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Texte tiré de : http://www.cadrage.net/films/marie_et_ju/marie_et_ju.html
« Le rêve est une seconde vie »
(Gérard de Nerval, Aurélia, Librio, 2003, 1ère partie, p.11).
Chez Jacques Rivette, l'art de faire affleurer les fantômes à même l'écran (art que l'on qualifiera, en empruntant le mot au critique et cinéaste Vincent Dieutre, du très bel adjectif de « vibratile ») s'inscrit dans une généalogie cinématographique qui emprunte autant au grand classicisme hollywoodien datant de l'après-guerre qu'au cinéaste japonais Kenji Mizoguchi. Autant au romanesque The Ghost of Mrs. Muir de Joseph L. Mankiewicz (1947) qu'à l'hallucinatoire Les Contes de la lune vague après la pluie (1953). Le plan alors n'a pas pour seule fonction chez l'auteur de L'Amour par terre (1984) d'enregistrer dans la durée de son déroulement le présent de la matérialité des corps, des choses et des situations requises par le scénario mais s'ouvre également sur des virtualités qui s'originent dans un temps autre que l'immédiat temps présent du (tournage du) plan. Les herbes folles qui poussent en bataille autour de la vieille maison (très rivettienne : elle semble identique à celle de La Bande des quatre en 1989) située en banlieue de Julien, comme chez Raoul Ruiz, sont le signe même d'une prolifération de virtualités dont chaque plan semble gros, telle une pelote de laine. Le matérialisme rivettien serait ainsi claudiquant s'il venait dialectiquement à lui manquer un goût prononcé pour les denses et complexes réalités de l'immatériel qui vient sans aucun doute de la vision passionnée des ouvres de Friedrich W. Murnau. A l'arrière-plan, c'est donc le temps de ce qui non plus seulement vient (devant la caméra) mais re-vient (à la lumière spectrale de la projection) : et c'est un revenir qui, comme on va le voir, vient de très loin. C'est donc aussi le temps de ce qui non plus vit mais re-vit : et cette résurrection [1] se joue dans Histoire de Marie et Julien de très près, à fleur de peau des corps incarnant le théâtre de chair incandescent de cette résurrection même (théâtre qui surpasse largement en audace et en force Intimacy (2001) de Patrice Chéreau sur un terrain relativement proche, plus habituel pourtant chez Chéreau que chez Rivette).
La temporalité du plan chez Rivette est donc faite, moins de l'amalgame que de l'enroulement de deux temps lovés l'un dans l'autre et distincts, et qui sont le présent du tournage d'une part (la prise, sur le coup) et le passé de la projection du plan d'autre part (la reprise, après coup). Certains films privilégient délibérément le premier temps au second (les premiers longs métrages surtout comme L'Amour fou en 1964 ou Out one en 1971), d'autres le second par rapport au premier (les longs métrages plus récents tels La Belle Noiseuse en 1991 et Secret Défense en 1997). Par conséquent on devra distinguer (au moins) deux Rivette : un Rivette solaire qui souvent use du théâtre (ce sera la musique dans Merry-go-round en 1978, la danse dans Haut, bas, fragile en 1995) pour démultiplier et ouvrir les puissances du cinéma (exemplairement Va savoir il y a deux ans : Jean Renoir est alors la référence lumineuse de cette veine-là, son « patron » pour reprendre un terme de couture que Rivette apprécie beaucoup [2] ), et un Rivette plus sombre, solitaire, monomaniaque, lunaire (le personnage de Julien apparaît ainsi comme une figure nerveuse et toute en dedans, à mi-chemin de l'autoportrait - l'artisanat en commun - et des personnages minés de Nicholas Ray), ésotérique même, qui use du cinéma comme certains spirites usent des tables tournantes, pour voir ce que, à l'oil nu, on ne voit habituellement pas, pour faire parler aussi ce qui ne peut se communiquer comme allant de soi.
Histoire de Marie et Julien, sorte d'art poétique le plus ramassé, le plus concentré comme on ne l'a jamais vu chez Rivette qui ici se confronte magistralement avec la dialectique (ô combien bergmanienne) de l'incarnation et de la vision, de la matière et de l'esprit, de la raison et de la folie, appartient de toute évidence à la seconde catégorie des films rivettiens. Et ce d'autant plus que le film lui-même revient directement d'un fragment de temps oublié, d'une béance qui, semblable à l'entaille du personnage de Marie, mettra un certain temps pour, saignant enfin, pouvoir se refermer. Exactement 27 ans, c'est-à-dire l'époque de la tétralogie inachevée des très nervaliennes Filles de Feu (rebaptisée du titre très balzacien des Scènes de la vie parallèle), inspirée des lectures d'ouvres de Jean Gaignebet et Jean Markale et de laquelle seuls Duelle dans une veine ouvertement fantastique et Noroît dans une sorte d'essai de western celtique ont pu émerger entre 1974 et 1978. Une comédie musicale était prévue : elle n'a jamais vu le jour (à la place c'est le bancal Merry-go-round qui fut réalisé). Quant à Marie et Julien, envisagé avec Leslie Caron et Albert Finney (puis avec Michel Piccoli, puis même Maurice Pialat !), trois premiers jours de tournage n'ont pas empêché Rivette de quitter le tournage. pour réapparaître à la vie (civile) après une profonde dépression qui aura duré deux ans.
