas un artiste à la mélancolie active mais un nostalgique à la sève épuisée dont la roublardise sert et ressert le plat le plus remâché, à savoir « la vie et rien d’autre » – euphémisme que d’avouer la faiblesse dudit constat), contrairement à l’auteur de Week-end (1967), et se complait à sauver les meubles plutôt que la vie en mitonnant selon les termes archi-rebattus d’une recette plus qu’éprouvée (le-film-de-Blier), avec les mêmes ingrédients (stars bien de chez nous sur lesquels Blier souhaite toujours capitaliser, mots d’auteur qui font plus tache de gras que fine mouche désormais  (11)) et dans la même cocotte-minute (un filmage en fonte, blindé, carré), la même daube misanthropique que depuis trente ans. Sans faillir, bien que l’on aura remarqué les intervalles de plus en plus longs entre les films et la faiblesse progressive du nombre des entrées, bien loin des scores des films des années 80, la daube blierienne ne paraissant plus être au goût du jour. Insistance qui devient gênante plutôt qu’elle ne lève les enthousiasmes. Faire un film reposant quasi uniquement sur des sentiments tels que le mépris, la bêtise, le cynisme, le dégoût, le ricanement et le sarcasme décourage assez rapidement si on considère la critique de cinéma ou le plaisir à disserter autour des films, à l’instar de Jean Douchet, comme étant « l’art d’aimer ».

Cette image de la bouffe qui hante le cinéma blierien, qui concentre si visiblement les rances conservatismes du cinéma de qualité française et contre lequel s’est farouchement opposée la Nouvelle Vague (12), Blier ne s’en départit pas, renchérit sur elle plutôt (13). La brasserie Blier et son volant de brèves de comptoir éventées, ce n’est pas vraiment La Grande Bouffe de Marco Ferreri et sa critique (encore) radicale de la société de consommation, mais au contraire la « mal-bouffe », image d’une vie qui n’inspire que haine et ressentiment (14) et qui consiste à distribuer à la façon mécanique d’un métronome les pains, un coup à/sur la droite, un coup sur la/à gauche, puis à réconcilier – ne fâchons personne – tout ce beau linge (sale) dans un lit qui, comme le veut sûrement le bon sens populaire, ignore ou transcende les clivages de classe ou politiques (les bourgeois copains comme cochon se partageant les beaux restes de leur femme de ménage commune : cf. Une Femme de Ménage de Claude Berri l’année dernière, bien sûr le même sujet, mais une certaine affection en plus). Gageons que les convaincus n’auront pas été ébranlés par un jeu de massacre profondément inopérant et auront plutôt été renforcés dans leur base : c’est dire l’échec des Côtelettes qui, ne l’oublions pas, a été produit là aussi par une belle brochette, Luc Besson, TF1 et Hachette (qui appartient à l’empire Lagardère), ce qui ne pouvait laisser augurer que du pire.

 

 



Blier aurait pu tout aussi bien s’inspirer de la faconde d’un auteur tel Sacha Guitry s’il n’insistait pas jusqu’au sabordage à vouloir tout souligner, tant sur le versant musical (air dramatique lorsque la scène est dramatique) et sonore (klaxon de pompier hors-champ au moment où Bouquet parle de ses érections) que sur le plan visuel (une traversée d’un sous-bois au moment où la parole de Bouquet bifurque et se perd). Merci le film, par trop redondant, même pas confiant dans la supposée puissance de son texte. Trop moche pour nous de plus puisque l’ultime pirouette de l’instigateur de cet hospice qu’est le film (hasard que d’y croiser une ambulance ?) est de se décharger de l’imbécillité des propos (racistes, sexistes, homophobes et bourrés des pires et vils lieux communs) qui y sont tenus en feignant de les rapporter à ses bouffons de personnages et à eux seuls. L’esquive est facile (c’est la même parade que celle adoptée par Michel Houellebecq défendant ses livres : « ce n’est pas moi qui parle, c’est mon personnage qui s’appelle Michel ! »), elle permet tous les degrés de lecture, contentant tous les publics, des plus malins aux plus bêtes puisque c’est ainsi que Blier les considère seulement. « Le culte des transgressions (…) conduit à faire du cynisme un des Beaux-Arts. Instituer en règle de vie le « anything goes » post-moderne, et s’autoriser à jouer simultanément ou successivement sur tous les tableaux, c’est se donner le moyen de «tout avoir et rien payer»  » (Pierre Bourdieu, Contre-Feux, Raisons d’agir, 1998, p.19). Ces lignes implacables étaient consacrées à Philippe Sollers, elles conviennent à un réalisateur, sorte de Jean-Pierre Coffe du cinéma dont le film ratatiné n’est que le refuge de sa sénescence avancée et pitoyable (15).

