texte tiré de : http://www.cinespagne.com/dossiers/2066-dans-la-ville-de-sylvia-la-cite-des-femmes
« Image. Dans le champ amoureux, les blessures les plus vives viennent davantage de ce que l’on voit que de ce que l’on sait » (Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, éd. Seuil – coll. « Tel Quel », 1977, p. 157)
Du fil déroulé par Ariane afin de permettre à Thésée de sortir du labyrinthe construit par Dédale dans lequel règne l’horrible Minotaure, aux considérations philosophiques de Friedrich Nietzsche tirées de son recueil de poésie Dithyrambes de Dionysos paru en 1891 sur ce labyrinthe qu’est l’oreille et ce fil d’Ariane qu’est la musique. Du recueil de nouvelles Les Filles de Feu (1854) de Gérard de Nerval dont se dégage le récit intitulé Sylvie, aux Filles de Feu ou Scènes de la vie parallèle qui devaient nommer une tétralogie cinématographique nervalienne incomplètement réalisée par Jacques Rivette durant les années 1970 (Duelle en 1976 et Noroît en 1975-1977 rescaperont à l’époque du naufrage). Du poème A une passante de Charles Baudelaire introduit dans la réédition augmentée des Fleurs du Mal en 1861 et que chantera Léo Ferré 106 ans plus tard, à cette femme décrite dans un autre poème par Paul Verlaine tiré des Poèmes saturniens (1866) et intitulé Mon rêve familier, cette femme métamorphique qui est « ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre ». De la Nadja (1928) d’André Breton motivant chez le poète surréaliste le désir de puiser en lui les images capables d’ouvrir Paris sur les mondes occultes que la capitale recèle, à la Nadja à Paris (1964) de Eric Rohmer qui permet au cinéaste de ramasser en un limpide court-métrage les acquis esthétiques de la Nouvelle Vague (filmage impressionniste des rues parisiennes doublé par une voix-off qui creuse spirituellement l’enregistrement documentaire en y inscrivant l’intériorité d’une subjectivité). De Vertigo (1958) d’Alfred Hitchcock actualisant le mythe d’Orphée et d’Eurydice, à tous les films qu’il aura inspirés s’agissant d’une femme suivie dans le rue par un homme progressivement entortillé jusqu’au souffle coupé par le fil même de la filature qu’il a entreprise, exemplairement Identification d’une femme (1982) et Par-delà les nuages (1995) de Michelangelo Antonioni, Body Double (1985) de Brian de Palma, et La Captive (2000) de Chantal Akerman, tous films mettant en scène des hommes en proie à la compulsion de répétition freudienne. On le voit, les fils de la généalogie artistique sur laquelle visiblement s’appuie le cinquième long métrage du cinéaste espagnol forment un ensemble tissé de motifs référentiels densément intriqués. Ce fait mérite d’autant plus d’être souligné que Dans la ville de Sylvia expose préalablement un souci de simplicité formelle qui n’empêche pourtant nullement la complexité et la réflexivité du dispositif agencé d’émerger progressivement. Celui-ci sait ainsi habilement déployer ses étranges sortilèges sur la base précisément d’une richesse esthétique héritée d’une certaine histoire occidentale des arts et de la pensée des deux derniers siècles, héritage repensé et dont le cinéaste est aussi capable de se démarquer en produisant son propre geste singulier1.
Dans la ville de Sylvia sera donc, à l’instar des autres films de José Luis Guerin, un film hanté par un certain nombre de spectres dont la fantomatique présence n’est pas mobilisée dans une perspective citationnelle à la postmodernité inconséquente et égocentrée. Il s’agira plutôt de briser les habituelles clôtures régissant tant le champ du cinéma (notamment celles qui veulent absolument distinguer les domaines de la fiction et du réalisme de ceux du documentaire et de la poésie) que l’orthodoxie des catégories cognitives découpant le réel en oppositions mentales binaires et schématiques (le rêve et la réalité, le passé et le présent, le vécu subjectif et le monde objectif). Clôtures esthétiques et catégories cognitives confrontées à un geste artistique se faisant fort de les mettre en défaut et de repenser en les actualisant les acquis positifs de la modernité. C’est un geste qui réussit subtilement à saisir l’obsolescence de telles délimitations factices, à ce point brouillées ici qu’elles sont sublimées, et virent à une forme supérieure d’indistinction nous permettant de nous redonner à la fois le cinéma et le monde tels qu’on ne les envisage plus. Le cinéma et le monde tels les deux pôles nécessaires à l’établissement d’un champ magnétique (image surréaliste reprise par Jacques Rivette), et tous deux chargés d’une puissance d’affectivité et d’étrangeté assurant qu’on n’en a pas encore fini avec les aventures du réel et des perceptions optiques et sonores qu’il sollicite. Dans la ville de Sylvia est une grande aventure cinématographique de l’œil et de l’oreille débouchant pour parler comme Maurice Merleau-Ponty sur une véritable « phénoménologie de la perception ».