Le Pont du Nord est d'ailleurs un peu l'histoire de ce rétablissement vivifiant, retour gagnant dont Histoire de Marie et Julien est comme vingt ans après un possible contrepoint puisque là où grâce au personnage d'ex-taularde claustrophobe de Bulle Ogier Le Pont de Nord pouvait être un grand film d'extérieur, Histoire de marie et Julien est grâce au (ou à cause du) personnage de Julien un grand film de réclusion volontaire (comment alors ne pas penser à Gertrud (1965) de Carl T. Dreyer [3] ?). On peut également considérer que la chambre du suicide que Marie reconstitue patiemment (c'est-à-dire met en scène) pendant les 2 heures 25 du film sous le toit de la maison de Julien se situe à l'opposé de celle dans laquelle Jeanne Balibar dans Va savoir était prisonnière suite à une crise de jalousie de son ancien amant et de laquelle elle s'extrayait victorieusement par le toit. Haut, bas, fragile n'est pas un titre en l'air chez un des grands cinéastes de l'enfermement (exemplairement La Religieuse en 1966) pour qui ce qui monte (le zénith) et ce qui descend (le nadir) participent des mouvements organiques de la mise en scène, de son souffle, de ses battements (comme on parlerait d'un cour ou d'une horloge). La bière posée à côté de Julien se réveillant d'un drôle de rêve dans un café renseigne sur l'idée de fermentation en cours (c'est le gâteau de Catherine Rouvel qui métaphoriquement concluait Va savoir) : quelque chose donc monte, se lève, gonfle au risque de crever [4] . Il faut voir la manière par exemple avec laquelle Rivette instruit un crescendo tout au long de son film, ne lâchant rien d'une tension qui électrise de plus en plus les plans pour que l'énergie « protentionnelle » (Bernard Stiegler), c'est-à-dire l'attente accumulée par le spectateur, trouve une résolution, un exutoire dans une sortie jazzée et enlevée (le générique-fin) qui ne doit donc rien à un quelconque artifice de scénario catastrophe avide de plus-value dramatique. Histoire de Marie et Julien ne narre pas autre chose qu'une libération, qu'un retour sur terre, qu'une ressaisie de soi parmi les vivants.
In extremis une fenêtre s'ouvre : il aura fallu tout ce temps pour qu'elle s'ouvre en un instant. A un cheveu, à une larme près (importance régulière des liquides dans l'ouvre rivettienne), tout s'est joué. Et c'est la vie retenue, suspendue pendant 2 heures 25 qui s'engouffre tout juste à la fin. Appel d'air qui n'est que la raison d'être du suspens du film ne débouchant sur rien d'autre que sur l'idée d'un relâchement possible en vue d'une nouvelle inspiration après avoir retenu la vie (comme on retient sous l'eau sa respiration) pendant si longtemps. Ce sont les robinets qu'ouvre et laisse ouverts Marie, la radio de Julien qui crache de l'Italien (langue qui arrivait tout juste derrière la langue française dans Va savoir), le vent qui hurle [5] lors de la quatrième scène d'amour entre Marie et Julien (on en compte cinq), les grincements ou les chuintements indécidables qui grêlent parfois le réalisme supposé de la bande-son (et ce dès le générique-début, avec ses bruits reconnaissables de la rue et puis ce hululement métallique qui vient comme percer la croûte réaliste de l'ambiance urbaine) et qui, accompagnant tel un contrepoint les mots minutieusement dits par les acteurs, produisent un puissant sentiment d'étrangeté sans rien céder sur la quotidienneté qui en fournit le terreau, ainsi qu'une véritable musique concrète subtilement anti-naturaliste. Toutes ces fissures craquèlent le film, à l'image des cicatrices réelles zébrant le corps de l'acteur Jerzy Radziwilowicz, à l'image des blessures sur les mains et le visage (des femmes surtout) qui hantent tout le cinéma rivettien : « Time is out of joint » comme il est écrit dans Hamlet de William Shakespeare, autre histoire de fantôme dont l'issue catastrophique prévalait dans Secret Défense alors que Histoire de Marie et Julien travaille à sortir de lui-même et non à se replier sur ses maigres forces (ou bien à répéter le pire) comme la plupart des films le font aujourd'hui, coupés de cette arrivée d'air salvatrice que représente pour le cinéma le réel.
