texte tiré de : www.maurice-pialat.net - Mai 2004 -
« (…) quand disparaissent vos parents, disparaît la dernière barrière biologique. Après, c’est votre tour. Ce qui n’est pas une idée très plaisante. »
(Vladimir Jankélévitch, Penser la mort ?, éditions Liana Levi, 1994, p.17)
Pour son troisième long-métrage, Maurice Pialat filme dans toute son horrible littéralité ce qui travaille en sous-main le reste de son œuvre, à savoir l’agonie. C’était déjà celle de Mémère la vieille dans L’Enfance nue (1969) mais elle était secondaire par rapport aux lignes brisées de la trajectoire erratique du jeune François, et puis celle aussi de Maman Jeanne dans la série télévisée La Maison des bois (1971) mais elle ne se produisait qu’au dernier épisode. Ce sera celle de Mouchette violemment suicidée (elle se tranchera la gorge) dans Sous le Soleil de Satan (1987) mais sa fort probable agonie demeurera hors-champ. Ce sera celle également de Van Gogh dans le film éponyme que le cinéaste lui consacrera en 1991 mais, à la différence de La Gueule ouverte où l’agonie dure quasiment le temps que dure le film, celle du peintre hollandais ne surviendra qu’en toute fin du film en une séquence puissamment ramassée.
Sur un plan plus symbolique, c’est la triste agonie du couple de Nous ne vieillirons pas ensemble (1972), de la famille de A nos amours (1983), de l’abbé Donissan dans son âpre combat mystique dans Sous le soleil de Satan, du couple à l’enfant dans Le Garçu (1995) dont on peut se demander par ailleurs s’il s’agit là d’une famille comme on pouvait encore l’entendre dans A nos amours. Par rapport au dernier film de Pialat justement, on pourra objecter que là où il a décidé de traiter l’agonie de la figure, éminemment centrale dans l’œuvre, du père en une poignée elliptique de plans à l’incise bouleversante, La Gueule ouverte calque sa durée cinématographique sur celle, diégétique, de la mort de la mère dont les derniers râles s’adressent comme un reproche indélébile à son mari (que l’on surnomme en pays auvergnat… le Garçu et qu’incarne Hubert Deschamps1) comme à son fils (que joue Philippe Léotard).
L’agonie n’est pas seulement la caractérisation d’une mort dont les processus sont lents et qui d’une part obligerait Pialat à envisager son rapport déjà privilégié à la durée cinématographique (il est bien probable que La Gueule ouverte soit le film de ce cinéaste comptant le plus de plans-séquences) en le soumettant plus frontalement encore qu’à l’accoutumée aux pratiques duratives d’illustres maîtres tels Erich Von Stroheim, Carl Theodor Dreyer et Roberto Rossellini, et qui d’autre part lui permettrait d’opérer une distinction notable avec le cinéma (moqué par lui) de François Truffaut dans lequel les morts fulgurantes (coups de feu passionnels, accidents imprévisibles, vieillesse subite telle celle du personnage de Jean-Pierre Léaud dans Les Deux anglaises et le continent en 1971…) l’emportent très largement sur les agonies.2
L’agonie est aussi la claire manifestation d’une angoisse ontologique intrinsèque au cinéma pialatien qui, en retour, s’invente pour lui une méthodologie agonistique propre à la singularité de chaque film. Cette méthodologie qui est également le fait des personnages pialatiens3 est une technique de lutte afin de résister dans (et de tenir à) la vie pour que celle-ci ne soit pas complètement happée par son devenir-mort. Le constat héraclitéen du « tout passe » demeure ici inébranlable, impossible à escamoter, si ce n’est au prix d’un déni de nature névrotique ou de mensonges, dont l’idéalisme prend sa source dans la culture judéo-chrétienne dans laquelle s’inscrit l’œuvre pialatienne entière, qui peuvent être perpétrés par les personnages mais auxquels Pialat en tant qu’artiste s’est toujours obstinément refusé.
André Téchiné avec Ma Saison préférée (1993) et Jacques Nolot avec L’Arrière-pays (1997) se sont tous les deux également "coltinés", quelques vingt années après Pialat, la mort programmée de la mère, mais pour en déplacer subtilement le motif, soit comme chez Téchiné dans la figuration impossible de la fusion incestueuse du frère et de la sœur, soit comme chez Nolot dans l’avènement heureux de la scène primitive refoulée de l’origine de l’homosexualité de son personnage. La spécificité du film de Pialat est d’œuvrer, pour reprendre l’une des ses métaphores les plus significatives, dans le chou de son sujet. C’est véritablement la continuation de l’esthétique de Stroheim sur le plan du naturalisme (la durée comme vie souffrante car mourante), l’affinement ontologique de la spiritualité de Dreyer (la durée comme pensée d’un Dehors – la mort – incommensurable), enfin le prolongement de Rossellini sur son versant phénoménologique (la durée comme vérité de l’immanence saisissable dans la non-linéarité brute du sensible4).
Seuls aujourd’hui des artistes tels Alexandre Sokourov ou Manoel de Oliveira s’intéressent encore à l’agonie (mais leur visée respective est corrélée à une approche spiritualiste, pour Sokourov même carrément métaphysique).