Le grand objet du film réside à l’intersection de deux questions, la première qui est soutenue par le régime de la fiction (au nom de quel motif un homme peut-il s’autoriser à poursuivre une femme dans les rues de Strasbourg ?), quand la seconde découle de l’ensemble du dispositif formel (au nom de quel motif un cinéaste s’autorise-t-il à filmer Strasbourg ?) Les deux questions agencées ensemble fonctionnent comme la mise en relief de l’une en regard de l’autre, et vice-versa. A l’intersection de ces deux questions pointe celle du motif, c’est-à-dire celle du désir qui justifie de se mettre en mouvement, de se mouvoir pour s’émouvoir, d’être ému après avoir été corrélativement mu. L’analogie est donc au départ simple : José Luis Guerin souhaite filmer la cité strasbourgeoise comme le héros de son film désire suivre une femme, pour opérer une actualisation du passé. Si le jeune homme suit une femme, c’est parce qu’elle lui en rappelle une autre rencontrée quelques années auparavant dans un bar qui s’appelle « Les Aviateurs ». Cette femme s’appelait Sylvie, et le garçon, amoureux d’une personne qu’il n’a jamais connue davantage que cela, se met en tête de la retrouver au Café du Conservatoire supérieur d’art dramatique, à l’ombre des jeunes filles en fleur qui en peuplent la terrasse. Son esprit vagabonde, il prend d’obscures notes et crayonne des esquisses qui noircissent son cahier de jeune artiste en vacance, il donne un titre à ses griffonnages : ce sera quasiment le titre du film2. L’analogie démarrera donc à cet endroit-là : il s’agit de rattraper le temps perdu et de faire que coïncident les nappes de passé avec la durée présente. Sylvie représente pour le héros orphique ce que les poésies post-romantique et surréaliste, les peintures impressionniste et (on le verra) cubiste, et le cinéma (particulièrement celui de la Nouvelle Vague) valent pour le cinéaste, à savoir un idéal jamais perdu de vue, des spectres pour lesquels il faut se mettre en marche car ils ne cessent pas de nous hanter en doublant et troublant notre présent, des réminiscences qui en appellent au désir d’en exaucer les contenus de virtualités. D’où que Strasbourg filmé en 2007 par un Espagnol bruisse de la rumeur insolite de Marseille (la ville métissée où voulait initialement tourner le cinéaste et dont il a conservé des traces sonores), soit hanté par le spectre de Goethe3, et ressemble également tant au San Francisco de Vertigo qu’au Paris des cinéastes de la Nouvelle Vague (par exemple La Femme de l’aviateur de Eric Rohmer en 1980), des surréalistes et de Charles Baudelaire, villes fantômes que le regard du cinéaste voit en palimpseste de la cité strasbourgeoise, comme le héros voit ou croit voir en la fille présentement suivie la Sylvie de jadis.
« L’image (…) est la chose même. L’amoureux est donc artiste, et son monde est bien un monde à l’envers, puisque toute image y est sa propre fin (rien au-delà de l’image) »4. Il ne faudra donc pas s’étonner de ces nombreux plans dans lesquels les vitres recomposent en reflets parfois trompeurs le réel, ainsi jamais dissocié de la part hallucinatoire qui en double la saisie subjective5. C’est l’expérience amère que fera le héros du film quand le cinéaste, s’écartant de celui-ci, est parfaitement conscient de l’entreprise (auto)réflexive qu’il a mise en branle : José Luis Guerin compose avec assurance un tissu d’images dans lesquelles coexistent, tels des cristaux deleuziens, images documentaires enregistrées au présent du tournage et images passées issues de sa propre mémoire affectée par le souvenir de tant de livres et de films, quand le protagoniste de son récit souffre de voir sa perception du réel encourager puis mettre en défaut ses propres fantasmes amoureux. Ce dernier apparaît donc bien comme le double négatif mais nécessaire du cinéaste, parce que le premier veut substituer à son regard un monde qui s’accorde à son désir6, quand le second reconnaît par l’intermédiaire de son personnage les limites culturelles d’une cinéphilie fétichiste barrant l’accès documentaire au monde réel, tout en sachant envisager chaque plan filmé comme l’interzone permettant au réel et à l’imaginaire comme au documentaire et à la fiction de se raccorder en conjuguant cinématographiquement leur force respective au lieu de devoir se repousser mutuellement.
Cela n’empêche pourtant pas le film d’ouvrir sa forme superficiellement objective à la subjectivité inquiète de son héros dont le caractère mélancolique et rêveur contamine progressivement les images d’un halo onirique tenace. On pourrait sur ce point à nouveau mobiliser les analyses de Roland Barthes, distinguant l’« irréalité » de la de « déréalité », cette dernière étant ce « sentiment d’absence, [ce] retrait de réalité éprouvé par le sujet amoureux, face au monde ». Dans la ville de Sylvia pourrait alors s’envisager comme la trajectoire exemplaire d’un homme passant de la névrose de l’irréel qui peut (encore) se dire (par la note écrite et le dessin) à la folie d’un déréel indicible qui laisse in fine le héros interloqué, au souffle coupé, littéralement sans voix : « Dans le premier cas, le refus que j’oppose à la réalité se prononce à travers une fantaisie : tout mon entour change de valeur par rapport à une fonction, qui est l’Imaginaire ; l’amoureux se sépare alors du monde, il l’irréalise parce qu’il fantasme d’un autre côté les péripéties ou les utopies de son amour ; il se livre à l’Image, par rapport à quoi tout « réel » le dérange. Dans le second cas, je perds aussi le réel, mais aucune substitution imaginaire ne vient compenser cette perte »7. La réalité du visible est donc à ce prix, côtoyant le double risque de l’irréel (quand l’imaginaire fait perdre de vue le réel) et du déréel (quand le réel est perdu et n’induit même plus un imaginaire de substitution), alors qu’il s’agit de permettre non pas la lutte mais bien l’instable composition, la machination du réel et de l’imaginaire, l’un étant inconcevable sans l’autre8, et que suture la symbolisation cinématographique comme est couplé le son de Marseille avec l’image de Strasbourg.