La purge dont il est question plus haut quand nous parlions de relâchement est d'abord et avant tout le fait de Rivette lui-même : Histoire de Marie et Julien fait, ce sont les démons de 27 années pas entièrement passées, bloquées, qui ont pu ainsi être exorcisés. Cette énigmatique parenthèse du temps digne d'un photo-roman de Chris. Marker ou d'un film de Jean-Charles Fitoussi (récent auteur des fabuleux Jours où je n'existe pas), absenté du flux continu de la vie, est ce par quoi Histoire de Marie et Julien ne saurait aujourd'hui exister, palpiter sur un écran de cinéma. De cette dimension-là un film raconte par la bande (image et son) qu'il en a été profondément affecté, et il en rend compte quand il vient, moins nous rendre visite que véritablement nous visiter, nous habiter autant qu'il est habité par nous. La visitation d'ailleurs ici est polysémique : dans le récit, une maison est visitée (c'est-à-dire fouillée), un homme est retourné de retrouver celle qu'il a autrefois aimée. et de savoir qu'il s'agit d'une ni-morte ni-vivante qui veut de lui (sans savoir comment) qu'il la ramène entièrement à la vie ; dans la réalité c'est le film de ce récit qui vient nous visiter par écran interposé. On peut alors dire du film qu'il est une ouvre « malade » au sens que François Truffaut donnait à ce terme quand il parlait de Marnie (1964) d'Alfred Hitchcock : la maladie pour ce film est identique à celle qui possédait une des héroïnes du film de Jacques Tourneur I Walked with a zombie (1943), se situant résolument dans l'intervalle suturant la vie et la mort, ni mort ni vivant. Zombique. Et en quête (réussie) de son rétablissement parmi les vivants.
Il s'agira donc d'un film revenu d'entre les limbes et qui n'est sûrement pas oublieux de ce voyage à rebours ; d'ailleurs ne prend-il pas, avec une grande force politique qu'il ne faudrait pas lui sous-estimer et une belle audace narrative, le mythe d'Orphée à rebrousse-poil puisque ici ce n'est pas l'homme qui va chercher dans les Enfers sa bien-aimée Eurydice mais c'est la femme qui revient par sa seule force et volonté d'entre les morts pour retrouver son bien-aimé, élu par elle par la sauver (même s'il y échoue. et peut-être n'en saura-t-il d'ailleurs jamais rien). La lecture du mythe orphique se veut ici proprement « eurydicique » ! Le féminisme secret de Rivette peut ainsi s'affirmer, sans militantisme outrancier (cf. Coline Serreau), mais avec une réelle intelligence dans la réappropriation des grands récits culturels fondateurs. C'était déjà le cas avec la figure de Jeanne d'Arc dans le diptyque Jeanne la pucelle (1994), et sur un plan nettement négatif cette fois-là avec le mythe d'Electre dans Secret Défense avec Sandrine Bonnaire : dans ce film-ci il s'agissait de montrer la chaîne, loin d'être interrompue, de perpétuation du crime par celle qui paradoxalement tente de toute sa supposée innocence d'en élucider les déterminations alors que Marie, s'arrachant ici d'une chaîne relationnelle (les chaînes qui aident à la réparation des horloges par Julien en offrent la parfaite métaphore) qui concourt au désastre inconscient de sa propre entreprise de résurrection, peut donc ainsi revenir au monde.