N’oublions pas enfin que les figures de la rancœur et du ressentiment qui balaient tout le cinéma de Pialat, naviguant de scènes de ménage en règlements de compte familiaux, et qui s’origine dans
la propre histoire de Pialat lui-même, notamment face à la réussite inaugurale de la Nouvelle Vague et à son douloureux retard par rapport à elle, permettent de comprendre en quoi La Gueule
ouverte vaut également en tant que film contre.5 Précisément à l’époque contre Cris et
chuchotements (1972) d’Ingmar Bergman dont les manières "classieuses" et le souci de grand art (ah le rouge terriblement symbolique des tentures !) apparaissent pour le coup après le film de
Pialat bien superfétatoires. Tout cela est par trop habillé (trop cuit comme aurait dit Serge Daney après une lecture inspirée de Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss) quand chez
Pialat la nudité-crudité du traitement formel (comme on parlerait de traitement au laser s’agissant d’un cancer) emporte largement le morceau en laissant sur le carreau de l’écran un spectateur
abasourdi par la violence neutre et la sèche frontalité d’une œuvre qui n’aura pas rencontré le public (9000 entrées à Paris).
La radicalité solitaire de cette dernière avait d’ailleurs à l’époque précipité la ruine financière de la petite boîte de production que le cinéaste avait pu monter suite au succès commercial de Nous ne vieillirons pas ensemble après sa présentation cannoise où Jean Yanne avait empoché le prix d’interprétation masculine dans un état d’incompréhension profond (ce qui n’a pas empêché, bien au contraire, d’endiguer le grossissement du monceau d’idées reçues suscité par l’entièreté troublante du geste pialatien). Si Pialat a mis cinq longues années à s’en remettre en réalisant Passe ton bac d’abord dont la fragile beauté a toujours été très mal jugée – à tort – par son auteur, le spectateur lui ne se remettra jamais d’une telle expérience de cinéma, near the bone comme disent les anglo-saxons. Proche de l’os. L’expérience est singulière : plus que d’évoquer, elle convoque impérieusement et il est dorénavant temps d’analyser les linéaments de cette puissante et troublante convocation du spectateur par le film.
Ce que La Gueule ouverte montre, monstration qui ne va pas sans sa part de monstruosité (le philosophe Jean-Luc Nancy parle quant à lui de « monstruation »), ce sont deux visages «
qui ne peuvent se regarder fixement » pour paraphraser une maxime de la Rochefoucauld. D’abord celui de l’agonisante elle-même, une femme d’à peine soixante ans (Monique Mélinand). L’âge est
important car il redouble l’effet de scandale propre à cette « ultimation événementielle », ce « monstre empirico-métempirique » qu’est la mort et dont parlait Vladimir Jankélévitch en
caractérisant ainsi le double mécanisme de ses processus, engageant (cette mort me concerne parce qu’elle me rappelle à la mienne à venir – mécanisme d’identification externe) autant qu’excluant
(cette mort n’appartient qu’à l’autre irréductiblement et à lui seul – mécanisme de destruction interne).
C’est dans le tiret de la conception « empirico-métempirique » de la mort selon Jankélévitch que se niche La Gueule ouverte, entre la mère mourante et son mari et son fils vivant cette
agonie, non pas en face mais tout juste à côté. Le garçon de L’Enfance nue était un bloc mat d’opacité nébuleuse, la mère ici figure un bloc gris d’altérité absolue. Pialat filme donc «
la mort au travail » au pied de la lettre6 du mot célèbre de Jean Cocteau dans son double aspect «
d’altérisation » (un visage aimé et connu peu à peu n’est plus reconnaissable et devient même inconnaissable, un visage étrange puis étranger auquel faire face paraît in(sou)tenable et qui
n’appellerait donc que du détournement-retournement7) et d’altération (tous sont affectés par un
drame dont la réalité durative oblige forcément à composer avec lui avant que le fait social, intervenant uniquement ante et post mortem, ne reprenne ses droits8).
