« Hollywood (...) n'existe que comme un état d'esprit, pas en tant qu'entité géographique »
(Carey McWilliams, 1946 cité par Mike Davis, Au-delà de Blade Runner :
Los Angeles et l'imagination du désastre,
éd. Allia, 2006 [1998 pour l'édition originale], version électronique, p. 33)
Texte tiré de : http://www.cadrage.net/films/inland.htm
« Penser n'est pas sortir de la caverne, ni remplacer l'incertitude des ombres par les contours tranchés des choses mêmes, la lueur vacillante d'une flamme par la lumière du vrai
Soleil. C'est entrer dans le Labyrinthe, plus exactement faire être et apparaître un Labyrinthe alors que l'on aurait pu rester « étendu parmi les fleurs, faisant face au ciel ». C'est
se perdre dans des galeries qui n'existent que parce que nous les creusons inlassablement, tourner en rond au fond d'un cul-de-sac dont l'accès s'est refermé derrière nos pas – jusqu'à ce que
cette rotation ouvre, inexplicablement, des fissures praticables dans la paroi »
(Cornelius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe , éd. Seuil-Esprit, 1978, pp. 07-08 repris dans Fenêtre sur le chaos , éd. Seuil - coll. La Couleur des idées, 2007, pp. 65-66)(1).
Une porte qui ouvre sur une deuxième porte ouvrant à son tour sur une troisième : on connaît ce schéma labyrinthique visant à tordre et faire fuir le sens dont le célèbre baiser de Spellbound d'Alfred Hitchcock en 1945 a offert une inoubliable métaphore (2). C'est qu'il y a dans le nouveau long métrage de David Lynch, à tout point de vue hors norme, beaucoup de portes, de boutons de portes, beaucoup d'escaliers et de sas à partir desquels la diégèse a tout loisir de fuir et de déserter, de se disséminer et, perdant toute localisation narrative centralisée, perdre avec elle le spectateur déboussolé par tant de vertiges fictionnels.
Sur ce point précis, et pour d'emblée apporter la contradiction, on songe à ce mot des cinéastes Jean-Marie Straub et Danièle Huillet renseignant par la négative sur leur propre pratique cinématographique à mille lieues de celle de Lynch : « Nous ne sommes pas des serruriers » aimaient-ils dire de façon provocatrice, signifiant par là leur refus de faire des films à clés et préférant, face à une perspective largement empruntée par des artistes anglo-saxons (comme l'a encore prouvé quelqu'un comme Roman Polanski oeuvrant dans cette dynamique esthétique lorsqu'il a réalisé La Neuvième Porte en 1999), la frontalité plus « continentale » d'un dispositif confiant dans la distanciation anti-spectaculaire et les contradictions intrinsèques aux modes d'enregistrement cinématographiques.
Précisons quand même que si Lynch use et même abuse des portes dans INLAND EMPIRE (que l'on se souvienne déjà de l'éminemment symbolique clé bleue de Mulholland Drive en 2002) comme il ne l'avait jamais autant fait auparavant (3), ces mêmes portes ne mènent pas forcément et classiquement quelque part au sens où ce quelque part offrirait le foyer central et unique grâce auquel son film connaîtrait rétrospectivement l'hypostase rassurante d'un sens ultime qui le rendrait pour tous enfin aisément compréhensible. Ou bien, dit autrement, les portes, les serrures et l'enfilement de boîtes et de sas dont INLAND EMPIRE est visuellement strié ont moins pour vertu de figer le sens en en limitant les potentialités pour le clarifier que de le relancer par disruption et de le densifier par saturation.
Lynch n'a donc jamais à ce point pratiqué un mode de la saturation disruptive comme il le fait dans INLAND EMPIRE . Bien sûr, cela ne date pas d'hier, et Twin Peaks : fire walk with me (1992) témoigne toujours magistralement d'une préoccupation qui alors pour le cinéaste était devenue primordiale. Le brouillage télévisuel qui vient parasiter les images du film en train d'être projeté, image reprise du film d'hier à celui d'aujourd'hui, signale la permanence de ce souci lynchien du devenir télévisuel de l'art cinématographique conséquemment contraint à l'excès et à la disjonction s'il ne veut pas se retrouver misérablement absorbé et captif des industries de la culture et de la communication.
La légèreté économique comme technique qu'induit l'usage de la caméra DV (une Sony PD-150) – usage pour Lynch absolument original et qu'il a décidé de reconduire pour tous ses prochains longs métrages – a permis en effet à ce dernier d'accroître ce mode saturant (concernant les images elles-mêmes) et disruptif (quant aux rapports entre ces mêmes images). Parce qu'il a pu beaucoup tourner en privilégiant la multiplicité des prises afin de broder sur un canevas minimal qu'aucun scénario préalable n'imposait.
Plusieurs mois de tournage, des centaines d'heures de rushs , et nous aboutissons à un film pour lequel Lynch s'est quasiment posté à tous les niveaux de la réalisation et de la production (du filmage au mixage, son et image), un film qui dure plus de 2 heures 50, bourré jusqu'à la gueule de saillies formelles et de pistes narratives qui se succèdent et se chevauchent, s'entremêlent, s'enchevêtrent, se superposent et se court-circuitent jusqu'à ce qu'il faille considérer du point de vue spectatoriel que INLAND EMPIRE ne raconte pas une seule histoire linéaire et réelle, mais bel et bien des dizaines d'histoires parallèles et possibles.
Tous coexistants, ces récits tracent au bout du compte les lignes lumineuses dont les intersections scintillantes configurent tel un rhizome véritablement deleuzien un espace mental à plusieurs dimensions (ce que Deleuze encore appellerait encore un « cristal ») et parfaitement désigné par le titre du film, INLAND EMPIRE. Et il s'agira alors pour le spectateur d'entreprendre un voyage unique en se déportant loin de ses habitudes esthétiques parmi les plis d'un monde que le film de Lynch rend cinématographiquement palpable et objectif (4).
Comme il s'agissait déjà d'établir dans Dune (1984), Blue Velvet (1986) et la série télévisée Twin Peaks (1989-1990) des topographies fouillées circonscrivant et quadrillant les récits respectifs desdits films, comme il s'agissait aussi d'accomplir avec Wild at Heart (1990) comme The Straight Story (1999) des trajets permettant aux personnages principaux des deux films de vaincre l'adversité du réel au bout de laquelle des processus de subjectivation pouvaient de façon combative et créatrice s'enclencher.
Il y a dans INLAND EMPIRE une véritable boulimie fictionnelle dont l'un des fils semble s'originer déjà dans le film précédent, Mulholland Drive. Les deux films de Lynch forment d'ailleurs à ce titre un diptyque consacré à Hollywood. Mulholland Drive narrait comment une jeune femme interprétée par Naomi Watts (5) avait rêvé l'industrie étasunienne du cinéma et comment cette même industrie l'avait flouée au point où le rêve se transformant en cauchemar aboutissait à la frustration sexuelle, au travail de la dénégation fantasmatique et au suicide de l'héroïne (6).
De son côté INLAND EMPIRE, plus du tout préoccupé comme l'avait été son prédécesseur par le ré-agencement in fine de ce qui a pendant près de deux heures été déstructuré, élargit la préoccupation hollywoodienne (jusqu'à y inclure a priori mystérieusement la Pologne !) au point de vouloir rendre en fait perceptible la force totalisante d'un imaginaire configuré par l'industrie étasunienne du film qui désormais exerce son empire sur le plan mondial.
D'où justement le choix judicieux d'aller tourner certaines séquences du film à Lodz en Pologne, pays le moins glamour sur ce plan-là et de plus issu du naufrage politique, sociale et économique consécutif à l'effondrement du bloc soviétique qui a pendant près d'un siècle voulu représenter une alternative économique et politique mais aussi culturelle, voire civilisationnelle, à l'impérialisme des Etats-Unis.
