On pourrait faire un film comme un poète, un jour, aura composé Chantefleurs et chantefables, des comptines à chantonner ou siffloter pour enfants sages sur leur air préféré. Dans ce film-là, on y filmerait des choses si simples et si difficiles qu'il vient d'ailleurs à très peu de personnes d'en avoir aujourd'hui le désir, celui d'en capter la suavité sans nourrir le besoin de la capturer : l'air en bien commun dont s'emplissent les poumons de l'amitié, les mots du théâtre unis aux accords de guitare acoustique qui sont le fragrant agrément d'un milieu charnel, d'une climatisation partagée. L'enthousiasme en son air et parfum, même.
80ème anniversaire du Débarquement. Qu'y a-t-on célébré en grandes pompes ? Un monde de la liberté retrouvée à l'heure zéro des autoritarismes renforcés ? Nos pendules sont déréglées, le temps dégondé. Le bloc bourgeois a besoin de tels monuments pour graver dans le marbre sa scélératesse. Un film, peu vu et vite oublié pour ne pas dépareiller, s'est pourtant chargé d'en démonter l'horlogerie à l'époque des faits qui sont notre héritage mal compris, mal vu en étant mal nommé.
Myriam El Hajj a plusieurs anges gardiens dans son existence en cinéma. Polichinelle est l'un d'entre eux et il revient à Giorgio Agamben d'avoir énoncé la morale de l'ange de la commedia dell'arte : « ubi fracassorium, ibi fuggitorium - là où il y a une catastrophe, il y a une échappée ».
Narrer pour conjurer des hantises de la guerre qui n'a jamais cessé. Si l'on narre, c'est en proximité des ruines. Quand on brûle des mots pour se chauffer à leurs images, rien n'est détruit ni n'est consumé. La consumation n'est pas une consomption, mais le fond imaginaire des narrations nécessaires à passer les nouvelles années d'hiver. Le noir et blanc en fait voir le frimas qui fait des engelures aux yeux, aux oreilles et aux doigts.
On pourrait dire de l'adolescence ce que Jonathan Vinel et Caroline Poggi disent du feu en nous inspirant du titre d'un court-métrage de 2022 : Il faut regarder le feu ou brûler dedans. Regarder l'adolescence pour voir les adolescents y brûler dedans, c'est poser un regard des deux côtés de l'embrasement, la morsure de l'argent et les baisers de secours de l'amour, les addictions qui sont tantôt des remèdes, tantôt des poisons.
Julian, un jeune madrilène qui modélise des créatures fantastiques pour une entreprise de jeux vidéos, touche sans le savoir au noyau dur de ses fantasmes. Il s'y brûle les doigts (c'est une métaphore et même un peu plus) avant de s'y casser les reins (là, c'est franchement littéral). La métamorphose osée de la métaphore en littéralité agressive n'est pas sans risque parce qu'il est toujours périlleux de se confronter à l'énergie des images, leur sauvagerie quand elle fait coïncider le saut de l'ange avec le bond du tigre.
Il y a des films qui pour de vrai terrifient. En procédant systématiquement par fureur, forçage obscène et ressentiment, l'intimation y coagule avec l'intimidation comme un mauvais sang. Le trauma d'une intimité fracturée par un père incestueux continue d'exercer son obscur rayonnement quand il est ce trou noir dans lequel sa victime est tombée et son unique impératif depuis est d'y entraîner ses proches pour les y piéger avec elle.
Au banquet rempli de Megalopolis, les sophistes prennent toute la place, ils se chamaillent et bâfrent à qui mieux mieux en laissant en bout de table les pauvres philosophes, seulement conviés à aller se faire cuire un œuf.
Bona, une gentille fille des bidonvilles de Manille, est fan de Gardo, star locale et dixième couteau de films d'action. Pour le côtoyer, elle se met au service de l'homme qui ne lui rendra jamais la pareille. D'aucuns verraient dans le film éponyme de Lino Brocka l'illustration roide d'un cas quelconque mais exemplaire de servitude volontaire. D'autres y perçoivent le portrait comique et acéré d'une sainte doublée d'une masochiste qui punit son maître de ne pas suffisamment l'être. La vérité de Bona se tient au coupant de ses bords, oblique et froide comme le biseau d'un couteau philippin, genre Karambit.
Dans le cinéma d'Alain Guiraudie, les routes serpentent et les voies goudronnées conduisent dans les forêts à des chemins de terre dont les ornières balisent une carte à décrypter. C'est la carte du désir, bien sûr, avec ses hésitations en forme de circonvolution, ses enroulements qui donnent le tournis, ses méandres entre voltes et vrilles. Le désir a de ces sinusoïdales. Une forêt aveyronnaise est pour ses promeneurs un piège à sortilèges, l'ombrage d'un carrefour giratoire où la mécanique du désir, avec ses ragondins et ses sangliers, a la faute pour cardan rouillé. La vapoteuse à clichés sur l'islam et la jeunesse de Viens je t'emmène s'accorde avec Miséricorde, son frère des champs, à un bourrage de vieille pipe en bois et son tabac est tout pastissé. À la campagne, un catholicisme zombie y exhibe qu'il en a encore dans le pantalon.