Le réel lui-même est altéré : c’est un fantastique qui irise secrètement l’œuvre pialatienne entière et apparaît ici en tant qu’il est du réel qui n’est pas ou plus catégorisable (pensable, c’est-à-dire raisonnable au sens premier du terme). Ce fantastique, très français souvent, n’est pas si différent de l’horreur pratiquée, en littérature par exemple, par un Barbey d’Aurevilly en pleine phase d’assassinat du romantisme qui baignait encore un peu l’esprit de son époque.9
« Bien plus, mort en sursis, la mourant tombe hors du pensable, qui s’identifie à ce qu’on peut faire. En sortant du champ que circonscrivent des possibilités d’intervention, le mourant entre dans une région d’insignifiance. Rien n’est dicible là où plus rien ne peut être fait (…) Que, refoulée, la mort revienne dans un langage exotique (celui d’un passé, de religions anciennes, de traditions lointaines) (…) ; qu’il soit aussi difficile de la parler dans sa langue que de mourir « chez soi », cela définit un exclu qui ne peut revenir que déguisé » (Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, tome I, éditions Gallimard, 1990, p. 277 et 279). La mort comme la question du sujet dont parle de Certeau dans ses lignes appellent cet autre visage qui se compose et se décompose non pas face comme on l’a déjà dit mais par rapport au premier (celui de la mourante) et qui est le visage de ceux (le mari, le fils) qui accompagnent – ou plutôt que la société oblige à accompagner – l’agonisante dans ses ultimes retranchements vitaux. L’agonistique auquel nous faisions allusion plus haut intervient précisément à ce moment-là, non pas en tant que stratégie qui offrirait l’indexation fallacieuse de tout rapport à l’autre sur une position d’exclusion du jeu social ou de surplomb quant à ce même jeu, mais en tant que tactique composant sans cesse violemment avec les tactiques déployées par les autres pour normaliser ce qui, comme le disait de Certeau, n’appartient donc plus au champ du pensable et donc du faisable.10
Le manque de tact spécifique des personnages de La Gueule ouverte, spécialement du grincheux Garçu11, comme de l’ensemble des personnages pialatiens (Van Gogh exemplairement et le cassant Jacques Dutronc y a puissamment contribué, mais également Gérard Depardieu, davantage dans Police que dans Loulou d’ailleurs, comme quoi on ne rappellera jamais assez que le rudoiement et la grossièreté ne sont pas le fait unique des classes les plus populaires ou marginalisées, comme quoi aussi le personnage de l’inspecteur Mangin de Police peut être tout à fait considéré comme le prolongement du côté de « l’élévation sociale » du personnage de voyou un peu paumé de Loulou) participe d’une tactique du dénigrement et du refoulement, avatar particulier du détournement-retournement formulé précédemment, afin de n’affronter la situation jamais en face mais toujours de biais.
A la frontalité du visage altéré de la mourante répondent des visages toujours en quête d’une ligne de fuite, d’une transversalité qui leur ouvrirait un espace moins suffocant, moins terrorisant, plus aéré, plus pacifié. Ce manque de tact auquel la forte tactilité dégagée par les procédures chères au montage que pratique le cinéaste (tel ce que l’on pourra désormais nommé « le faux-raccord au couteau », celui du garçon de L’Enfance nue, celui du peintre dans Van Gogh), qui ne se joue pas seulement dans des jeux de mains chaudes (le Garçu pelotant une de ses jeunes clientes, le fils Philippe s’envoyant en quatrième vitesse une prostituée), est aussi ce qui marque la disjonction pas toujours maîtrisée entre nos actes et les mots censés pouvoir les justifier.
« Nous ne dominons pas du regard l’usage de nos mots » (Ludwig Wittgenstein cité par Michel de Certeau, op. cit., p. 25). C’est tout ce qui traverse et nourrit la crise entre
Philippe et sa femme Nathalie (Baye), comme coordonnée à une autre crise – l’agonie de la mère – sur laquelle aucune discussion ne peut prendre (prendre, c’est aussi prendre le dessus). Ce sont
toutes des vies mal (r)accordées et entre lesquelles la phénoménalité de la mère agonisante active sourdement les processus de distorsion et d’étirement, jusqu’à la rupture. La lâcheté n’aurait
alors pas d’autre fonction que de sur-signifier une résistance et une ténacité, de donner une preuve de vitalité (la médiocrité du coup vite fait de Philippe avec une prostituée ne dit peut-être
pas autre chose) alors qu’en chacun l’angoisse risque à tout moment de tout ravager. Chez Pialat on a peur de la peur, et cette peur au carré est l’angoisse ontologiquement liée à l’idée de
mourir. Un film de Pialat, c’est comme le titre de cette belle chanson du groupe folk français Mendelssohn : « Je ne veux pas mourir », crié certes mais sur le mode du déni, le paradoxe
voulant que la lâcheté avoue malgré elle ce qu’elle cherche par ailleurs à taire. C’est l’horizon définitif de ce geste cinématographique, et il n’y en a pas d’autre : vivre coûte que coûte, quoi
qu’on puisse en dire.
Ce sont alors deux conceptions qui sont corrélées à deux gestions de la présence de la mort que Pialat dualise pourrait-on dire plutôt qu’il ne les dialectise. Et c’est à leur mise en regard que le cinéaste procède dans La Gueule ouverte : d’une part une gestion intime, domestique, donc strictement familiale de la mort alliée à une conception intensément matérialiste dans ses schèmes représentatifs face à, d’autre part, le contrôle social accompagné de son lot sérié de techniques rationnelles (les instruments, les institutions12) et de pratiques normalisatrices discursives (l’idéologie, la tradition) ; d’un côté l’espace privé corseté (effiloché puis rabiboché pour la circonstance, le fils vivant à Paris) et de l’autre l’espace public et ses dures hiérarchies civiles. Et entre les deux, l’interstice incommensurable qu’est l’agonie, ce faux-raccord social clivant les individus et dans lequel La Gueule ouverte s’engouffre puisqu’il en a pris acte. Le cinéma de Pialat marche à l’ordinaire en tant qu’il est l’enchâssement souvent malheureux de ces deux espaces (c’est admirablement le cas avec le salon familial-salle de travail du fourreur de A nos amours), des béances de la quotidienneté existant au cœur de leur articulation et que rien ne semble devoir amoindrir ou résorber. A tout point de vue, ce cinéma-là tient de la plaie sociale et de son impossible cautérisation.