« L'empire (de l') intérieur » n'est alors pas seulement la traduction française d'une région ouvrant sur la Californie méridionale, située à l'est de Los Angeles (7), et dont la simple évocation a suffi sur un mode surréaliste au cinéaste pour trouver le titre de son nouveau film. L'empire (de l') intérieur, c'est Hollywood (et puisque les grandes lettres de Hollywood en haut de la colline californienne désignent pour les touristes la capitale mondiale du cinéma, le titre du nouveau film de Lynch qui veut en montrer l'envers s'écrira conséquemment aussi en lettres capitales), non plus considéré simplement comme une industrie mais aussi comme un imaginaire irriguant et façonnant les cerveaux du monde entier, comme un plan de consistance (ou d'immanence aurait dit Deleuze) ayant configuré le rhizome des sensibilités individuelles et collectives au point de les avoir rendues connectables et indiscernables à la manière d'un immense réseau mondialisé, d'un gigantesque cerveau global.
Prêtons justement attention dans INLAND EMPIRE à la pauvreté objective de ce qui est censé matérialiser Hollywood, simple enfilade de hangars nus, vastes terrains vagues désertés qui déjà nous renseignent sur la déterritorialisation économique en cours d'une industrie qui en se mondialisant s'est filialisée en firmes multinationales en réseau afin de mieux subordonner à ses fins mercantiles la psyché de ses millions de spectateurs.
Et c'est ce cerveau global que INLAND EMPIRE veut investir par la saturation narrative et perceptive, la dissémination capillaire d'un sens toujours précaire et repoussé (toujours à venir, comme l'était de façon originale et originelle, véritablement matricielle, le célèbre « Rosebud » de Citizen Kane d'Orson Welles en 1941), et par la multiplicité souvent foudroyante d'intensités filmiques (voir le plan de poudroiement neigeux en Pologne, là aussi comme dans le film de Welles) visant à subordonner contre tout classicisme représentatif le domaine des percepts à la puissance excessive et disruptive des affects.
C'est par exemple la « visagéité » (Gilles Deleuze) extraordinaire du cinéma lynchien, fortement marquée par l'esthétique bergmanienne, qui offre à Laura Dern de vivre dans un « dé-constructivisme » (8) esthétique total toutes les situations affectives (et entre elles les plus hétérogènes) que son visage, dans le vacillement des situations les plus violentes et saugrenues dues à son calvaire hollywoodien, peut tout à la fois concentrer et irradier.
Peu importent les portes, les serrures, les boîtes et les clés au fond puisque l'esthétique lynchienne, en cela structuralement homothétique à la fabrique des rêves telle que l'a décrite la métapsychologie freudienne, s'intéresse au sens pour autant que celui-ci relève d'un processus littéralement interminable et polymorphe, foncièrement proliférant et protéiforme (9).
Et surtout, c'est la force symptomatique des rêves que Lynch a réinscrite dans le tissu filmique jusqu'à en lacérer la traditionnelle continuité, comme l'indique dans tel plan ce trou de cigarette fait sur un linge de soie auquel répondent dans une chaîne formellement homogène (qui s'enroule autour de la reprise du motif de la spirale de Vertigo d'Alfred Hitchcock en 1958) ces autres plans récurrents de microsillon, de tournevis, de danseuse tournoyant sur elle-même ou encore d'aiguilles d'horloges affolées.
Chez ce cinéaste, tout est symptôme (10) : entre autres et sans vouloir être exhaustif, une femme se balade avec un tournevis dans le ventre tandis qu'une autre se fait plaisir en racontant à une agonisante comment le chimpanzé de sa copine déféquait partout chez elle ; un homme se renverse du ketch-up au point de s'être souillé intégralement son maillot pendant qu'un autre se bat avec son copain pour récupérer son marteau aussi symboliquement phallique que peut l'être la bûche que scie un individu comiquement concentré dans sa tâche dans le final insolite du film…
Se manifeste à travers tous ces exemples (et tant d'autres ici et ailleurs chez Lynch) une passion furieuse de l'excès symptomatique qui oblige à comprendre qu'il y a bien là quelque chose de marteau justement, quelque chose qui se manifeste, qui doit forcément signifier, qui doit tourner (tels le tournevis, la cigarette et les aiguilles, même si cela ne tourne pas bien rond) et qui conséquemment oblige le spectateur à délirer ce sens impossible à juguler (11).
Le sens est donc toujours ce mouvement de décentrement, cet ailleurs sans borne, cette force centripète qui résiste à toute codification ou re-symbolisation (re)territorialisante et qui impulse la vitalité fuyante et tournoyante du sens, vitalité voluptueuse aussi, c'est-à-dire en volutes comme cette fumée de cigarette justement pour laquelle l'artiste Lynch, plasticien et peintre tout comme cinéaste, voue visiblement une grande passion.
C'est là l'aspect littéralement « diabolique » (Bernard Stiegler) et schizophrène d'un film qui joue du symbolique pour autant qu'il peut en saturer par une logique disruptive d'« intensités symptomatiques » (12) la dynamique explicative et apaisante, résolutive et réconciliatrice.
INLAND EMPIRE est un film-monstre (13), hanté par des fantômes cinématographiques aussi bien bergmaniens que felliniens : nous aurions là comme une sorte de mixte baroque entre Toutes ses femmes de 1964 d'Ingmar Bergman et La Cité des Femmes de 1980 de Federico Fellini avec, via un clin d'œil à Lolita de Stanley Kubrick réalisé en 1962, des références à 2001 : A Space Odyssey en 1968 et surtout Shining en 1980, ce grand « film-cerveau » dixit Deleuze auquel Lynch se confronte ouvertement depuis Twin Peaks.
Et ce film-monstre rêve d'être une œuvre aussi « ouverte » (Umberto Eco) (14) qu'« impossible » (Maurice Blanchot). A ce jeu-là, il y a toute légitimité à connaître la fatigue sensitive tant Lynch vise délibérément l'exténuation esthétique de son spectateur. Alors que Lost Highway (1996) installait puissamment une situation affective troublante et angoissante induite par une conjugalité déjà passablement névrosée (pour ensuite vriller cette situation sur elle-même par un grand coup de tournevis narratif imprévisible et impensable en milieu de film), le nouveau film de Lynch substitue à la logique de l'installation déstabilisée celle de la saturation et de la disruption déstabilisantes, multipliant d'emblée les séquences qui a priori semblent ne devoir entretenir aucun rapport entre elles.
Au bout d'un quart d'heure malgré tout, INLAND EMPIRE semble privilégier une piste jumelle du récit de Mulholland Drive (une actrice du nom de Nikki Grace et interprétée par Laura Dern est convoquée pour jouer ce qui est censé être l'apothéose de sa carrière, le personnage de Susan Blue dans un film mielleusement intitulé On High in Blue Tomorrows ). Et puis au bout de trois autres quarts d'heure, le cinéaste se met à brouiller cette piste avec celle que le film dans le film à tourner contient, jusqu'à ce qu'il ne soit foncièrement plus possible de démêler les régimes du vrai et du faux, de distinguer ce qui relève de la réalité et ce qui appartient à la fiction (15), de séparer enfin ce qui est advenu hier de ce qui se produira demain (d'où l'usage hallucinatoire en début de film du flash-forward ).
Encore une fois, Lynch s'intéresse moins à tenir son fil narratif, aussi tordu (« tournevissé » pourrait-on s'amuser à dire, ou bien marteau pour le dire de façon plus prosaïque) soit-il, qu'à saturer le domaine du narratif (saturation narrative elle-même re-doublée par une saturation sensitive) afin que de cette double saturation émerge dans les failles de la disruption le « continent noir » pour employer un mot de Freud (16), c'est-à-dire ici le grand cerveau mondial, le plan d'immanence mondialisé dont les plis désignent les individualités (surtout féminines comme on va le voir) qui ont été psychiquement intégrées au grand délire impérial hollywoodien.