« L’histoire ne dit pas que les poètes romantiques, qui semblent pourtant de l’amour s’être fait une conception moins dramatique que la nôtre, ont réussi à tenir tête à l’orage. Les exemples de Shelley, de Nerval, d’Arnim illustrent au contraire d’une manière saisissante le conflit qui va s’aggraver jusqu’à nous, l’esprit s’ingéniant à donner l’objet de l’amour pour un être unique alors que dans bien des cas les conditions sociales de la vie font implacablement justice d’une telle illusion. De là, je crois, en grande partie, le sentiment de la malédiction qui pèse aujourd’hui sur l’homme et qui s’exprime avec une acuité extrême à travers les œuvres les plus caractéristiques des cent dernières années »9.C’est au cœur de ce constat que s’inscrit esthétiquement Dans la ville de Sylvia qui par le biais de son récit pourrait avancer une solution psychanalytique de type lacanien. Si Sylvie est introuvable parmi la farandole de femmes que le héros croise en chemin, et si celle qui ressemble à Sylvie mérite quand on l’aura perdu de vue qu’on la retrouve à son tour à l’instar de la précédente, et si au final cette épuisante série féminine laisse hébété et sans voix le héros qui, passant de l’irréel au déréel comme Ulysse de Charybde en Scylla, s’épuise à faire l’expérience d’un impossible retour harnaché à l’obscurité de son désir au nom duquel un clou féminin chasserait interminablement l’autre, c’est bien que « la femme n’existe pas » comme l’a dit un jour le psychanalyste freudien. Au sens où, dans le cadre symbolique qui était celui de Jacques Lacan (et que Monique Wittig aurait qualifié de façon critique de « matrice hétérosexuelle »), le sujet masculin est du côté de la fonction phallique (du signifiant) quand le sujet féminin se situe du côté du manque phallique (elle est « pas-toute »). D’où que la femme selon Jacques Lacan résiste au langage10, à l’instar d’ailleurs de la « déréalité » analysée par Roland Barthes. Pour le dire de manière plus matérialiste et sociologique, si la « Femme » majuscule et idéale n’existe pas, c’est qu’elle est justement une idée socialement intériorisée par les hommes dans le cadre d’un imaginaire hétérosexuel que met en défaut la multitude des femmes réelles et quelconques dont l’existence multiple déroge à l’imaginaire social masculiniste en décevant la configuration normative des désirs masculins. On constate alors très bien, malgré les grandes différences formelles, la proximité esthétique entre Dans la ville de Sylvia et The Black Dahlia (2006) de Brian de Palma comme INLAND EMPIRE (2007) de David Lynch par exemple, deux films récents parmi d’autres hantés par Vertigo et travaillés par la même idée qui est au soubassement du film de José Luis Guerin : le réel féminin déçoit et met en défaut l’imaginaire masculin qui souvent répond devant pareille déception par ces formes d’irresponsabilité que sont le déni et la violence11.
Si la « Femme » n’existe qu’imaginairement, nous avons alors conséquemment affaire en réalité à des femmes plurielles, multitude féminine qui certes partage un « air de famille » (Ludwig Wittgenstein), mais ces ressemblances relèvent précisément de ce que Jacques Derrida appelle la « différance ». A savoir, pour ce qui nous importe ici, d’abord la différence qui les rassemblent et qu’elles ont en commun, ensuite le différé que cette commune différence institue devant la satisfaction du désir du protagoniste, et enfin l’écart qui sépare l’imaginaire désirant masculin de la réalité féminine désirée. Faire l’épreuve de la différance du désir sexuel, c’est aussi comprendre la nature de l’expérience perceptive soutenue par une autre différence qu’est l’antinomie lacanienne entre l’œil du sujet regardant et le regard retourné par l’objet regardé12 « qui représente le point aveugle à partir duquel l’image elle-même photographie le spectateur »13. Voilà le nerf qui électrise la fascination du personnage pour l’autre féminin dont la réalité se dérobe devant sa captation imaginaire sous la forme clinique de la pulsion scopique : « [le sujet] accomplit une sorte de « réflexion sur soi » au moyen de laquelle l’objet qui le fascine devient le regard lui-même »14. Les nombreux champs contrechamps qui structurent la composition filmique de Dans la ville de Sylvia ont ceci de remarquablement modernes qu’ils enregistrent moins l’affection du héros percevant consécutive aux choses du monde réel perçues par lui qu’ils manifestent l’épreuve de l’impossible fascination qu’exerce sur lui le regard aveugle des choses. Impossible, c’est-à-dire dans une perspective lacanienne, réelle, donc traumatique. Le contrechamp représente ici le regard lui-même quand il retourne à l’envoyeur le monde perçu qui de fait le désoriente, lui l’aveugle qui croit avancer alors qu’il lui faudrait prendre du champ sur son propre désir et reculer15. Ce qu’exemplifie la tache grise que produit une crotte de pigeon tombée accidentellement sur son cahier16. Sylvie est cette tache aveugle qui l’oblige à déambuler dans le ville tel un somnambule et qui fournit au cinéaste le motif17 à partir duquel il part à la conquête cinématographique de Strasbourg, moins circonscrite objectivement que reconfigurée à partir de prélèvements documentaires hétérogènes dans une perspective labyrinthique18, constructiviste et fantasmatique (autrement dit cinéphilique).