D’où l’impureté fondamentale d’une œuvre qui, comme avec ce film-ci, prend un tour original puisque le cinéaste multiplie les registres et les tons a priori les plus dissemblables (le grotesque, le drame, l’horreur, le banal, le comique, le sordide, le touchant, le ridicule…) en les insérant dans les formes de représentation les plus hétérogènes. Du théâtre social provincial à la Jean Renoir à une reprise parodique et croustillante car sans l’once d’un quelconque romantisme (avec une Bardot locale, un miroir triste et sans la musique d’inspiration malherienne de Georges Delerue) de la célèbre scène d’ouverture du Mépris. Du documentaire ethnographique parsemé de saillies autobiographique aux nobles références (scénographiques et picturales : Velasquez ; intra-diégétiques et musicales : Mozart13) émaillant jusqu’au dérangement esthétique un type relativement classique et populaire de naturalisme français alors en vogue au début des années 70' avec les films de Pascal Thomas.
De plus, en mélangeant professionnels (les quatre acteurs principaux) et non professionnels (les figurants du cru, quelques seconds rôles locaux) avec cette perversité qui privilégie les seconds au détriment des premiers, décentrés en périphérie de certains plans, voire de séquences entières, et ainsi conjuguant les systèmes de ses deux premiers longs métrages (en gros, non professionnels avec L’Enfance nue, stars avec Nous ne vieillirons pas ensemble) pour en offrir une synthèse audacieuse et réussie, Pialat s’amuse visiblement et intelligemment des différents effets de miroir produits par les mélanges de genres et autres dissonances formels ainsi accentuées afin de davantage mettre en relief le théâtre décousu mais bien réel qui se joue là, celui qui oblige à faire « bonne figure » face au scandale ontologique même, rendu ici de plus dans son intolérable concrétion et son insupportable matérialité. C’est d’ailleurs le motif du miroir sur lequel Pialat revient régulièrement dans son film qui paraît être l’élément moteur de l’agencement ou de la suture des différents niveaux évoqués plus haut.
La critique pauvre du seul réalisme de l’œuvre pialatienne ainsi envisagé seulement comme compilation inégale d’effets de réel saisissants est par conséquent complètement infondée.
L’agonie peut également concerner sur le plan métaphorique autant une certaine France abandonnée à sa seule réalité rurale en phase active de désertification (le travelling arrière de l’avant-dernier plan du film, auquel semble répondre vingt-cinq ans plus tard le travelling avant ouvrant L’Arrière-pays, désignerait alors un derrière-soi qui s’éloigne pareillement qu’on le fuit lors d’un trajet spatial qui serait aussi du temps pur, et dans le même mouvement un en-avant-de-soi difficile voire impossible à déterminer ou figurer) qu’un moment particulier du cinéma dans son accomplissement paroxystique incarné par la démarche de Pialat dont les figures même de son appartenance à la modernité cinématographique (durée du plan-séquence, inscription documentaire forte et ouverture sur l’imprévisibilité du réel lors du tournage envisagé comme un champ de force cyclonique traversé par ce qui ne tient pas uniquement de la fabrication cinématographique, faux-raccords d’un montage bouleversant le tissu diégétique devenu pâte malléable indexée sur les prérogatives narratives comme filmiques afin de coller au plus près du surgissement phénoménal…) sont entrés au milieu des années 70 en phase d’essoufflement, voire d’épuisement.
En trois longs métrages auxquels on ne saurait manquer d’adjoindre la formidable série télé produite par l’O.R.T.F., Pialat semble avoir fait le tour d’une première manière dont Passe ton bac
d’abord et Loulou feront les frais par rapport à un constat que le cinéaste s’est tenu lui-même (ce qui ne soustrait rien des grandes qualités desdits films qui malgré tout
souffrent de la transition dans laquelle Pialat se trouve) et dont A nos amours à la fois formulera la vitale et vivante critique en donnant à l’œuvre une impulsion nouvelle que seul le
film réalisé pour la télévision La Maison des bois avait su en son temps désigner.14
Et donc en ouvrant hors du pré carré (réaliste contemporain intimiste pour aller vite) des premiers films le champ à d’autres espaces, à d’autres atmosphères, à d’autres fictions, à d’autres défis de cinéma, Police, Sous le Soleil de Satan, Van Gogh, éblouissante passe de trois transcendée par Le Garçu. En dix longs métrages (série télé non comprise) – dix seulement diront les idiots qui croit que le nombre seul faisait l’homme – le trajet accompli par Pialat est parmi les plus impressionnants de ces dernières décennies, et la critique simpliste du cinéma de Pialat en tant que suffisante (voire complaisante) autofiction plus ou moins déguisée par la fiction n’est pas plus tenable que la réduction de l’esthétique pialatienne à un réalisme naturaliste strict que nous avons précédemment analysé.