De l'actrice étasunienne au rôle hollywoodien qu'elle doit jouer et qui la contamine en passant par la spectatrice polonaise qui projette ses fantasmes sentimentaux sur ce mixte actrice/personnage (17), nous avons là comme un circuit dense que INLAND EMPIRE met en place afin que sur la base de cette ligne électrisée d'affects puisse se déployer, se déplier le fameux plan d'immanence préalablement décrit, cet empire (de l') intérieur sur lequel se rejoignent et se touchent toutes les femmes du film, à quelque endroit de l'espace et du temps où leur fabuleuse imagination les emporte.
C'est dire la puissance identificatoire d'un système sollicitant les imaginaires au point où ce qui est projeté en même temps que diffusé (cinéma et télévision divergents fondus dans les mêmes flux convergents que la vidéo numérique ici embrasse) se trouve étroitement relié à ce qui s'y projette en retour – ce phénomène de rétro-projection s'effectue tant du côté de la production (l'actrice projette sa propre conjugalité virtuellement défaillante sur le film dans lequel elle joue) que de celui de la réception (la spectatrice faisant de même avec l'actualité de son désarroi familial devant le film qu'elle regarde chez elle) (18).
De ce point de vue-là, il y a vraiment quelque chose de flaubertien dans la démarche lynchienne, que Twin Peaks avait déjà très bien exprimé avec ses conversations entre jeunes filles rêvant de romances sucrées que INLAND EMPIRE reprend mais de manière infiniment plus crade et destroy cette fois-ci.
Le gynécée que constitue à ce titre le nouveau film de Lynch est vraiment intrigante, sorte d'« éternel féminin » goethéen écharpé et éparpillé dont le cinéaste va jusqu'à fouiller dans les poubelles contemporaines de Hollywood Boulevard les restes encore palpitants (19).
Gynécée peuplé de femmes qui semblent exister figurativement à la croisée de ces être hybrides (« trans-genre » comme le dirait Judith Butler, la philosophe de la Queer Theory ) issus des travaux photographiques de Vanessa Beecroft et de Cindy Sherman, être (rendus) monstrueux qui racontent la triste vacuité de leurs vies sentimentale ou familiale criblées de trous et adossées au simulacre de plein romanesque qu'offre le mélodrame sirupeux dans lequel jouent les personnages de Laura Dern et Justin Theroux (20).
Tout ce peuple vampirisé, désaxé, morcelé, et possédé à force d'ensorcellement par les puissances hollywoodiennes du faux, qu'il se manifeste sous la forme d'une reprise chorégraphique cahotante du tube sixties The Locomotion (qui fait songer au rock n' roll ouvrant et fermant Mulholland Drive ) ou bien qu'il se répande dans un show final kitschissime (qui fait bizarrement penser à celui de Zatoichi de Takeshi Kitano en 2003 sauf qu'il s'agit ici d'une répétition – et nous verrons l'importance esthétique de cette question) dans lequel apparaissent Laura Elena Harring (la brune de Mulholland Drive ) et le chanteur Ben Harper (l'époux de Laura Dern), peuple éclopé (l'unijambiste finale), peuple éventré (le tournevis qui passe d'un ventre vrillé à un autre ventre blessé – et nous savons que le labyrinthe est le symbole primitif du ventre maternel), peuple paupérisé (la Polonaise en larme devant une sitcom absconse dans les interstices de laquelle se glisse la fiction que nous regardons), peuple martyrisé par un ordre masculin démultiplié (qui de façon ultime s'offre horriblement le masque d'un clown pour signifier le caractère grotesque de la hantise qu'il occasionne chez celles qu'il visite à l'instar des inoubliables Frank Booth dans Blue Velvet et Bob dans Twin Peaks ), eh bien tout ce peuple de femmes possédées dans tous les sens du terme (peuple dans lequel on pourra reconnaître aussi in fine Nastassja Kinski) est bel et bien le point de départ et l'arrivée, la matière première et le dédicataire de INLAND EMPIRE.
Reprenons la séquence inaugurale du film de Lynch : une femme filmée en hyper-gros plan pleure à chaudes larmes devant les platitudes télévisuelles que lui sert une sitcom habitée par des personnages à tête de lapin incarnant une image épuisée de la reproduction de la domesticité patriarcale occidentale (21). Comment croire à de telles larmes, alors que ce qui est censé les provoquer semble à ce point dénué de profondeur ? Les rires enregistrés, outrés par rapport à ce qu'échangent les figures de ce petit théâtre de la réification familiale (qui esthétiquement lorgnerait subtilement davantage du côté de l'installation à la Pierre Huyghe que de la sitcom Madame est servie ), symbolisent un régime formel dans lequel l'artifice ne paraît pas devoir laisser place à un quelconque sentiment d'authenticité.
Pourtant, au bout des presque trois heures que dure le film, retrouver cette femme toujours bouleversée devant de telles inepties télévisuelles qui demeurent malgré tout encore faiblement imprégnées par la lumière persistante des réminiscences de l'aura des fictions hollywoodiennes de naguère, c'est comprendre justement le pouvoir extraordinaire qu'exercent les mirages d'un imaginaire qui, même réfugié dans la plus médiocre fiction hollywoodienne ou le plus petit poste de télévision, produit toujours des effets de captation, de fascination et de sublimation qui témoignent de la « misère symbolique » (Bernard Stiegler) de ceux (et de celles surtout) qui en sont les réceptacles sensibles.
On le sait, une puissance résiste toujours à tout pouvoir qui tenterait d'en disposer quand une force s'effectue toujours en rapport avec une faiblesse qui la justifie. Et c'est à partir de cela que INLAND EMPIRE se propose comme un grand film féministe et politique (même si son instigateur préfère la méditation transcendantale au matérialisme marxien !) qui est hanté comme l'est la philosophie d'Antonio Negri par la « subsomption réelle de la société sous le capital » (22), sachant que le capital ici s'expose comme fantasmagorie criblée de fétiches hollywoodiens, donc aussi comme « biopouvoir » (Michel Foucault) ayant investi de manière impériale, et partant mondiale, les cerveaux disponibles des individus qui vivent – surtout quand ils appartiennent au genre féminin – dans des conditions d'existence très largement prolétarisées.
Ce prolétariat était déjà celui de Eraserhead (1977), il était aussi celui du prologue de Twin Peaks : fire walk with me et de la fin de Mulholland Drive , il ouvrait et fermait The Straight Story . Dans INLAND EMPIRE ce prolétariat s'est largement féminisé et les prostituées qui tapinent sur Hollywood Boulevard et qui sont rejointes par un (des) personnage(s) incarné(s) par Laura Dern (dont la peau du visage à mesure que le film avance semble de plus en plus brûlée par les spot-lights hollywoodiens comme on en trouvait déjà dans A Star is born de George Cukor en 1954) incarnent la violence capitaliste et sexiste des rapports sociaux qui, quand ils se sont incorporés et ont investi la vie psychique de tous ceux et toutes celles qui en sont les victimes, ne relèvent plus seulement du jeu contradictoire entre infrastructure et superstructure mais également du biopolitique (du Bios en grec, c'est-à-dire de la vie elle-même, comme l'a dit Michel Foucault et comme le répètent après lui aujourd'hui Slavoj Zizek (23), Giorgio Agamben et Antonio Negri justement).
C'est pourquoi il y a un vitalisme extatique profond dans l'esthétique lynchienne qu'expriment mille et un symptômes et que relaient ses images disloquées et ses ambiances sonores caverneuses (toujours composées par Angelo Badalamenti et de plus en plus lézardées par les stridences et les dissonances modernistes du compositeur polonais Krzysztof Penderecki)(24). C'est pourquoi Lynch aime tant convoquer le champ des affects dans ce qu'il y a de plus hétérogène entre eux et que ses images veulent intensifier jusqu'à la brûlure.
Brûlure des tissus en soie par le bout d'une cigarette, brûlure de la peau sous les coups de poing ou les projecteurs hollywoodiens, brûlure de la main sur laquelle est marqué le chiffre 47 (25), brûlure des plans troués de poches lumineuses aveuglantes (26). C'est que la vie psychique des protagonistes des fictions du cinéaste est directement informée par un imaginaire plié, feuilleté (et donc forcément feuilletonesque : ce que confirme le goût lynchien pour la série télévisée instruisant son rapport au cinéma depuis formellement Twin Peaks ).