On a dit précédemment en s’appuyant sur Roland Barthes que l’amoureux était artiste. Il est également, marchant dans les rues de la cité dédaléenne, le flâneur dont a parlé Charles Baudelaire, cette figure de la modernité accomplissant la mutation sociale déterminée par l’ère de l’urbanité ouverte par l’avènement du capitalisme au 19ème siècle, figure sur laquelle se sont penchés tant Walter Benjamin durant les années 1930 et l’apogée du surréalisme que Daniel Bensaid aujourd’hui. Qu’est-ce que flâner ? « Flâner, c’est dépenser sans compter ce précieux temps, qui, comme chacun sait, est de l’argent. C’est dépenser improductivement, prodiguer du temps sans forcément le perdre. C’est apprendre d’expérience que la dépense n’est pas une perte »19. Cette dépense sans capitalisation pour laquelle le temps n’est plus identique à l’argent, ce temps perdu pour le volontarisme du capital et qui est retrouvé par le biais de la mémoire involontaire comme l’aurait dit Marcel Proust, est ce que vise exemplairement Dans la ville de Sylvia. D’où sa moderne « forme-balade » (Gilles Deleuze) qui permet, contre les logiques classiques de la représentation et de l’action, la présentation triomphante de situations optiques et sonores dérogeant à la fallacieuse règle des séparations hermétiques entre passé et présent ou entre subjectivité et objectivité. « Un peu de temps à l’état pur » comme dirait encore Marcel Proust et comme le répétera Gilles Deleuze, temps vivant arraché à la loi mortifère de la valorisation monétaire. « Le flâneur toutefois reste un être flottant, une créature d’entre-mondes. Sans position économique ni détermination politique précises, il est fait du même bois que les conspirateurs professionnels »20.On reconnaîtra là sans peine le héros sans nom du film de José Luis Guerin, mais la conspiration qui est la sienne a substitué aux utopies révolutionnaires de Barbès et Blanqui le rêve individualiste de possession fétichiste d’une femme. Le conspirateur cache mal, on l’a vu21, le meurtrier en puissance en marche pour capturer sa proie et qui parcourt le macadam en quête de la fusion entre imaginaire et réalité. « Perdu dans l’immensité de l’urbaine surface, un macadam est toujours le lieu d’un crime en puissance (…), un fond noir sur lequel peut venir se découper à la craie blanche le contour d’un corps tombé, que les passants évitent pieusement »22. Alors que le flâneur peut devenir limier ou détective, le héros aveuglé par son désir de retrouver Sylvie et plein de cette ivresse sensorielle ressentie devant la pléthore de belles femmes se présentant devant ses yeux ne voit plus les différents figures de la misère sociale produite autour de lui, pauvres vendeurs de roses ou de gadgets, mendiants et sans logis, serveuses, entraîneuses de bars et femmes fétiches vendues sur les affiches publicitaires, toutes victimes du règne de la marchandise. C’est cette disjonction entre la vision fantasmatique du héros et la réalité qui en documente la folie que creuse admirablement le film de José Luis Guerin.
Le spleenétique jeune homme, ne cessant pas de voir autour de lui des verres se fracasser par terre comme d’éviter passants, skateurs et cyclistes qui le frôlent et le heurteraient presque, fait l’expérience de la modernité même, celle du choc qui, pour Walter Benjamin, est la « norme de la poésie baudelairienne. Par l’image de l’escrimeur, Baudelaire qui, en flânant, était habitué d’être coudoyé par les foules des rues, s’identifie à l’homme qui pare aux chocs. Le choc en tant que forme prépondérante de la sensation se trouve accentué par le processus objectivisé et capitaliste du travail. La discontinuité des moments de choc trouve sa cause dans la discontinuité d’un travail devenu automatique, n’admettant plus l’expérience traditionnelle qui présidait au travail artisanal. Au choc éprouvé par celui qui flâne dans la foule correspond une expérience inédite : celle de l’ouvrier devant la machine »23. C’est ce qui justifie d’ailleurs ici une bande-son particulièrement prompte à indexer sur certains raccords visuels des chocs sonores électriques qui rappellent la violence concentrée et explosive de la ville à l’époque de la domination du capital et qui auraient dû permettre à l’artiste amoureux et flâneur de sortir de sa léthargie fantasmatique. Plus précisément, la vieille ville médiévale dont José Luis Guerin montre quelques fragments persistants a historiquement cédé la place à l’urbain pour lequel les perspectives sont rendues caduques au profit du règne des passages labyrinthiques et des surfaces d’inscription (par exemple ces vitres sur lesquelles insiste tant le cinéaste et qui opèrent une fausse transparence phénoménale des choses) saturées des signes du capitalisme. Que dit la loi de l’urbain au héros de Dans la ville de Sylvia ? « La loi lui dit : tu dois apprendre à te perdre. Ce qui a deux sens : avec les meilleures cartes urbaines, tu dois devenir aveugle, te perdre grâce à ta connaissance historique de la ville, oublier ton savoir pour lever toute préconnaissance, lire entre les lignes ; tu dois te perdre au sens de t’oublier, faire table rase de ton intériorité, de ton moi psychologique, apprendre à lever les censures, comme le psychanalyste qui doit communiquer d’inconscient à inconscient avec son client, permettre la paradoxale efficacité de la « troisième oreille » : celle de l’« écoute flottante ». Finalement, tu dois oublier le trop plein de ta culture, qui ne peut être que celle de ce qui a été légitimement inscrit, celle des vainqueurs de l’histoire. La loi de l’oubli actif, de la suspension du jugement, est la condition de l’écoute de ce qui n’a pas été écrit : l’événement des vaincus de l’histoire, des disparus au sens propre (ceux dont la fin reste une énigme puisqu’on n’en a pas de cadavre) »24. Cette « écoute flottante » est ici le bruissement urbain que relaie la bande sonore du film de José Luis Guerin et à laquelle est sourd le héros, aveuglé par une culture artistique et des fantasmes qui lui évitent la confrontation avec la réalité des victimes de l’ordre social et urbain au milieu duquel il déambule. Là où ce dernier ne voit que des femmes valsant autour de lui telle une ronde peinte par Henri Matisse, accordée à la fantasmagorie du capital et dont l’ultime boucle renverrait à la spectrale Sylvie, le cinéaste rend audible et visible ce que ne voit pas ni n’entend son héros : les fantômes des vaincus du capitalisme (et de son corollaire, la domination masculine) qui viennent se rappeler involontairement à notre mémoire.