L'autre versant de la force politique intrinsèque au film de Rivette réside sur la façon avec laquelle le cinéaste s'empare du thème hitchcockien du chantage, avec lequel d'ailleurs il joue avec suffisamment de sérieux (« le sérieux des enfants » comme dirait encore Nietzsche [6] ) afin de faire d'une pierre deux coups (il en dégage les conventions comme il en opacifie les motivations, s'amusant des unes et des autres), pour l'adapter à une perception précise du rôle de l'argent en général et dans le cinéma en particulier. Payer pour ce qui nous appartient, acheter ce qui est déjà à soi doivent être développés et compris selon une acception puissamment politique (révolutionnaire en fait, ce qui est logique chez un artiste qui ne cesse pas de tourner autour de l'idée de cycle et de révolution dans son ouvre), déjà en germe dans le premier long métrage du cinéaste datant de 1959-1960 : Paris nous appartient, la capitale appartient bien à tout le monde puisque Paris n'est à précisément personne comme l'a écrit Charles Péguy. L'argent est considéré ici comme le moyen d'une dépossession, d'une expropriation, d'une séparation de soi avec soi, d'une aliénation qui renvoie autant aux personnages rivettiens en général (emmurés souvent dans une idée fixe - exemplairement Jeanne la pucelle) qu'à Rivette [7] en particulier (on comprend par ce biais l'impact, libérateur dans tous les sens du terme, du cinéma de Robert Bresson chez ce dernier). Ainsi il faudra comprendre que Rivette demandant l'Avance sur recettes pour pouvoir réaliser un film signale par un tour particulier dont il a le secret que, d'une part le cinéma est donc un bien en sa possession avant d'appartenir aux financiers et autres propriétaires des moyens de production, et que d'autre part le cinéma appartient à tout le monde en fait puisque les spectateurs paient leur place pour voir un film, par conséquent le leur à eux tous.
Il y a là l'idée forte d'une gratuité contre toute logique privative qui est proposée entre les plis du film comme de l'ouvre rivettienne plus globalement. En continuant sur cette lancée qui fournit la preuve éclatante que Histoire de Marie et Julien ne se réduit pas à un exercice de style lointainement gothique, certes réussi mais un peu poussiéreux type The Others (2001) d'Alejandro Amenabar, on devra regarder la séquence se déroulant dans l'espace déserté regroupant des bus abandonnés de la ville de Paris (démontrant une nouvelle fois la capacité rivettienne de s'approprier des décors réellement existants pour en faire le décor baroque de ses fictions) comme la métaphore la plus contemporaine de la « fantômisation » en cours de l'idée de services ou de biens publics à une époque dominée par l'idéologie néo-libérale du tout-marchandise et de la « tyrannie des marchés » (Henri Bourguinat). Les rues désertes comme les hôtels participent dans le film d'une atomisation sociale (le repli sur soi de Julien en est un des symptômes) comme d'un dépeuplement (c'est à croire que le peuple a été vampé des rues parisiennes !) marqué par un relatif recul des luttes sociales depuis vingt de néo-libéralisme à tout crin, et contrecarré, sur le plan politique notamment par les mouvements de mai-juin 2003 contre la « réforme » inique des retraites, sur le plan du film de Rivette par la dernière image qui veut que deux êtres se retrouvant ensemble suscitent un réchauffement (les larmes, le sang) qui va contre une glaciation dont tout le film aura rendu compte. Ces deux êtres se retrouvent aussi sur le même plan du discours : celui du réel et du présent sur lesquels est la possibilité d'un avenir à plusieurs est désormais envisageable (c'est la troupe de théâtre sauvée du film Va savoir qui, de son côté, signifiait son antifascisme en opposant dans une séquence un dénommé Bassani qu'interprète Sergio Castellitto et Claude Berri dans le rôle d'un propriétaire de livres anciens s'extasiant à l'idée de posséder un exemplaire d'un livre de Gobineau [8] ).
La manière avec laquelle Rivette organise le passage (narratif) de relais (diégétique) entre les deux personnages (en quatre temps, quatre blocs séparés par un carton et successivement intitulés : « Julien », « Julien et Marie », « Marie et Julien », « Marie ») induit donc bien ce qu'il en va chez lui d'un glissement au profit d'un genre (féminin) trop souvent envisagé comme objet passif et non comme sujet actif. C'est pourquoi on dira de Histoire de Marie et Julien qu'il représente, dans son dialogue avoué avec les film d'Alain Resnais (ce sont Hiroshima mon amour (1959), L'Année dernière à Marienbad (1961), L'Amour à mort (1984) qui sont ici convoqués afin que le film de Rivette puisse aussi s'en distinguer), la face féminine d'une histoire éternellement revenante (re-vivante comme dirait le personnage que joue Anne Brochet) et généralement racontée du point de vue (culturellement dominant) de l'homme. Il ne s'agira pas tant que, comme chez Resnais (et malgré l'apport littéraire de Marguerite Duras dans Hiroshima mon amour), l'homme convainque la femme (pour la sauver de la folie ou de l'amnésie dans laquelle elle s'enferre, pour la fixer dans son temps à lui ou bien l'emmener avec lui dans la mort) que, chez Rivette, la femme revienne de la mort en bataillant, d'abord contre les règles mystérieuses concourant à la logique de ses déplacements (puissante métaphore de la lutte réelle entre l'actrice contre les scénaristes afin qu'elle puisse garder le contrôle autonome de son personnage), ensuite pour empêcher que l'homme succombe à ce romantisme maladroit qui voudrait le voir la suivre dans l'au-delà. Julien n'aura dons pas masochistement à s'écrier comme Orphée chez Nerval : « Eurydice ! Eurydice ! Une seconde fois perdue ! Tout est fini, tout est passé ! C'est moi maintenant qui dois mourir et mourir sans espoir » (op. cit., 2ème partie, p.45).