Le feuilletage, auquel donnent parfois forme des fondus enchaînés tressant de façon microphysique trame de tissu sur trame de tissu, et induit par la saturation narrative précédemment décrite (afin qu'émerge de son tumulte le grand flux biopolitique, la grande diégèse, celle de l'imaginaire mondial hollywoodien), renvoie aussi à une conception mémorielle du cinéma selon Lynch (et l'on pourrait par exemple évoquer tous les road movies criminels dont Wild at Heart était de manière hypomnésique tramé) qui aime à pratiquer la citation, tant de ses propres films que des films estimés par rapport à ce qu'ils peuvent lui apporter esthétiquement, afin de reconduire toujours plus loin comme un mouvement spiralé son propre geste artistique.
C'est là le côté « digest » de INLAND EMPIRE (et pour certains de ses spectateurs le « digest » a pu virer à l'indigeste), certes résumé de toute l'œuvre mais (heureusement) aussi élévation de celle-ci au niveau perceptuel et conceptuel d'un imaginaire qui convoque pour son saisissement cinématographique toutes les histoires possibles, passées, présentes et à venir afin que de leur mise en réseau puisse émerger le plan d'immanence indispensable à l'appréhension de leur déroulement audible et visible.
Il faut alors poser la question de la répétition (immense problème philosophique, de Kierkegaard à Deleuze et Derrida en passant par Hume et Nietzsche) pour comprendre pourquoi Lynch sollicite de plus en plus le cinéma comme art en général, son cinéma comme art particulier (et si singulier) et le cinéma comme imaginaire mondial configuré industriellement par Hollywood.
Déjà Lost Highway incrustait son petit théâtre pornographique pas très loin de Los Angles (et donc de Hollywood), comme pour en offrir le (premier) contrechamp violent et malade opposé aux mirages (que dénonçaient déjà en leur temps, mais de façon infiniment plus classique, les cinéastes hollywoodiens Douglas Sirk, George Cukor et Vincente Minnelli) de la vie sur grand écran depuis que cette industrie s'est pour le meilleur et pour le pire imposée aux sensibilités du monde entier.
Ensuite le vieux 33 tour crachotant, parcouru de flashs aveuglants, et sur lequel glisse un microsillon précédé par la lumière tranchante d'un projecteur, est une nouvelle image paradigmatique qui ouvre le nouveau film de Lynch et qui semble devoir s'imposer comme le pendant du côté de la question de la bande sonore de ce que valait sur la plan visuel l'appareil de projection dont les lampes s'allumant brûlaient la première image de Persona (1966) d'Ingmar Bergman (modèle avoué de Mulholland Drive quand La Prison en 1948 a probablement inspiré la trajectoire tragique de Laura Palmer dans Twin Peaks : fire walk with me ).
On rejoue donc la même chanson, et la chanson n'est déjà plus tout à fait la même parce qu'il y a eu un déplacement temporel ou mémoriel et que les auditeurs ont changé, alors que pourtant elle ressemble tant à un nombre infini d'autres chansons ayant toutes participé à la con-formation de la mémoire collective (27). Quant au barnum lynchien, il demeure depuis Elephant Man (1980) certes à chaque retour de manivelle intact, mais il prend ici une dimension excessive qui déborde tout le film (alors qu'auparavant ses interventions restaient plus intempestives et ponctuelles).
La répétition est ce mode qui permet, contre toute transcendance ou hypostase indexant ce qui arrive à un commencement unique, de produire de façon toujours immanente une différence créatrice (c'est la spirale comme motif essentiel et déjà évoqué qui, contrairement au retour du même qu'induit le cercle, ouvre le cercle sur une différence de rayonnement polaire même si la spirale tourne dans le même sens autour du pôle)(28). Multipliées, ces différences entrent dans un processus de dissémination et de démultiplication qui a ici pour nom heuristique celui de saturation disruptive, parce que sur la base de cette saturation même (avec laquelle est pensable une pensée vitaliste des symptômes et des affects hétérogènes lançant, conduisant et excédant tout récit) devient visible, audible, et partant intellectuellement saisissable, la surface miroitante (l'empire de (l')intérieur) qui ici est fissurée par moult résonances d'où peuvent jaillir les fictions lynchiennes.
Le possible est un autre problème philosophique, depuis Leibniz au moins (et Deleuze qui a su établir un rapport avec la philosophie leibnizienne et la littérature borgésienne)(29), et que Lynch cinématographiquement empoigne. Nous sommes bel et bien en présence avec INLAND EMPIRE d'un objet qui a cinématographiquement privilégié l'« in-compossibilité » de mondes narrativement distincts et pourtant en perpétuelle interférence et contamination.
Cette « in-compossibilité » ainsi peut démultiplier la puissance diégétique en l'affectant d'un très haut coefficient de possible(s). Elle permet aussi de tirer des séries narratives saturées, à la fois convergentes et de façon disruptive divergentes (d'où le tiret que nous avons nous-mêmes décidé d'accoler au concept d'in-compossibilité).
Cette question de l'« in-compossibilité » a été également prise en charge par le cinéaste sud-coréen Hong Sang-Soo et surtout dans certains films de Brian de Palma tels Raising Cain (1992) et Femme fatale (2002). Il est d'ailleurs intéressant de constater les nombreux points communs entretenus par Femme fatale et The Black Dahlia (2006)(30) avec Mulholland Drive et INLAND EMPIRE , tous films travaillés par les raisons fatales et instrumentales d'une domination masculine et d'un assujettissement féminin que Hollywood comme industrie réalise (31). La violence masculine, si elle a beau jeu de répéter l'assassinat du féminin à force de frustration (le réel ne coïncidant jamais avec les promesses de l'imaginaire), n'empêche pas ce féminin de recommencer toujours, ici et ailleurs (32).
C'est le sens de gynécée déployé dans le nouveau film de Lynch : gynécée dégradé mais, malgré toute tentative de repli ressentimental, renaissante ; gynécée spolié, mortellement blessée mais pourtant résistante car toujours à nouveau possible, toujours dé-pliée, toujours nouvelle, toujours ailleurs, hors champ.
Que INLAND EMPIRE , comme un Juliette des esprits de notre temps et haussé à la puissance n , tresse les fils de l'adultère, de la stérilité et de l'avortement, que le film combine dans une forme dé-constructiviste originale l'archaïsme des pulsions avec la modernité d'une technique de filmage encore balbutiante, qu'il combine les strates de la violence conjugale et de la désagrégation familiale avec le viol industriel des imaginaires collectifs induit par cet empire (de l') intérieur qu'est Hollywood, qu'il agence par le biais technique du numérique, et par le truchement esthétique de la saturation et de la disruption, les fragments erratiques entre Etats-Unis (dominants comme l'est la classe des hommes) et Pologne (dominée comme l'est le genre féminin) de récits « in-compossibles » virtuellement vécus par tous ses spectateurs (et le gynécée de toutes ses spectatrices), nous avons bel et bien affaire ici à l'affirmation joyeuse (même si dé-bordée par le grotesque, le kitsch et le cauchemardesque qu'accuse une image numérique plus grumeleuse et donc bien moins nette que celle que promeut la HD) d'une vitalité qui, souvent excessive (saturée et disruptive), témoigne que du côté des possédées cela résiste, que cela délire et ne subit pas toujours de façon unilatérale et mécanique les rapports de pouvoir configurés par l'imaginaire mondial hollywoodien (33).