Il est bien évidemment toujours possible de qualifier d'impressionniste le regard cinématographique porté par le cinéaste sur le monde qu'il a décidé de filmer. Période estivale, rues, parcs et cafés fréquentés par des touristes et autres badauds, variations lumineuses balayant les façades des bâtiments publics : tous ces éléments concourent à indexer le geste documentaire de José Luis Guerin sur une certaine histoire de la peinture moderne ouverte sur la captation phénoménologique des mouvements anodins du réel à l'ère des premières vagues d’industrialisation et d’urbanisation qui ont également accompagnées – et dont a témoigné – la poésie baudelairienne. Impressionnisme du regard pictural passionné par les épiphanies quelconques produites par le monde tel qu'il se présente devant les yeux de l'artiste avant que le « désenchantement du monde » (Max Weber) opéré par le capitalisme ne fasse son œuvre, et que réinterpréteront dans le champ du cinéma le néoréalisme italien dans les années 40, le Free Cinema anglais dans les année 50 et la Nouvelle Vague française à l'orée des années 60, répétant sur le plan cinématographique les phénomènes économiques d'allègement des techniques de représentation et de sortie hors des studios pour aller à la rencontre de la captation des aléas du réel et des traces de la vie moderne. Pourtant, considérons attentivement la longue et admirable séquence dans laquelle le héros se trouve à la terrasse du Café du Conservatoire, rêvasse un peu en dessinant quelques portraits de femmes « croquées » (comme s'il cherchait quelque chose – ou quelqu’une – à se mettre sous la dent !), avant que ses yeux ne se fixent définitivement sur une femme en particulier qui s'en va et que le jeune homme suivra, croyant reconnaître en elle celle qu'il connut jadis, Sylvie. Cette séquence témoigne, de par la façon dont elle est découpée et montée, d'une virtuosité formelle qui transcende esthétiquement le postulat impressionniste de départ. Multipliant les axes de filmage afin de renouveler constamment le visage d'ensemble de la population attablée au café, José Luis Guerin brasse les plans comme des cartes qui ne cessent pas d'être redistribuées selon le jeu kaléidoscopique de la perception du héros perdu entre irréel et déréel dans l’improbable cristallisation de ses pensées et du réel tel que ses nombreux visages se manifestent au devant de lui, héros perdu dans le labyrinthe des rues qui est aussi celui de son cerveau, ballotté entre le champ de son œil et le contrechamp du regard que lui renvoie aveuglément le monde perçu. Ce jeu est aussi celui de la fiction dont certaines virtualités peuvent poindre dans tel ou tel plan, comme si on pouvait deviner (à moins qu'il ne s'agisse de les délirer) de multiples histoires secrètes cachées au cœur de certaines images25 et dont on peut dérouler à sa guise le fil (comme nous y invite aussi le fil musical entremêlé de deux violonistes jouant à proximité et plongeant dans le labyrinthe de nos oreilles). Ce jeu est encore celui de la fiction même dont est gros le personnage principal (qui fabule le retour de celle qu'il aime et qui devrait pareillement l’aimer), et qu'il paraît vouloir projeter sur la surface du monde se présentant devant lui. Ce jeu est enfin une magnifique leçon esthétique de fragmentation du réel au point où sa limpide immédiateté se mue progressivement en objet fractal construit en fonction d'une manière non plus impressionniste mais bel et bien cubiste (à l’instar des images de Strasbourg montées avec les sons de la rumeur marseillaise). Ce n’est alors plus au cinéma de la Nouvelle Vague auquel on pense devant le film de José Luis Guerin, mais à celui pratiqué par la troisième avant-garde représentée à la fin des années 1920 par Jean Vigo (A propos de Nice en 1926) et surtout par Walter Ruttmann (Berlin, symphonie d’une ville en 1927), avant-garde cinématographique capable de combiner prises de vue documentaires et montage subjectif, fractal et cubiste, en accord avec l’esthétique du choc promue par l’urbanisme capitalistique.