Ce qui revient également dans un film comme nourri en profondeur par le cinéma d'Otto Preminger, (avec Laura en 1944 comme ligne de mire luminescente [9] , comme Saint Joan en 1957 paraissait être le modèle cinématographique de sa Jeanne la Pucelle en 1994), ce sont les acteurs : Emmanuel Béart, revenant(e) de La Belle Noiseuse (elle était Marianne) ; Jerzy Radziwilowicz, revenant de Secret Défense (il était Walser - comme par hasard il s'agit des deux derniers films de Rivette les plus livides, les plus hantés qu'il ait réalisés dans les années 90) ; également Nicole Garcia que l'on n'avait pas revue chez Rivette depuis Duelle ; mais aussi Anne Brochet dans le rôle très « fictionnant » de la troublante et fragile Madame X qui redouble avec l'histoire de sa sour Adrienne le récit de Julien. D'autres absents hantent Histoire de Marie et Julien (un Chinois sur une photographie pliée en deux, un ancien amour dévastateur du côté de Marie - il s'appelle Simon comme Pierre Arditi dans L'Amour à mort - comme du côté de Julien - elle se nomme Estelle). Mais c'est également, aussi improbable que cela puisse paraître, le fantôme de Michel Piccoli affecté de ses rôles godardiens que l'on pourra croiser dans le film quand on se rappelle qu'il a été acteur aux côtés de Jerzy Radziwilowicz dans Passion (1982) de Jean-Luc Godard, qu'il a été un temps pressenti pour tenir le rôle de Julien dans le film de Rivette (il joue le peintre monomaniaque Frenhofer de La Belle Noiseuse) et que Julien parle à Marie avec les mots du personnage de Michel Piccoli face à Brigitte Bardot dans Le Mépris (1963) du même Godard (film auquel faisait déjà référence Va savoir).
Ceci étant dit, l'originalité de Histoire de Marie et Julien ne résulte pas uniquement de ces différents « retours » : jamais Rivette, pourtant réputé pour son exigeante pudeur qui le rend en tant que cinéaste moralement inattaquable (à l'instar de l'un de ses modèles Howard Hawks), n'avait osé filmer des scènes aussi « osées », aussi charnelles, aussi folles sur le plan de la représentation de l'acte sexuel [10] . Corrélativement, jamais autant de gros plans (si rares habituellement) n'avaient été de mise dans un film de Rivette. « La vie est une maladie » pensait Nietzsche lorsqu'il songeait à Socrate qui disait vouloir sacrifier un coq à Esculape : c'est parce que le cinéaste filme si près la vie en acte (sexuel) qu'il n'ignore pas qu'il filme l'ouvre de mort au travail des corps s'accouplant (là vraiment le Bergman des années 60 est proche), et les contes terrifiants que l'on murmure au creux de l'oreille aimée (« Raconte-moi la forêt » soupire Marie à Julien) ont pour finalité de conjurer la mort ainsi que la molle pornographie généralement attenante à ce type de représentation-là (comme généralement les dialogues co-écrits par Pascal Bonitzer et Christine Laurent sont une prosodie dont la musicalité, on l'a dit, coupe court à tout naturalisme). On pourrait même dire que la condition nécessaire de telles scènes, superbement photographiées par le chef opérateur William Lubtchansky dont la fidélité à Rivette (comme aux cinéastes Jean-Marie Straub et Danièle Huillet) est sans faille, leur esthétique entre chien et loup, ombre et lumière, ne dépend justement que de l'auréole mortifère et hallucinatoire qui les enveloppent et les irisent. Comme pour dire : faire l'amour équivaut pour l'âge adulte aux histoires racontées le soir aux enfants afin qu'ils puissent paisiblement s'endormir ; faire l'amour équivaut à neutraliser la peur qui guette, tapie dans les noirs recoins de notre conscience, par la lumière projective des souffles dans lesquels fuient les mots.