Tout cela témoigne qu'il y a encore des luttes victorieuses à machiner contre tous les dispositifs du biopouvoir et toutes les formes de la dominations de genre, et qu'il y a encore des motifs de joie et d'émerveillement à opposer aux nœuds névrotiques étouffants prodigués par l'ordre domestique hétéro-patriarcal dont Hollywood a mondialement (re)projeté la logique consensuelle. Tout cela affirme qu'il y a encore aujourd'hui, malgré une époque saturée par les lumières baveuses dé-coulant d'une réification cynique que les politiques néo-libérales ont mondialement imposées au risque de la plus totale dissociation (de la « dissociété » pour parler comme l'économiste Jacques Généreux), des raisons de croire encore en notre monde (même si depuis que nous y sommes « le négatif nous reste à faire » aurait ajouté Franz Kafka).
Et cette croyance appelle d'être positivement bouleversé, alors que nous savons aussi que les nouveaux processus de subjectivation qui sont alors mis en branle appellent dans l'angoisse la plus grande à redéfinir notre capacité contemporaine à être pleinement un sujet comme il avait été constitué par l'humanisme de l'âge classique et qu'il n'est plus possible d'être désormais, alors même enfin que les forces de la déterritorialisation des subjectivités et de la « discordance des temps » (Ernst Bloch) qui mettent en crise nos bonnes vieilles certitudes dans le domaine de l'ontogénèse et des processus d'individuation sont à l'époque de l'hyper-capitalisme aujourd'hui déchaînées. Ce dont rend compte cinématographiquement, et ce jusqu'à une forme radicale d'exténuation esthétique, INLAND EMPIRE .
« Dans l'angoisse, l'être est comme son propre objet, mais un objet aussi important que lui-même ; on pourrait dire que le sujet devient objet et assiste à son propre étalement selon des dimensions qu'il ne peut assumer. Le sujet devient monde et remplit tout cet espace et tout ce temps dans lequel les problèmes surgissent : il n'y a plus de monde et plus de problème qui ne soit problème du sujet : ce contre-sujet universel qui se développe est comme une nuit qui constitue l'être même du sujet en tous ses points ; le sujet adhère à tout comme il adhère à lui-même ; il n'est plus localisé, il est universalisé selon une adhésion passive qui le fait souffrir. Le sujet se dilate douloureusement en perdant son intériorité ; il est ici et ailleurs, détaché d'ici par un ailleurs universel ; il assume tout l'espace et tout le temps, devient coextensif à l'être, se spatialise, se temporalise, devient monde incoordonné.
Cet immense gonflement de l'être, cette dilatation sans limites (…) lève tout refuge et toute intériorité (…) : les structures et les fonctions se mélangent les unes aux autres et se dilatent, parce qu'elles reçoivent (…) ce pouvoir d'être sans limites (…) ; toutes les structures sont attaquées, les fonctions animées d'une force nouvelle qui les rend incohérentes. Si l'épreuve d'angoisse pouvait être supportée et vécue assez, elle conduirait à une nouvelle individuation à l'intérieur de l'être même, à une véritable métamorphose ; l'angoisse comporte déjà le pressentiment de cette nouvelle naissance de l'être individué à partir du chaos qui s'étend ; l'être angoissé sent qu'il pourra peut-être se reconcentrer en lui-même dans un au-delà ontologique supposant un changement de toutes les dimensions ; mais pour que cette nouvelle naissance soit possible, il faut que la dissolution des anciennes structures et la réduction en potentiel des anciennes fonctions soit complète, ce qui est une acceptation de l'anéantissement de l'être individué (…) Le présent se creuse en perdant son actualité ; la plongée dans le passé et dans l'avenir dissipe la trame du présent et lui enlève sa densité de chose vécue. L'être individuel se fuit, se déserte. Et pourtant dans cette désertion il y a sous-jacence d'une sorte d'instinct d'aller se recomposer ailleurs et autrement, en réincorporant le monde, afin que tout puisse être vécu. L'être angoissé se fond en univers pour trouver une subjectivité autre ; il s'échange avec l'univers, plonge dans les dimensions de l'univers »(34).
NOTES
(1) Cornelius Castoriadis, Les Carrefours du labyrinthe , éd. Seuil-Esprit, 1978, pp. 07-08 (repris dans Fenêtre sur le chaos , éd. Seuil - coll. La Couleur des idées, 2007, pp. 65-66). On pourrait également mettre en rapport cette citation avec ces propos de G. W. F. Hegel qui vont comme un gant au geste esthétique lynchien : « L'homme est cette nuit, ce néant vide qui contient tout dans la simplicité de cette nuit, une richesse de représentations, d'images infiniment multiples dont aucune précisément ne lui vient à l'esprit ou qui ne sont pas en tant que telles présentes. C'est la nuit, l'intérieur de la nature qui existe ici – pur soi – dans les représentations fantasmagoriques ; c'est la nuit tout autour ; ici surgit alors subitement une tête ensanglantée, là, une autre silhouette blanche, et elles disparaissent de même. C'est cette nuit qu'on découvre lorsqu'on regarde l'homme dans les yeux – on plonge son regard dans une nuit qui devient effroyable » ( La Philosophie de l'esprit de la Realphilosophie , éd. PUF, 1982, p. 13).
(2) Ce qu'un titre d'un film de François Truffaut de 1979 pourrait d'ailleurs résumer comme suit : « L'Amour en fuite ». (et l'on va voir à quel point INLAND EMPIRE fait fuir l'amour en tout sens, par tous les points que contient le réseau de sa diégèse, et par toutes les brèches qu'ouvrent ses plans). On aurait pu également citer The Secret beyond the Door (1948) de Fritz Lang qui est d'ailleurs à considérer dans la rivalité avec le film d'Hitchcock cité plus haut. Notons enfin que cette référence a été mobilisée par Serge Daney et analysée par Gilles Deleuze pour exprimer le premier âge (classique) de l'image : celui précisément où l'on se demandait ce qu'il y avait à voir derrière l'image parce que celle-ci débouchait toujours sur une autre en direction de l'ultime qui leur donnerait à toutes le sens général qu'il fallait leur accorder (cf. Ciné-journal, Volume 1 / 1981-1982 , éd. Cahiers du cinéma, 1998 [1986 pour l'édition originale]). On voit voir que le film de Lynch, s'il joue avec ce schéma classique, ne s'en contente nullement et préfère plutôt l'ébranler pour puissamment ouvrir de nouveaux territoires au cinéma.
(3) En cela la littérature de Lewis Carroll indexant le genre fantastique à la découverte de la psyché enfantine (et féminine avec Alice ) apparaît vraiment pour le cinéaste comme une influence définitive (comme elle l'est aussi pour Jacques Rivette d'ailleurs qui a toujours dit son admiration du cinéma de Lynch et qui avait déjà fait avec Céline et Julie vont en bateau en 1973 l'équivalent pour lui de ce que vaut Mulholland Drive pour Lynch).
(4) « Alors, à partir du moment où on se pose toutes ces questions commence effectivement une espèce de parcours, ou de promenade, parfois sublime, parfois cauchemardesque, et qui, en effet, n'en finit pas. Et chaque fois qu'on croit avoir trouvé une porte, effectivement on ouvre un passage ; des passages s'ouvrent – inexplicablement, d‘ailleurs, c'est là sans doute le rôle de l'imagination dans la pensée (…) lesquels condensent l'art comme fenêtre sur l'abîme, sur le chaos, et le donner forme à cet abîme – c'est cela le moment du sens, c'est-à-dire la création par l'art d'un cosmos. Aussi le grand art n'est-il pas phénoménal, il est transparent : jamais quelque chose n'y est caché derrière autre chose. La richesse infinie d'une grande œuvre d'art, ce n'est pas qu'une chose est devant et en cache d'autres : c'est qu'au contraire des choses qui peuvent être devant conduisent toujours vers d'autres choses » (Cornelius Castoriadis, Fenêtre sur la chaos , ibid. , p. 70 et p. 153). D'où que Lynch ouvre un nouvel âge (le quatrième après le classique, le moderne et l'âge maniériste ? Une seconde modernité après les impasses esthétiques de la post-modernité ?) de l'image comme principe de densification du sens par saturation narrative et perceptive afin de le reconduire interminablement (la porte ouvrant sur une autre porte…) et qui a pour logique de (ré)enchaînement la disruption contre toute forme de totalisation symbolique refermée sur elle-même. Chez Lynch l'image ultime n'existe pas (parce que pour lui la pensée de l'image n'est pas une mais multiple et interminable). Le voyage du sens « devant face à ce qui se dérobe » (Henri Michaux) ne connaît alors pour seule fin que l'absence de fin, c'est-à-dire, pour reprendre la terminologie de Cornelius Castoriadis, l'inlassable creusement des galeries de cette caverne labyrinthique qu'est l'être.