 

Les Côtelettes (c) D.R.


Lourd sur l’estomac, crevé tel un soufflé raté, Les Côtelettes signe la défaveur/dé-saveur de leur préparateur cul-inaire qui, osons le dire, a ici fait sous lui. Pas de quoi donc en faire une thèse, pour reprendre un dialogue croustillant des Valseuses qui portait sur une potée déjà pas bien fameuse, puisque Blier n’a qu’une seule chose au fond à nous dire : que l’on ne lui raconte pas d’histoire. A nous aussi on ne la fait pas en ce cas. C’est bien pourquoi d’ailleurs il n’a jamais véritablement raconté d’histoire, privilégiant les anecdotes, les friandises digressives, les (gros) morceaux choisis, les hors-d’œuvre aux grands récits, aux chefs-d’œuvre (16). A force de se la jouer blasé, Blier s’embourbe dans le pâté ingrat de son cynisme, où le gâtisme (du contenu) se dispute seul avec l’obsolescence (du trait). Le fond (du plat) est atteint, et Blier en racle maladivement les bouts de graisse collés en ses contours visqueux. Comme le dit le vieil adage, qui dort (pendant la projection des Côtelettes) dîne (d’autant plus que le rata proposé, peu ragoûtant, écœurerait du cinéma pour un moment).

 

Dans Swimming Pool comme dans Les Côtelettes, on trouve deux chouettes maisons de campagne assorties chacune d’une non moins chouette piscine, toutes deux situées dans le Lubéron. Ca fait symptôme tout de même. Le cinéma comme villégiature : Ozon et Blier paressent au soleil de leur notoriété, paraissent s’être endormis sur leurs tout relatifs lauriers et se sont oubliés dans la plus exécrable des facilités. Le constat est dur pour le premier - Ozon est jeune, a tout le temps de se remettre en cause –, sévère pour le second - Blier ne pourra-t-il jamais s’en remettre ? Si ces deux auteurs ne pensent pas davantage à aérer leur dispositif, à l’ouvrir sur des espaces qui ne dépendent pas uniquement de leur savoir-faire qui peut très vite se révéler besogneux au possible, à se rabattre sur les mêmes influences superficiellement saisies (tous deux partagent des affinités avec le cinéma de Luis Buñuel, hélas pas la radicale manière, toute en neutralité bienveillante, que celui-ci avait d’envisager les pollutions de notre inconscient zébrant de ses assauts aberrants les comportements les plus normalisés, de retourner sans forcer les normes de la vie sociale en violence injustifiable et dénuée de sens), c’est un évidemment substantiel, un raidissement fatidique qui les attendent au tournant (pour Blier, le tournant semble avoir été dépassé).

  Les Côtelettes (c) D.R.


La cinéphilie pointue d’Ozon le sauve de l’aspect légèrement suranné qui enveloppe son œuvre (le studio, ses fenêtres closes et son air vicié (17)), quand le cinéma de Blier est finalement très vite passé de mode, avec un tel film à ranger dès à présent dans le cabinet des aberrations du cinéma français. Vouloir être à tout prix au centre stratégique du cinéma français, c’est comme le disait Bourdieu dans notre citation « vouloir tout avoir sans rien payer », le box-office et l’art, les critiques de Positif et ceux des Cahiers du Cinéma, ces mêmes critiques et ceux de Studio, la politique des auteurs et celles des acteurs, le premier degré et tous ceux qui suivent… François Truffaut a pu incarner, dans la douleur et non l’autosuffisance, la non-dispersion de telles contradictions parce qu’elles n’étaient pas en 1980 ce qu’elles sont devenues maintenant, à savoir des abîmes de plus en plus inconciliables (18). Se faisant, c’est tout bonnement l’économie du réel qu’ils réalisent (alors que Buñuel était avant tout, à l’instar de Ruiz et de Chabrol aujourd’hui, un observateur attentif) (19), oubliant que le cinéma peut être – il l’a été et l’est encore parfois – un magnifique instrument d’interrogation et de recherche, de révélation et de découverte du monde.