C'est premièrement que le réel peut receler sur le plan perceptif une infinité de points de vue qui en complexifient la matière sensorielle, complexité perceptive à laquelle s'ajoute celle (auto)réflexive de l'esprit subjectif fendu (entre la vision du héros et celle du cinéaste) qui en contemplant la chose ne la contemple pas dans sa nudité objective mais avec le poids même de sa subjectivité, de sa pensée (du point de vue du héros, non du cinéaste) impensée26. C’est en second lieu que le film, en s’appuyant sur un certain nombre de figures circulaires et de motifs récurrents27, trouble son exposition documentaire en y instillant un doute qui n’a pas d’autre nom que celui de fiction qui vaut pour la réappropriation cinématographique et cinéphilique d’une ville réellement existante. José Luis Guerin se révèle ainsi avec cette seule séquence être un véritable cinéaste pervers : au sens premier du terme, il aime à emprunter les voies les plus obliques et tordues. Alors qu'il semble initialement jouer le jeu du regard impressionniste, il se débrouille pour ensuite brouiller ce jeu en y glissant les cartes d'un cubisme qui réinscrit la question (d'ailleurs nietzschéenne) du perspectivisme au cœur de ce qui nous apparaissait comme la saisie la plus élémentaire, plate et objective du réel28. Cette objectivité est elle-même troublée par la subjectivité du héros regardant le monde et qui le considère inconsciemment comme une surface susceptible de donner chair à ses fantasmes dans un délirant et névrotique phénomène de rétroprojection. Cette fantasmatique appréhension du monde perçu qui en tord l'objective réalité n'est pas non plus indépendante ni de la façon dont le cinéaste lui-même établit imaginairement le lien entre image tournée présentement et image provenant de sa propre mémoire artistique, ni de la manière dont ce qui se présente devant nos yeux comme un documentaire faiblement traversé de fiction paraît devoir être une fiction qui s'amuse à jouer au documentaire pour mieux nous rappeler qu’il n’y a pas de réalité percevable sans que celle-ci ne soit automatiquement médiatisée par le biais d’un filtre qui peut s’appeler imagination, mémoire, ou encore art du cinéma.
Le fantasme et son caractère de reconsidération imaginaire du réel étaient déjà le motif principal du premier long métrage de José Luis Guerin significativement intitulé Los Motivos de Berta, fantasia de pubertad (1984). La question du cinéma comme mémoire collective telle qu'elle densifie la réalité sociale et le présent perçu était au centre du deuxième long métrage du cinéaste, Innisfree (1990) qui est le nom de la petite commune irlandaise où rôde encore le spectre de The Quiet Man (1952) de John Ford tourné naguère à cet endroit. Tren de sombras (Le Spectre de Le Thuit en français), le troisième film de José Luis Guerin réalisé en 1997 en hommage au centenaire du cinéma, reposait sur les jeux du vrai et du faux portés par une puissance de fabulation digne de Orson Welles transgressant le partage normatif entre documentaire et fiction. Son quatrième long métrage, En construction, ouvrait en 2001 l'espace documentaire d'un quartier populaire de Barcelone (le Barrio Chino) aux forces imaginaires que la ville recèle par le biais de l’histoire de ses habitants. Ce film sortira sur les écrans français le 10 septembre prochain, comme Dans la ville de Sylvia29qui apparaît donc comme une synthèse provisoire de l'œuvre en cours de José Luis Guerin et que le public français pourra enfin découvrir. A l'instar de Victor Erice – inévitable figure tutélaire d'un cinéma espagnol fragile et minoritaire qui se refuse tant aux lois industrielles des genres commercialement prisés qu'à emprunter les sentiers postmodernes désormais courus ouverts par Pedro Almodovar – comme de Mercedes Alvares (auteure de Le Ciel tourne en 2004 qui a participé au montage de En construccion) avec qui le cinéaste partage plus d’un air de famille, José Luis Guerin se joue des orthodoxies culturelles et cognitives en vigueur pour produire l'agencement tout à la fois esthétique et politique30 permettant de tout tenir ensemble, dans le même espace cinématographique et « palimpsestique »31 ouvert à l’accueil de « toute la mémoire du monde » (pour citer un court-métrage d’Alain Resnais), objectivité et subjectivité, documentaire et fiction, imaginaire et réel, réalisme et poésie, temps passé(s) et durée présente, mémoires volontaire et involontaire, littératures et peintures, Marseille et Strasbourg, Espagne et France, Europe et monde, arts plastiques et cinéma.
05 juillet 2008
1 D’abord en ceci que Dans la ville de Sylvia est un film paradoxalement nourri de littératures mais infiniment peu dialogué, très sonore mais si peu parlé contrairement aux films de la Nouvelle Vague (bien que les premiers d’entre eux ont été tournés sans son direct puis postsynchronisés). Le film de José Luis Guerin flotte dans un bruissement qui est celui de la « prose du monde » (Maurice Merleau-Ponty), bourdonnement sonore dans lequel bruit une langue opaque et universelle, celle de la ville cosmopolite à l’ère de la mondialisation capitaliste des échanges monétaires, linguistiques et culturels.
2 Quasiment en effet, puisque le film de José Luis Guerin s’intitule non pas Dans la ville de Sylvie mais bien Dans la ville de Sylvia. L’intervalle séparant la Sylvie de la fiction et la Sylvia du titre du film consiste en cet écart symbolique qui insiste tant sur ce qui distingue le sujet fictif (le héros sans nom) et percevant du film et le sujet réel (le cinéaste) qui observe ce dernier, que sur le caractère hypothétique, rêvée, délirée de cette figure évanescente qu’est la femme censée être revenue des souvenirs incertains du jeune homme.
3 L’écrivain allemand visita la cité à l’âge de 21 ans en avril 1770 (ce dernier en fait mention dans son recueil Poésie et vérité), précédé 5 ans auparavant par Rousseau, et y rencontra à cette occasion le philosophe Herder : voilà d’ailleurs là les trois influences du courant préromantique Sturm and Drang dont l’esprit semblerait habiter le héros du film de José Luis Guerin. Cf. l’article « Goethe et l’Alsace » de Jean-Paul Sorg paru dans la revue Saisons d’Alsace n°128, été 1995.
4 Roland Barthes, opus cité, p. 159.
5 C’est également le passage récurrent des tramways qui, plus que d’évoquer ce grand film urbain qu’est Sunrise (1927) de F. W. Murnau, formulent symboliquement l’expression même de la réalité filmique, à savoir le défilement de la pellicule perforée permettant l’assemblage des photogrammes 24 fois par seconde.