La valse de l'ombre et de la lumière est également celle qui permet l'articulation entre ce qui se joue à la lumière du tournage et ce qui se trame à l'ombre de la caméra : le vrai horloger (Denis Copechenot) dont les gestes sont repris par Julien l'horloger fictif (et il est évident, à voir les plans longs et répétés qui le montrent au travail, que Jerzy Radziwilowicz a appris certains gestes minimaux de l'horloger réel) est le pendant du peintre Bernard Dufour dont les ouvres servaient ensuite au peintre fictif que jouait Michel Piccoli dans La Belle Noiseuse. Cette fissure sur laquelle Rivette renchérit à plusieurs reprises, induisant l'idée maîtresse chez lui de dualité, de dédoublement (le titre déjà, Histoire de Marie et Julien, semble comme une inversion d'un autre tire rivettien, Céline et Julie vont en bateau), s'incarne par exemple dans l'extraordinaire chat de Julien, une première fois effrayé par les monstres planqués à l'ombre du hors-champ, autrement dit le micro et la caméra (il faut voir les billes du félin que Charles Baudelaire comparait à des pendules [11] , qui saisissent la réalité, effrayante donc, du film en train de se faire et, de fait, happent notre regard fasciné par l'éclat phosphorescent de telles mirettes [12] ), une deuxième fois parfaitement à l'aise au milieu des écrous et des engrenages de Julien. C'est à croire qu'il y aurait deux chats différents [13] ! Et cela va dans le sens d'une scission radicale (relayée dans le film par exemple par une photographie pliée en deux, par les tissus chinois parfaitement repassés de Madame X, par les mains coupées de Marie et Julien) qui trouve son accomplissement formel dans la première et ultime séquence du film, divisées selon qu'il s'agisse du côté de Julien d'une même scène vue au tout début du film une fois en rêve (on croirait le début de Céline et Julie vont en bateau) puis dans la réalité la minute d'après, et à la fin du film selon qu'il s'agisse d'un même espace fractionné en deux axes qui sont comme deux lignes de temps pliées, concomitantes mais divergentes, le temps des vivants pour Julien et le temps des morts pour Marie.
L'oubli enveloppe et paralyse l'homme (on pense très fort à Luis Buñuel) quand les souvenirs et les secrets brûlent dans le corps de la femme (on pense alors à William Faulkner). Cette césure que prolonge le motif récurrent de la pliure dans Histoire de Marie et Julien est en fin de compte un pli de la réalité effectué à partir de deux temps a-synchrones que portent les deux personnages [14] . On en revient à Preminger qui a souvent pratiqué une esthétique du pli (The Fan en 1949 par exemple) mais aussi et surtout à Orphée selon exactement la version que Jean Cocteau en a donnée en 1950. On remarquera d'ailleurs que dans les deux films une enveloppe (le pli, toujours) constitue la pointe du réel à partir de laquelle un temps autre que le temps habituel peut s'insinuer (c'est un intervalle immense chez Cocteau par lequel un destin se joue quand chez Rivette, pas si éloigné du David Lynch de Lost Highway en 1997 [15] , le temps avance chronologiquement pour retomber sur lui-même telle une boucle éternelle. ou un chat retombant sur ses pattes !). Il s'agit donc dans la dernière séquence de s'affranchir grâce au labeur de l'héroïne d'une déhiscence de l'espace-temps (« Je suis coupée en deux, de haut en bas » dit Marie qui du coup ressemble à la poupée chinoise que Julien détient contre Madame X) et pour le cinéaste, épousant désormais le point de vue de Marie quand il a commencé son film avec celui de Julien (il aurait donc imperceptiblement changé de sexe en cours de film !), de promouvoir le retour bienfaisant de la collure, du bon raccord (son insistance à filmer la rampe dans la maison de Julien doit se comprendre à l'aune de cette idée de raccord, de ligature, de lien) alors qu'il appartient à une génération, celle de la Nouvelle Vague, qui a pratiqué avec un grand bonheur les puissances quasi-inédites et modernes du faux-raccord.
Avec Histoire de Marie et Julien, Jacques Rivette arrive à entrelacer Orphée de Jean Cocteau et Secret beyond the door (1948) de Fritz Lang (la chambre du crime reconstituée). Et cet entrelacement vénéneux a pour intercesseur, pour passeur privilégié les ouvres d'Alfred Hitchcock (Rebecca (1940), Spellbound (1945), Under Capricorn (1949), Vertigo (1958), Marnie (1964) en figurent les balises de reconnaissance). Le cinéaste renoue ainsi avec un romantisme noir et morbide (à l'opposé de « l'italianité » renoirienne de Va savoir) qui a irrigué les ouvres sus-nommées et qui irrigue également les plans du germanique Mon Voyage d'hiver de Vincent Dieutre tout récemment sorti. Ce romantisme qui s'épanchera dans le symbolisme de la fin du 19ème siècle est celui des célèbres nouvellistes, tels l'allemand E.T.W. Hoffmann (emblématique auteur du Chat Murr et des Sosies), l'américain Edgar Allen Poe (Morella, Ligéia bien sûr mais c'est aussi le chat du film dont le nom, à l'instar du Corbeau de l'écrivain, est « Nevermore »), le français Villiers de l'Isle-Adam (auteur d'une Eve future à laquelle Rivette répond avec sa Marie), l'américain naturalisé anglais Henry James (Le Tour d'écrou). C'est également une même veine romantique obscure, atténuée par le féminisme rivettien analysé plus haut, qui par ailleurs n'a jamais cessé secrètement d'alimenter la part la plus fantastique des films des cinéastes de la Nouvelle Vague comme par exemple La Marquise d'O en 1976 d'Eric Rohmer, La Chambre verte en 1978 de François Truffaut, Les Fantômes du Chapelier de Claude Chabrol en 1982, Allemagne neuf zéro de Jean-Luc Godard en 1991.