 

Le petit univers respectif de ces deux auteurs, un jeune loup aux dents longues et un vieux renard édenté que tant de choses rapprochent aussi paradoxalement que cela puisse paraître a priori, repu d’un narcissisme qui les satisfait plus qu’il nous touche, ne saurait, avec tout le brio que l’on connaît chez Ozon ou qu’on a connu chez Blier, rivaliser avec la source la plus grande et inépuisable en imagination comme dirait Jean-Marie Straub, c’est-à-dire le réel. Du moins quand un ego surdimensionné, atrophié dans ses pauvres certitudes et victime de ce que Jacques Lacan nommait dans l’un des Ecrits (« D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose ») la « forclusion », consistant à ne pas symboliser ce qui aurait dû l’être, n’escamote pas ce même réel dont la non (Ozon qui n’en a que faire) ou alors biaisée (Blier qui fait semblant) prise en charge symbolique (la molle assomption de l’imaginaire s’y substituant) n’empêche jamais la résurgence, mais sur un mode ravageur. Le réel manque tragiquement dans ces deux films. Ou alors on tente de se débarrasser de ce poids – considéré à tort par eux – (de) mort avec les pires difficultés (un cadavre hitchcockien chez Ozon, une femme de ménage mourant d’un cancer quand son amant, un souteneur que l’on appelle du joli nom de « l’Arabe », est assassiné par les protagonistes chez Blier). Pire, c’est la démission maladive de sa prise en charge qui fait tout foirer dans des films aux bras ballants, ne sachant trop que faire de ce grand Absent qui les mine à mort.

 

Notes

1) La première ayant inspiré à Claude Chabrol La Cérémonie en 1995, la troisième Le Cri du Hibou au même cinéaste en 1987 (sans même parler de Stranger on a train d’Alfred Hitchcock en 1951), et Ozon en a pris scolairement bonne note puisque son film semble être également inspiré par Les Biches (1968) du même Chabrol.

2) On espère gentiment qu’il n’y a aucun rapport de causalité à établir entre les deux motifs mentionnés, ou bien alors cela signifierait qu’Ozon avoue par la bande (ou alors inconsciemment) qu’il est un brin raciste, ce qui pourrait sembler après tout logique en fonction de cette phobie du réel ou de ce refus affiché de toute altérité qui trouve son contrepoint dans un univers anglo-saxon connu pour sa faible porosité, dans lequel plonge présentement le cinéaste et que nous sommes en train d’analyser.

3) Ce que le sociologue Maurice Halbwachs nommait « l’imaginaire collectif ».

4) Le modèle du genre pourrait être Suspicion (1941) d’Alfred Hitchcock. Etrange impression d’ailleurs que celle de se dire qu’Ozon, artiste décalcomaniaque et corseté dans ses calculs formels à faible intensité, semble avoir découvert fraîchement la veille les joies de la mise en abyme et des dédales de reflets de miroirs dans les miroirs.

5) Est-ce tout à fait un hasard si le tournage de ce film a été interrompu, Ozon calant sur la suite à donner à un récit dont forcément il ne savait rien à l’avance ?

6) Voir également le premier film de Bernard Rapp, Tiré à part (1996), moins modernisant, plus efficace, tout aussi faiblement passionnant.

7) In Ciné Journal, volume I, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1998, p.78-83.

8) Tradition française à laquelle ont appartenu des écrivains tels Marcel Aymé, Georges Simenon (Blier appréciera le voisinage), et aujourd’hui Michel Houellebecq, le meilleur représentant pour le cinéma étant aujourd’hui avec Blier Claude Berri (qui a adapté Aymé avec Uranus en 1989), le patriarche de ce lignage étant Claude Autant-Lara (qui a pareillement adapté Aymé avec le fameux La Traversée de Paris en 1955), plus connu pour ses œuvres cinématographiques que pour son adhésion en fin de parcours au Front National.