La dernière critique enfin qui ne peut être justifiée au vu de La Gueule ouverte est celle concernant le mépris apparent dans lequel le cinéaste enfermerait ses créatures, et notamment sa vision supposée cynique du peuple (duquel il est directement issu et auquel, contrairement à la Nouvelle Vague, il a consacré les trois quarts de son œuvre) mal représenté par des acteurs non professionnels dont l’évidente maladresse dans le jeu se retournerait à leur complète défaveur. Afin de se détourner définitivement de tels schématismes, il faut d’abord insister sur le fait que Pialat est l’un de ceux qui ont permis le retour en force, depuis le néoréalisme italien d’après guerre, du peuple à l’écran (c’est le populisme de Pialat, au sens positif et politique que le philosophe Jean-Claude Michéa essaie dans son travail de lui faire retrouver dans une sorte d’antithèse radicale du poujadisme ou du « qualunquisme » décrié en son temps par Pasolini) alors exempté du champ de la représentation comme (surtout) de la fiction depuis le Front Populaire, quelques rares documentaires (Grémillon, Delmy, Rouquier, Carpita) mis à part.
Ensuite, comme on l’a déjà souligné auparavant, le traitement formel qui lui est réservé, sans rien lisser de ses contradictions et de la violence qui lui est propre, est très loin d’être inférieur à celui des acteurs professionnels : au contraire, ce sont les non professionnels et leur méconnaissance des codes cinématographiques du jeu et de la représentation scénique qui obligent les acteurs professionnels à mettre au rancart toute velléité dramatisante ou de sur-jouer et à mettre à découvert une vérité de leur corps et leur voix, en accord avec la vérité des corps et des voix vierges de tout cinéma qui leur font face, qu’aucun manuel de comédie ne saurait décrire. Il ne faut pas oublier que la fiction en tant que procédure sociale de normalisation comportementale (« faire bonne figure ») et en tant que ce qui permet l’établissement de la distinction entre le cinéma qui se fait et les corps censés le supporter (chez Pialat, tout acteur quel qu’il soit a un pied dans le réel et l’autre dans le cinéma, et c’est dans ce battement-boitement que son cinéma s’insinue et s’institue) est le sujet même de La Gueule ouverte15.
Enfin ce sont deux notations sociologiques relevées comme en passant, sans jamais que Pialat ne s’appesantisse sur elles alors que dans le même temps l’incise névralgique de leurs traits touche au plus juste, qui annulent purement et simplement la critique de la condescendance et du sarcasme. La remarque raciste exprimée banalement et mesquinement par le Garçu16 à un couple de bistrotiers au sujet de la mixité « ethnique » de jeunes mariés passant dans le coin insiste sur le point suivant : l’école comme lieu d’apprentissage du racisme même car elle a été le lieu bourgeois de la reproduction-légitimation du discours colonialiste et nationaliste fortement discriminatoire.17
Aucun essentialisme chez Pialat du genre « le racisme intrinsèque aux Français » mais bien plutôt l’objectivation de l’histoire (l‘Indochine), des structures (l’institution scolaire) et des conditions concrètes de la formulation de ce racisme-là dont la nature de construit social peut également être subordonnée à un discours anthropologique, celui qualifié précédemment de structuraliste de la peur de la mort identifiée dans toute altérité. L’autre notation a trait aux conseils faits à Philippe d’aller voir un guérisseur. Cette scène n’a pas lieu comme le cliché l’aurait voulu en Auvergne, ces conseils ne sont pas proférés par le petit peuple campagnard et un peu païen du coin. C’est à Paris que ces mots sont dits, par des Parisiens portant tailleur et cravate (sûrement des proches de Philippe mais on n’en saura pas plus).
On est alors très loin des préjugés lapidaires sur la ville comme espace de la modernité et de la rationalité économique et sociale et sur la campagne comme espace archaïque de survivance de séculaires croyances ou superstitions que la chrétienté n’aura jamais pu en plus de mille années juguler. Et a fortiori très proche des conclusions apportées par l’ethnologue Jeanne Favret-Saada dans son livre Les Mots, la Mort, les Sorts18. Sous le Soleil de Satan montrera d’ailleurs avec une brûlante pertinence les modes d’appropriation et de gestion d’un lot incompressible de croyances primitives par l’église catholique afin d’en puiser paradoxalement en retour un surcroît de légitimité et de contrôle sur le peuple des villages évidés au début du 20e siècle par l’accroissement urbain et la pression du capitalisme industriel alors en plein essor sur la terre et l’emploi. Pialat partage évidemment ce mot limpide de Michel de Certeau que devraient méditer les amateurs d’a priori de tout poil qui n’auront tout simplement pas bien vu l’œuvre : « … il est toujours bon de se rappeler qu’il ne faut pas prendre les gens pour des idiots » (op. cit., p. 255).
Chez Pialat comme chez Bourdieu (par exemple celui de Raisons pratiques paru aux éditions du Seuil), le réel est d’abord relationnel et les relations ainsi établies ne sont déterminées
par aucun concept « substantialisant » mais plutôt par des raisons socio-historiques. C’est la parole de La Gueule ouverte qui, on le voit bien lors de cette fameuse scène dans laquelle
Philippe coupe court à toute discussion supplémentaire avec sa mère sur le passif familial en mettant sur la platine-disque Cosi fan tutte (on songe alors un peu à Numéro zéro
(1971) de Jean Eustache mais dans cet exemple précisément ce dernier suscitait, le whisky aidant, le fleuve verbal de sa grand-mère Odette Robert afin que rien ne soit entravé des ondes
historiques et flux d’émotion dégagés par cette parole vive), tend en général vers la frange la plus indistincte, la plus inaudible, de la rumeur sonore sociale et ses remugles (Serge
Daney parlait à raison d’idiolectes chez Pialat qu’il distinguait des sociolectes en usage dans le cinéma d’Eric Rohmer).