(5) C'est la voix de cette actrice que l'on entend dans la délirante sitcom peuplée de lapins dont des extraits rythmant le nouveau film de Lynch sont issus du court métrage expérimental Rabbits réalisé en 2002 et dans lequel l'actrice intervenait déjà.
(6) Comme si Mulholland Drive pouvait être considéré comme une sorte de remake cubiste de What Price Hollywood ? de George Cukor en 1932 fondu enchaîné avec le souvenir de La Signora di Tutti de Max Ophuls en 1934 et surtout de Sunset Boulevard en 1950 de Billy Wilder (film auquel Lynch a toujours dit sa plus grande admiration).
(7) Le chanteur Ben Harper est originaire de Inland Empire, et il est dans le civil le mari de l'actrice principale de INLAND EMPIRE , Laura Dern, dont on a tout le temps durant la projection pour apprécier les mille facettes de sa bouleversante maturité depuis ses premiers rôles dans Blue Velvet et Wild at Heart . Faisons aussi remarquer que la mère de celle-ci, l'actrice Diane Ladd, qui interprétait déjà la mère Lula dans Wild at Heart (ce film raconte aussi l'histoire d'amour entre ses deux acteurs principaux, Laura Dern donc et Nicholas Cage), joue dans INLAND EMPIRE l'animatrice très maternelle et culpabilisatrice d'une émission de télévision jouissant des ragots hollywoodiens. Mais déjà Mulholland Drive est le nom d'un quartier de Los Angeles où habite Lynch lui-même quand la maison du couple de Lost Highway était la sienne. On sait également que Eraserhead s'origine pour partie dans la naissance de la fille du cinéaste marquée par une difformité physique (un pied-bot), thématique prolongée avec Elephant Man . Quant à The Straight Story , le film vaut aussi comme étant le documentaire consacré à son vieil acteur principal, Richard Fansworth. Les fictions lynchiennes s'inscrivent ainsi délibérément, sans pour autant ni s'y réduire ni jouer la carte de l'autofiction, dans la vie de leurs créateurs (acteurs compris au cœur de cet acte de création collective qu'est le film).
(8) Nous appelons « dé-constructivisme » cette esthétique cinématographique qui chez Lynch particulièrement apparaît tout autant devoir s'appuyer sur deux principes esthétiques certes spécifiques mais dans ce cas précis originalement enchâssés : une principe formellement constructiviste (c'est-à-dire d'agencement de différents plans de réalité dépliant le caractère spatialement bidimensionnel de l'image cinématographique et l'ouvrant aux dimensions du temps et de l'esprit), et un principe de déconstruction critique d'un certain nombre d'énoncés structuraux et structurants, d'imaginaires sociaux et de représentations collectives dont, dans Mulholland Drive et plus encore dans INLAND EMPIRE , le signifiant Hollywood est tout entier cousu et concentré.
(9) « Ce qui reste d'un rêve au réveil est destiné au fragmentaire et c'est ainsi que l'analyse l'entend. Destiné à se mettre en pièces, il n'a pas vocation de synthèse symbolique ou d'interprétation totalisante » (Pierre Fédida, « La sollicitation à interpréter », L'Ecrit du temps , n°4, 1983, p. 06).
(10) Georges Didi-Huberman, avec Devant l'image. Question posée aux fins d'une histoire de l'art (éd. Minuit - coll. « Critique », 1990), et dans le cadre d'une appréhension philosophique de la puissance visuelle du geste pictural, se réapproprie, issu des analyses freudiennes, le concept de symptôme : « Comme le travail du rêve et comme le travail du reste, le symptôme ne se donne qu'à travers la déchirure et la défiguration partielles qu'il fait subir au milieu dans lequel il advient (…) C'est que nous sommes en face du symptôme comme en face d'une espèce de contrainte à la déraison, où les faits ne peuvent plus se distinguer des fictions, où les faits sont fictifs par essence, et les fictions efficaces (…) Bref, le « contenu » se disperse en fleurissant, en essaimant partout, et l'« essence » n'a d'accroche que dans la matière nonsensical du signifiant. Ce qui interdit d'abréger l'image, ou de la retenir dans quelque boîte que ce soit. Car l'image retenue en boîte – celle de l'Idée par exemple – devient comme une eau morte, une eau privée de sa puissance à déferler » (pp. 192 et 212-213). La phrase de Pierre Fédida en note 8 est également citée par Didi-Huberman, ibid. , p. 190.
(11) On rappellera encore une fois ce credo élémentaire s'agissant dans le domaine de l'analyse cinématographique de « l'ambivalence native de toute image qui exige pour se maintenir que nous renoncions à trouver la réponse en elle », car : « Un art libre induit un regard libre, un art créateur induit un regard créateur » (Marie-José Mondzain, Le Commerce des regards , éd. Le Seuil - coll. L'ordre philosophique, 2003, p. 09 et p. 174). Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Lynch apparaît subtilement (c'est-à-dire uniquement par le biais de la bande sonore qui demeure bien sûr sa grande affaire esthétique) dans son nouveau film. Il est en effet Bucky J., ce technicien à moitié sourd (comme le personnage de Gordon Cole, le patron de l'agent du FBI dans Twin Peaks , que déjà interprétait le cinéaste) qui répond toujours à côté et de manière comique (Lynch s'est donné une voix de canard, un volatile qu'il aime bien !) aux injonctions du réalisateur. Voilà une profession de foi qui nous autorise à croire qu'un artiste n'a pas à répondre positivement aux demandes de ses financiers comme de ses spectateurs et qu'au contraire c'est dans les failles creusant la différence entre nos exigences à nous (par exemple de spectateurs) et ses exigences à lui de cinéaste qu'un art comme un regard créateurs sont possibles et hautement estimables.
(12) Georges Didi-Huberman, ibid. , p 231. Ce dernier se plaît alors à imaginer « une histoire des limites de la représentation, et peut-être en même temps de la représentation de ces limites par les artistes eux-mêmes, connus ou inconnus. Ce serait une histoire des symptômes où la représentation montre de quoi elle est faite, dans le moment même où elle accepte de se dénuder, de se suspendre et d'exposer sa faille ». Le cinéma de Lynch vise précisément dans son dé-constructivisme même à exposer la faille au cœur du régime représentatif tel que Hollywood a pu en imposer le modèle au monde entier, à suspendre et mettre en crise ce régime de visibilité culturellement dominant qui, déchiré et retourné sur lui-même, s'effondre dans ce qu'il occultait ou déniait jusque-là. Ce dont témoignent les symptômes lynchiens qui trouent le tissu représentatif et narratif pour laisser subvenir par-delà par exemple le cliché du bonheur conjugal véhiculé par tant de fictions hollywoodiennes et de sitcoms qui en sont les dérivés télévisuels contemporains les images refoulées d'une violence masculine et industrielle extrême.
(13) « L'image est toujours une métamorphose dynamique ou énergétique. Elle part d'en deçà des formes et va au-delà (…) : elle emporte les formes dans un élan, dans un jet qui, tendanciellement, les dissout ou les excède. La monstration jaillit en monstruation » (Jean-Luc Nancy, Au fond des images , éd. Galilée, 2003, p. 48). Dans Blue Velvet par exemple, c'est l'image du jet d'eau associé à la crise cardiaque du père du héros que tente de couper un chien et qui ouvre le jardin domestique sur le grouillement herbeux et terreux des fourmis. La « monstration » en tant qu'elle est aussi une « monstruation » est ce qui justifie la passion lynchienne pour les monstres en particulier et pour le difforme en général (que nous analysons pour notre part comme relevant de ce que nous avons appelé saturation disruptive).