9) Le personnage de Michel Bouquet paraît être celui des deux le plus pathétique, ressemblant à un croisement improbable entre François Mitterrand et un faune priapique et sautillant. On pense alors avec affection à Michel Piccoli dans Je rentre à la maison (2001) de Manoel de Oliveira dont le sujet, entre autres, était la dignité (dans la tenue d’une carrière de comédien par exemple). Plus Blier multiplie les ratages, plus son vieux rêve caché de réaliser son « Bouvard et Pécuchet » à lui s’éloigne à grandes enjambées.

10) « La conception [de Calmos] qui voudrait adopter les éléments du discours macho pour mieux en dénoncer les aberrations, ne manque pas d’audace. Mais le réalisateur se révèle si peu maître de son langage cinématographique que la vérité misogyne de son propos s’impose malgré tout » (Jean-Michel Frodon, L’Age moderne du cinéma français. De la Nouvelle Vague à nos jours, Flammarion, 1995, p.571). On verra que le constat que l’on tire de la vision des Côtelettes n’est peut-être pas si éloigné de celui tiré par Frodon, que la chose est aussi beaucoup plus grave.

11) Extrait : « Un moribond, ça sent pas bon ». Le film regorge de ce type de tristes truismes qui défie le sens critique.

12) Voir par exemple la tirade fameuse et significative de Jean-Pierre Léaud dans La Maman et la Putain (1974) de Jean Eustache sur les petits restaurants.

13) Ce qui devrait plaire à un critique du genre d’Alain Riou qui s’est plaint à France-Inter lors du tout récent palmarès du dernier Festival de Cannes d’avoir vu des films à ce point, nous citons, « manquer de sang et de chair ».

14) En ce sens, Gaspar Noé semble être le digne héritier de ce cinéma-là, avec comme horizon indépassable les diarrhées verbales et atrabilaires de Louis-Ferdinand Céline et pour antithèse (pour nous un contre-poison salutaire) la positivité vitaliste de Nietzsche (dégraissée de ses schèmes autoritaristes et hiérarchistes).

15) On pourrait reprendre, et le film nous y autorise grandement, le mot célèbre de Michel Ciment au sujet du premier film de Patrice Leconte, Les Vécés étaient fermés de l’intérieur (1975) : « Tirons la chasse ». Mais on ne le fera pas (rions un peu !) pour ne pas tirer sur une ambulance si mal en point.

16) « Les films de Blier sont comme des « compils », ces disques où l’on collectionne les morceaux les plus brillants d’œuvres musicales d’un genre ou d’un artiste. Les « compils » du vrai film de Bertrand Blier, qu’il ne fera jamais » (Jean-Michel Frodon, opus cité, p.698).

17) Les dispositifs apprêtés d’Ozon n’apparaissent-ils pas au final comme les héritières putatives des « puzzles sophistiqués » (Jean-Michel Frodon, op. cit., p.579) de Michel Deville ? Seul aujourd’hui un cinéaste tel Alain Resnais sait profiter du studio parce qu’il est préalablement un artiste-monteur et un expérimentateur de formes hétérogènes plutôt qu’un colleur d’affiches soucieux qu’elles soient suffisamment provocantes (mais pas trop quand même) et ainsi ajustées afin de racoler le plus grand nombre de spectateurs possible.

18) Voir à ce titre le beau livre d’Anne Gillain, François Truffaut, le secret perdu, Hatier, Paris, 1991.

19) Significativement, le personnage de Charlotte Rampling dans Swimming Pool zappe lorsque à la télévision on parle de mouvements sociaux. Dans Les Côtelettes, Blier part (comme souvent) sur les chapeaux de roue d’une dénonciation au vitriol du visage politique français (sur l’air de Quoi ma gueule ? Qu’est-ce qu’elle a ma gueule ?) pour ne plus savoir qu’en faire après et tirer à vue sur tout ce qui bouge, ratant catastrophiquement toutes les cibles que l’auteur s’était données au départ.

 



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