6 Comme il est dit par Jean-Luc Godard lors du générique début du Mépris (1963), citant fallacieusement André Bazin (mais le cinéaste savait pertinemment qu’il se trompait) alors que la phrase est du critique de cinéma Michel Mourlet. On trouvera aussi pareil désajustement didactique entre l’œil du cinéaste et celui de son héros articulé à un souci d’autoréflexivité critique dans Le Vent nous emportera (1998) d’Abbas Kiarostami.
7 Fragments…, ibidem, p. 103-107. La jeune fille, qui n’est pas l’avatar de Sylvie mais une autre rencontrée en chemin, et qui partage la couche du jeune homme le troisième jour de sa déambulation, tient-elle de l’apparition rêvée ? Probablement. La chose demeure malgré tout indécidable. C’est bien sur cette crête d’indécidabilité entre réel, irréel et déréel que José Luis Guerin cherche à inscrire chacune de ses images, tout à la fois objectives et subjectives. Et la qualité de subjectivité des images est elle-même fendue entre ce qui relève de la psyché mélancolique du héros de fiction et ce qui appartient en propre au cinéaste qui tantôt est et tantôt n’est pas l’homme qui dans son film demeure innommé.
8 Cf. Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, éd. Seuil – coll. « Points Essais », 1975 ; également de Maurice Godelier : L’Idéel et le matériel, éd. Fayard, 1984.
9 André Breton, L’Amour fou, éd. Gallimard, 1937 [rééd. Folio, 1993], p. 10.
10 Cf. Jacques Lacan, Encore, éd. Seuil, 1975
11 « L’image est fille du désir (…) L’image est tentation : elle séduit et entraîne la chute (…) Ainsi l’image porte en elle la violence du sang (…) Faire des images, c’est pratiquer de ses mains un négoce coupable avec le monde des taches, des empreintes, thématique que le christianisme reprendra terme à terme pour en inverser l’ordre et le sens. Le commerce avec l’image est une intimité coupable » (Marie José Mondzain, Le Commerce des regards, éd. Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 2003, pp. 44 et 49). Significativement, le héros se tache les doigts avec son crayon puis, quand il ne dessine pas, lit un journal dans lequel il est fait mention d’une femme assassinée. C’est qu’il est inconsciemment un meurtrier en puissance, comme nombre de personnages masculins des films de Fritz Lang et Luis Buñuel (on songe également au héros de L’Homme qui aimait les femmes de François Truffaut réalisé en 1977). On va voir que la ville elle-même est la surface d’inscription urbaine à partir de laquelle peut consister ce crime virtuel, et bien d’autres encore.
12 Cf. Jacques Lacan, Les Ecrits techniques de Freud, éd. Seuil, 1975.
13 Slavoj Zizek, Lacrimae Rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres, éd. Amsterdam, 2005, p. 158-159.
14 Ibidem, p. 159. Notons que le philosophe slovène agence pour le besoin de sa démonstration réflexions issues de la psychanalyse lacanienne et examen d’extraits de films d’Alfred Hitchcock et de David Lynch.
15 « Approcher en reculant est le mouvement générique qui désormais accompagnera toute production imaginale. Ce mouvement est paradigmatique de tout dispositif producteur du visible dans la constitution d’une liberté. L’avance est un retrait (…) La vérité du visible est incompatible avec l’avancée frontale des yeux qui veulent voir pour combler le désir » (Marie José Mondzain, op. cit., p. 36). On pense à la bobine de fil analysée par Sigmund Freud dans Au-delà du principe de plaisir (1920) et avec laquelle joue son petit-fils Ernest, la jetant au loin (Fort) pour la ramener vers lui (Da), conceptualisant ainsi ce qu’il a appelé la « compulsion de répétition ». Quelques jeux enfantins de ballons métaphorisent ici les symptômes de la compulsion de répétition dont souffre le juvénile héros, compulsion qui l’aveugle et le désoriente. Concernant la cécité du héros, n’est-elle pas aussi désignée par les trois cartons du film qui évoquent le nombre de « nuits » passées à Strasbourg, alors que ce sont trois journées qui composent la structure du film ? La nuit en plein jour, c’était le « soleil noir » de la mélancolie pour Gérard de Nerval, et c’est précisément ce que fait dans le film de José Luis Guerin l’imaginaire désirant et englué dans la compulsion de répétition face à un réel désiré et résistant objectivement au désir subjectif d’en être le « captif amoureux » (Jean Genet).
16 Cf . note 9.
17 On se souvient alors de la figure de Muriel dans le film éponyme d’Alain Resnais tourné en 1963 à Boulogne hantée par les spectres croisés de la Guerre d’Algérie et de la Seconde Guerre mondiale. La ville comme superposition dédaléenne de strates temporelles distinctes et discordantes, et la femme comme possibilité pour l’homme orphique de ressusciter dans le présent le passé sont des motifs que José Luis Guerin partage avec le cinéma d’Alain Resnais. D’ailleurs, quand le héros du film de Guerin adresse enfin la parole à celle qu’il croit être Sylvie, ne lui parle-t-il pas de la même manière que dans L’Année dernière à Marienbad réalisé par Alain Resnais en 1961 ?
18 Si Sylvie est une nouvelle Ariane (nimbée du souvenir d’Eurydice), il y a tout lieu de croire que le héros représente à la fois Thésée et le Minotaure. Le beau garçon romantique au visage à la Gustave Courbet cache en lui un monstre que lui révèlent au terme de son parcours dans le dédale féminin strasbourgeois deux visages de femmes significatifs, l’un maquillé aperçu au bar des « Aviateurs » qui expose sa nature de féminité factice, et l’autre monstrueusement déformé (mais ne serait-ce pas un autre maquillage participant au trouble d’un film maquillé en documentaire quand il s’agit au fond d’une fiction, d’un rêve de cinéma vaguement fellinien peuplé d’actrices du Théâtre National de Strasbourg ?)