(14) Georges Didi-Huberman apporte un correctif intéressant au concept apporté par le livre L'œuvre ouverte (1962) d'Eco : « Mais la structure dont nous parlons est ouverte . Non pas au sens où Umberto Eco employait ce terme d'ouverture – mettant en avant les potentialités de communication et d'interprétation d'une œuvre –, mais au sens où la structure serait déchirée, atteinte, ruinée en son milieu comme au point le plus essentiel de son déploiement. Le « monde » des images ne rejette pas le monde de la logique, bien au contraire. Mais il en joue , c'est-à-dire, entre autres choses, qu'il y ménage des lieux – comme lorsqu'on dit qu'il y a du « jeu » entre les pièces d'un mécanisme –, lieux dans lesquels il puise sa puissance, qui se donne là comme la puissance du négatif » ( ibid. , p. 174). Il nous paraît possible de conserver pour notre compte critique les deux sens du mot d'ouvert, comme possibilités multiples d'interprétation d'une œuvre d'art, et comme puissance du négatif travaillant en son sein afin d'ébranler symptomatiquement les clôtures symboliques et les régimes de visibilité.
(15) Lynch joue ici (et d'une certaine manière il le retourne) avec ce fameux paradoxe dégagé par Denis Diderot par opposition à l'opinion commune des années 1770, à savoir celui du comédien qui lorsqu'il joue n'est pas le personnage qu'il interprète car il ne s'agit pas de ressentir les émotions jouées mais de les exprimer le plus rationnellement. Ce paradoxe retourné ici sur lui-même (à l'image de cette danseuse tournoyante dont on a parlé plus haut) débouche ici sur une forme de contamination des registres et de schizophrénie (l'actrice se confond avec son personnage car ce dernier exprime des hantises refoulées par la première) qui participe à la déterritorialisation du personnage et qui peut faire un peu penser à ce qui arrive au personnage éponyme (incarné par Juliette Binoche) du dernier film en date d'Abel Ferrara, Mary (2005).
(16) Puisque le cinéaste considère que l'imaginaire mondial configuré par Hollywood exerce son empire de façon encore plus prégnante chez les femmes que chez les hommes jusqu'à façonner leur vie psychique et l'économie libidinale qui s'y trouve liée. On y revient plus amplement par la suite.
(17) Quand la première craint de perdre son aura de star qui la protège de son mari et de se voir conséquemment repliée sur une domesticité détestée, la seconde désire en s'identifiant à la précédente pouvoir jouir du peu d'aura virtuellement restante pour redynamiser une domesticité épuisée. D'où que les deux femmes se partagent cette même phrase : « Regardez-moi et dites si vous me reconnaissez ». D'où également que la surface de l'écran de télévision striée d'images zappées ainsi que l'écran de projection du film hollywoodien voient s'échanger en circuit continu la même image médiocre de l'espace domestique et la même violence de l'ordre hétéro-patriarcal.
(18) On songe alors aux travaux des féministes étasuniennes (telles Mary Poovey, Mary Ann Doan et Laura Mulvey) appartenant au courant dit de la f ilm theory et qui ont compris par le biais du concept de « l'appareil cinématographique » « comment la représentation du genre est construite par une technologie donnée, et d'autre part, comment elle est absorbée subjectivement par chaque individu à qui s'adresse cette technologie » (Teresa de Lauretis, Théorie queer et cultures populaires. De Foucault à Cronenberg , éd. La Dispute-coll. Le genre du monde, 2007, p. 64-65).
(19) La gerbe de sang qui vient gicler sur une étoile de Hollywood Boulevard recouvre le nom de Dorothy Malone. Cette starlette de la RKO qui a entre autres joué dans The Big Sleep (1946) de Howard Hawks, Colorado Territory (1949) de Raoul Walsh et Written on the Wind (1956) de Douglas Sirk a également participé à la série télévisée Peyton Place (1964-1969) qui a été l'une des inspirations majeures de la série Twin Peaks . Le fantôme de Dorothy Malone dans INLAND EMPIRE vient ainsi s'ajouter à ces autres fantômes que sont Rita Hayworth dans Mulholland Drive et Marilyn Monroe dans Twin Peaks : fire walk with me . Les trois films de Lynch forment ainsi comme un triptyque dédié d'une certaine façon au martyrologe de ces étoiles chues des cieux hollywoodiens, de ces femmes écrasées par l'industrie étasunienne du film.
(20) Déjà dans le rôle du jeune cinéaste de Mulholland Drive : Justin Theroux (dans le double rôle de Devon Berk l'acteur auto-satisfait et de Billy Side son personnage de dragueur un peu lourd dans On High in Blue Tomorrows ) est toujours brillant quand il s'agit d'interpréter les garçons infatués tandis que Jeremy Irons joue de son côté avec beaucoup de malice le cinéaste débonnaire Kingsley Stewart.
(21) Les lapins sont à l'image ici de ce qu'étaient les insectes grouillants dans le jardin au début de Blue Velvet , à savoir l'induction métaphorique d'un principe symptomatique ouvrant l'économie symbolique domestique aux aberrations vitalistes et incompressibles de la démultiplication et de la dissémination, donc de la saturation et de la disruption.
(22) Alors que selon Karl Marx la subsomption formelle établit son commandement disciplinaire sur toutes les formes hétérogènes de production afin que le capital en unifie la logique, la subsomption réelle est l'aboutissement du processus d'unification engagé par le capital qui n'a plus qu'à contrôler et capter les valeurs produites par le travail socialisé : « Ce monde de la subsomption réelle de la société sous le capital qui est le nôtre n'a plus aucun dehors . Nous vivons à l'intérieur – mais il n'y a pas d'extérieur ; nous sommes plongés dans le fétichisme de la marchandise – mais il n'y a pas la possibilité d'avoir recours à quelque chose qui puisse en représenter la transcendance. La nature et l'homme ont été changés par le capital » (Antonio Negri, Fabrique de procelaine. Pour une nouvelle grammaire du politique , éd. Stock 2006, p. 34).
(23) Profitions de cette note pour citer ces propos du philosophe slovène consacrés à Lynch et qui vont dans le sens de ce que nous essayons d'établir ici : « La « virtualisation » de notre expérience, l'explosion/déhiscence de l'unique « véritable » réalité en une multitude de vies parallèles, suppose qu'en son fond la réalité est un gouffre proto-cosmique, chaotique, ontologiquement inachevé. Cette « matière originaire », présymbolique et incomplète, est précisément le médium neutre qui permet à la multitude des univers parallèles de coexister. A l'encontre de la conception courante qui veut que la réalité soit une, pleinement déterminée et ontologiquement constituée – toutes les autres « réalités » n'étant par rapport à elle que des ombres, des copies, des reflets secondaires –, la « réalité » est ici démultipliée en une pluralité spectrale de réalités virtuelles, derrière lesquelles subsiste la proto-réalité pré-ontologique, le Réel de l'horrible matière informe (…) : le Réel d'une intensité vitale excessive qui menace de déborder le cadre de la réalité » ( Lacrimae Rerum. Essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres , éd. Amsterdam, 2005, p. 39-40). Si nous partageons dans le cadre de notre analyse du geste esthétique lynchien cette conception philosophique visant à renverser le platonisme (et ce renversement, au nom duquel les simulacres ne sont plus surdéterminés ou secondarisés par rapport à l'Idée, est philosophiquement partagé, comme le montrent certaines de nos citations, par Gilles Deleuze et Cornelius Castoriadis), nous ne suivons pas les développements ultérieurs de Zizek qui reprend à son compte la distinction symptôme/sinthome issue de l'analyse lacanienne puisque nous conservons la dialectique fournie par Georges Didi-Huberman symbole/symptôme qui possède l'intérêt de s'exercer uniquement dans le domaine artistique quand le sinthome lacanien renvoie à l'irréductibilité obstinée (« a-sensée » dirait Castoriadis) d'un Réel hors toute prise signifiante, hors toute symbolisation (donc hors toute forme artistique).