La parole étouffée, empêchée, meurtrie (se souvenir du mutisme de François dans L’Enfance nue), voilà à quoi on astreint le peuple français : non pas qu’il ne sache pas parler ni qu’il n’aurait rien à dire mais les pouvoirs « biopolitiques » n’ont jamais désiré que le peuple qui travaille fasse un usage du verbe, selon les intérêts directeurs de ces derniers, immodéré, à savoir libre donc libéré, c’est-à-dire critique donc enfin politique.
C’est cette douleur filmée avec une intensité jamais vue par Pialat d’une parole trop longtemps retenue pour qu’au moment de s’épancher positivement elle puisse atteindre à la pleine et heureuse clarté à laquelle elle a le droit de prétendre. Et cette parole douloureusement contrite fait mal. Un pas plus loin, et c’est enfin la parole hachée, amenuisée, incompréhensible (peut-on dire qu’il s’agit toujours d’ailleurs d’une parole ?) de la mère agonisante (Henri Michaux dans son poème intitulé Vieillesse parlait d’un « fatale déréglage ») dont les derniers mots dits et perçus portent encore la trace – là l’horreur est totale – des rancœurs portées à l’encontre des escapades passées de son mari. « Tu sens le vin » : voilà ce que retiendra le Garçu des ultimes instants de sa femme et il portera le poids de ces mots accusateurs tout le restant de sa vie. Et lui sèchement à son fils quand sa femme est décédée : « Ca y est, c’est fini », réservant ses larmes, non à celle qui a été longtemps auprès de lui et qui n’est désormais plus, non plus à son fils qui va bientôt s’en aller, mais à l’espace public, au théâtre social, conforme à son rôle de veuf éploré confondu avec le réel même de sa misère actuelle.
Pialat, c’est l’anti-Jacques Brel : pas d’envolées lyriques (de ce lyrisme qui n’est autre qu’une sorte d’échappatoire transcendant). On y va tous : et on aura cette gueule-là (le titre du film se révèle être au bout du compte à double tranchant), quand on mourra aussi bien que quand on assistera de toute son impuissance à l’agonie d’un proche19. Ce faisant, c’est Pialat lui-même qui nous dit qu’il a eu cette gueule-là quand sa propre mère était en train de mourir, qui (nous et se) dit qu’il aura bien cette gueule-là, celle de celui qui agonira s’il devait en passer par là (ce qui fut effectivement le cas), et qui prévient enfin ses proches de la gueule qu’ils auront quand lui sera en train de mourir. Chacun son tour (d’écrou) : le cinéma pialatien ne craint pas de déplaire, du moment qu’il puisse dire : ce sera ainsi. Ita missa est.
L’œuvre de Pialat est le miroir qui suture tous les plans éparpillés du discours, qui articule ce qui se joue devant (le champ) avec ce qui se passe derrière ou à côté (le hors-champ), qui tend
enfin sans détournement-retournement possible, les yeux dans les yeux, les yeux dans les trous, cette obscénité qui nourrit notre quotidien et à laquelle on tourne généralement le dos ou sur
laquelle on ferme les yeux, privés des mots qui sauraient éclairer ou apaiser. Ou alors ces mots sont malheureux, consciemment (ils font mouche) ou pas : notre malheur est alors consommé. Ce
malheur est celui de la certitude achevée d’un finitude qu’on ne saurait habituellement, de crainte d’être pétrifié, affronter de face : le « On meurt seul » de Pascal qui, filmé comme
ici si frontalement, devient semblable au regard de Gorgone la Méduse.
La singularité du geste cinématographique de Maurice Pialat est d’être un art de l’irrémédiable que ne suspend jamais le temps du film puisqu’il en est au contraire la cristallisation fixée sur
pellicule. Et précisément la temporalité durative de La Gueule ouverte porte, non pas à permettre lâchement la reculade devant l’irrémédiable20 mais bien de l’envisager, au sens premier du terme. De là la nature agonistique d’une œuvre qui ne lâche rien et pour laquelle « la
vérité est un enjeu de lutte » (Pierre Bourdieu). « Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement » disait la Rochefoucauld ? Chez Pialat la chose a pourtant été faite. De
face par le cinéaste. En face pour les personnages (même s’ils s’y refusent). Dans la face pour le spectateur pour qui la sensation de direct (au propre comme au figuré – dans la figure quoi !)
n’a peut-être jamais été comme ici, dans sa paradoxale fabrication même, aussi affirmée.
Notes :
1.Père de Jérôme Deschamps, le fondateur de la troupe des Deschiens qui a d’ailleurs permis la ressortie en salles en 2002 de Playtime de Jacques Tati,
Hubert Deschamps avait déjà joué chez Pialat dans son court métrage de 1962 (sa première œuvre de fiction) intitulé Janine.