19 Daniel Bensaid, La Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l’histoire, éd. de la Passion, 1995, p. 230.
20 Walter Benjamin, Le Livre des Passages, Paris capitale du 19ème siècle cité par Daniel Bensaid, idem.
21 Cf. note 9.
22 Daniel Bensaid, op. cit., p. 228.
23 Walter Benjamin, « A propos de quelques motifs baudelairiens » in Ecrits français, éd. Gallimard – coll. « Folio Essais », 1991, p. 317.
24 Jean-Louis Déotte, L’Epoque des appareils, éd. Lignes et Manifeste, 2004, p. 96. C’est là toute la grandeur politique du film de José Luis Guerin que de cinématographiquement réfuter les apologies postmodernistes sur la « fin de l’histoire » censément synonyme de la domination planétaire du capital (Francis Fukuyama). Si nous ne sommes pas sortis de l’urbain, nous ne nous sommes tout autant pas extraits de l’historicité propre au capitalisme contre lequel est politiquement requis un oubli actif au profit de la visibilité, par-delà celle admise par le capital, de tous ceux écrasés par ce dernier et par la suite oubliés. Si le film du cinéaste réussit si bien à nouer captation documentaire de la violence capitaliste et imaginaire fétichiste qui en voile la réelle dynamique, c’est pour être raccord avec l’appareil urbain dont l’horizon est « un alliage de fiction et d’archive. Sa technique, c’est l’anamnèse qui suppose qu’on se soit rendu aveugle au savoir positif » (Jean-Louis Déotte, op. cit., p. 97). Cette anamnèse avait déjà pour nom proustien celui de « mémoire involontaire ».
25 « Le cinéma est au moins autant une histoire de raccords qu’une histoire de plans ou, pour le dire autrement, il y a dans chaque plan une histoire que chaque raccord vient interrompre, contredire, en construisant dialectiquement une nouvelle histoire » (Gérald Collas, Autour de José Luis Guerin).
26 « Il n’y a pas de vision sans pensée. Mais il ne suffit pas de penser pour voir : la vision est une pensée conditionnée, elle naît « à l’occasion » de ce qui arrive dans le corps, elle est « excitée » à penser par lui (…) La pensée de la vision fonctionne selon un programme et une loi qu’elle ne s’est pas donnés, elle n’est pas en possession de ses propres prémisses, elle n’est pas pensée toute présente, toute actuelle, il y a en son centre un mystère de passivité. La situation est donc celle-ci : tout ce qu’on dit et pense de la vision fait d’elle une pensée » (Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’Esprit, éd. Gallimard – coll. « Folio essais », p. 51-52).
27 De multiples verres renversés à ces individus (vendeurs de gadgets ou de roses, mendiants, jeune personne réclamant une cigarette, mais aussi la plupart des femmes aperçues au café) que l’on ne cesse pas de recroiser tout le long du film, des cyclistes aux skateurs dont la ronde accompagne la déambulation du héros, sans oublier ce graffiti (« Laure je t’aime ») qui paraît devoir se démultiplier à mesure de la filature entreprise par le héros en quête de Sylvie, et qui ironiquement commente le désarroi de ce dernier (peut-être a-t-il été réalisé pour les besoins du film ?), et enfin sans parler plus longuement d’une bande sonore dont la richesse (en termes de langues entendues notamment) résulte d’une hybridation dont on a déjà parlé et d’un mixage qui supplée au seul son direct afin de semer des petits cailloux sonores inaudibles pour le héros, ce sont là nombre d’éléments formels qui témoignent de l’extrême cohésion esthétique d’un film qui avoue ainsi sa nature « artefactuelle » comme l’aurait dit Jacques Derrida, nature artificielle, constructiviste et fictionnelle là où l’on aurait pu croire celle-ci plus restreinte et corseté par le cadre documentaire initial.
28 « Comme s’il pouvait subsister un monde, si l’on faisait abstraction des éléments de la perspective » (Friedrich Nietzsche, Fragments posthumes. Début 1888-Début janvier 1889 in Œuvres philosophiques complètes, éd. Gallimard, tome 14).
29 Ce film de cinéma est lui-même accompagné de ces doubles spectraux que sont le film vidéo intitulé Unas fotos en la ciudad de Sylvia présenté dans différents festivals (Gijon, New York) et l’exposition (Las Mujeres que no conocemos) présentée à la Biennale artistique de Venise en 2007. Au-delà des partages entre documentaire et fiction, c’est également le partage entre cinéma et arts contemporains que José Luis Guerin fait voler en éclats, à l’instar d’autres cinéastes plasticiens tels Chantal Akerman et Apichatpong Weerasethakul (cf. le texte de Myriam Mayer, Portrait de José Luis Guerin. Un cinéma sans frontières : http://www.cinespagne.com/portraits/2051-jose-luis-guerin).
30 « Le rapport entre esthétique et politique, c’est alors (…) la manière dont les pratiques et les formes de visibilité de l’art interviennent elles-mêmes dans le partage du sensible et dans sa reconfiguration, dont elles découpent des espaces et des temps, des sujets et des objets, du commun et du singulier » (Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, éd. Galilée, 2004, p. 39).
31 Cf. Gérard Genette, Palimpsestes, éd. Seuil – coll. « Points Essais », 1982.
Écrire commentaire