« Il faut repassionner la vie » écrivait André Breton dans son livre Arcane 17 en 1947 (il y écrivait également que peu importe la nature de l'objet aimé du moment que l'on aime). Peut-être que le cinéma n'a pas d'autre fonction que celle décrite par Breton : « repassionner » la vie [16] en s'accordant avec ses fantômes (quand souvent ils peuvent, à l'instar d'Adrienne, chercher aussi à diviser les vivants - c'est l'histoire d'amour possible et jamais réalisée entre Madame X et Julien). Rivette est cet admirable contorsionniste, habile constructeur de chinoiseries fictionnelles portées par une croyance telle que, lorsque Marie se lance dans une incantation indéchiffrable ou bien lorsqu'elle fait le « geste interdit », c'est la peur qui réellement étreint le spectateur, le transit. Il est aussi ce patient architecte de temporalités aberrantes (la saison, automnale, qui paraît pourtant indéterminée ; les époques, années 70 et années 2000, qui semblent comme être en interférence) dont la durée, à ne pas confondre avec cette temporalité même, fournit la matière première. Il est enfin celui qui joue avec la lumière comme un chat jouerait avec de la ficelle, qui joue avec ses acteurs bougeant comme s'ils étaient (et ils le sont vraiment) les pôles d'un champ magnétique que la caméra mais également les micros (« c'est par l'oreille que cela se passe » dit Jerzy pour repérer une horloge qui significativement « boite ») auraient pour but de capter.
Jacques Rivette est un être double dont la dualité nous est révélée dans Histoire de Marie et Julien : il est un chat qui voit les spectres que nous ne voyons pas et il est un spectre que seul un chat peut voir. Le panoramique à 45 degrés ouvrant le film, partant d'une plante grimpante pour arriver à Julien, et auquel répond un même panoramique passant de Julien à la belle plante qu'est Marie vers la fin du film, boucle la boucle : Rivette, et c'est un aveu qui n'a pas de prix (I confess !), voit avec le regard de celui qui est déjà passé de l'autre côté. Rivette est fou : c'est pourquoi il a réalisé ici une nouvelle version - admirable - de « l'amour fou » pour pouvoir livrer in fine une guérison. Pas tant la sienne (puisqu'il faut comprendre que c'est sa folie qui le tient en vie et en jeu en le gardant de sombrer dans une terreur la plus totale que lui inspire le monde) que celle du réel retrouvé (bien que pour le moment dépeuplé), au bout de la lutte à mort entre le temps dans sa forme diachronique et dans sa forme synchronique, linéarité contre cycle. Les deux amants enfin isochrones, c'est une réconciliation des temps et des cours qui se donne à voir. C'est un nouveau monde, le temps du raccord retrouvé. C'est un peuple qui, précédé par sa nouvelle Eve et son Adam même amnésique et bien fatigué, peut commencer : Our Day will come comme le chante parfaitement lors du générique-fin la chanteuse jazz Blossom Deary. Et c'est une grande joie, digne de Spinoza, que d'entendre et de voir aujourd'hui cela.
Notes :
[1] Parmi les projets morts-nés de Rivette dont la critique Hélène Frappat a ressemblé les « restes » dans son livre Trois Films fantômes (éd. Cahiers du Cinéma, 2002), une ouvre prévue après Out one, censée se dérouler dans les plafonds de l'Opéra de Paris (comme le célèbre fantôme du livre de Gaston Leroux), était emblématiquement intitulée Phénix.
[2] Il est l'auteur en 1965 pour la série de Janine Bazin et André S. Labarthe Cinéastes de notre temps du magnifique Jean Renoir le patron.
[3] Quant au miracle final, qui ne peut réussir que s'il mobilise toute la croyance nécessaire (du côté du film comme du côté du spectateur), comment ne pas penser aussi à Ordet (1954) du même Dreyer ?