2. Même le personnage de Julien Davenne dans La Chambre verte (1978), œuvre de Truffaut qui par moment se rêve expressément en Gertrud version
masculine, s’il ne peut que constater son énergie vitale lentement s’amenuiser, meurt malgré tout foudroyé par une crise cardiaque.
3. Ce sont l’opacité incalculable de François dans L’Enfance nue et de Noria dans Police en 1985, l’espace domestique entretenue par Maman Jeanne de
telle manière que cela lui permette de lutter contre la pensée de la mort de son fils Marcel parti à la guerre dans La Maison des bois, la vie sexuelle active des adolescents de
Passe ton bac d’abord (1978) et de A nos amours, la foi exaltée de Donissan dans Sous le Soleil de Satan, la peinture pulsionnelle de et dans Van Gogh, un
enfant à amadouer dans Le Garçu…
4. Cette vérité est d’emblée soumise à la scientificité du dispositif d’enregistrement : c’est la conjonction caméra / appareil de détection du cancer établie dès la
première séquence de La Gueule ouverte et qui évoque directement l’opération similaire de Angst (1955) de Rossellini qui s’ouvrait sur un plan d’oscilloscope avec sa batterie de
sinusoïdes.
5. C’est un point de ressemblance avec l’œuvre de Karl Marx par exemple : Pialat est un homme contre, un homme de la réponse polémique. Pour commencer contre François
Truffaut et ses 400 coups (1959) avec L’Enfance nue dix ans plus tard (malgré l’argent de Truffaut lui-même, contre cet argent même qui a pourtant permis la production du
premier long métrage du cinéaste). Contre Jean-Luc Godard et Le Mépris (1963) avec Nous ne vieillirons pas ensemble (1972) qui peut tout à fait rivaliser aussi avec Scènes de la
vie conjugale réalisé par Bergman un an après le film de Pialat. Contre Diabolo menthe (1977) de Diane Kurys avec Passe ton bac d’abord. Contre La Boum (1980) de Claude
Pinoteau avec A nos amours. Contre le Journal d’un curé de campagne (1953) de Robert Bresson mais aussi Thérèse (1986) d’Alain Cavalier avec Sous le Soleil de
Satan. Contre tous les films en costumes réalisés par son ex beau-frère Claude Berri avec Van Gogh. Contre enfin tout le jeune cinéma français se réclamant de lui avec Le
Garçu. Soit deux niveaux du contre : contre un succès commercial alpaguant injustement – aux yeux de Pialat – tous les regards loin de son travail ; contre un auteur acclamé des critiques et
des historiographes du cinéma quand Pialat se sent meilleur cinéaste que ce dernier. On aura alors compris que l’œuvre pialatienne est un cri équivalent à une demande d’amour si inextinguible, si
exorbitante qu’elle se sait par avance condamnée – d’où l’acrimonie d’un cinéaste moins sadique comme on l’a cru trop souvent que masochiste – à ne jamais pouvoir être satisfaite.
6. On songe alors aux descriptions de l’anatomiste français du 18ème siècle Marie François Xavier Bichat (Recherches physiologiques sur la vie et la mort,
Marabout, Paris, 1973).
7. Le racisme dont une séquence du film donne à entendre toute l’épaisseur sociale et culturelle (on reviendra plus loin sur la force de cette séquence) pourrait trouver
son origine sur un plan plus structuraliste et symbolique précisément là, dans ce détournement-retournement face au visage de l’étranger que je ne (re)connais pas et qui me menacerait donc, me
nierait dans cette non-(re)connaissance même.
8. C’est le « laisser mourir » des sociétés « biopolitiques » modernes analysées par Michel Foucault dans Surveiller et punir (Gallimard, 1974) – c’est ici
l’hôpital qui laisse à la famille le soin privée de la gestion interminable des derniers moments – qui produisent et reproduisent les prérogatives de leur contrôle sur tous les éléments du
vivant, y compris la mort dont elles instruisent publiquement la forme et le sens, c’est-à-dire la mise en scène, pour tous ceux, spectateurs obligés, qui restent.
9. On pense aussi, quant au décès de la mère, à la longue fin, dégraissée pareillement de toute rémission romantique, de l’héroïne éponyme de Madame Bovary de
Gustave Flaubert.
10. On dira conséquemment que l’approche pialatienne, en terme d’une sociologie de l’action, est largement plus proche des champs, agents, pratiques et tactiques de la
sociologie constructiviste de Pierre Bourdieu que de l’individualisme méthodologique avec ses acteurs rationnels issus de la sociologie libérale de Raymond Boudon.
11. Hubert Deschamps dans le rôle de Roger possède le visage vieilli et ratatiné que Jean Yanne, dont d’ailleurs le personnage dans Nous ne vieillirons pas
ensemble descendait en Auvergne pour rendre visite à son Garçu de père, a fini par avoir dans la vie réelle.