(24) On a évoqué précédemment tel plan de poudroiement neigeux dans une séquence se déroulant à Lodz. On peut mettre en rapport ce plan avec la musique telle que la conçoit le musicien originaire de Pologne : « Dans la lignée des œuvres bruitistes de Iannis Xenakis intégrant une notation graphique du timbre inédite, mise au service d'effets de masse orchestrale (clusters), [Krzysztof Penderecki] imagine des nuages de points par le truchement d'une écriture en micro-intervalles » (in Le Nouveau Dictionnaire des auteurs de tous les temps et de tous les pays , III, N-Z, éd. Robert Laffont, 1994, p. 2470). Fluorescences (1962) par exemple qui fonctionne par nuages de points et micro-intervalles est cité dans INLAND EMPIRE qui est fait aussi d'une certaine manière de cette façon-là, parce qu'il dissémine son récit en multiplicités diégétiques séparées par autant d'intervalles disruptifs.
(25) Ce nombre de 47, qui se balade dans tout le film et qui vaut pour la relance de la machine à créer du sens (à l'instar du cryptogramme réitéré « axxon », écrit de la main même de Lynch, et à mettre en relation avec cette phrase récurrente : « toute action a des conséquences »), renseigne sur une malédiction à laquelle il va bien falloir un jour mettre un terme : au-delà de la piste du film dans le film qui est le remake d'un film inachevé (initialement intitulé Vier-Sieben , soit 47 en allemand) et hanté par la mort violente de ses acteurs principaux (hantise qui rappelle Shining ), il s'agit de tirer de l'industrie hollywoodienne non plus un nombre mais le chiffre de sa plus grande violence. L'année 47 s'inscrit dans l'âge d'or de Hollywood, période dans laquelle James Ellroy inscrit sa relecture noire de la mythologie hollywoodienne avec son roman The Black Dahlia édité en 1987 (l'actrice Elizabeth Short surnommée le « dahlia noir » a été assassinée en 1947) dont on reparlera par rapport à l'adaptation cinématographique que Brian De Palma a réalisée en 2006.
(26) Il faut dire que l'image numérique est techniquement une image trouée (parce que son langage binaire est fait de 0 et de 1), et Lynch ne cesse pas de redoubler la réalité percée de ce type d'image, d'abord en n'utilisant pas la Haute Définition qui masquerait cette porosité, ensuite en filmant au ras du granuleux des tissus et des peaux, comme si l'image elle-même transpirait, comme excédée par ce dont elle devait témoigner visuellement.
(27) De l'immémorial conte polonais dont la vieille dame (qu'incarne Grace Zabriskie, déjà dans le rôle inoubliable de la mère dans Twin Peaks : fire walk with me ) offre la récitation hallucinée ainsi que sa variation (différence dans la répétition) devant le visage ahuri de Nikki Grace au début de INLAND EMPIRE , à On high in Blue Tomorrows qui est le remake de l'inachevé Vier-Sieben , en passant par le numéro chanté final qui a tout l'air d'être une répétition pour un spectacle à venir et que nous ne verrons pas (à moins qu'il ne s'agisse du résumé sous forme d'apothéose kitsch du film dont nous venons d'assister à la projection), nombreuses sont les formes de la répétition à partir desquelles s'amorcent les formes de la différence. Pour revenir plus précisément sur la séquence du conte polonais, en plus d'annoncer les séquences tournées à Lodz et de formellement permettre de faire basculer le contrechamp lisse et « réaliste » occupé par l'actrice dans la logique expressionniste et délirante du champ habité par la vieille dame aux allures de prophétesse de mauvaise augure, l'histoire induit dans sa variante féminine l'idée que, si « la route menant au palais s'oppose à celle qui débouche sur la place du marché », Hollywood se situe non pas du côté du « palais » (ce serait ici la spectatrice qui incarnerait ce palais dans lequel le mixte actrice/personnage trouve au bout de son voyage une forme sublime de rédemption) mais bel et bien du côté du « marché » dont Bertolt Brecht disait qu'il était celui des mensonges, « marché » dont INLAND EMPIRE rétablit les liaisons dangereusement mercantiles qui autorisent ainsi de raccorder l'industrie cinématographique hollywoodienne avec l'industrie prostitutionnelle sur Hollywood Boulevard.
(28) Ce que confirme d'ailleurs Lynch lui-même dans un entretien donné aux Cahiers du Cinéma n°620 de février 2007 à la page 14.
(29) « Nous avons vu que le monde était une infinité de séries convergentes, prolongeables les unes dans les autres, autour de points singuliers. Aussi chaque individu, chaque monade individuelle exprime-t-elle le même monde dans son ensemble, bien qu'elle n'exprime clairement qu'une partie de ce monde, une série ou même une séquence finie. Il en résulte qu'un autre monde apparaît quand les séries obtenues divergent au voisinage de singularités. On appellera compossibles 1) l'ensemble des séries convergentes et prolongeables qui constituent un monde, 2) l'ensemble des monades qui expriment le même monde (…) On appellera incompossibles 1) les séries qui divergent, et dès lors appartiennent à deux mondes possibles, 2) les monades dont chacune exprime un monde différent de l'autre (…) » (Gilles Deleuze, Le Pli. Leibniz et le Baroque , éd. Minuit-coll. « Critique », 1988, p. 80). Mais déjà Freud, pour à nouveau le solliciter et lorsqu'il traite du domaine des rêves, affirme la chose suivante : « La manière dont le rêve exprime les catégories de l' opposition et de la contradiction est particulièrement frappante : il ne les exprime pas, il paraît ignorer le « non ». Il excelle à réunir les contraires et à les présenter en un seul objet (…) de sorte qu'on ne peut savoir si un élément de rêve, susceptible de contradiction, trahit un contenu positif ou négatif dans les pensées du rêve » ( L'interprétation des rêves (1900), éd. PUF, 1971, p. 273). Le rêve serait donc par nature structuré sur le mode de séries divergentes incompossibles…
(30) Voir la note 22.
(31) Comme industrie mais aussi comme « institution imaginaire et sociale-historique » pour parler comme Cornelius Castoriadis ( L'institution imaginaire de la société , éd. Seuil - coll. Points, 1975), c'est-à-dire comme institution sociale supportée par un ensemble historique d'images qui la justifient et que l'on ne voit plus (sauf quand un cinéaste tel que Lynch est capable de les rendre visibles et de les objectiver) tant elles ont été temporellement refoulées et culturellement naturalisées.
(32) D'où le sens qu'il faille donner aux mentions nombreuses concernant ici des animaux de toute sorte, comme si les figures multiples de l'animalité permettaient aux yeux de la « classe de sexe masculine » (comme diraient les théoriciennes féministes Colette Guillaumin et Christine Delphy) de renouer avec une domesticité hétéro-patriarcale que le genre féminin déçoit et défait (notamment par son saphisme auquel a de plus en plus recours diégétiquement Lynch), parce qu'il en est le captif pas toujours consentant et amoureux.
(33) « Et pourtant : de l'intérieur de ce monde fétiche, l'antagonisme du travail vivant s'affirme, la résistance se construit (…) En réalité, le monde défini par la subsomption réelle de la société sous le capital coagule et neutralise sans doute les possibilités de relation, mais non pas la résistance, la liberté comme puissance ou la constitution d'un être nouveau » (Antonio Negri, ibidem).
(34) Gilbert Simondon, Individuation psychique et collective , éd. Aubier, 1989, pp. 112-113. Cette citation, certes longue, a néanmoins le mérite de pouvoir concentrer en son sein la désignation de ce qui forge peut-être la puissance vitaliste et singulièrement « chaosmique » (Gilles Deleuze) du cinéma de David Lynch et qu'exemplifie INLAND EMPIRE .
Septembre 2007