[4] Il faut bien voir Julien, étendu de tout son corps sur un banc public dans un rêve qui semble comme une esquisse préparatoire à la rencontre réelle avec Marie, en train de bander !
[5] Ce qui n'a rien d'étonnant pour un cinéaste qui a réalisé en 1985 un film intitulé Hurlevent à partir du roman Wuthering Heights d'Emily Brontë.
[6] C'est la rumeur d'une cour d'école que l'on entend régulièrement dans le film, régulièrement aussi dans toute l'ouvre de Rivette : le cinéma est ici envisagé d'abord comme un jeu consistant à conjurer ce dont les enfants craignent avant toute chose, à savoir la peur de mourir.
[7] On pourra s'amuser avec le sens du nom même du cinéaste, Rivette, dont on peut tirer l'adjectif « rivé à ». D'où son goût avéré pour toutes les dé-rivations.
[8] Le premier, prénommé Giorgio, contemporain de Pier Paolo Pasolini, homme de lettres et critique d'art italien, a été emprisonné en 1943 pour activités antifascistes, quand le second, prénommé Joseph Arthur, comte de et diplomate français, est l'auteur au milieu du 19ème siècle d'un Essai sur l'inégalité des races humaines.
[9] On notera une fonction similaire des horloges dans les deux films : comme matérialisation de l'ingénierie du film même, exhibant la miniaturisation de ses mécanismes internes, comme aussi la désignation négative d'un temps socialisé, mécanisé, divisé (celui des pendules que répare l'obsessionnel Julien et qui sont comparées à des instruments de torture par Marie) auquel s'oppose une temporalité durative des plans dont la fluidité bergsonienne s'ouvre à la réception sensitive d'autres nappes de temps (le temps de la mort dont sont issues différemment la Laura de Preminger et la Marie de Rivette), s'enroulant souplement sur elles-mêmes comme un chat le ferait, comme le noud coulant de la corde d'une pendue ou encore tels deux corps faisant l'amour.
[10] Seule Emmanuelle Béart, dont la nudité généreuse avait déjà été explorée dans La Belle Noiseuse, pouvait permettre à Rivette, dans une logique du don (le corps de l'actrice) et du contre-don (les plans du cinéaste), de réaliser de telles scènes, impensables au sinon. Il faudra aussi apprécier chez cette dernière sa grande faculté, tournoyante, volatile, à passer de l'espièglerie à la gravité en l'espace d'un plan.
[11] Lors de leur première (à la fois réelle et nouvelle) rencontre, Marie a pour Julien les yeux qui palpitent à une telle vitesse que l'on dirait les yeux d'un chat. ou bien les aiguilles d'une montre !
[12] Dans la version de 1975, le chat devait parler comme chez Lewis Carroll (inspiration-clé de Céline et Julie vont en bateau en 1973). L'idée n'a pas été retenue mais elle aura fait son chemin chez d'autres. Par exemple chez Claire Denis, qui a été assistante sur la première version de Marie et Julien, et qui a eu également l'idée pour Trouble every day (2001) d'un animal de compagnie - un chien cette fois-ci - qui aurait dû également parler. Et là encore l'idée n'aura pas pu être concrétisée. Deux fois dommage donc.
[13] A la revoyure, il y en a bien deux, le second étant plus jeune que le premier, et cela va logiquement dans le sens étrange d'un film qui, en avançant, semble revenir sur les pas (cf. les ballerines que porte Marie) qui précèdent ceux qui lancent le film.
[14] « Les Baroques savent bien que ce n'est pas l'hallucination qui feint la présence, c'est la présence qui est hallucinatoire » (Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le Baroque, éd. De Minuit, Paris, 1988). Rivette procède d'un même néo-leibnizianisme analysé par le philosophe chez les poètes Mallarmé, Michaux, le peintre Hantaï, le compositeur Boulez. C'est la même courbure affectant l'espace, la même question du pli à l'infini, matière et/sur esprit (et inversement) : « Qu'est-ce que ça veut dire, le tissu de l'âme ? »
[15] Bon retour des choses puisque ce dernier semble répondre avec Mulholland Drive (2001) au film de Rivette Céline et Julie vont en bateau (tous deux ayant comme horizon esthétique Persona (1965) d'Ingmar Bergman).
[16] C'est aussi la faire décoller, à l'instar de cet avion à réaction qu'entend Marie en pleine nuit. La métaphore sexuelle est évidente, elle s'inscrit également tout droit dans le sillage de Cocteau - encore - et de Resnais - encore - qui s'inspirait d'ailleurs de ce dernier pour ouvrir L'Amour à mort.
Décembre 2003
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