12. D’abord l’hôpital à Paris puis l’église en Auvergne qui, lorsqu’elle fait sonner ses cloches lors d’une des plus belles scènes du film, instruit une convocation d’un
ordre légiférant supra-humain (divin) pendant que la caméra, respectueuse du « discours » tenu autoritairement et puissamment par les cloches, enregistre de son côté également une autre réalité
lors d’un travelling avant à la lenteur que les pavés usés de la rue et les blocs effrités de pierre du lieu de culte aideront à qualifier de minérale : la queue de ceux qui restent et qui,
nécessairement, en passeront aussi par là.
13. La « grande » musique du génie de Salzbourg sert précisément au fils à faire taire bassement le dire vital des souvenirs malheureux de la mère qu’il ne supporte pas à
ce moment-là d’entendre. La mère est de toute façon d’emblée condamnée : il n’y aura donc aucun suspens (moralement impensable selon l’esthétique pialatienne). Pire, le savoir partagé de la mort
future de cette dernière empoisonne le présent, ainsi désossé de toute espérance, sans qu’une possibilité de croire qu’il en sera autrement soit envisageable. La musique classique sert également
de marqueur d’une distinction sociale qui sépare le fils, plus bourgeois, de sa mère (alors que l’utilisation dans L’Enfance nue de Tristan et Iseult de Richard Wagner
représentait fantastiquement l’amour unissant François à Mémère la vieille exhalant hors-champ ses derniers soupirs). On pense fortement alors à Une Femme (éditions Folio, 1989) d’Annie
Ernaux, récit rétrospectif de la vie jusque dans la maladie et la mort de la mère de l’écrivaine, un morceau de J.-S. Bach jouant chez elle la même fonction que la musique de Mozart dans le film
de Pialat.
14. « Ce cinéma-là a assez duré ! » hurle le père de A nos amours qu’interprète Pialat lui-même dont le métier d’artisan fourreur est à rapprocher du
commerce de tissus du Garçu de La Gueule ouverte. Pialat à son tour devenu Garçu souhaite donc aller voir ailleurs s’il n’y est pas pour, avec Sous le Soleil de Satan, « en
finir avec le jugement de Dieu (le père) » (Antonin Artaud) et avec son dernier long métrage intitulé justement Le Garçu, en finir – puisque seule la mort a rendu la chose possible
– avec les tourments méandreux de la fiction autobiographique en leur donnant un ultime tour d’écrou, l’avenir ne lui appartenant plus mais appartenant plutôt à son fils Antoine comme le dit
abruptement la dernière séquence de son dernier film. In fine.
15. Posons-nous également la question suivante : le supposé « non jeu » des non professionnels n’aide-t-il pas à instruire une stylisation évidente (ce que les esprits
courts appelle le « faux » au cinéma) qui peut court-circuiter ou mettre à distance respectueuse le « naturel » archi-composé des acteurs professionnels ?
16. Question : s’agit-il du même Hubert Deschamps (ou bien c’est un parfait homonyme) qui a publié en 1972 aux éditions Fayard une Histoire de la traite des
Noirs ? Dans les deux cas, on espère démontrer avec l’exemple qui suit que la position voulant faire de Pialat un cinéaste de droite ou raciste, malgré la polémique relancée par
Police, n’est pas défendable. Le racisme est une donnée sociale française que Pialat ne peut pas ne pas prendre en compte lorsqu’il filme des fragments du paysage national
français.
17. Cette école fréquentée par le Garçu dans sa jeunesse est donc, après avoir procédé à un petit calcul rapide, la même que celle des enfants de La Maison des
bois. Le Garçu aura été probablement l’un de ses enfants, et comme eux il a été modelé idéologiquement par l’école laïque et républicaine de Jules Ferry qui a assuré la fabrication
institutionnelle de la chair à canon et à usine de la IIIe République juché au sommet de son empire colonial (on n’a peut-être d’ailleurs jamais filmé aussi bien de tels processus dans La
Maison des bois).
18. Éditions Gallimard, 1977, 1ère partie (« Qu’il faut, au moins, un sujet »), chapitre I (« Comment c’est dit »).
19. Pialat citait lors d’un entretien accordé aux Cahiers du Cinéma n°496, novembre 1995) le mot célèbre du philosophe Hegel :
« Les enfants sont la mort des parents. » On peut alors dire qu’avec la mort des parents, c’est l’annonce faite aux enfants que leur propre mort est à venir, même si comme le rappelait
Jankélévitch dans Penser la mort ? on continue tant bien que mal à vouloir ne pas y croire. Dans Le Garçu, moins frontalement violemment mais beaucoup plus insidieusement, le
personnage que joue Gérard Depardieu meurt symboliquement deux fois : avec la mort de son père qui cristallise par identification la promesse de la sienne, avec la vitalité de son tout jeune fils
(Antoine Pialat, le propre fils du cinéaste qui ainsi se mire dans son personnage de fiction) qui lui rappelle que la vraie vie n’est plus véritablement de son côté.
20. « L’irrémédiable probablement » : voilà un bon titre pour qualifier l’œuvre pialatienne dans laquelle l’influence du cinéma de Robert Bresson, réelle mais pas
systématique puisque complètement absorbée dès La Maison des bois, mériterait une attention toute particulière (surtout quand on a tendance à pratiquer trop souvent une inflation
paresseuse de la comparaison avec Renoir dans la critique du cinéma de Pialat).